Le Commerce galant/À Madame L.

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chez Antoine Perisse (p. 1-13).

LE

COMMERCE
GALANT,
OU
LETTRES
TENDRES
ET GALANTES
DE
LA JEUNE IRIS
ET

DE TIMANDRE.
À Madame, L. D De

Vous me commandez, Madame, de vous envoyer les Lettres de la jeune Iris & les miennes. Je n’oſerois vous refuſer les dernieres, dont je ſuis maiſtre ; & vous avez honoré les autres de tant d’eſtime, qu’il ſera toûjours glorieux à la jeune Iris, de s’eſtre attiré un ſuffrage auſſi illuſtre que le vôtre. Il eſt vray que pour m’obliger à vous abandonner des Lettres dont elle vouloit que je fiſſe un eternel myſtere, vous m’avez pris par mon foible ; vous leur avez donné des loüanges ſi flateuſes, & cependant ſi juſtes, que quoy que j’euſſe reſolu de les cacher à tout le reſte du monde, vous me forcez aujourd’huy à les mettre au jour : il eſt ſi doux d’entendre eſtimer ce qu’on aime, & de plus par une perſonne d’un auſſi grand merite que vous, & dont l’eſprit eſt ſi penetrant & ſi delicat, que je ne puis mieux payer cette eſtime que par la choſe meſme. Vous y verrez une Intrigue qui a commencé par un jeu d’Eſprit, & qui s’eſt terminée de mon coſté ſeulement par une bonne affaire de cœur, ſans embaraſſer celuy d’une tres-aimable perſonne, qui ne s’eſt que trop défendu pour mon repos. Cét aveu, Madame, n’eſt pas fort à mon honneur ; mais il eſt toûjours glorieux d’avouër hautement, qu’on aime ce qui merite d’être aimé. J’ay filé le parfait amour pendant ſix mois, cela n’eſt pas trop du monde ; & bien que feu Celadon ne ſoit pas fort à la mode dans le ſiecle où nous ſommes, j’ay trouvé des gens qui m’ont fait ſuivre ſes traces ; & mon cœur tout libertin qu’il eſt, n’a pû ſe défendre de prendre de la tendreſſe un peu plus que de raiſon, pour une jeune perſonne qui n’en a guére. J’entends de la tendreſſe, puis qu’elle a infiniment de la raiſon, comme vous avez vû par ſes Lettres. Vous avez une grande envie de la connoître, & vous me demandez ſon Portrait. Je ne ſçay ſi je ſeray habile pour en tirer une Image fidele ; cependant je le feray ſans la flater & ſans rien ajoûter ny aux traits de ſon viſage, ny à ceux de ſon eſprit.

PORTRAIT
de la jeune Iris.

Le tour de ſon viſage eſt ovale, ſon teint eſt blanc & uny, ſes cheveux ſont d’un tres-beau blond auſſi bien que ſes ſourcis ; ſon nez eſt tres-bien proportiõné, qui marque un petit air tres-fin, ſa bouche eſt fort bien coupée, ny trop grande, ny trop petite ; ſes levres ſont fort vermeilles, ſes dents blanches, ſes yeux bleus grands & bien fendus, pleins de feu & de brillant, temperés par une langueur charmante, & tout cela eſt ſoûtenu par la fraîcheur d’une gorge de ſeize ans, qui eſt la mieux taillée que l’on puiſſe voir, & d’une blancheur à ébloüir, auſſi bien que ſes bras & ſes mains. Pour ſa taille, elle eſt plus grande que petite, elle eſt ſi fine ſi libre & ſi degagée, qu’il y en a peu de pareilles. Elle a un air ſi noble dans ſa demarche & dãs ſon port, & quelque choſe qui la diſtingue ſi fort dans toute ſa perſonne, que bien qu’elle n’ait pas des traits à ſe recrier, elle en a à ſe faire ſentir, & ſi l’on ne peut pas dire qu’elle ſoit de ces beautez qui ſautent aux yeux, l’on peut éprouver aiſément que la ſienne va droit au cœur : mais ſur tout, elle a un certain petit air, qu’il eſt bien difficile de peindre & qui nous attrape plûtoſt qu’on ne le ſçauroit attraper.

Certain petit air nonchalant
Nous marque aſſez ſon caractere,
Ses yeux veulent parler avec tout leur brillant :
Mais helas ! ſon cœur indolent
Sçait leur ordonner de ſe taire :
Ils ont de la peine à le faire,
Et pour des yeux indifferens
Ils tiennent un langage aux gens
Qui ne ſent pas l’indifference :
Si ſa bouche ſeule obeit,
Ce petit airen récompenſe
En dit bien plus que l’on ne penſe,
Et penſe plus que l’on ne dit

Voilà pour ce qui regarde ſa perſonne. Pour ſon eſprit, il m’a tellement ſurpris, que je n’en reviens pas encore. Je ne ſçavois comprendre qu’une jeune perſonne de quinze à ſeize ans, ſans étude & ſans monde, pût avoir dans le fond d’une Province, toute la politeſſe de la Cour, un feu & une force d’eſprit inconcevable, une penétration & une delicateſſe ſans égale, avec un diſcernement ſi fin & ſi épuré : Elle parle ſi bien & ſi juſte de tout, ſans avoir rien appris, qu’il ſemble que la nature luy ait donné tout ce qu’une longue étude donne aux autres. Ses termes ſont propres & choiſis, ſes penſées ſont ſi neuves & ſi particulieres, qu’elles cauſent de l’étonnement & de l’admiration. Un peu de lecture luy tient lieu de tout ; un grand fonds d’eſprit, une imagination tres-vive, & un diſcernement tres-delicat en forment le caractere. Elle a quelquefois des ſaillies dans la converſation, qu’il eſt impoſſible de ſuivre. Elle prend un ſingulier plaiſir à prouver des contre veritez, & en vient à bout avec une grande facilité : Elle écrit comme vous avez vû, c’eſt à dire avec une délicateſſe enchantée ; Elle fait des Vers d’une maniere ſi aiſée, & elle les tourne ſi bien qu’il eſt impoſſible de faire mieux. Sa Proſe eſt nette & juſte, ſes penſées ſont originales, ſon ſtyle eſt ſerré, ſes expreſſions tres-nobles, & tout cela eſt accompagné d’une maniere, d’un tour & d’un caractere tout particulier, qui en fait l’aſſaiſonnement & la grace ; Elle n’emprunte rien d’autruy, & elle n’imite qu’elle même. Pour ſon ame, elle eſt grande, belle & genereuſe, tres-bonne à ſes amis — mauvaiſe à ſes Amans. Son humeur eſt aſſez inégale, & c’eſt ce qui fait l’ombre du Tableau. Cette inégalité eſt cauſée par le trop de feu de ſon eſprit. Pour ce qui eſt de ſon cœur, je ne vous en puis rien dire, il y a trois ans que je l’étudie, & je ne le connois point encore ; cependant il parle comme s’il en ſçavoit beaucoup, & il ne ſoûpire non plus que s’il ne ſçavoit rien. Il eſt auſſi délicat que ſon eſprit ; & s’il eſtoit un peu plus tendre, de bonne foy ce ſeroit ſans contredit le plus aimable cœur du monde. Cependant bien qu’il s’en défende, je crois ſon caractere naturellement aſſez tendre (veritable caractere d’un cœur bien né ;) mais elle s’en défend avec tant de ſoin, que l’on ne ſçait le plus ſouvent qu’en croire. Il ſe trouve cependant une tendreſſe répanduë dans tout ce qu’elle écrit, qui eſt inimitable ; & ſans doute, ſi ſon cœur n’en a pas encore, ſon eſprit en fait paroître beaucoup.

Il ſemble quand on voit cette aimable perſonne,
Que ſa raiſon ſoûpire, ou que ſon cœur raiſonne ;
On croiroit quelquefois qu’elle aime tout de bon ?

Mais une humeur un peu tigreſſe.
Nous leve bien-tost ce ſoupçon,
Ses yeux d’accord avec noſtre foibleſſe,
Concourent à la trahiſon.
Sa fierté nous fait voir ſans ceſſe
Que son cœur a de la raiſon,
Et ſa raison de la tendreſſe.

Voilà, Madame, le Portrait de la jeune Iris ; je l’ay tiré groſſierement, c’eſt à l’Amour à y mettre le dernier trait, pourveu qu’il répande dans ſon cœur une veritable tendreſſe, comme il en a remply le mien, je ne ſeray pas malheureux, puis qu’elle ne veut reſſentir qu’une tendreſſe en peinture, comme vous le verrez dans ſes Lettres ; Tout ce que je ſouhaite,

Eſt que ſa tendreſſe en peinture
Soit faite de telle nature

Que l’Amour en forme les traits
Que le temps n’efface jamais

voilà de quelle maniere eſt la mienne, mais de bonne foy, j’ay trouvé tant de plaisir à luy écrire & à recevoir de ſes Lettres, & les ſiennes ont cauſé tant d’admiration à tout ce qu’il y a de plus fin & de plus delicat à la Cour, que je me ſuis fait autant de Rivaux, que j’ay eu d’auditeurs de ces charmantes Lettres. Vous le ſçavez, Madame (& c’eſt ce qui a achevé de me perdre :) Il eſt ſi doux d’entendre par tout faire l’Eloge d’une perſonne dont nôtre cœur eſt préoccupé, & cela en fait ſi bien connoiſtre le prix, qu’on s’abandonne volontiers à ſon penchant. Ie ſuis encore trop heureux qu’elle demeure dans la Province, puis que j’aurois icy des Rivaux d’un rang & d’un merite qui me feroit trembler ſans doute, ſi je n’avois pour moy du moins l’avantage des lieux qui ſont preſque inacceſſibles à mes trop dignes Rivaux. La jeune Iris m’a fort reproché mon indiſcretion, d’avoir montré ſes Lettres, qui ne ſont qu’un jeu d’eſprit chez elle. Je luy en ay donné de ſi bonnes raiſons dans les miennes, que je ne les repeteray point icy. C’eſtoit à moy à les cacher, puis que ma tendreſſe n’y trouvoit pas ſon compte, mais j’ay preferé ſa gloire à la mienne, & je ne crois pas qu’elle doive me ſçavoir mauvais gré d’avoir fait admirer les charmantes productions de ſon eſprit, à une partie de ce qu’il y a de plus fin & de plus éclairé en Frãce, dont elle a fait la ſurpriſe & l’étonnement. J’ay mis ſes Lettres par ordre, ſelon que je les ay receuës, & comme je l’ay tres-peu veuë, & que j’ay tardé peu dans la Province où elle fait ſon ſejour, je les ay arrangées dans leur ordre naturel ſuivant les temps qu’elle me les a envoyées. J’y ay fait quelques remarques, pour vous donner l’intelligence de quelques-unes dont je vous expliqua le ſujet, qui vous en fera mieux comprendre la beauté. Voilà, Madame, vous obéïr avec toute l’exactitude que je vous dois, & vous rendre un compte fidele de tout ce qui s’eſt paſſé dans un commerce innocent, dont la jeune Iris a toute la gloire. Et ſi je me fais par là une affaire avec elle, vous m’en répondrez, Madame, quoy qu’il en puiſſe arriver, je vous ſupplie de croire que je ſeray toute ma vie avec un profond reſpect,

Voſtre, &c.