Le Communisme jugé par l’histoire/Du communisme philosophique

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CHAPITRE IV

Du communisme philosophique : Thomas Morus, Canipanella, Fénelon, Rousseau, Mably, Morelly.

Nous n’avons pas à examiner ici les œuvres moitié romanesques, moitié sérieuses de Thomas Morus, de Campanella, de Fénelon et de tant d’autres qui ont imité avec plus ou moins de fidélité et de bonheur la République de Platon. Comment démêler dans des productions de ce genre ce qui est l’expression exacte des convictions de l’auteur et ce qui doit être mis sur le compte de l’imagination ? Cependant on y reconnaît déjà quelques-unes des contradictions et des difficultés du communisme tel qu’on l’entend aujourd’hui. Ainsi, dans la République de Morus, dans l’heureuse Utopie, les hommes ne travaillent que six heures par jour ; ils travaillent les uns pour les autres, car la propriété individuelle leur est complètement inconnue; et cependant avec ce léger effort, étrangers à l’excitation puissante de l’ambition, de la prévoyance, des affections de famille, ils atteignent à un degré surprenant de richesse, de culture et d’abondance. Leur île est parsemée de villes superbes, séparées les unes des autres par des campagnes florissantes. Ils ont des greniers et des marchés publics où chacun, dans tous les temps, va puiser selon ses besoins et sa fantaisie. Ils se réunissent chaque soir autour d’un repas commun où règnent tous les raffinements de la sensualité et du luxe. Sans commerce, sans argent, obligés d’exercer tous l’agriculture avec un métier mécanique, ils jouissent de tous les arts de la civilisation. La difficulté a été prévue par l’esprit pénétrant de Morus, et il y remédie à la manière de Platon, en admettant l’esclavage. Il est vrai que les esclaves utopiens ne ressemblent pas à ceux de la Crète et de Lacédémone ; ce sont les criminels qu’on réduit à cet état, et quand le pays n’en produit pas en assez grand nombre, on va en chercher, on va même en acheter au dehors. Mais qu’importe ? n’est-ce point spéculer sur le mal, et, comme dit Rousseau, maintenir la liberté à l’aide de la servitude ? — L’auteur de la Cité du Soleil Campanella, n’est pas tombé dans cette faute ; aussi a-t-il supprimé la liberté ! Toutes les actions, et jusqu'aux sentiments et aux pensées de ses sujets imaginaires sont soumis à une autorité absolue. Le chef du peuple solarien est quelque chose comme le Père-Suprême dans le système saint-simonien, c’est-à-dire tout à la fois un monarque et un pontife infaillible, un homme revêtu des attributions de Dieu. Sous ses ordres, trois ministres, aux départements de la sagesse, de la puissance et de l’amour ; et sous ces trois ministres diverses classes de magistrats, préposés à toutes les vertus et à toutes les facultés, assignent à chacun son rang, sa tâche et, suivant la manière dont il la remplit, sa part dans la jouissance des biens communs : car la communauté n’est pas confondue ici avec l'égalité. De même, quoique les femmes soient communes, il n’est permis d’en jouir que de la manière qui a été fixée par le ministre des affaires d’amour, qu’aux jours, aux heures et sous les conditions les plus favorables à l'amélioration de la race humaine. Campanella a parfaitement compris que la liberté, la propriété et la famille sont étroitement liées entre elles, et que si l’on sacrifie l’une, il faut nécessairement abandonner les deux autres. — Que dire maintenant de la Bétique et de la République de Salente, ces douces créations de l’imagination pastorale de Fénelon ? La seule conclusion qu’on en puisse tirer, n’est-ce pas que la communauté et l’égalité de fortune ne peuvent exister chez les hommes que dans l’enfance de la société, pendant le sommeil de l’imagination et de la raison, en l’absence des besoins qu’une civilisation un peu avancée amène nécessairement avec elle ? Mais, encore une fois, on ne discute point des rêves : ce qu’il nous importe d’ apprécier en ce moment ce sont des doctrines franchement avouées et proposées pour règle d’un nouvel ordre social.

Tout le monde a dans la mémoire ces paroles éloquentes de J.-J. Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne[1]. » Là se trouve le principe de toutes les idées socialistes sur la propriété, et particulièrement des idées communistes. Mais que le communisme ne triomphe pas trop d’un tel appui. En condamnant la propriété, Rousseau sait bien qu’il condamne la société, et c’est précisément pour cela qu’il l’attaque ; c’est pour être conséquent dans le paradoxe qu’il les enveloppe l’une et l’autre dans la même proscription. « La propriété, dit-il, est le vrai fondement de la société civile et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les lois ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois[2]. » Il y a plus : dans le même écrit dont je viens de tirer ces lignes il déclare le droit de propriété le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même. Qu’est-ce donc qui rend la propriété, je veux dire la société, si odieuse à Rousseau ? C’est que, dans les conditions où elle existe actuellement, dans les conditions où elle s’est formée, elle consacre l'inégalité, et que l’inégalité lui paraît incompatible avec ce que l'homme a de meilleur et de plus cher, la liberté. A mesure que le genre humain s’est éloigné de l’état de nature et que ses besoins se sont multipliés, il a ouvert son sein à toutes les passions et à tous les vices : à leur suite sont arrivées ces distinctions choquantes qui, en élevant les uns au comble de la fortune et de la grandeur, font descendre les autres au dernier degré de la misère et de la servitude. Devant ce tableau peint des plus noires couleurs de son imagination, Rousseau n’hésite pas ; il préfère la solitude, l’ignorance, les privations de la vie sauvage à toutes les splendeurs de la civilisation.

Il n’est pas juste de supposer que l’esprit de paradoxe a seul produit ce résultat ; on y reconnaît aussi l’effet d’une âme ulcérée, qui, apportant dans une société railleuse et sceptique l’imagination ardente, l’enthousiasme de la jeunesse et le feu des plus nobles passions ; qui, au milieu des orgies d’une monarchie décrépite, évoquant les ombres des héros de Plutarque et les austères souvenirs de Rome et de Sparte ; religieuse avec les philosophes, indépendante avec les croyants, repoussée de toute part et plus malheureuse encore de ses propres faiblesses que de l’injustice et du mépris des autres, n’a connu la vie que par ses amertumes, la société que par ses rivalités et ses luttes, la gloire que par ses épines. Cependant Rousseau est forcé de reconnaître que la société une fois fondée, il est difficile de la dissoudre et de retourner, comme il dit, vivre dans les forêts avec les ours. Il convient même que la société a du bon. et que c’est elle qui développe en nous l’idée de la justice, le sentiment du devoir ; qui donne à nos actions la valeur morale dont elles manquaient auparavant ; qui fait succéder la raison à l’instinct, le droit à la force ; qui excite, provoque, étend toutes nos facultés et, pour employer ses expressions mêmes[3], d’un animal stupide et borné fait un être intelligent et un homme. Mais, à la place de la liberté physique qu’elle nous ôte, c’est-à-dire du droit illimité d’user de toutes les choses qui nous tentent et que nous pouvons atteindre, il veut que la société nous donne la liberté civile, fondée sur l’égalité. On sait quel est le moyen qu’il propose pour atteindre ce but : c’est une association dont la première clause est l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté[4] ; c’est un contrat par lequel chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale[5]. Voici maintenant par quel artifice Rousseau essaie, en partant de ce principe, de relever la propriété. Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment où elle se forme avec toutes ses forces et, par conséquent, avec tous les biens qu’il possède actuellement. Tous ces biens réunis forment le territoire de l’Etat, ce qui n’empêche pas l'Etat de les laisser à leurs premiers possesseurs. Mais alors ceux-ci étant considérés comme les dépositaires du bien public, et ce titre leur étant reconnu par tous leurs concitoyens, leur étant assuré par la volonté commune, la jouissance se change pour eux en droit, l’usurpation disparaît devant le caractère inviolable de la propriété[6]. Il ne faut pas un grand effort de raisonnement pour s’assurer que cette théorie, loin de justifier la propriété, la détruit complètement ; elle fait du possesseur un simple usufruitier et remet à l’Etat, sur cet usufruit même, un droit absolu, puisqu’il peut à son gré en rendre la jouissance individuelle ou commune. C’était bien la peine d’élever la propriété si haut parmi les institutions civiles et d’en faire la clef de voûte de la société. Mais cette difficulté n’est pas la seule que nous ayons à signaler. Quoi ! la volonté générale est le seul fondement de la justice et du droit, la seule règle du bien et du mal ! Et c’est Rousseau qui le dit, lui qui a lutté seul contre tout son siècle, éclairé par la lumière et encouragé par la voix de sa conscience ? Autant vaudrait dire que le bien et le mal, la justice, l'humanité droit sont de simples conventions qu’une génération a établies, qu’une autre génération peut détruire. C’est ainsi qu’en touchant au droit de propriété on ébranle nécessairement l’édifice entier de la morale.

Rousseau admet le communisme en théorie, mais il n’ose pas le proposer à l’application ; il va même jusqu’à exprimer le vœu que les biens se transmettent le plus possible de père en fils et de proche en proche ; parce que rien n’est plus funeste, selon lui, aux mœurs et au bon ordre de l’Etat, que les changements continuels de condition et de fortune[7]. Tout ce qu’il demande, c’est qu’on prévienne l’extrême inégalité des richesses, en empêchant qu’elles puissent s’accumuler dans les mêmes mains au-delà d’une certaine limite. Un moyen infaillible, selon lui, d’obtenir ce résultat, c’est le système d’imposition si vanté aujourd’hui sous le nom d'impôt progressif. Le mot n’est pas dans Rousseau, mais la chose y est, et je crois pour la première fois. La voici exprimée en deux articles d’une manière qui ne laisse point prise à l’équivoque : « Premièrement, on doit considérer le rapport des quantités, selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu’un autre doit payer dix fois plus que lui ; secondement, le rapport des usages, c’est-à-dire la distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui n’a que le simple nécessaire ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a du superflu peut aller au besoin jusqu’à la concurrence de tout ce qui excède son nécessaire[8]. » Rousseau n'a aucune peine à se justifier ici, puisqu’il regarde toute propriété privée comme une portion du bien public dont on ne jouit qu’à titre de dépôt. Mais ceux qui, après lui, voudraient nous imposer le même régime, croyant sans doute l’avoir inventé, devraient imiter sa franchise et ne pas oublier que, le principe une fois introduit, il est difficile d’en arrêter les conséquences.

C’est ce qui est arrivé dans l’ordre des idées. Meilleur logicien que Rousseau, mais aussi plus borné dans ses vues, moins sensible à la puissance des arts et aux grandeurs de la civilisation, plus ami de l’égalité que de la liberté, Mably ne se contente pas d’adopter le principe du communisme, il prend le système tout entier et veut qu’il soit traduit immédiatement en action. Il avait commencé par défendre le pouvoir absolu contre la prétention, fort goûtée de son temps, « de donner à un roi toute l'autorité nécessaire pour faire le bien sans lui laisser la puissance de faire le mal. » Plus tard il se passionna pour la liberté, pour les assemblées représentatives et les formes de gouvernement les plus démocratiques. Enfin la liberté elle-même disparut à ses yeux devant l'égalité, et celle-ci il ne voulut l’admettre que sous le régime de la communauté la plus absolue, d’une communauté agraire comme celle qui avoisine l’état sauvage. Voici, dans l’ordre même où il les a développées dans son livre sur la législation[9], les diverses propositions qui forment sa doctrine.

L’égalité et la communauté sont l’état naturel, et par suite l’état légitime du genre humain. En sortant des mains de la nature les hommes se sont trouvés tous égaux ; ils avaient tous les mêmes organes, les mêmes besoins, le même degré d’instinct ou d’intelligence ; ils jouissaient en commun des mêmes biens, c'est-à-dire de la chasse, de la pêche et des fruits que la terre porte sans culture ; la terre elle-même était tout entière le patrimoine de chacun d’eux.

L’égalité, dont la communauté est l’inséparable corollaire, n’a pas seulement existé autrefois, elle est un besoin permanent, par conséquent un droit de la nature humaine ; elle répond à un sentiment indestructible, universel, qui se confond avec celui de notre dignité, et qui par cela même ne peut pas devenir injuste et ne saurait jamais être poussé trop loin. L'inégalité, au contraire, détruit tous nos penchants naturels, la pitié, la bienveillance, la justice, et n’engendre à leur place que des principes de guerre et de dissolution ; chez les uns l’ambition, l’avarice, l’orgueil ; chez les autres la bassesse et la haine.

Comment donc l’inégalité s’est-elle établie ? par la propriété d’abord. La propriété, amenant la diversité des fortunes, a eu pour conséquence la diversité d’éducation, et celle-ci nous a donné la diversité des facultés et des talents ; car c’est uniquement par cette cause que Mably essaie d’expliquer les différences qui existent entre les esprits. « C’est notre éducation, dit-il, si capable d’abrutir les uns et de développer dans les autres les facultés de leur âme, qui nous persuade qu’il y a plusieurs classes d’hommes. » Enfin la propriété elle-même, source principale de nos maux, a son origine dans l’abus de la force, c’est-à-dire dans conquête. Et en même temps, par une contradiction étrange et cependant nécessaire, Mably soutient que l’inégalité physique n’est pas plus dans la nature que l'inégalité morale. Elle existerait, d’ailleurs, qu’il serait toujours facile, selon lui, d’en paralyser les effets en opposant à la supériorité de la force la supériorité du nombre.

Quelle qu’en soit la cause, le fait existe, nous sommes sortis de notre état naturel et il est temps que nous cherchions à y rentrer ; il est temps que des distinctions iniques soient abolies, que la propriété disparaisse pour faire place à la communauté. Ne craignez rien, le travail ne souffrira pas de ce changement. S’il a eu jusqu’ici pour aiguillons l’intérêt et l’avarice, à l’avenir il aura pour motifs l’amour de la considération, la gloire, le bien de la patrie. Le patriotisme, aujourd’hui si complètement étouffé, chez les riches par l'amour et l’orgueil de leur opulence, chez les pauvres par le sentiment de leur misère ; le patriotisme renaîtra, ou plutôt il commencera d’exister dans la communauté. De plus, Mably nous fait remarquer que le travail en commun, le travail partagé se transformera en plaisir, tandis qu’à présent on le fuit comme un supplice. Voilà la théorie du travail attrayant qui joue un si grand rôle dans le système de Fourier.

Mais par quels moyens nous fera-t-on passer de notre condition actuelle à cet état de perfection ? En resserrant la propriété dans des limites de plus en plus étroites ; en restreignant de telle sorte le droit de transmission et de succession que l'Etat, héritant à la place des individus, demeure à la longue seul propriétaire ; en gênant les opérations commerciales et financières jusqu’à ce qu’elles cessent d’elles-mêmes ; car le commerce, comme source du luxe, des grandes fortunes, et, par conséquent, de l’inégalité, est, selon Mably, essentiellement contraire à l'esprit de tout bon gouvernement, et il approuve les anciens de l'avoir abandonné aux esclaves. Sous un régime aussi aride et aussi sombre, adieu les beaux-arts. Aussi Mably n’a t-il pas oublié de les proscrire, et c’est particulièrement à ces nobles fruits du génie de l'homme que s’attaque son austérité républicaine. « Quand je songe, dit-il, combien les talents agréables ont été funestes aux Athéniens ; combien les tableaux, les statues et les vases de la Grèce ont fait faire d’injustices, de violences et de tyrannie aux Romains ; je demande à quoi peut nous être bonne une académie de peinture. Laissons croire aux Italiens que leurs babioles honorent les nations ; qu’on vienne chercher parmi nous des modèles de lois, de mœurs et de bonheur et non pas de peinture[10]. » Quel langage ! quelles idées ! Combien ils ont perdu, ces frivoles Athéniens, de n’avoir pas connu un tel législateur ?

Ce n’est pas assez pour Mably d’avoir établi l'égalité des richesses ou plutôt de la misère dans cette espèce de pénitencier général qu’il veut fonder à la place de la société ; il lui faut aussi un même niveau, non-seulement pour les intelligences, mais pour les consciences. Remarquons tout de suite que rien n’est plus conséquent à son principe : car si la conscience et la pensée restent libres, vous verrez reparaître aussitôt toutes les autres libertés et avec elles la propriété. Le moyen de ramener l'égalité des esprits, c’est une éducation commune, obligatoire pour tous les enfants, et qui, semblable à celle des Spartiates, ne sépare point les exercices du corps de ceux de l’intelligence. On établira l’égalité morale ou l’union des consciences, condition essentielle de la communauté, à l’aide d’une religion d’Etat et d’une pénalité sévère contre les athées et les déistes. Mably, malgré quelques concessions faites à l’esprit de son siècle, nous livre toute sa pensée : « Le gouvernement, dit-il, doit être intolérant[11],» et il nous propose pour exemple les Romains, chez qui la religion était subordonnée à la politique, et qui ne connaissaient point la tolérance religieuse.

Nous ne discuterons pas ce système ; nous le laisserons se réfuter lui-même par ses conséquences. D’ailleurs, comment prendre au sérieux le seul principe sur lequel il repose, cette prétendue égalité de tous les hommes, à la fois physique, intellectuelle et morale ? Qui a jamais rencontré cet état de nature, où, semblables aux anges, ils vivent affranchis de toute envie et de toute passion ? Enfin, si cet état de nature a existé, et si aujourd’hui encore nous sommes, par toutes nos facultés et tous nos penchants invités à y retourner, comment se fait-il que nous en soyons sortis ?

Mably a la gloire, si c’en est une, d’avoir complété au dix-huitième siècle la théorie du communisme, de lui avoir donné sa forme la plus précise et la plus logique ; mais deux choses restent encore à faire : à donner à la théorie le caractère impératif de la loi ou à la rédiger en forme de code, puis à la traduire en action. Ces deux tâches ont été entreprises avec une foi digne d’une meilleure cause ; la première par Morelly, la seconde par Babœuf .

Morelly, dont on a essayé récemment de faire un grand homme, est un des écrivains les plus obscurs du dernier siècle. Son nom était tellement inconnu que son principal ouvrage, celui-là même qui doit nous occuper ici, a été pendant longtemps attribué à Diderot. Il a laissé deux écrits : l’un, appelé la Basiliade nous montre ce que doit être le véritable prince, c’est-à-dire le héros de l’humanité, le restaurateur des lois de la nature ; c'est un poëme épique en prose dont le tempérament le plus robuste ne soutiendrait pas la lecture ; l’autre, intitulé le Code de la Nature est destiné à expliquer et en même temps à justifier le poëme. C’est de ce dernier seul, devenu le catéchisme de plusieurs communistes et révolutionnaires de notre temps, que je vais donner une idée. L’auteur, admettant avec Rousseau et Mably que tout est bien dans la nature de l'homme, que tous ses penchants sont bons, que tous ses mouvements le portent au bonheur et à l'amour de ses semblables, mais qu’il a été corrompu par les institutions de la société, comme si ces institutions n’étaient pas son œuvre, se propose le problème suivant à résoudre : Trouver une situation, c’est-à-dire un ordre social où il soit presque impossible que l'homme soit dépravé ou méchant. Ce problème trouve sa solution dans un plan de législation ou de constitution dont voici les bases : communauté absolue des biens et répression sévère de tout acte, de toute parole qui tendrait à faire renaître la propriété privée ; égalité politique poussée à ce point que les charges et les dignités de l’Etat ne sont pas même données à l'élection, mais qu’elles passent à tour de rôle à tous les citoyens ; disposition qui déclare chaque citoyen un homme public ayant droit à être nourri, entretenu et occupé aux dépens du public. On voit que le droit au travail n’est pas inventé d’hier. De la liberté, il n’en reste pas la moindre trace dans cette charte du communisme ; tout tombe sous l’empire de la loi, tout est prévu, réglé et imposé par elle, soit la nature, la durée et les procédés du travail, soit les vêtements et les aliments, soit les heures du sommeil, du repos et des récréations. Dans l'ordre moral, même servitude que dans l'ordre matériel. Tout citoyen arrivé à l'âge nubile est forcé de se marier : « Personne, dit l'auteur, ne sera dispensé de cette loi, à moins que la nature ou sa santé n’y mette obstacle. » Les enfants sont élevés en commun, d’après un système d’éducation immuable. Par exemple, il est défendu de leur parler de Dieu avant qu’ils demandent à le connaître, et que leurs questions se portent naturellement sur ce sujet. Il est défendu de leur expliquer la nature et les attributs de Dieu ; on se contentera de leur dire qu’il est la cause de l'univers, et qu’il n’a rien de commun avec l’humanité ; on leur persuadera que les sentiments de sociabilité qui sont dans notre cœur sont la seule expression de sa loi. Tous les pères et toutes les mères de famille, divisés par commissions de cinq membres, remplissent à tour de rôle les fonctions d’éducateurs. Tous les jeunes citoyens, après avoir terminé leur éducation, reçoivent des mains de l'autorité publique la profession à laquelle ils sont jugés propres. Personne ne peut choisir celle qui lui convient. Pour les travaux de la pensée, ce système de contrainte et d’oppression est plus dur encore. Le nombre des citoyens à qui il est permis de cultiver les arts et les sciences est rigoureusement fixé ; les autres ne peuvent goûter à ce fruit défendu qu’à partir de l'âge de trente ans, et à la condition de ne point négliger leur labeur ordinaire. Les ouvriers de l'intelligence qui ont obtenu ce titre de l’autorité ou de la loi, jouissent d'une entière liberté dans le domaine des sciences physiques et mathématiques ; mais les sciences morales ont leur cercle tracé d’avance dont elles ne peuvent jamais sortir. En un mot, il y a une philosophie de l'Etat, laquelle tient lieu de religion, et qu’il est absolument défendu de discuter ou de contredire. Étrange religion ! qui défend de méditer sur les attributs de Dieu ; qui déclare insoluble le problème de l’existence et de la nature de l’âme, qui ne permet pas de s’enquérir si la mort a un lendemain. Voilà, en fait de tolérance et de liberté, le dernier mot du communisme ; voilà à la fois le principe et les conséquences de l’organisation du travail.



  1. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 2e partie.
  2. Discours sur l’économie politique.
  3. Contrat social, liv. I, chap. 8.
  4. Contrat social, liv. I, chap. 6.
  5. Ubi supra.
  6. Ubi supra, liv. I, chap. 9.
  7. Discours sur l’économie politique
  8. Discours sur l'économie politique.
  9. De la législation, ou principes des lois. 2 vol. in-12. Amsterdam, 1776.
  10. Ouvrage cité, liv. II, chap. 1er.
  11. Liv. IV, chap. 4.