Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/9

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IX

Parmi les membres fondateurs de la société Restauradora, figuraient M. Levasseur, ministre de France à Mexico, et M. Aguilar, gouverneur constitutionnel de Sonore.

Le ministre de France s’intéressait vivement au succès d’une entreprise qui, selon ses expressions, n’avait pas pour but de satisfaire seulement un intérêt personnel. Dans sa pensée, l’expédition d’Arizona n’était qu’une tentative. Le succès devait ouvrir une terre de plus à l’émigration de tous les pays où la terre manque au travail de l’homme. C’était une grande et généreuse idée dont il est superflu de montrer les conséquences sociales. M. de Raousset s’y dévouait avec enthousiasme ; le gouvernement mexicain avait promis de favoriser la colonisation, et les peuples de la Sonore la considéraient comme un bienfait providentiel.

M. Levasseur remit à M. de Raousset des lettres de recommandation pour M. le consul de France à San Francisco, pour l’agent consulaire de France à Guaymas, pour le général Blanco, chef militaire de la province de Sonore, pour M. Aguilar, gouverneur constitutionnel, et pour M. Cuvillas, gouverneur par intérim. Ces trois fonctionnaires avaient fait, en faveur de l’émigration, les plus chaudes protestations de protection et d’appui.

Garanti par un aussi haut patronage, associé à une compagnie mexicaine composée d’hommes respectables, porteur d’un titre légal à une propriété déterminée, assuré d’avance de la sympathie du pays, entouré d’hommes sûrs et résolus, M. de Raousset pouvait, sans témérité, considérer son entreprise comme désormais assurée. Il revint en toute hâte à San Francisco et leva immédiatement une compagnie de deux cent soixante-dix hommes. Depuis longtemps déjà son personnel était choisi, et la besogne fut facile. Dans une lettre curieuse, il a esquissé les profils de quelques uns de ses compagnons :

« . . . . . . . . . Lenoir est un homme d’élite, ancien officier de cavalerie, d’un haut mérite, d’une bravoure à toute épreuve, mais un peu ruiné par de grands malheurs et quelques excès de boisson, ce qui paralyse un peu ses bonnes qualités. . . . . . . . . .

» Lefranc, esprit élevé, tête bien organisée et résolue, croyant comme un fanatique, et confident intime de mes projets les plus hardis…

. . . . . . . . . . . .

» Fayolle, imagination exaltée, de l’esprit jusqu’au bout des ongles. Il avait été capitaine dans la garde mobile, viveur à Paris, acteur en province, brocanteur, pâtissier, marchand de fleurs, tout ce qu’on voudra ! Il disait n’avoir jamais mangé de sa pâtisserie, parce qu’elle était trop sale. . . . . . . . . . . . .

» Garnier, autrefois homme du monde, joli garçon, garçon d’esprit. Il avait été, comme moi, chasseur à San Francisco, puis briquetier, charbonnier, bûcheron. C’était un homme froid et plein d’énergie…

. . . . . . . . .

» Martincourt, Henaut, Blachot, tous trois officiers de la garde mobile, des gens sûrs et dévoués ; Barchet, ex-maréchal des logis d’artillerie ; Blanc, vieux sergent-major, qui avait douze ans d’Afrique ; Taillandier, ex-adjudant, joli garçon, toujours coquet et de joyeuse humeur ; un véritable enfant de Paris. . . . . . . . . . .

La masse se composait presque exclusivement d’anciens soldats ou d’anciens marins ; une quarantaine seulement étaient de purs aventuriers, à bout de ressources, d’une soumission douteuse, braves du reste, comme des gens qui ont tout à attendre de l’inconnu.

L’organisation militaire de la compagnie fut rapide : le 1er juin 1852, elle débarquait à Guaymas.

Sa bonne tenue, son allure, son armement charmèrent la population sonorienne. Toute la ville fut sur pied pour recevoir et fêter la petite troupe. Il est très-important de constater que son extérieur militaire ne souleva pas même une observation de la part des autorités. Ne pouvant la recevoir avec des salves d’artillerie, parce que les canons leur manquaient, elles firent sonner les cloches pendant le débarquement. Le soir même et les jours suivants, des patrouilles de nuit eurent lieu sur leur demande. Sur leur demande également, une escorte de soixante hommes accompagna la procession de la Fête-Dieu : quarante coups de canon furent tirés par les Français pendant la cérémonie.

M. de Raousset a raconté avec une grande gaieté son séjour à Guaymas, dans une lettre tout intime, dont nous extrayons les passages suivants. . . . . . . . . . . . .

. . . . . . « Nous voilà donc à Guaymas : mes hommes étaient casernés dans une vaste maison pourvue d’une cour intérieure. (Elles sont toutes ainsi.) Je les réunis et je fis là certainement la meilleure harangue que j’aie débitée de ma vie. Or, si j’en dois croire un feuilleton que j’ai reçu à San Francisco, j’en ai quelquefois prononcé de très-bonnes. Ils sortirent enthousiasmés et burent si bien à ma santé, que deux heures après il eût été difficile de décider quel était le moins ivre. Heureusement le Français a rarement le vin mauvais ; il tourne au gai et au tendre. Cette sobriété fut soigneusement entretenue pendant trois jours.

» Les autorités s’étaient déchargées sur moi du soin de maintenir l’ordre. Des patrouilles régulières parcouraient la ville nuit et jour et ramassaient les ivrognes tapageurs. Notez que la patrouille était toujours aussi imbibée que le commun des martyrs, mais j’avais si bien exalté chez ces gens-là le sentiment du devoir, que même dans l’ivresse ils en demeuraient pénétrés.

» Que de charmants épisodes il y aurait à raconter sur ce séjour à Guaymas ! Je vous laisse à penser si mes Gaulois firent des caprices parmi les Mexicaines ! J’en connais un, un beau sacripant, ex-sous-officier de lanciers, qui, avec quelques amis, a bu jusqu’au dernier flacon d’un magasin de liqueurs dont la maîtresse lui avait trop prouvé qu’elle le trouvait à son goût. D’Artagnan s’était contenté de quelques poulardes chez la belle Madeleine !… J’ai retrouvé là, à Guaymas, la race, partout perdue, des taverniers complaisants. Un de ces braves, avait une femme qui lui fit partager son enthousiasme pour les Français, au point d’ouvrir un crédit à toute la compagnie. Tous n’en profitèrent pas, mais en vingt-quatre heures notre homme vendit pour 1,300 fr. de petits verres. Si l’on ne consomma pas davantage, c’est qu’il eût la malencontreuse idée de présenter sa note. — Les consommateurs lui donnèrent leur signature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Il y a de tout dans ces quelques jours. Des fenêtres escaladées, des maris infortunés, des duels, des processions, des bals, des représentations théâtrales, et surtout énormément de pots cassés ; il y eut de mes porte-guenilles qui, dans une journée, gaspillèrent très-galamment un billet de mille francs.

. . . . . . . . . . . » N’oubliez pas que cependant l’autorité demeurait vivante et absolue au milieu de ce gâchis. Un de ces hommes, étant ivre sans doute, refusa de payer après avoir bu. Ses camarades eux-mêmes sont venus m’apprendre qu’il avait dit : — Bah ! nous sommes les maîtres dans ce pays, nous, nous ne payons pas ! C’était une occasion de faire un exemple ; je la saisis. Le lendemain matin, devant la compagnie entière, sous les armes, je dégradai et chassai honteusement cet homme… C’était un Belge… »

Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il nous semble indispensable de dire en quelques lignes ce qu’était l’État de Sonore, au moment où la petite troupe française y mettait le pied.

La Sonore a été longtemps la plus riche et la plus florissante des provinces mexicaines. Elle s’étend entre la mer Vermeille et la Sierra-Madre, entre le 27e et le 33e degré de latitude. Qu’on se figure un archipel dont les îles seraient des montagnes, dont la mer serait une plaine ; telle est, malgré l’audace de la comparaison, la physionomie réelle du pays. Fermée au nord par un assemblage de montagnes agglomérées sans ordre par des convulsions volcaniques, la Sonore n’a pas cet aspect d’ensemble qui caractérise les grandes sierras. Deux pentes principales se réunissent à des plateaux supérieurs qui, du golfe de Corte, vont joindre la Sierra-Madre. Au nord, elles descendent vers le Rio-Gila ; au sud, elles se confondent avec les plaines inférieures de la basse Sonore. À travers ces montagnes circulent des vallées larges et fertiles, arrosées d’eaux vives, ombragées d’arbres superbes, où croissent, côte à côte, les produits de toutes les zones. Le blé, la canne à sucre, la vigne, l’oranger, tout fleurit et mûrit dans le même sillon. Le cotonnier est indigène sur les rives du Rio-Gila et du San Pedro, dans ces mêmes contrées où la tradition place les palais des Astèques, les palais aux toits d’or et aux portes d’argent. Tous les métaux, sans exception, ont été jetés pêle-mêle dans la fournaise ardente de ses sierras. L’argent, ainsi que le cuivre, s’y trouvent à l’état vierge, par grandes masses ; l’or y veine les marbres, les pierres y suent le mercure.

Dans les premiers temps de l’occupation espagnole, des colonies militaires, établies sous le nom de présidio, s’élevèrent dans ce groupe de montagnes. Les principaux étaient l’Altar, Tubac, Tuscon, Santa Cruz, Fronteras, dont la capitale Arispe formait le centre, et quelques autres qui dépendaient d’Arispe. L’établissement des missions précéda quelquefois celui des présidios. Ces missions civilisaient de leur mieux les Indiens indigènes, les amenaient à la vie sédentaire, donnaient souvent naissance à des centres importants, et s’entouraient de villages indiens, aujourd’hui disparus.

Les pueblos, petites villes dues à l’industrie individuelle, au groupement volontaire des colons, s’étaient multipliés le long des rivières. Le pays entier était semé de ranchos où florissait l’agriculture pastorale. Des milliers d’animaux couvraient la Sonore[1]. Un nombre considérable de mines extrêmement riches étaient en exploitation. L’abondance régnait partout ; l’or et l’argent circulaient dans toutes les mains ; pueblos, présidios et ranchos jouissaient avant la guerre de l’Indépendance du plus haut degré de prospérité.

Le gouvernement espagnol entretenait dans les présidios des garnisons qui faisaient une guerre incessante aux Indiens Apaches et donnaient au pays cette sécurité qui est le premier des besoins sociaux ; aujourd’hui, avec cette sécurité, toute richesse territoriale a disparu. Privés de leurs garnisons, les présidios ne sont plus d’aucun secours. En trente ans, les Indiens ont réduit ce pays à la plus profonde misère. La dévastation n’a laissé derrière elle que des ruines, des larmes et des croix sinistres plantées le long des chemins. La civilisation s’éteint et le désert s’agrandit. Tout ce qui n’est pas dans l’extrême voisinage des villes qui restent, est inculte et ravagé.

« C’est un spectacle navrant, dit M. de Raousset dans une de ses lettres, que de voir ces belles plaines rendues au silence de la solitude, ces ranchos vides et ruinés, ces pueblos dont les murailles tombent, ces églises dépouillées même de leurs prêtres, ces populations misérables et abruties, ces présidios où quelques soldats déguenillés et tremblants, représentent les fiers Castillans d’autrefois, les descendants des compagnons de Cortez. De la prospérité qui régnait il y a quarante ans, le souvenir seul a survécu ; mais avec lui s’est perpétué le respect de ceux à qui elle était due. Les populations de ces malheureuses frontières n’oublient pas qu’elles ont du leur ancienne sécurité à la vigueur du gouvernement espagnol. Vainement aujourd’hui la demandent-ils aux successeurs imbéciles des vice-rois ; toute comparaison entre les deux pouvoirs aboutit à d’amères récriminations contre Mexico. . . . . . . . . .

. . . . . . . . » On peut parcourir, au cœur du pays même, des espaces de quatre-vingts à cent milles, sans y rencontrer à peine une ferme à moitié démolie, dont les malheureux habitants n’existent que par l’oubli des Indiens. On y élève par troupeaux sauvages des bestiaux et des chevaux, dont les Apaches volent la plus grande partie. Le sol est inculte, et nulle part la main de l’homme ne laissa une trace dans ces espaces sans horizon. Au nord, sur une étendue de huit à dix degrés superficiels, il n’existe pas un habitant. Des bandes de chevaux et de bœufs sauvages, restes des beaux troupeaux qu’élevait la génération passée ; des ruines de maisons, des ruines de forts, des ruines d’églises, des ruines de villages ; et autour de ce désert, des ruines d’hommes qui tremblent et des femmes qui pleurent ! . . . . . . . . . . . . . »

Ce tableau n’a rien de chargé. Ainsi que le faisaient les rois d’Espagne, la république mexicaine envoie des commandants généraux, elle leur donne de l’argent, des soldats et le pays à protéger contre les incursions des barbares. Mais jusqu’à ce jour la Sonore n’a guère vu dans ses commandants généraux que des agioteurs voués à sa spoliation. La guerre aux Indiens n’est plus que le charlatanisme des vénalités militaires ; lors même qu’on tenterait de la faire, les forces dont on dispose sont dérisoires, composées de mauvaises troupes, mal payées, mal instruites, mal commandées. Les habitants, réduits à se protéger eux-mêmes, dépourvus d’organisation, quelquefois de courage, s’en prennent aux commandants généraux des affreuses déprédations commises par les Indiens ; ils s’indignent, à bon droit, de voir la fortune des fonctionnaires grandir dans la même proportion que la misère publique.

  1. La seule mission de Cocospéra en compta jusqu’à 60,000.