Le Comte Robert de Paris/33

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 371-385).


CHAPITRE XXXIII.

SUITE.


« Quoi ! passer le combat ? s’écria le chevalier. — Oui ! sinon il nous faut renoncer au Stagyrite. — La salle ne contiendra jamais une pareille multitude. — Alors bâtissez-en une autre, ou jouez en plein vent. »
Pope.


Le bruit des joyeuses acclamations s’était répandu jusqu’aux rives éloignées du Bosphore, à travers les montagnes et les forêts, et avait enfin expiré dans les échos lointains. Les spectateurs, pendant le silence qui suivit, paraissaient se demander les uns aux autres quelle scène allait orner une pause si solennelle et un théâtre si auguste. Le silence aurait probablement été bientôt interrompu par de nouvelles clameurs, car une multitude assemblée n’importe pour quel motif, reste rarement silencieuse long-temps si un signal de la trompette des Varangiens n’eût fourni une nouvelle matière à l’attention. Les accents de cette trompette avaient quelque chose d’animé, et pourtant de mélancolique, offrant tout à la fois le caractère d’un air guerrier et le son lugubre qu’on pourrait choisir pour une exécution d’une solennité particulière. Ces accents étaient hauts, bruyants, sonores et prolongés, comme si la voix du bronze était produite par quelque chose de plus terrible que le souffle des poumons d’un simple mortel.

La multitude prêta l’oreille à ces sons imposants qui, de fait, étaient ceux qui sollicitaient ordinairement l’attention des citoyens aux édits impériaux d’une nature grave, tels que ceux qui annonçaient au peuple de Constantinople des rébellions, des sentences rendues pour cause de trahison et d’autres nouvelles de grande importance. Lorsque la trompette eut à son tour cessé d’agiter l’immense assemblée, la voix du héraut recommença à se faire entendre.

D’un ton grave et solennel, celui-ci déclara qu’il arrivait parfois au peuple de manquer à ses devoirs envers son souverain, qui était pour lui comme un père, et qu’alors la pénible obligation du prince était d’employer la verge de correction plutôt que le sceptre d’olivier de l’indulgence.

« On est heureux, continua le héraut, quand la Divinité suprême, se chargeant du soin de conserver un trône qui ressemble au sien par la bienfaisance et la justice, veut bien remplir aussi la tâche la plus pénible de son représentant terrestre, en punissant ceux que son jugement infaillible a reconnus comme les plus coupables, et en laissant à son substitut la tâche plus agréable de pardonner à ceux que l’artifice a égarés, et que la trahison a fait tomber dans ses pièges.

« Tel étant le cas aujourd’hui, la Grèce et les Thèmes qui en dépendent sont invités à m’écouter, et à apprendre qu’un infâme, nommé Agelastès, qui s’était insinué dans les bonnes grâces de l’empereur, par l’affectation d’une science profonde et d’une sévère vertu, avait formé le plan coupable d’assassiner l’empereur Alexis Comnène, et d’opérer une révolution dans l’État. Cet homme, qui, sous une prétendue sagesse, cachait les doctrines d’un hérétique et les vices d’un sensualiste, avait trouvé des prosélytes, même dans la maison de l’empereur, et parmi ceux qui le touchent de plus près aussi bien que dans les classes inférieures ; pour exciter ces derniers à la révolte, on avait semé à plaisir une multitude de bruits semblables à ceux de la mort et de l’aveuglement d’Ursel, dont vos propres yeux viennent de reconnaître la fausseté. »

Le peuple, qui jusque-là avait écouté en silence, témoigna son assentiment par de grands cris. Le silence était à peine rétabli, que la voix de fer du héraut continua la proclamation.

« Coré, Dathan et Abiron, dit-il, n’ont subi la sentence d’un Dieu offensé, ni avec plus de justice ni avec plus de promptitude que ce misérable Agelastès. La terre solide s’est cependant entr’ouverte pour dévorer les fils apostats d’Israël, mais le coup fatal qui a terminé l’existence de ce scélérat a été porté, autant qu’on peut le savoir maintenant, par l’entremise directe d’un mauvais esprit que le misérable avait lui-même évoqué par ses artifices : cet esprit, à ce qu’il semble, d’après le témoignage d’une noble dame et d’autres femmes qui ont assisté à sa mort, a étranglé Agelastès : destin bien digne de ses crimes odieux. Une telle mort, même subie par un coupable, a dû nécessairement être bien pénible à l’humanité de l’empereur, parce qu’elle implique des souffrances au delà de ce monde. Mais cette terrible catastrophe porte avec elle cette consolation, qu’elle dispense l’empereur de porter plus loin une vengeance que le ciel lui-même semble avoir limitée à la punition exemplaire du principal conspirateur. Quelques changements de places et d’emplois seront faits dans l’intérêt de la sûreté et du bon ordre. Mais le secret de savoir quels sont ceux qui ont ou qui n’ont pas pris part à ce grand crime dormira dans le sein des criminels eux-mêmes, puisque l’empereur a résolu de bannir leur faute de son souvenir, comme n’étant l’effet que d’une illusion momentanée. Que tous ceux qui m’entendent, quelque part qu’ils aient prise au projet dont l’exécution devait avoir lieu aujourd’hui, retournent chez eux, assurés que leurs propres pensées seront leur seule punition. Qu’ils se réjouissent de ce que la bonté toute-puissante les a préservés des méditations de leurs cœurs ; et, suivant le langage touchant de l’Écriture, qu’ils se repentent et ne pèchent plus, de crainte que pire ne leur arrive.

La voix du héraut se tut, et les acclamations de l’auditoire y répondirent encore. Elles étaient unanimes, car tout se réunissait pour convaincre les mécontents qu’ils étaient à la merci de leur souverain, et l’édit qu’ils venaient d’entendre montrant qu’il connaissait leur crime, il ne tenait qu’à lui d’employer contre eux les armes des Varangiens, tandis que, d’après la manière dont il lui avait plu de recevoir Tancrède, il était probable que les épées des soldats apuliens étaient aussi à sa disposition.

Les voix du gigantesque Stéphanos, d’Harpax le centurion, et d’autres rebelles, tant du camp que de la ville, furent donc les premières à exprimer bruyamment leur gratitude pour la clémence de l’empereur, et leurs actions de grâces au ciel pour sa conservation.

Cependant l’assemblée, une fois convaincue que la conspiration était découverte et déjouée, commença, suivant l’usage, à tourner ses pensées vers l’objet ostensible qui les avait réunis, et les chuchotements particuliers, se changeant peu à peu en murmures, commencèrent à exprimer le mécontentement des citoyens d’être si long-temps assemblés sans recevoir aucune communication sur le but de leur réunion.

Alexis ne fut pas long-temps à s’apercevoir de la direction de leurs pensées ; et, à un signal de sa main, les trompettes sonnèrent un air guerrier, sur un ton beaucoup plus vif que celui des fanfares qui avaient préludé à la proclamation impériale : « Robert, comte de Paris, dit un héraut, es-tu ici en personne, ou représenté par un chevalier, pour répondre au défi que t’a porté Son Altesse impériale Nicéphore Brienne, césar de cet empire ? »

L’empereur croyait avoir suffisamment pourvu à ce qu’aucun des deux champions nommés ne répondît à cet appel ; et il avait préparé un spectacle d’un autre genre, savoir : des cages renfermant des animaux sauvages, qu’on devait lâcher et laisser combattre les uns contre les autres en présence de l’assemblée : grandes furent donc sa surprise et sa confusion, lorsqu’à l’instant où le dernier mot de la proclamation mourait répété par l’écho, le comte Robert de Paris s’avança armé de pied en cap, son cheval bardé de fer venant derrière lui ; il sortait d’une enceinte fermée par des rideaux, placée à l’une des extrémités de la lice, et paraissait prêt à monter en selle au signal du maréchal.

La honte et l’alarme qui se montrèrent sur le visage de tous ceux qui entouraient la personne de l’empereur, lorsque le césar ne se présenta point de la même manière pour faire face au formidable Franc, ne furent pas de longue durée. À peine le nom et le titre du comte de Paris avaient-ils été proclamés selon l’usage par les hérauts ; à peine leur seconde sommation à son antagoniste avait-elle été faite en bonne forme, qu’un homme portant l’uniforme des Varangiens s’élança dans la lice, et déclara qu’il était prêt à combattre au nom et à la place de Nicéphore Brienne et pour l’honneur de l’empire.

Alexis vit avec la plus grande joie ce secours inattendu, et permit sans peine au hardi soldat qui se sacrifiait ainsi dans un moment si périlleux, de remplir le dangereux emploi de champion. Il consentit d’autant plus volontiers, qu’à en juger par la taille et l’extérieur du soldat, ainsi qu’à son air de bravoure, cet individu ne lui était pas inconnu, et qu’il avait pleine confiance dans sa valeur. Mais le prince Tancrède intervint, et s’y opposa.

« La lice, dit-il, n’était ouverte qu’à des chevaliers et à des nobles, ou, en tout cas, les gens qui pouvaient s’y rencontrer devaient être égaux par le sang et par la naissance. Il ne pouvait donc rester témoin muet d’une violation si complète des lois de la chevalerie. — Que le comte Robert de Paris, dit le Varangien, regarde ma figure, et qu’il dise s’il n’a point promis de renoncer à toute objection contre notre combat qui serait basée sur l’inégalité de condition ; qu’il juge lui-même si, en marchant à ma rencontre dans ce champ clos, il fera plus que tenir une parole par laquelle il est depuis long-temps engagé. »

À cet appel le comte Robert s’avança, et reconnut sans difficulté que, malgré la différence de leur rang, il se regardait comme tenu par sa parole solennelle à combattre ce vaillant soldat en champ clos. « Il regrettait, ajouta-t-il, attendu les éminents services de cet homme courageux, et les hautes qualités qui le distinguaient, qu’ils se trouvassent dans la nécessité de vider une querelle semblable par le sang de l’un ou de l’autre ; mais puisque rien n’était plus commun que de voir des amis forcés par le sort de la guerre de se combattre à mort, il ne rétracterait pas l’engagement qu’il avait pris ; et il ne croyait pas que son honneur fût le moins du monde souillé ou terni parce qu’il descendait dans la lice contre un guerrier si bien connu et d’un si grand renom qu’Hereward, le brave Varangien. » Il ajouta encore qu’il consentait volontiers que le combat eût lieu à pied et avec la hache, arme ordinaire de la garde varangienne.

Hereward était resté immobile comme une statue pendant ce discours ; mais, quand le comte Robert eut fini de parler, il s’inclina vers lui avec une gracieuse salutation, et se déclara honoré et satisfait de la noble manière dont le comte s’acquittait de sa promesse avec tout honneur et toute fidélité.

« Ce que nous avons à faire, » dit le comte Robert avec un regret involontaire, que même son amour des combats ne put réprimer, « faisons-le promptement : le cœur peut être affecté, mais la main doit faire son devoir. »

Hereward fit un geste d’assentiment, et répliqua : « Alors ne perdons pas de temps, car il s’enfuit déjà bien vite. » Et saisissant sa hache, il se tint prêt à combattre.

« Je suis prêt aussi, » dit le comte de Paris en prenant une même arme des mains d’un soldat varangien qui se tenait près de la lice. Tous deux furent bientôt en garde, et nulle formalité, nulle circonstance ne vint retarder l’action.

Les premiers coups furent portés, et parés avec une grande précaution, et le prince Tancrède et plusieurs autres trouvèrent que de la part de Robert la prudence était plus grande que de coutume ; mais au combat comme à table, l’appétit vient en mangeant. Les passions plus fougueuses commencèrent à s’éveiller avec le cliquetis des armes et par la douleur que causèrent quelques coups formidables portés avec une grande furie de part et d’autre, parés avec beaucoup de peine, et non assez complètement pour empêcher le sang des deux antagonistes de couler. Les Grecs regardaient avec étonnement un combat singulier comme ils en avaient rarement vu, et n’osaient respirer en voyant les coups furieux qu’échangeaient les deux guerriers, coups sous lesquels ils s’attendaient à voir succomber l’un ou l’autre des combattants. Jusqu’alors leur force et leur agilité semblaient assez égales, quoique ceux qui jugeaient plus savamment du combat pensassent que le comte Robert s’abstenait de déployer toute l’adresse militaire par laquelle il s’était rendu célèbre, tandis que l’on convenait généralement qu’il avait abandonné un grand avantage en n’insistant pas, comme il en avait le droit, pour combattre à cheval. D’un autre côté, l’opinion générale était que le brave Varangien n’avait pas profité de deux ou trois occasions que lui avait fournies l’ardeur du comte Robert, qui s’était évidemment courroucé pendant le combat.

Enfin, un accident parut sur le point de décider un combat qui jusqu’alors avait été égal. Le comte Robert fit une feinte, et frappa son antagoniste du côté où il était découvert, avec le coupant de son arme, de sorte que le Varangien chancela, et parut sur le point de tomber à terre. Le son ordinaire produit par les spectateurs à la vue de quelque circonstance pénible, en tirant leur haleine entre leurs dents serrées, se fit entendre, tandis qu’une voix de femme, haute et animée, s’écriait : « Comte Robert de Paris ! n’oublie pas aujourd’hui que tu dois une vie au ciel et à moi ! » Le comte allait porter un second coup, et l’on ne peut dire quel en aurait été l’effet, quand ce cri parvint à son oreille, et sembla lui ôter toute volonté de continuer le combat.

« Je reconnais la dette, » dit-il en baissant sa hache d’armes, et en reculant à deux pas de son adversaire, qui demeura stupéfait d’étonnement, et à peine remis de l’étourdissement que lui avait causé le coup dont il avait failli être renversé. Il baissa aussi sa hache comme son antagoniste, et parut attendre avec incertitude comment allait se continuer le combat. « Je reconnais ma dette, dit le vaillant comte de Paris, aussi bien envers Bertha la Saxonne qu’envers le Tout-Puissant qui m’a préservé d’une effusion de sang qui m’eût rendu coupable d’ingratitude. Vous avez été témoins du combat, messeigneurs, » ajouta-t-il en se tournant vers Tancrède et ses chevaliers, « et vous pouvez certifier sur l’honneur qu’il a été bravement soutenu de part et d’autre, sans avantage pour personne. Je présume que mon honorable antagoniste a satisfait actuellement le désir qui l’a porté à m’adresser ce défi, et qui certainement ne provenait d’aucun grief personnel ou privé. Pour ma part, j’éprouve un si vif sentiment des obligations que je lui ai personnellement, que, si je continuais le combat, à moins d’y être forcé pour me défendre, je commettrais à mes propres yeux une action honteuse et coupable. »

Alexis agréa joyeusement cette proposition de paix à laquelle il était loin de s’attendre, et jeta son bâton de commandement dans la lice pour signifier que le duel était fini. Tancrède, quoiqu’un peu surpris et peut-être même scandalisé qu’un simple soldat de la garde de l’empereur eût résisté si long-temps à tous les efforts d’un si illustre chevalier, ne put s’empêcher de reconnaître que le combat s’était passé avec une justice et une égalité parfaites, et que le résultat n’en était déshonorant pour aucun des deux adversaires. Comme la réputation du comte était bien connue et bien établie parmi les croisés, ils furent obligés de croire que quelque très puissant motif l’avait porté, fort contrairement à son habitude, à cesser le combat avant que la mort ou la victoire du comte l’eût terminé d’une manière décisive. La volonté de l’empereur fit loi en cette occasion ; elle fut confirmée par la sanction des chefs présents, et surtout par les applaudissements des spectateurs assemblés.

Mais peut-être la physionomie la plus intéressante de l’assemblée était-elle celle du brave Varangien, arrivé si soudainement à un point de renommée militaire que l’extrême difficulté qu’il avait éprouvée à se défendre contre le comte Robert l’avait empêché de prévoir, quoique sa modestie n’eût pas diminué l’indomptable courage avec lequel il avait soutenu la lutte. Il se tenait debout au milieu de la lice, la figure animée par l’ardeur du combat et par un sentiment de modestie propre à la franchise et à la simplicité de son caractère qui se trouvait déconcerté sous les regards de la multitude.

« Parle-moi, mon soldat, » dit Alexis, fortement ému par la reconnaissance qu’il sentait devoir à Hereward dans cette occasion singulière ; « parle à ton empereur comme son supérieur, car tu l’es en ce moment, et dis-lui s’il est une manière, fût-ce au prix de la moitié de son empire, dont il puisse te récompenser de lui avoir sauvé la vie, et ce qui est encore plus, d’avoir si bravement défendu l’honneur de son pays. — Sire, répondit Hereward, Votre Majesté impériale attache une trop grande valeur à mes humbles services ; elle devrait plutôt savoir gré au noble comte de Paris, d’abord, pour avoir consenti à combattre un adversaire d’une condition aussi inférieure que la mienne, et ensuite pour avoir renoncé généreusement à la victoire, lorsqu’il pouvait la décider en sa faveur en frappant un second coup ; car j’avoue ici en présence de Votre Majesté, de mes frères d’armes et des Grecs assemblés, que je n’avais plus la force de continuer le combat quand le vaillant comte y a mis fin par sa générosité. — Ne te fais pas cette injustice, vaillant soldat, dit le comte Robert ; car j’en appelle à Notre-Dame des Lances rompues, le combat était encore soumis à la décision de la Providence, lorsque la violence de mon émotion m’a rendu incapable de le continuer au risque de blesser gravement un adversaire à qui je devais tant de reconnaissance, et peut-être de lui donner la mort. Choisis donc la récompense que la générosité de ton empereur t’offre avec tant de justice et de gratitude, et ne crains pas qu’une voix mortelle ose dire que cette récompense n’a pas été méritée, quand Robert de Paris déclarera, l’épée en main, qu’elle a été bravement gagnée sur son propre cimier. — Vous êtes trop élevé par votre rang et votre naissance, seigneur comte, répliqua l’Anglo-Saxon, pour qu’un homme tel que moi puisse vous contredire, et je ne dois pas éveiller une nouvelle querelle entre nous, en contestant les circonstances qui ont soudainement mis fin à notre combat ; il ne serait ni sage ni prudent à moi d’attaquer davantage votre opinion. Mon noble empereur me donne généreusement le droit de désigner ce qu’il appelle ma récompense ; mais que sa générosité ne soit pas blessée, si c’est de vous, seigneur, et non de Sa Majesté impériale, que j’attends une faveur, la plus précieuse que ma voix puisse solliciter pour moi. — Et cette faveur, demanda le comte, a rapport à Bertha, la fidèle suivante de ma femme ? — Vous l’avez dit, répondit Hereward ; j’ai formé le projet de demander la permission de quitter la garde varangienne, et celle de prendre part au vœu saint et honorable qu’a fait Votre Seigneurie de reconquérir la Palestine en combattant sous votre illustre bannière ; je désirerais en outre qu’il me fût permis de rappeler de temps à autre à Bertha, suivante de la comtesse de Paris, l’affection qu’elle m’a jurée, dans l’espoir que notre union trouvera faveur auprès de son noble maître et de sa maîtresse. Je pourrais espérer ainsi d’être rendu à un pays que je n’ai jamais cessé d’aimer plus que toute chose au monde. — Tes services, noble soldat, dit Robert de Paris, me sont aussi agréables que ceux d’un comte par naissance ; et il ne se rencontrera point d’occasion d’acquérir de l’honneur sans que je te mette à même d’en profiter autant qu’il sera en mon pouvoir. Je ne me vanterai pas du crédit que j’ai près du roi d’Angleterre, mais si je possède quelque influence sur lui, j’en ferai usage pour t’établir dans ton pays natal. »

L’empereur prit alors la parole : « Soyez témoins, ciel et terre, « et vous mes fidèles sujets, et vous mes braves alliés, surtout vous, mes courageux et loyaux Varangiens, que nous aimerions mieux perdre le plus brillant joyau de notre couronne impériale, que de renoncer au service de ce digne et vaillant Anglo-Saxon. Mais puisqu’il le désire si vivement, nous tâcherons de lui donner de telles marques de notre munificence qu’elles feront connaître dans tout le reste de sa vie, que l’empereur Alexis contracte envers lui une dette que son empire entier n’aurait pu acquitter. Vous et vos principaux officiers, seigneur Tancrède, vous souperez ce soir avec nous, et reprendrez demain votre honorable et religieux pèlerinage. Nous espérons que les deux combattants nous honoreront aussi de leur présence… Trompettes, sonnez le signal du départ. »

Les trompettes sonnèrent donc, et les différentes classes de spectateurs, armés et non armés, se divisèrent en groupes, ou se formèrent en rangs militaires pour revenir à la ville.

Des cris de femmes, qui s’élevèrent subitement, arrêtèrent d’abord le départ de la multitude. Ceux qui osèrent regarder en arrière virent Sylvain, le grand orang-outang, s’avancer dans la lice, à la surprise et à l’étonnement de tous. Les femmes et même beaucoup d’hommes, inaccoutumés à l’air bizarre et à l’extérieur sauvage de cet animal extraordinaire, poussèrent des cris de terreur si bruyants qu’ils effrayèrent la créature qui en était la cause. Pendant le cours de la nuit, Sylvain, après avoir sauté par-dessus les murs du jardin d’Agelastès, et escaladé les remparts de la ville, n’avait trouvé aucune peine à se cacher dans la lice qu’on s’occupait alors à construire, en se blottissant dans quelque coin obscur sous le siège des spectateurs. Il en fut probablement délogé par le tumulte que fit la multitude en se dispersant ; et en conséquence il avait été forcé de se montrer au public au moment où il le désirait le moins, à peu près comme le fameux polichinelle, quand au dénouement du drame il engage un combat à mort avec le diable lui-même : scène qui excite à peine autant de terreur parmi les jeunes spectateurs, que n’en causa l’apparition inattendue de Sylvain parmi les témoins du combat singulier. Arcs furent tendus et javelines pointées par les plus braves soldats, contre un animal d’une nature si étrange ; sa taille extraordinaire, son ignoble figure le faisaient prendre, par tous ceux qui le regardaient, pour le diable en personne ou pour l’apparition de quelqu’une de ces divinités infernales d’autrefois, qu’adoraient les païens. Sylvain avait acquis assez d’expérience pour comprendre suffisamment que l’attitude prise par tant de soldats indiquait un danger imminent contre sa personne, et il se hâta de se mettre à l’abri en courant se placer sous la protection d’Hereward avec qui il s’était un peu familiarisé. Il le saisit donc par son manteau, et par l’expression singulière et alarmée de ses traits étranges, ainsi que par des cris sauvages et inarticulés, il chercha à exprimer sa frayeur et à demander protection. Hereward comprit les terreurs de la pauvre créature, et se tournant vers le trône de l’empereur, dit à haute voix : « Pauvre bête effrayée, adresse ta prière et tes gestes suppliants à un homme qui, après avoir abandonné aujourd’hui tant de crimes volontairement et méchamment commis, ne se montrera pas inflexible envers un être tel que toi, pour ceux que ta raison t’a laissé commettre. »

L’animal, comme c’est l’usage de son espèce, imita aussitôt et avec beaucoup de bonheur les gestes et les supplications d’Hereward lui-même, tandis que l’empereur, malgré la scène sérieuse qui venait de se passer, ne pouvait s’empêcher de rire du trait de comédie que ce dernier incident y ajoutait.

« Mon fidèle Herevard, dit-il (en ajoutant à part lui : je ne l’appellerai plus Édouard si je puis), tu es le refuge des affligés, hommes et bêtes ; et jamais prière qui passera par ta bouche, tant que tu seras à notre service, ne sera faite en vain. Aie la complaisance, toi, bon Hereward… (car ce nom était alors très bien gravé dans la mémoire de l’empereur) toi, avec ceux de tes compagnons qui connaissent les habitudes de cet animal, de le reconduire à son ancien logement dans le Blaquernal ; et cela fait, mon ami, songe que nous requérons ta compagnie et celle de ta fidèle Bertha, pour souper à notre cour avec notre épouse et notre fille, et ceux de nos serviteurs et alliés qu’il nous plaira d’appeler au même honneur. Sois assuré que, tant que tu resteras avec nous, il n’est point de distinction que nous ne t’accordions volontiers… Et toi, Achille Tatius, approche. Tu n’es pas moins en faveur auprès de ton empereur, qu’avant le commencement de ce jour. Les accusations portées contre toi n’ont été entendues que par une oreille amie qui ne s’en souviendra que si de nouvelles fautes (ce qu’à Dieu ne plaise !) viennent en réveiller le souvenir. "

Achille Tatius s’inclina si fort que le panache de son casque toucha la crinière de son superbe coursier ; mais il crut qu’il valait mieux s’abstenir de toute réponse, laissant son crime et son pardon se perdre dans les termes généraux dont l’empereur s’était servi.

La multitude se remit encore une fois en marche pour la ville, et aucun nouvel incident n’interrompit son retour. Sylvain, accompagné d’une couple de Varangiens qui l’emmenèrent comme un prisonnier, prit la route des souterrains de Blaquernal qui étaient dans le fait son habitation convenable.

Tout en cheminant vers Constantinople, Harpax, le fameux centurion des gardes immortelles, eut un entretien avec un ou deux de ses soldats et quelques citoyens qui avaient pris part à la conspiration.

« Ah ! dit Stéphanos l’athlète, la belle affaire que nous avons faite là ! Nous laisser devancer et trahir par un lourd Varangien ! Toutes les chances ont tourné contre nous, comme elles tourneraient contre Corydon le savetier, s’il osait me défier dans le cirque. Ursel, dont la mort avait produit tant d’effet, se trouve n’être pas mort après tout, et qui pis est, il ne vit pas à notre avantage. Ce drôle d’Hereward, qui hier ne valait pas mieux que moi… Que dis-je donc ?… mieux ! Il valait beaucoup moins ; un être insignifiant sous tous les rapports !… le voilà maintenant comblé d’honneurs, de louanges, de présents, jusqu’à ce qu’on lui fasse rendre tout ce qu’on lui aura donné. Le césar, l’acolouthos, nos complices, ont perdu l’amitié et la confiance de l’empereur ; et si on les laisse vivre, il en est d’eux comme de ces volailles domestiques que nous gorgeons aujourd’hui de nourriture pour leur tordre demain le cou et les mettre à la broche ou dans le pot. — Stéphanos, répondit le centurion, ta force de corps te rend propre à la palestre, mais ton esprit n’est pas assez fin pour discerner ce qui est réel de ce qui n’est que probable dans le monde politique, que tu te mêles de juger en ce moment. Vu le risque que l’on court à prêter l’oreille à une conspiration, tu devrais songer que c’est un grand bonheur, tout bien examiné, d’y échapper, la vie et la réputation sauves. Tel a été le cas d’Achille Tatius et du césar. De plus, ils ont conservé leurs hauts emplois, qui leur donnent confiance et pouvoir, et ils doivent compter que l’empereur ne se hasardera guère à les en dépouiller par la suite, puisque la connaissance de leurs crimes ne l’a point enhardi à le faire. La puissance qu’on leur laisse ainsi nous appartient de fait, et aucune circonstance ne peut les forcer à dénoncer leurs complices au gouvernement. Il est beaucoup plus probable qu’ils se souviendront d’eux avec l’espoir de recommencer en temps convenable, et de renouveler l’alliance qui les unit ensemble. Persiste donc dans ta noble résolution, mon prince du cirque, et songe que tu conserveras encore cette influence prédominante que les favoris de l’amphithéâtre sont sûrs de posséder sur les citoyens de Constantinople. — Je ne sais pourquoi, reprit Stéphanos, mais une chose me ronge le cœur comme le ver qui ne meurt pas : c’est de voir ce mendiant étranger trahir le plus noble sang du pays, pour ne pas parler du meilleur athlète de la palestre, et se retirer non seulement sans être puni de sa trahison, mais avec des éloges, des honneurs et de l’avancement. — En effet, cela n’est pas juste ; mais observe, mon ami, qu’il se retire fort à propos. Il abandonne le pays et quitte le corps où il aurait pu prétendre à de l’avancement et à quelques vains honneurs, qu’on estime au prix de semblables bagatelles. Sous deux ou trois jours, Hereward ne vaudra guère mieux qu’un soldat licencié, vivant du pauvre pain qu’il pourra gagner à la suite de ce comte mendiant, ou que plutôt il lui faudra disputer aux infidèles en opposant sa hache d’armes aux sabres turcs. À quoi lui servira en Palestine, au milieu des massacres et de la famine, d’avoir été admis une fois à souper avec l’empereur ? Nous connaissons Alexis Comnène, il se plaît à remplir les obligations qu’il a envers des gens comme cet Hereward, quelques sacrifices qu’elles lui imposent ; et je m’imagine déjà voir le rusé despote lever les épaules de dérision, quand un matin il recevra la nouvelle d’une bataille perdue en Palestine par les croisés, et dans laquelle son ancienne connaissance aura péri. Je ne t’insulterai pas en te disant combien il serait aisé d’obtenir la faveur de la suivante d’une dame de qualité ; et je ne pense pas qu’il serait difficile, si l’envie en venait à un athlète, d’acquérir la propriété d’un grand babouin comme Sylvain, qui mettrait à même de s’établir comme jongleur tout Franc qui aurait l’esprit assez bas pour chercher à gagner son pain de cette manière, grâce aux aumônes de la chevalerie affamée d’Europe. Mais pour descendre jusqu’à envier le sort d’un pareil individu, il ne faut pas être un de ces hommes que leurs distinctions personnelles suffisent pour élever au premier rang parmi tous les favoris de l’amphithéâtre. »

Il y avait dans ce raisonnement sophistique quelque chose qui n’était qu’à demi satisfaisant pour l’intelligence bornée de l’athlète auquel il s’adressait, quoique la seule réponse qu’il essaya de faire se bornât à cette observation :

« Oui ; mais, noble centurion, vous oubliez qu’outre de vains honneurs il a été promis à ce Varangien Hereward, ou Édouard, peu importe son nom, un présent considérable en or. — Oh ! cette fois vous avez raison, répondit le centurion ; et quand vous me direz que la promesse a été remplie, j’avouerai très volontiers que l’Anglo-Saxon a obtenu là quelque chose digne d’envie ; mais tant que ce ne sera qu’une simple promesse, vous m’excuserez, mon cher Stéphanos, si je n’en fais point plus de cas que de celles qu’on nous fait chaque jour ainsi qu’aux Varangiens, promesses qui nous montrent dans l’avenir des monceaux d’argent que nous recevrons probablement en même temps que la neige de l’année dernière. Armez-vous donc de courage, noble Stéphanos, et ne croyez pas que vos affaires soient devenues pires à cause de l’échec d’aujourd’hui ; que votre cœur ne se laisse pas abattre ; mais, sans perdre de vue les principes qui l’ont enflammé, croyez que vos projets n’en sont pas moins sûrs parce que le sort a renvoyé leur accomplissement à un jour plus éloigné. » C’était ainsi qu’en conspirateur adroit et infatigable, Harpax rassurait pour quelque renouvellement futur l’esprit chancelant de Stéphanos.

Les chefs qui avaient été désignés par l’empereur se réunirent ensuite pour le repas du soir ; et au contentement général, à la bienveillance que témoigna Alexis à ses hôtes de tout rang, on ne se serait guère douté que le jour qui venait de s’écouler avait été d’abord désigné pour l’exécution d’un projet si terrible et si criminel.

L’absence de la comtesse Brenhilda, pendant cette journée si remplie, ne causa pas peu de surprise à l’empereur et à ceux qui jouissaient de sa confiance intime ; car on connaissait le caractère entreprenant de cette dame et l’intérêt qu’elle devait prendre à l’issue du combat. Bertha avait de bonne heure communiqué au comte que sa maîtresse, agitée par suite de toutes les inquiétudes des jours précédents, n’avait pu quitter la chambre. Le vaillant chevalier ne perdit donc pas de temps pour apprendre à sa fidèle comtesse qu’il était sain et sauf ; puis, rejoignant les convives qui devaient assister au festin du palais, il se comporta comme s’il ne lui restait pas le moindre souvenir de la perfide conduite de l’empereur à la fin du dernier banquet. Il savait à la vérité que les troupes du prince Tancrède faisaient non seulement bonne garde autour de la maison où logeait Brenhilda, mais encore surveillaient rigoureusement les environs de Blaquernal, autant pour la sûreté de leur chef héroïque que pour celle du comte Robert, compagnon respecté de leur pèlerinage militaire.

Le principe général de la chevalerie européenne était de laisser rarement la méfiance survivre à une querelle vidée au grand jour, et tout ce qui était pardonné s’effaçait de la mémoire comme ne devant plus revenir ; mais, dans la présente occasion, les divers événements de la journée avaient réuni un nombre de troupes fort considérable, de sorte que les croisés avaient à se bien tenir sur leurs gardes.

On peut croire que la soirée se passa sans aucune tentative pour renouveler le cérémonial de la grande chambre des Lions, qui avait amené, dans une occasion précédente, une telle mésintelligence. Il eût été vraiment heureux que l’explication entre le puissant empereur de la Grèce et le chevaleresque comte de Paris fût arrivée plus tôt, car un moment de réflexion sur ce qui s’était passé avait convaincu l’empereur que les Francs n’étaient pas gens à s’en laisser imposer par des ouvrages de mécanique ou de pareilles bagatelles, et que ce qu’ils ne comprenaient pas, au lieu d’exciter leur crainte ou leur admiration, ne faisait qu’enflammer leur courage. D’une autre part, il n’avait pas échappé au comte Robert que les mœurs des Orientaux étaient absolument différentes de celles auxquelles il avait été habitué ; qu’ils n’étaient pas aussi profondément imbus de l’esprit de la chevalerie, et que le culte de Notre-Dame des Lances rompues, pour parler comme lui, n’était pas pour eux un sujet naturel d’adoration. Cependant le comte Robert avait observé aussi qu’Alexis Comnène était un prince sage et politique, et que, s’il se mêlait beaucoup de ruse à sa sagesse, c’était peut-être à cette conduite adroite qu’il devait d’exercer sur les esprits de ses sujets cet empire nécessaire pour leur propre bien et pour le maintien de son autorité. Il résolut donc d’écouter sans colère tout ce que l’empereur pourrait dire par civilité ou par plaisanterie, et de ne pas troubler de nouveau une bonne intelligence qui pourrait être utile à la chrétienté, par une querelle fondée sur une fausse interprétation de mots, ou sur l’ignorance des usages du pays. Le comte de Paris resta fidèle, toute la soirée, à cette prudente résolution, non sans peine pourtant, car elle s’accordait mal avec son caractère vif et fougueux, également jaloux de savoir le sens précis de chaque mot qu’on lui adressait, et prêt à prendre ombrage s’il y voyait le moindre degré d’offense, avec ou sans intention.