Le Comte Robert de Paris/34

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 385-391).


CHAPITRE XXXIV et dernier.

CONCLUSION.


Ce ne fut qu’après la conquête de Jérusalem que le comte Robert de Paris passa par Constantinople avec son épouse et ceux de ses compagnons que le fer et la peste avaient épargnés dans cette guerre sanglante, pour retourner dans son pays natal. En abordant en Italie, le premier soin du noble comte et de la comtesse fut de faire célébrer avec pompe le mariage d’Hereward et de sa fidèle Bertha, qui avaient ajouté à leurs autres titres à l’affection de leurs maîtres, ceux qu’ils avaient acquis, Hereward par ses loyaux services en Palestine, et Bertha par les soins affectueux qu’elle avait prodigués à la comtesse pendant son séjour à Constantinople.

Quant au destin d’Alexis Comnène, on peut lire quel il fut dans l’histoire de sa fille, qui le représente comme le héros de maintes victoires remportées tantôt par ses armes, tantôt par sa prudence, dit l’historienne née dans la pourpre, au chapitre iii du livre xv de son ouvrage. « La hardiesse seule a gagné quelques batailles, d’autres fois ses succès ont été dus au stratagème. Il a élevé le plus illustre de ses trophées en affrontant le péril, en combattant comme simple soldat, en se jetant tête nue au plus épais de la mêlée ; mais il en est d’autres, continue la docte princesse, qu’il a pu ériger en feignant de craindre, en simulant une retraite. En un mot, il savait également triompher en fuyant et en poursuivant, et restait debout devant l’ennemi qui paraissait l’avoir terrassé, semblable à l’instrument militaire appelé chausse-trappe, qui reste toujours droit dans quelque direction qu’on le jette à terre. »

Il serait injuste de passer sous silence la manière dont la princesse se défend elle-même contre l’accusation bien naturelle de partialité.

« Il faut que je repousse encore une fois les reproches que m’adressent certaines gens, comme si mon histoire était simplement composée d’après les inspirations de l’amour naturel pour les parents qui est gravé dans le cœur des enfants. En vérité, ce n’est pas l’effet de l’affection que je porte aux miens, mais l’évidence incontestable des faits eux-mêmes, qui m’obligeait à parler comme je l’ai fait. N’est-il pas possible qu’on ait en même temps de l’affection pour la mémoire d’un père et pour la vérité ? Quant à moi, je ne me suis jamais dirigée pour écrire l’histoire, autrement que par l’assurance de l’exactitude des faits. Dans ce dessein, j’ai pris pour sujet l’histoire d’un homme illustre ; est-il juste que, par suite du hasard qui a voulu qu’en même temps il fût l’auteur de mes jours, cette circonstance élève nécessairement contre moi une prévention qui ruinerait mon crédit auprès des lecteurs ? J’ai donné en d’autres occasions des preuves assez fortes de l’ardeur que j’ai à défendre les intérêts de mon père, et ceux qui me connaissent n’en douteront jamais ; mais, dans celle-ci, je me suis bornée à ce que prescrivait l’inviolable fidélité avec laquelle je respecte la vérité, et je me serais fait un scrupule de la violer, sous prétexte de servir la renommée de mon père. » Ibid., chap. iii, liv. xv.

Nous avons cru devoir faire cette citation pour justifier la belle historienne ; nous extrairons aussi la description qu’elle fait de la mort de l’empereur, et nous n’hésitons pas à convenir que la manière dont notre Gibbon a peint cette princesse est pleine de justice et de vérité.

« Malgré ces protestations réitérées de sacrifier plutôt à l’exacte et absolue vérité qu’à la mémoire de son père, » remarque avec raison Gibbon, « au lieu de la simplicité de style et de narration qui inspire la confiance, une affectation travaillée de rhétorique et de science trahit à chaque page la vanité d’une femme auteur. Le vrai caractère d’Alexis se perd dans une vague constellation de vertus ; et le ton perpétuel de panégyrique et d’apologie éveille notre méfiance et nous force à douter de la véracité de l’historienne et du mérite de nos héros. Nous ne pouvons cependant lui contester cette judicieuse et importante remarque, que les désordres du temps firent le malheur et la gloire d’Alexis, et que toutes les calamités qui peuvent affliger un empire inclinant vers sa ruine furent accumulées sous son règne par la justice du ciel et par les vices de ses prédécesseurs. » Gibbon, Histoire de l’Empire romain, vol. IX, pag. 83, note.

La princesse n’hésita donc pas à croire que les signes nombreux qui parurent dans le ciel et sur la terre, et qui furent interprétés par les devins de l’époque comme présageant la mort de l’empereur, étaient effectivement destinés par le ciel à prophétiser ce grand événement. Par ce moyen, Anne Comnène a relevé l’importance de son père, en faisant accompagner sa mort des signes d’intérêt qui, selon d’anciens historiens, indiquaient nécessairement la disparition des grands personnages. Mais elle ne manque pas d’apprendre au lecteur chrétien que son père ne croyait à aucun de ces pronostics, et qu’il resta incrédule même dans la remarquable occasion que voici : Une magnifique statue qu’on regardait généralement comme un débris du paganisme, tenant à la main un sceptre d’or et placée sur un piédestal de porphyre, fut renversée par un ouragan ; l’on interpréta cet accident comme un signe de mort prochaine pour l’empereur. Mais il repoussa généralement cette interprétation. Ce Phidias, dit-il, et d’autres grands sculpteurs de l’antiquité avaient le talent d’imiter le corps humain avec une surprenante exactitude ; mais supposer que le pouvoir de prédire l’avenir a été donné à ces chefs-d’œuvre de l’art, ce serait accorder à leurs auteurs les facultés que la Divinité se réserve à elle-même, lorsqu’elle dit : « C’est moi qui tue et qui fais vivre. » Pendant ses derniers jours l’empereur fut vivement tourmenté par la goutte, mal dont la nature a exercé l’esprit de nombreux savants ainsi que celui d’Anne Comnène. Le pauvre malade était tellement épuisé que, comme l’impératrice parlait des hommes les plus éloquents qui aideraient à composer son histoire, il dit avec un mépris naturel pour de semblables vanités : « Les événements de ma malheureuse vie demandent plutôt des larmes et des lamentations que les louanges dont vous parlez. »

Une espèce d’asthme se joignit bientôt à la goutte, et alors les remèdes des médecins devinrent aussi inutiles que l’intercession des moines et du clergé, aussi bien que les aumônes qui furent indistinctement prodiguées. Deux ou trois évanouissements profonds et successifs donnèrent un sinistre avertissement du coup qui s’approchait ; et enfin se terminèrent le règne et la vie d’Alexis Comnène, prince qui, malgré tous ses défauts, possède encore un droit réel, vu la pureté de ses intentions en général, à être regardé comme un des meilleurs souverains du Bas-Empire.

L’historienne oublia quelque temps l’orgueil de son rang littéraire ; et, comme une femme ordinaire, elle versa des larmes, jeta des cris, s’arracha les cheveux, et se défigura le visage ; cependant l’impératrice Irène quittait ses vêtements impériaux, coupait sa chevelure, changeait ses brodequins de pourpre pour des souliers de deuil, et sa fille Marie, qui elle-même avait été veuve, prenait une robe noire dans une de ses garde-robes, et la présentait à sa mère. « À l’instant même où elle la mit, dit Anne Comnène, l’empereur rendit l’âme, et en ce moment le soleil de ma vie se coucha. »

Nous ne parlerons pas davantage de ses lamentations. Elle se reproche d’avoir, après la mort de son père, cette lumière du monde, survécu aussi à Irène, également les délices de l’Orient et de l’Occident, et même à son époux. « Je suis indignée, dit-elle, que mon âme abreuvée de pareils torrents d’infortune, puisse encore animer mon corps. N’ai-je pas été plus dure et plus insensible que les rochers même, et n’est-il pas juste que celle qui a pu survivre à un tel père, à une telle mère et à un tel époux, soit soumise à l’influence de tant de calamités ? Mais achevons cette histoire, plutôt que de fatiguer plus long-temps mes lecteurs de mes inutiles et douloureuses lamentations. »

Après avoir ainsi conclu son histoire, elle ajoute les deux vers suivants :

La savante Comnène alors cesse d’écrire,
À défaut de matière et quand son père expire.

Ces citations apprendront probablement au lecteur tout ce qu’il désire savoir du caractère réel de l’historienne impériale. Peu de mots suffiront pour en finir avec les autres personnages que nous avons choisis dans son ouvrage, et qui ont figuré dans le drame qu précède.

Il n’est guère douteux que le comte Robert de Paris, qui devint particulièrement célèbre par l’audace qu’il eut de s’asseoir sur le trône impérial, ne fût, dans le fait, un homme du plus haut rang et rien moins, comme l’a conjecturé le savant Ducange, qu’un ancêtre de la maison de Bourbon qui a donné si long-temps des roi à la France. Il était, à ce qu’il paraît, successeur des comtes de Paris par qui cette ville fut vaillamment défendue contre les Normands, et l’un des ancêtres de Hugues Capet. Il y a sur ce sujet diverses hypothèses qui font descendre le célèbre Hugues Capet 1° de la famille de Saxe ; 2° de saint Arnould, par la suite évêque d’Altex ; 3° de Nibilong ; 4° du duc de Bavière, et 5° d’un fils naturel de l’empereur Charlemagne. Placé de différentes manières, mais dans chacune de ces généalogies contestées, apparaît ce Robert, surnommé le Fort, qui était seigneur du district dont Paris était la capitale, plus particulièrement appelé le comté ou l’Isle-de-France. Anne Comnène, qui a rapporté dans son histoire l’usurpation hardie du trône de l’empereur par ce chef orgueilleux, nous apprend aussi qu’il reçut une blessure grave, sinon mortelle, à la bataille de Dorylœum, faute d’avoir suivi les instructions que lui avait données son père touchant la manière de combattre les Turcs. L’antiquaire qui est disposé à faire des recherches sur ce sujet peut consulter la généalogie de la maison royale de France, par le feu lord Ashburnham, ainsi qu’une note de Ducange sur l’Histoire de la princesse, pag. 362, tendant à prouver l’identité de son Robert de Paris, barbare hautain, avec le Robert surnommé le Fort, mentionné comme ancêtre de Hugues Capet[1]. On peut encore consulter Gibbon, vol. xi, pag. 52. L’antiquaire français et 1 historien anglais semblent également disposés à trouver l’église appelée, dans notre histoire, Notre-Dame des Lances rompues, dans l’église dédiée à saint Drusas, ou Drosin de Loissins, qu’on supposait avoir une influence particulière sur l’issue des combats, et être dans l’habitude de les terminer en faveur du champion qui passait la nuit de la veille dans la chapelle.

En considération du sexe d’un de ses personnages, l’auteur a choisi Notre-Darae des Lances rompues comme une patronne plus convenable que saint Drusas lui-même, pour les amazones, qui n’étaient pas tort rares à cette époque. Gæta, par exemple, femme de Robert Guiscard, héros redouté, et père d’une héroïque postérité, était elle-même une amazone ; elle combattit aux premiers rangs des Normands, et sans cesse elle est mentionnée par notre historienne impériale Anne Comnène.

Le lecteur peut aisément concevoir que Robert de Paris se distingua parmi ses frères d’armes et les croisés ses compagnons. Sa renommée retentit du haut des remparts d’Antioche ; mais à la bataille de Dorylœum, il fut si gravement blessé qu’il ne put prendre part à la plus grande scène de toute l’expédition. Cependant son héroïque comtesse eut la satisfaction infinie d’escalader les murs de Jérusalem, et d’accomplir son vœu, ainsi que celui de son époux. Cela fut d’autant plus heureux que les médecins déclarèrent que les blessures du comte avaient été faites avec une arme empoisonnée, et que, pour espérer une guérison complète, il lui fallait recourir à l’air natal. Après quelque temps passé dans le vain espoir d’échapper par la patience à cette désagréable alternative, le comte Robert se soumit à la nécessité : et avec son épouse, le fidèle Hereward et tous ceux de ses soldats qui avaient été mis comme lui hors de combat, il reprit par mer le chemin de l’Europe.

Une agile galère, qu’ils se procurèrent à grands frais, les conduisit sans accident à Venise ; et de cette ville, alors dans sa gloire, la modique portion de butin qui était échue en partage au comte parmi les conquérants de la Palestine le mit à même de regagner ses propres domaines, qui, plus heureux que ceux de la plupart de ses compagnons de pèlerinage, n’avaient pas été dévastés par les voisins pendant l’absence du possesseur. Le bruit que le comte avait perdu la santé et les forces nécessaires pour continuer d’honorer Notre-Dame des Lances rompues lui attira cependant les hostilités d’un ou de deux voisins ambitieux et jaloux, dont néanmoins l’ambition fut suffisamment réprimée par la courageuse résistance de la comtesse et de l’intrépide Hereward. Il fallut moins d’un an au comte de Paris pour recouvrer toutes ses forces, et pour le faire redevenir le protecteur assuré de ses vassaux et le sujet à qui les possesseurs du trône français accordaient le plus de confiance. Cette dernière circonstance mit le comte Robert à même d’acquitter sa dette envers Hereward d’une manière aussi généreuse que ce dernier pouvait l’attendre. Alors respecté pour sa prudence et sa sagacité, autant qu’il l’avait été pour son intrépidité et sa valeur comme croisé, Robert fut plusieurs fois employé par la cour de France à conduire les négociations ennuyeuses et difficiles dans les quelles les possessions normandes de la couronne anglaise entraînaient ces nations rivales. Guillaume-le-Roux ne fut ni insensible au mérite du chevalier, ni assez aveugle pour ne pas apercevoir combien il lui importait de gagner sa bienveillance ; et découvrant le désir que le comte avait qu’Hereward fut rendu au pays de ses pères, il saisit ou fit naître l’occasion de la déchéance de quelque noble rebelle, pour donner au Varangien un vaste domaine attenant à la Nouvelle-Forêt, au lieu même que son père avait principalement habité. On dit que dans ce lieu les descendants du vaillant écuyer et de son épouse Bertha ont existé pendant de longues années survivant aux chances du temps et des hasards qui sont en général funestes à la continuation de familles plus illustres.



  1. Nous n’aurions guère besoin de prémunir les lecteurs contre les anachronismes grossiers et les assertions étranges que, par une suite singulière de distractions Walter Scott a entassés dans tout ce paragraphe. Mais l’auteur anglais s’appuie d’autorités dont le nom pourrait imposer, bien qu’il ne paraisse pas les avoir réellement consultées. Un simple rapprochement de dates suffira pour détruire tout cet échafaudage. L’anachronisme est de deux siècles. Robert-le-Fort, bisaïeul de Hugues Capet, était duc de France, ou si l’on veut comte de Paris en 866. Hugues Capet lui-même mourut en 996. Donc aucun des comtes de Paris ancêtres des Capétiens n’a pu se trouver à Constantinople en 1097, deux ans avant la prise de Jérusalem. Le quatrième Capétien, Philippe Ier était alors roi de France ; et pour fonder avec quelque vraisemblance la partie historique du roman, il faudrait supposer qu’un rejeton légitime ou non des anciens comtes de Paris vivait auprès du trône en conservant ce titre et qu’il prit part à la première croisade.