Le Comte d’Essex/Acte III

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Le Comte d’Essex
Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 473-485).
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ACTE III.



Scène I.

ÉLISABETH, CÉCILE, TILNEY.
Élisabeth.

Le comte est condamné ?

Cécile.

Le comte est condamné ?C’est à regret, Madame,
Qu’on voit son nom terni par un arrêt infame.
Ses juges l’en ont plaint, mais tous l’ont à la fois
Connu si criminel, qu’ils n’ont eu qu’une voix.
Comme pour affoiblir toutes nos procédures
Ses reproches d’abord m’ont accablé d’injures,
Ravi, s’il se pouvoit, de le favoriser,
J’ai de son jugement voulu me récuser.
La loi le défendoit, & c’est malgré moi-même
Que j’ai dit mon avis dans le conseil suprême,
Qui confus des noirceurs de son lâche attentat,
A crû devoir sa tête au repos de l’état.

Élisabeth.

Ainsi sa perfidie a paru manifeste ?

Cécile.

Le coup pour vous, Madame, alloit être funeste.
Du comte de Tyron, de l’Irlandois suivi,
Il en vouloit au trône, & vous l’auroit ravi.

Élisabeth.

Ah ! Je l’ai trop connu, lorsque la populace
Seconda contre moi son insolente audace.
À m’ôter la couronne il croyoit l’engager.
Quelle excuse à ce crime, & par où s’en purger ?
Qu’a-t-il répondu ?


Cécile.

Qu’a-t-il répondu ?Lui ? Qu’il n’avoit rien à dire,
Que pour toute défense il nous devoit suffire
De voir ses grands exploits pour lui s’intéresser,
Et que sur ces Témoins on pouvoit prononcer.

Élisabeth.

Quel orgueil ! Quoi, tout prêt à voir lancer la foudre,
Au moindre repentir il ne peut se résoudre ?
Soumis à ma vengeance il brave mon pouvoir ?
Il ose…

Cécile.

Il ose…Sa fierté ne se peut concevoir.
On eût dit, à le voir plein de sa propre estime,
Que ses juges étoient coupables de son crime,
Et qu’ils craignoient de lui dans ce pas hazardeux
Ce qu’il avoit l’orgueil de ne pas craindre d’eux.

Élisabeth.

Cependant il faudra que cet orgueil s’abaisse.
Il voit, il voit l’état où son crime le laisse.
Le plus ferme s’ébranle après l’arrêt donné.

Cécile.

Un coup si rigoureux ne l’a point étonné.
Comme alors on conserve une inutile audace,
J’ai voulu le réduire à vous demander grace.
Que ne m’a-t-il point dit ? J’en rougis & me tais.

Élisabeth.

Ah ! Quoiqu’il la demande, il ne l’aura jamais,
De moi tantôt, sans peine, il l’auroit obtenue.
J’étois encor pour lui de bonté prévenue,
Je voyois à regret qu’il voulût me forcer
À souhaiter l’Arrêt qu’on vient de prononcer ;
Mon bras, lent à punir, suspendoit la tempête ;
Il me pousse à l’éclat, il payra de sa tête.
Donnez bien ordre à tout ; pour empêcher sa mort,
Le Peuple qui la craint peut faire quelque effort,
Il s’en est fait aimer, prévenez ces alarmes ;
Dans les lieux les moins sûrs faites prendre les armes.

N’oubliez rien, allez.

Cécile.

N’oubliez rien, allez.Vous connoissez ma foi,
Je répons des mutins ; reposez-vous sur moi.



Scène II.

ÉLISABETH, TILNEY.
Élisabeth.

Enfin, perfide, enfin ta perte est résolue,
C’en est fait, malgré moi, toi-même l’as conclue ;
De ma lâche pitié tu craignois les effets,
Plus de grace, tes vœux vont être satisfaits.
Ma tendresse emportoit une indigne victoire,
Je l’étouffe, il est temps d’avoir soin de ma gloire,
Il est temps que mon cœur justement irrité
Instruise l’univers de toute ma fierté.
Quoi, de ce cœur séduit appuyant l’injustice,
De tes noirs attentats tu l’auras fait complice,
J’en saurai le coup prêt d’éclater, le verrai,
Tu m’auras dédaignée, & je le souffrirai ?
Non, puis qu’en moi toujours l’amante te fit peine,
Tu le veux, pour te plaire il faut paroître reine,
Et reprendre l’orgueil que j’osois oublier,
Pour permettre à l’amour de te justifier.

Tilney.

À croire cet orgueil peut-être un peu trop prompte,
Vous avez consenti qu’on ait jugé le comte.
On vient de prononcer l’arrêt de son trépas,
Chacun tremble pour lui, mais il ne mourra pas.

Élisabeth.

Il ne mourra pas, lui ? Non, croi-moi, tu t’abuses,
Tu sais son attentat ; est-ce que tu l’excuses,

Et que de son arrêt blâmant l’indignité,
Tu crois qu’il soit injuste, ou trop précipité ?
Penses-tu, quand l’ingrat contre moi se déclare,
Qu’il n’ait pas mérité la mort qu’on lui prépare,
Et que je venge trop, en le laissant périr,
Ce que par ses dédains l’amour m’a fait souffrir ?

Tilney.

Que cet arrêt soit juste, ou donné par l’envie,
Vous l’aimez, cet amour lui sauvera la vie ;
Il tient vos jours aux siens si fortement unis,
Que par le même coup on les verroit finis.
Votre aveugle colere en vain vous le déguise,
Vous pleureriez la mort que vous auriez permise ;
Et le sanglant éclat qui suivroit ce courroux,
Vengeroit vos malheurs moins sur lui que sur vous.

Élisabeth.

Ah, cruelle ! Pourquoi fais-tu trembler ma haine ?
Est-ce une passion indigne d’une reine,
Et l’amour qui me veut empêcher de regner,
Ne se lasse-t-il point de se voir dédaigner ?
Que me sert qu’au dehors, redoutable ennemie,
Je rende par la paix ma puissance affermie,
Si mon cœur au-dedans tristement déchiré,
Ne peut jouïr du calme où j’ai tant aspiré ?
Mon bonheur semble avoir enchaîné la victoire,
J’ai triomphé par-tout, tout parle de ma gloire ;
Et d’un sujet ingrat, ma pressante bonté
Ne peut, même en priant, réduire la fierté.
Par son fatal arrêt plus que lui condamnée,
À quoi te résous-tu, Princesse infortunée ?
Laisseras-tu périr sans pitié, sans secours,
Le soutien de ta gloire, & l’appui de tes jours ?

Tilney.

Ne pouvez-vous pas tout ? Vous pleurez !

Élisabeth.

Ne pouvez-vous pas tout ? Vous pleurez !Oui, je pleure,
Et sens bien que s’il meurt, il faudra que je meure.

Ô vous, rois, que pour lui ma flamme a négligés,
Jetez les yeux sur moi, vous étes bien vengés ;
Une reine intrépide au milieu des alarmes,
Tremblante pour l’amour, ose verser des larmes.
Encor s’il étoit sûr que ces pleurs répandus,
En me faisant rougir, ne fussent pas perdus,
Que le lâche pressé du vil remords que donne…
Qu’en penses-tu ? Dis-moi, le plus hardi s’étonne ?
L’image de la mort, dont l’appareil est prêt,
Fait croire tout permis pour en changer l’arrêt.
Réduit à voir sa tête expier son offense,
Doutes-tu qu’il ne veuille implorer ma clémence,
Que sûr que mes bontés passent ses attentats…

Tilney.

Il doit y recourir ; mais, s’il ne le fait pas ?
Le comte est fier, Madame.

Élisabeth.

Le comte est fier, Madame.Ah ! Tu me désesperes.
Quoi qu’osent contre moi ses projets téméraires,
Dût l’état par ma chûte en être renversé,
Qu’il fléchisse, il suffit, j’oublierai le passé.
Mais, quand toute attachée à retenir la foudre,
Je frémis de le perdre, & tremble à m’y résoudre,
Si me bravant toujours il ose m’y forcer,
Moi reine, lui sujet, puis-je m’en dispenser ?
Sauvons-le malgré lui, parle, & fais qu’il te croie,
Voi-le, mais cache-lui que c’est moi qui t’envoie ;
Et ménageant ma gloire en t’expliquant pour moi,
Peins-lui mon cœur sensible à ce que je lui doi :
Fais-lui voir qu’à regret j’abandonne sa tête,
Qu’au plus foible remords sa grace est toute prête ;
Et si pour l’ébranler il faut aller plus loin,
Du soin de mon amour fais ton unique soin ;
Laisse, laisse ma gloire, & dis-lui que je l’aime,
Tout coupable qu’il est, cent fois plus que moi-même,

Qu’il n’a, s’il veut finir mes déplorables jours,
Qu’à souffrir que des siens on arrête le cours.
Presse, prie, offre tout pour fléchir son courage.
Enfin si pour ta reine un vrai zéle t’engage,
Par crainte, par amour, par pitié de mon sort,
Obtient qu’il se pardonne, & l’arrache à la mort,
L’empêchant de périr, tu m’auras bien servie.
Je ne te dis plus rien, il y va de ma vie,
Ne perds point de temps, cours, & me laisse écouter
Ce que pour sa défense un ami vient tenter.



Scène III.

ÉLISABETH, LE COMTE DE SALSBURY.
Salsbury.

Madame, pardonnez à ma douleur extrême,
Si paroissant ici pour un autre moi-même,
Tremblant, saisi d’effroi, pour vous, pour vos états,
J’ose vous conjurer de ne vous perdre pas.
Je n’examine point quel peut être le crime ;
Mais si l’arrêt donné vous semble légitime,
Vous le paroîtra-t-il quand vous daignerez voir,
Par un funeste coup, quelle tête il fait cheoir ?
C’est ce fameux héros dont cent fois la victoire
Par les plus grands exploits a consacré la gloire,
Dont partout le destin fut si noble & si beau,
Qu’on livre entre les mains d’un infame bourreau.
Après qu’à sa valeur, que chacun idolâtre,
L’Univers avec pompe a servi de théatre,
Pourrez-vous consentir qu’un échafaud dressé,
Montre à tous de quel prix il est récompensé ?
Quand je viens vous marquer son mérite & sa peine,
Ce n’est point seulement l’amitié qui m’améne,

C’est l’état désolé, c’est votre cour en pleurs,
Qui perdant son appui, tremble de ses malheurs.
Je sai qu’en sa conduite il eut quelque imprudence,
Mais le crime toujours ne suit pas l’apparence ;
Et dans le rang illustre où ses vertus l’ont mis,
Estimé de la reine, il a des ennemis.
Pour lui, pour vous, pour nous, craignez les artifices
De ceux qui de sa mort se rendent les complices.
Songez que la clémence a toujours eu ses droits,
Et qu’elle est la vertu la plus digne des rois.

Élisabeth.

Comte de Salsbury, j’estime votre zéle,
J’aime à vous voir ami généreux & fidéle,
Et loue en vous l’ardeur que ce noble intérêt
Vous donne à murmurer d’un équitable arrêt.
J’en sens ainsi que vous une douleur extrême,
Mais je dois à l’état encor plus qu’à moi-même.
Si j’ai laissé du comte éclaircir le forfait,
C’est lui qui m’a forcée à tout ce que j’ai fait.
Prête à tout oublier, s’il m’avouoit son crime,
On le sait, j’ai voulu lui rendre mon estime ;
Ma bonté n’a servi qu’à redoubler l’orgueil,
Qui des ambitieux est l’ordinaire écueil.
Des soins qu’il m’a vû prendre à détourner l’orage,
Quoi que sûr d’y périr, il s’est fait un outrage.
Si sa tête me fait raison de sa fierté,
C’est sa faute, il aura ce qu’il a mérité.

Salsbury.

Il mérite, sans doute, une honteuse peine,
Quand sa fierté combat les bontés de sa reine.
Si quelque chose en lui vous peut, vous doit blesser,
C’est l’orgueil de ce cœur qu’il ne peut abaisser,
Cet orgueil qu’il veut croire au péril de sa vie ;
Mais pour être trop fier, vous a-t-il moins servie ?
Vous a-t-il moins montré dans cent & cent combats,
Que pour vous il n’est rien d’impossible à son bras ?
Par son sang prodigué, par l’éclat de sa gloire,
Daignez, s’il vous en reste encor quelque mémoire,

Accorder au malheur qui l’accable aujourd’hui,
Le pardon qu’à genoux je demande pour lui.
Songez que si jamais il vous fut nécessaire,
Ce qu’il a déjà fait, il peut encor le faire,
Et que nos ennemis tremblans, désespérés,
N’ont jamais mieux vaincu que quand vous le perdrez.

Élisabeth.

Je le perds à regret, mais enfin je suis reine,
Il est sujet, coupable, & digne de sa peine ;
L’arrêt est prononcé, Comte, & tout l’univers
Va sur lui, va sur moi tenir les yeux ouverts.
Quand sa seule fierté, dont vous blâmez l’audace,
M’auroit fait souhaiter qu’il m’eût demandé grace,
Si par-là de la mort il a pû s’affranchir,
Dédaignant de le faire, est-ce à moi de fléchir ?
Est-ce à moi d’endurer qu’un sujet téméraire
À d’impuissans éclats réduise ma colere,
Et qu’il puisse, à ma honte, apprendre à l’avenir,
Que je connois son crime, & n’osai le punir ?

Salsbury.

On parle de révolte, & de ligues secrettes ;
Mais, Madame, on se sert de lettres contrefaites ;
Les témoins par Cécile ouïs, examinés,
Sont témoins que peut-être on aura subornés ;
Le comte les récuse, & quand je le soupçonne…

Élisabeth.

Le comte est condamné ; si son arrêt l’étonne,
S’il a pour l’affoiblir quelque chose à tenter,
Qu’il rentre en son devoir, on pourra l’écouter.
Allez, mon juste orgueil que son audace irrite
Peut faire grace encor, faites qu’il la mérite.



Scène IV.

ÉLISABETH, LA DUCHESSE.
Élisabeth.

Venez, venez, Duchesse, & plaignez mes ennuis,
Je cherche à pardonner, je le veux, je le puis ;
Et je tremble toujours qu’un obstiné coupable,
Lui-même contre moi ne soit inexorable.
Ciel, qui me fis un cœur & si noble & si grand,
Ne le devois-tu pas former indifférent ?
Falloit-il qu’un ingrat aussi fier que sa reine,
Me donnant tant d’amour, fut digne de ma haine,
Ou si tu résolvois de m’en laisser trahir,
Pourquoi ne m’as-tu pas permis de le haïr ?
Si ce funeste arrêt n’ébranle point le comte,
Je ne puis éviter, ou ma perte, ou ma honte,
Je péris par sa mort ; & le voulant sauver,
Le Lâche impunément aura sû me braver.
Que je suis malheureuse !

La Duchesse.

Que je suis malheureuse !On est, sans doute, à plaindre,
Quand on hait la rigueur, & qu’on s’y voit contraindre ;
Mais si le Comte osoit, tout condamné qu’il est,
Plûtôt que son pardon, accepter son arrêt,
Au moins de ses desseins, sans le dernier supplice,
La prison vous pourroit…

Élisabeth.

La prison vous pourroit…Non, je veux qu’il fléchisse,
Il y va de ma gloire, il faut qu’il céde.

La Duchesse.

Il y va de ma gloire, il faut qu’il céde.Hélas !
Je crains qu’à vos bontés il ne se rende pas,

Que voulant abaisser ce courage invincible,
Vos efforts…

Élisabeth.

Vos efforts…Ah ! J’en sais un moyen infaillible ;
Rien n’égale en horreur ce que j’en souffrirai ;
C’est le plus grand des maux, peut-être j’en mourrai.
Mais si toujours d’orgueil son audace est suivie,
Il faudra le sauver aux dépends de ma vie ;
M’y voilà résolue. Ô vœux mal exaucés,
Ô mon cœur, est-ce ainsi que vous me trahissez ?

La Duchesse.

Votre pouvoir est grand, mais je connois le comte,
Il voudra…

Élisabeth.

Il voudra…Je ne puis le vaincre qu’à ma honte,
Je le sai ; mais enfin je vaincrai sans effort,
Et vous allez vous-même en demeurer d’accord.
Il adore Suffolc, c’est elle qui l’engage
À lui faire raison d’un exil qui l’outrage.
Quoi que coûte à mon cœur ce funeste dessein,
Je veux, je souffrirai qu’il lui donne la main ;
Et l’ingrat qui m’oppose une fierté rebelle,
Sûr enfin d’être heureux, voudra vivre pour elle.

La Duchesse.

Si par-là seulement vous croyez le toucher,
Apprenez un secret qu’il ne faut plus cacher.
De l’amour de Suffolc vainement alarmée,
Vous la punîtes trop, il ne l’a point aimée ;
C’est moi seule, ce sont mes criminels appas,
Qui surprirent son cœur que je n’attaquois pas.
Par devoir, par respect, j’eus beau vouloir éteindre
Un feu dont vous deviez avoir tant à vous plaindre.
Confuse de ses vœux, j’eus beau lui résister,
Comme l’amour se flatte, il voulut se flatter,
Il crut que la pitié pourroit tout sur votre ame,
Que le temps vous rendroit favorable à sa flamme ;
Et quoi qu’enfin pour lui Suffolc fût sans appas,
Il feignit de l’aimer pour ne m’exposer pas.

Son exil étonna son amour téméraire ;
Mais si mon intérêt le força de se taire,
Son cœur dont la contrainte irritoit les desirs,
Ne m’en donna pas moins ses plus ardens soupirs.
Par moi qui l’usurpai vous en fûtes bannie,
Je vous nuisis, Madame, & je m’en suis punie.
Pour vous rendre les vœux que j’osois détourner,
On demanda ma main, je la voulus donner ;
Éloigné de la cour, il sut cette nouvelle,
Il revient furieux, rend le peuple rebelle,
S’en va suivre au palais dans le moment fatal
Que l’hymen me livroit au pouvoir d’un rival ;
Il venoit l’empêcher, & c’est ce qu’il vous cache.
Voilà par où le crime à sa gloire s’attache ;
On traite de révolte un fier emportement,
Pardonnable peut-être aux ennuis d’un amant.
S’il semble un attentat, s’il en a l’apparence,
L’aveu que je vous fais prouve son innocence.
Enfin, Madame, enfin par tout ce qui jamais
Pût surprendre, toucher, enflammer vos souhaits,
Par les plus tendre vœux dont vous fûtes capable,
Par lui-même, pour vous l’objet le plus aimable,
Sur des témoins suspects qui n’ont pû l’étonner,
Ses juges à la mort l’ont osé condamner.
Accordez-moi ses jours pour prix du sacrifice
Qui, m’arrachant à lui, vous a rendu justice ;
Mon cœur en souffre assez pour mériter de vous
Contre un si cher coupable un peu moins de courroux.

Élisabeth.

Ai-je bien entendu ? Le perfide vous aime,
Me dédaigne, me brave, & contraire à moi-même,
Je vous assurerois, en l’osant secourir,
La douceur d’être aimée, & de me voir souffrir ?
Non, il faut qu’il périsse, & que je sois vengée,
Je dois ce coup funeste à ma flamme outragée,
Il a trop mérité l’arrêt qui le punit,
Innocent ou coupable, il vous aime, il suffit.

S’il n’a point de vrai crime, ainsi qu’on le veut croire,
Sur le crime apparent je sauverai ma gloire,
Et la raison d’état, en le privant du jour,
Servira de prétexte à la raison d’amour.

La Duchesse.

Juste ciel ! Vous pourriez-vous immoler sa vie ?
Je ne me repens point de vous avoir servie ;
Mais, hélas ! Qu’ai-je pû faire plus contre moi,
Pour le rendre à sa reine, & rejetter sa foi ?
Tout parloit, m’assuroit de son amour extrême ;
Pour mieux me l’arracher, qu’auriez-vous fait vous-même ?

Élisabeth.

Moins que vous ; pour lui seul, quoi qu’il fût arrivé,
Toujours tout mon amour se seroit conservé.
En vain de moi tout autre eût eu l’ame charmée,
Point d’hymen ; mais enfin je ne suis point aimée,
Mon cœur de ses dédains ne peut venir à bout ;
Et, dans ce désespoir, qui peut tout, ose tout.

La Duchesse.

Ah, faites-lui paroître un cœur plus magnanime,
Ma sévere vertu lui doit-elle être un crime ?
Et l’aide qu’à vos feux j’ai crû devoir offrir,
Vous le fait-elle voir plus digne de périr ?

Élisabeth.

J’ai tort, je le confesse ; &, quoi que je m’emporte,
Je sens que ma tendresse est toujours la plus forte.
Ciel, qui me réservez à des malheurs sans fin,
Il ne manquoit donc plus à mon cruel destin,
Que de ne souffrir pas dans cette ardeur fatale
Que je fusse en pouvoir de haïr ma rivale !
Ah, que de la vertu les charmes sont puissans !
Duchesse, c’en est fait, qu’il vive, j’y consens.
Par un même intérêt, vous craignez, & je tremble,
Pour lui, contre lui-même, unissons-nous ensemble,
Tirons-le du péril qui ne peut l’alarmer,
Toutes deux pour le voir, toutes deux pour l’aimer ;

Un prix bien inégal nous en payra la peine.
Vous aurez tout son cœur, je n’aurai que sa haine ;
Mais n’importe, il vivra, son crime est pardonné,
Je m’oppose à sa mort ; mais l’arrêt est donné,
L’Angleterre le sait, le terre toute entiére
D’une juste surprise en fera la matiére ;
Ma gloire dont toujours il s’est rendu l’appui,
Veut qu’il demande grace, obtenez-le de lui.
Vous avez sur son cœur une entiére puissance,
Allez, pour le soumettre, usez de violence,
Sauvez-le, sauvez-moi, dans le trouble où je suis,
M’en reposer sur vous est tout ce que je puis.