Le Conte du tonneau/Tome 1/Texte entier
Contenant tout ce que les
Ont de plus SUBLIME,
Et de plus MYSTERIEUX ;
Avec pluſieurs autres Pieces très-curieuſes.
Doïen de St. Patrick en Irlande.
Traduit de l’Anglois.
ZEELANDE, ET DE WESTFRISE ;
&c. &c. &c.
Offrir à quelqu’un ce que la Nation du Monde la plus ſpirituelle & la plus ſenſée a produit de plus judicieux & de plus delicat, c’eſt ſupposer indubitablement en celui à qui on le dédie beaucoup de Penetration & de grandes Lumieres.
Cette Verité, Noble & Puiſſant Seigneur, me meneroit naturellement aux Eloges qui ſont dus à Vos belles Qualités, si j’étois aſſez imprudent pour me livrer au Zèle que je me ſens pour tout ce qui eſt eſtimable en Vous.
Nous vivons dans un Siecle, où le vrai Merite doit conſiderer comme une Inſulte les Louanges, qui ne font qu’enfler un Discours ſans lui donner le moindre Corps ; & qui, à force d’être appliquées indifferemment à toutes ſortes d’Objets, ont perdu le droit de ſignifier quelque choſe.
Quand même les Eloges ſeroient auſſi rares que les Vertus dont ils devroient être naturellement la Récompenſe ; je ſerois inconſideré, ſi je me donnois les Airs d’entreprendre Votre Panegyrique. Je n’ai pas aſſez de Vanité, pour croire que mon Approbation ſoit de niveau avec Votre Merite ; & je ſuis trop vain, pour vouloir paſſer dans le Monde pour le Plagiaire de la Voix publique.
Je me contente, Noble & Puiſſant Seigneur, de Vous prier de recevoir avec Votre Bonté ordinaire cette foible Marque de mon Dévoûment : &, en implorant Votre Bienveillance, je ſouhaite que cet Ouvrage puiſſe contribuer à vous délaſſer agréablement l’Eſprit, quand il eſt fatigué des Peines infinies que Vous vous donnez ſans relâche, pour sauver les Biens, l’Honneur, & la Vie des Hommes, de cette Mer orageuſe de Chicanes, qui inondent les Tribunaux.
Je ſuis avec un très-profond Respect,
Noble & Puiſſant Seigneur,
Serviteur,
PREFACE
DU
TRADUCTEUR.
i jamais Livre a eu beſoin
d’une Préface, j’oſe dire que
c’eſt celui-ci. Il est vrai,
qu’il eſt déja tout chargé de
toutes ſortes de Diſcours préliminaires ;
mais, ce n’eſt nullement dans le deſſein
de nous faire entrer dans les veritables
Vuës de l’Auteur : ce ſont plûtôt des
parties de l’Ouvrage même ; & les
Ironies Satiriques, dont ils ſont tout
remplis, tendent au même But que tout
le Livre.
Les Anglois le conſidérent avec raiſon comme un Chef-d’Oeuvre de fine Plaiſanterie ; &, malgré la langueur, qu’une Traduction doit de neceſſité donner à ces ſortes de Productions d’Eſprit, je croi que le Lecteur conviendra, qu’il eſt difficile de trouver dans aucune Langue un Ouvrage ſi plein de feu, & d’imagination. Il eſt vrai en même tems, qu’il ne ſe peut rien de plus biſarre. La Narration eſt interrompuë continuellement par des Digreſſions, qui occupent plus de place que le Sujet principal ; mais, cette Biſarrerie n’eſt point l’effet d’un Eſprit dereglé, qui s’échape à ſoi-même, & dont la Raiſon ne ſauroit maitriſer la fougue : ce Deſordre eſt affecté, pour tourner en ridicule les Auteurs Anglois les plus modernes, qui ſe plaiſent à ces ſortes d’Ecarts impertinens, uniquement pour donner du volume à leurs Productions.
Ces Digreſſions, d’ailleurs, ſont d’un Tour ſi particulier, & pleines d’un Badinage ſi ingénieux, & ſi peu commun, qu’il eſt impoſſible qu’un Lecteur, qui a aſſez de pénétration & de jugement, pour déveloper la délicate ſolidité de ces Ironies, s’impatiente de retourner au Sujet principal.
La plûpart de ces Diſſertations incidentes ſervent à jetter un Ridicule ſur les Modernes, & ſur-tout ſur ceux d’entr’eux qui s’emparent du beau Nom de Critiques. L’Auteur de cet Ouvrage eſt grand Partiſan des Anciens, & peut-être Partiſan outré. J’aurois tort de décider là-deſſus, parce que adhuc ſub Judice Lis eſt. Le Procès n’eſt pas encore vuidé, & peut-être ne le ſera-t-il jamais. Quoiqu’il en ſoit, jamais le Parti des Anciens n’eut un plus habile Defenſeur. Juſqu’ici, les Avocats de cette Faction n’ont été gueres que des Savantas, qui ne ſavoient que dire des Injures groſſieres, & oppoſer à leurs Antagoniſtes un Bouvelard faſtueux de Citations inutiles, fondé ſur un Orgueil pédantefque. C’étoient des gens ſi familiariſez avec les Langues ſavantes, qu’ils ne ſavoient qu’à peine tourner une Période dans leur Langue maternelle ; &, par malheur pour eux, ils avoient à faire à des gens, qui avoient de l’Eſprit, du feu, du ſtile, & qui ſavoient s’inſinuer dans l’Eſprit du Lecteur par un Badinage élégant, & par une Raillerie délicate.
Notre Auteur eſt le premier de ſon Parti, qui ait ſu mettre les Rieurs de ſon coté, & combatre les Modernes avec leurs propres Armes.
Ceux, à qui il en veut le plus, ſont les Critiques de profeſſion, Race de petits Eſprits, dont le mince bon-ſens animé par une bonne doze de malignité, ne s’ocupe qu’à raſſembler les endroits foibles des Auteurs les plus illuſtres, ſans leur rendre la moindre juſtice ſur l’art qui anime tout le corps de leurs ouvrages, & ſur les paſſages admirables, qui les embelliſſent par-tout. C’eſt avec raiſon, que l’Auteur fait main baſſe ſur cette lâche Vermine de Garçons Beaux-Eſprits ; & je ſuis perſuadé, que les plus éclairez d’entre les Modernes lui en ſauront autant de gré, que les plus zélez Partiſans de la venerable Antiquité.
La Pièce principale, qu’on trouvera dans ce premier Volume, eſt intitulée Le Conte du Tonneau, pour les Raiſons qu’on trouvera dans la Préface de l’Auteur. Le But en eſt de tourner en ridicule la Superſtition, & le Fanatiſme, qui deshonorent abſolument une Religion, qui, dans ſon Inſtitution primitive, n’a eu pour toute Parure qu’une raiſonnable Simplicité. Tout cet Ouvrage eſt une Allégorie parfaitement bien ſoutenue d’un bout à l’autre, & très-propre à faire revenir d’un Paganiſme déguiſé, ceux qui ſe font une gloire d’être apellez Chrétiens : elle eſt capable de les faire renoncer à de certaines Subtilitez metaphyſiques, qui éblouiſſent le plus ceux qui les comprennent le moins, & à de certaines Imaginations creuſes, qu’on honore du titre d’Inſpirations, quoiqu’elles ne ſoient réellement que l’effet de certaines Vapeurs ordinaires à des Conſtitutions atrabilaires & hypocondriaques.
Pour mettre le Lecteur au fait de cet Ouvrage Allégorique, il ſera bon, je crois, de lui en tracer ici un Plan abrégé.
Un Père a trois Fils. Avant que de mourir, il leur donne à chacun un Habit neuf d’une grande Simplicité, mais qui en recompenſe a la propriété de ne s’uſer jamais, & d’etre toujours juſte au corps de celui qui le porte. Il leur ordonne ſous de grandes peines de le broſſer ſouvent, mais de n’y rien changer, ni de le relever par aucun Ornement. Il leur donne encore un Teſtament, qui contient tous les Préceptes, qu’ils doivent obſerver, pour porter leur Habit conformément à ſa volonté, & pour vivre enſemble dans une Amitié fraternelle. Ils obſèrvent ponctuellement ces ordres pendant quelque tems ; mais, ſe voïant mépriſez, parce qu’ils ne ſe conformoient pas à la Mode, ils ne négligent rien pour expliquer les Préceptes du Teſtament d’une manière favorable à leurs Caprices. Un d’entreux, le plus verſé dans la Philoſophie, leur applanit toutes les Difficultez, par des Sophiſmes ſubtils, & leur fait charger leurs Habits de toutes ces Parures introduites par la Folie inconſtante du Genre-humain : il leur perſuade même à la fin d’enfermer le Teſtament dans un coffre-fort, pour s’épargner la fatigue continuelle de l’Interprétation. Enorgueilli par ſes prétenduës Lumières, il s’érige peu à peu en Tyran, & veut obliger ſes Freres à ſouſcrire à ſes imaginations les plus chimeriques & les plus contradictoires : il porte même l’extravagance juſqu’à vouloir être apellé Mylord Pierre ; &, voïant que leur ſoumiſſion n’alloit pas auſſi loin que ſes fantaiſies, il les chaſſe de la Maiſon Paternelle. Avant que de le quitter, ils ſont aſſez habiles pour tirer du Teſtament une Copie Autentique ; &, dès qu’ils s’en ſont emparez ils prennent l’un le Nom de Martin, & l’autre celui de Jean.
Ils ſe logent dans une même Maiſon, & ſe mettent d’abord à réformer leurs Habits. Martin le fait d’une manière calme & ſenſée, & aime mieux y laiſſer quelque Ornement peu eſſentiel, que de le déchirer. Pour, Jean il n’écoute que ſon Zele ; il le met tout en lambeaux : & voïant que ſon Frère ne veut pas l’imiter, il ſe brouille avec lui, cherche un quartier ailleurs, & donne dans les plus hautes Extravagances.
On voit facilement, que, dans cette Allégorie, les Habits ſimples, c’eſt la Religion Chrétienne dans ſa premiere Pureté ; le Teſtament du Père, les Livres du Nouveau Teſtament ; ces Parures, les Ceremonies & les Dogmes de la Religion Catholique ; Mylord Pierre, le Pape, ou l’Egliſe Romaine ; Martin, la Religion Lutherienne, Jean, la Religion Reformée ; & ainſi du suite.
L’Auteur paroit favoriſer ici Martin, aux Dépens de Jean, dont il turlupine preſque par-tout le Zele inconſideré. La raiſon en eſt, qu’il veut plaider la Cauſe de l’Egliſe Anglicane, qui, à l’Exemple des Luthériens, a gardé pluſieurs Cérémonies des Catholiques, dont elle croïoit la Reforme trop dangereuſe : au lieu que les Calviniſtes, pour vouloir reformer avec trop de rigueur, ont mis eux-mêmes des bornes à leur Réformation. D’ailleurs, il range ſous les Etendarts de Jean toutes les différentes Sectes de Fanatiques, qu’il regarde comme ſorties du ſein de la R. Réformée, telle qu’elle eſt établie en Angleterre ſous le Nom de Presbyterianiſme.
Je ſuis perſuadé que ce que je viens de dire à l’avantage de ce Conte ſurprendra beaucoup la plupart des perſonnes, qui en ont entendu parler. Tous les Dévots en Angleterre regardent cet Ouvrage comme le dernier Effort d’une Imagination libertine, qui ne ſonge, qu’à fonder l’Irréligion ſur la Ruine de toutes les Sectes Chrétiennes. De la manière dont la maſſe générale des hommes, qui ont une Religion, eſt faite, il faut de neceſſité qu’elle en forme ce jugement. D’ordinaire, chaque individu humain embraſſe les opinions de ſa Secte, pour ainſi dire, en bloc ; & il croit impoſſible d’être d’une telle, ou d’une telle Religion, ſi l’on héſite ſeulement ſur le moindre Article de ſa Confeſſion de Foi. Nous héritons la Religion de nos Parens : ils nous en délivrent les Dogmes ſolides & raiſonnables pêle-mêle avec le Fanatiſme & la Superſtition. Heritiers crédules, & inconſiderez, nous ne diſtinguons pas ce qu’il y a de réellement beau & d’utile dans ce Tréſor, d’avec la fauſſe monoye, qui, la plûpart du tems, brille & frappe d’avantage que l’or pur & veritable. Dans cette malheureuſe prévention, un homme, qui examine, & qui oſe trouver quelque choſe à redire à la moindre particularité étrangère de chaque Secte Chrêtienne, paſſe dans notre Eſprit pour un Libertin, qui les rejette abſolument les unes & les autres, & qui eſt indigne de porter le nom de Chrêtien.
Il eſt impoſſible, cependant, qu’un homme, qui a des Lumieres, & qui prend l’Evidence pour la ſeule Regle de ſes Opinions, ne ſoit pas dans cette ſituation d’Eſprit ; & qu’il trouve quelque part un Corps de Doctrine & de Cérémonies religieuſes, où l’attention la plus forte ne ſoit pas capable de ſentir le moindre défaut, le moindre foible.
Tous les Chefs de Sectes ont été des Hommes : il eſt naturel, que la vanité, le dépit, & l’eſprit de contradiction, les aïent jettez dans quelque égarement ; & qu’un homme, qui ſe trouve dans une aſſiette calme & Philoſophique, s’en apperçoive ſans peine.
J’ôſe promettre à tous ceux, qui ſont capables de ſentir cette Verité, qu’ils ne trouveront rien ici, qui ait le moindre Air de Libertinage, & d’Irreligion. L’Auteur ne touche jamais à aucun de ces Dogmes, que toutes les Sectes Chrêtiennes regardent comme fondamentaux. Il turlupine, dans l’Egliſe Romaine, ce qu’il conſidere, comme des Doctrines inventées, pour aſſervir la Raiſon à l’Autorité humaine, & à une ſtupide Credulité ; &, par raport aux differentes Branches de la Religion Proteſtante, il tourne en ridicule cet Eſprit d’Enthouſiaſme & de Fanatiſme, qui rend la Pieté incompatible avec le Sens-commun. Je m’imagine que toutes les perſonnes ſenſées en ſeront obligées à l’Auteur. On ne ſauroit rendre veritablement un plus grand ſervice à la ſeule Religion raiſonnable, & digne de la Majeſté de Dieu & de l’Excellence de la Nature humaine, que de la debaraſſer de la Superſtition, & de la Chimere, qui, non ſeulement l’aviliſſent, mais la détruiſent de fond en comble, en l’arrachant de ſa baze unique & ſolide, la Raison & le Bon-Sens. La Pieté eſt pour ainſi dire la Santé de l’Ame : les Superſtitieux, & les Fanatiques, en font une Fièvre chaude ; & quiconque s’efforce à y remedier efficacement mérite les plus grands éloges.
Certaines perſonnes m’objecteront ſans doute, qu’il eſt contraire à la bienſéance de railler ſur les Matières de Religion ; &, qu’au lieu de turlupiner, l’Auteur auroit bien fait de découvrir l’Extravagance de ceux qu’il a en vuë, par des Raiſonnemens graves & ſerieux. La Réponſe ſuit d’elle-même de ce que j’ai déjà établi : il ne s’agit point ici de Matieres de Religion il s’agit de certaines Extravagances, & de certains Egaremens d’Eſprit, qui n’ont rien de commun avec la Religion, & qui y ſont preſque auſſi contraires que l’Irreligion même. D’ailleurs, le moïen de raiſonner ſerieuſement avec des gens, qui n’admettent pas le bon-ſens comme juge naturel de leur ſentimens, & qui trouvent du crime à y avoir recours ? S’il y a quelque choſe qui puiſſe reveiller leur Raiſon de la Lethargie où ils la jettent de propos déliberé, c’eſt le ſel piquant de la Raillerie.
J’avoue que l’Auteur auroit bien fait de badiner un peu plus ſagement, & de ne pas mêler à ſes Ironies certains Tours gaillards, qui révoltent une Imagination un peu délicate. J’ai adouci ces Endroits autant qu’il m’a été poſſible ; & j’oſe eſperer que la Pudeur du Public François ne ſe gendarmera jamais contre mes Expreſſions.
Je conviens encore, qu’à mon avis l’Auteur auroit agi ſagement, en écartant toujours de ſes Badinages tout Paſſage formel de l’Ecriture Sainte. Il eſt vrai qu’il ne les turlupine jamais dans leur Sens naturel, qui dans le fond eſt le ſeul reſpectable ; il n’en tourne en ridicule que l’aplication honteuſe, qu’en font des eſprits foibles : mais, tous les Lecteurs ne ſont pas capables de faire cette Diſtinction, qui eſt quelquefois aſſez délicate ; & il y a de la charité, & de la prudence, à leur épargner ces ſortes de Scandales.
Il n’importe gueres, qui ſoit l’Auteur de cet Ouvrage. Je drai pourtant, que des gens l’ont attribué au célèbre Chevalier Temple ; mais, que l’Opinion générale le donne au Docteur Swift, Miniſtre Anglican, & un des plus beaux Eſprits de la Grande-Bretagne. Si réellement il y a de grands Lambeaux de ce Livre qui ſe ſont perdus ; ou bien ſi l’Auteur a afecté d’y laiſſer un bon nombre de Lacunes, pour le faire mieux reſſembler à un Manuſcrit ancien c’eſt ce que j’ignore abſolument : & le Public peut l’ignorer avec moi, ſans y perdre beaucoup.
Je dirai peu de choſes de ma Traduction. J’ai fait tous mes efforts pour la rendre bonne, malgré la Difficulté terrible, qu’il y a à faire paſſer heureuſement d’une Langue dans une autre tout ce que l’Ironie a de plus fin, tout ce que la Raillerie a de plus vif, & tout ce que les Expreſſions figurées ont de plus hardi. Cette Difficulté eſt ſi grande, que juſqu’ici perſonne n’a entrepris de les ſurmonter ; & que je mérite le titre de Téméraire, ſi je l’ai tenté ſans le moindre ſuccès.
Ce que je ſai d’avance, c’eſt que, quand j’aurois réüſſi autant que je puis le ſouhaiter, les Beaux-Eſprits Anglois ne ſeront pas trop contens de ma Traduction : du moins, ils ne manqueront pas d’en parler ſur ce pied-là. Ce ſont des gens ſpirituels, & judicieux, s’il y en a au monde ; & il y auroit de la ſottiſe à leur diſputer ces qualitez : mais, ils excellent du coté de l’amour-propre autant que du coté du mérite ; & je n’en ai jamais vu un ſeul, qui parlât avec éloge d’un Livre eſtimé chez eux, & traduit dans un autre Langue. Il faut avouer que leur vanité ſe conduit à cet égard avec beaucoup de fineſſe : ſi un Ouvrage, dont ils font grand cas, déplaît aux Etrangers, c’eſt la faute du Traducteur ; &, s’il eſt aprouvé, ils donnent la plus haute idée de l’Original, en faiſant croire qu’il a été affoibli par la Traduction.
Ils me permettront pourtant de leur dire, qu’en parlant avec mépris généralement de tout ce qui paſſe de leur Langue dans une autre, ils ne peuvent que décrediter leurs Productions dans l’Eſprit des gens qui réfléchiſſent : ils font penſer, qu’il eſt impoſſible de bien traduire leurs Ouvrages ; ce qui fait ſoupçonner naturellement, que ce qui y frappe le plus conſiſte plutôt dans l’Expreſſion, que dans le Sens. Pour moi, qui ſuis au fait, & qui ai lu avec attention ce qu’ils ont produit de plus eſtimé, je ne ſaurois être de cette Opinion ; je ſais que leurs meilleurs Ouvrages ont une Bonté réelle, qui ne dépend pas du Langage, & dont on peut rendre à peu près l’équivalent dans toutes les Langues du Monde.
Si leurs plaintes, ſur le ſujet en queſtion, a encore quelque autre motif que la vanité, je croi qu’on peut le deviner ſans peine.
Les Anglois ſont outrez, & libres à l’excès, dans leur tour d’Eſprit, comme dans leur Conduite, & dans leurs Manières : leur Imagination pétulante s’évapore toute entière en Comparaiſons, & en Métaphores ; & je ſuis ſurpris que leurs plus habiles gens ont une eſtime & une vénération ſi grande pour les Anciens, dont ils imitent ſi mal le Naturel & la noble Simplicité. J’avouë que d’ordinaire leurs Expreſſions figurées, malgré la biſarrerie d’imagination qui s’y découvre, ont un Sens admirablement exact ; mais, dans le grand nombre, il s’en trouve d’extrêmement forcées, & dont il faut chercher la juſteſſe. Quoique ces Endroits frapent & charment les Lecteurs Anglois, dont le tour d’Eſprit eſt au niveau de celui des Auteurs, ils ne ſauroient que déplaire à des Etrangers d’un Eſprit plus exact, & moins fougueux ; &, par-là, un Traducteur sensé ſe voit dans l’obligation de mettre dans ſes Periodes quelque degré de chaleur de moins. Les Beaux-Eſprits Britanniques s’en aperçoivent ; & ils prennent un effet de prudence, pour un défaut de génie, & d’imagination : ils ſe plaignent de ce qui mérite peut-être des éloges.
Je finirai cette Préface, peut-être déjà trop longue, en avertiſſant que j’ai trouvé à propos de faire quelques Remarques dans les Endroits qui me paroissent pouvoir arrêter un Lecteur judicieux. Si j’avois voulu en faire aſſez pour rendre tout clair à des gens qui n’ont ni lecture, ni pénétration, le Commentaire auroit étouffé le Livre.
CATALOGUE
DE PLUSIEURS
TRAITEZ,
il fait mention dans les Diſcours
ſuivans, comme d’Ouvrages
qui verront bien-tôt le jour.
1 Le Caractere de l’Aſſortiment de Beaux-Eſprits qu’on trouve à preſent en Angleterre.
2 Un Eſſai de Panégyrique ſur le Nombre Trois.
3 Une Diſſertation ſur les Productions principales d’une Ruë de Londres nommée Grubſtreet[1].
4 Des Lettres ſur la Diſſection de la Nature Humaine.
5 Le Panegyrique du Monde.
6 Un Diſcours Analytique sur le Zêle, conſideré Hiſtori-Theo-Phyſi-Logicalement.
7 Hiſtoire Générale des Oreilles.
8 Défenſe modeſte de la Conduite de la Populace dans tous les Ages.
9 Deſcription du Roiaume des Abſurditez.
10 Un Voiage par l’Angleterre, fait par un Noble de la Terre Auſtrale inconnuë, traduit de l’Original.
11 Eſſai Critique ſur le Jargon devot, conſideré Moralement, Phyſiquement, & Muſicalement.
Inſignemque meo capiti petere inde coronam,
Unde prius nulli velarunt tempora Muſœ.
DEDICACE
Prétenduë du Libraire
A
MYLORD SOMMERS.[2]
P Uiſque l’Auteur a fait une ample
Dedicace à un Prince[3] dont aparemment je n’aurai jamais l’honneur d’être connu, & qui est fort peu conſideré par les Ecrivains de nôtre ſiécle, me trouvant exempt de l’eſclavage que les Auteurs impoſent ſouvent aux Libraires, je me croi ſage dans ma preſomption, en oſant dedier à Vôtre Grandeur les Ecrits ſuivans, & les confier à sa protection. Je laiſſe au bon Dieu & à Votre Grandeur, à en connoitre
le merite & les defauts : pour moi,
je n’y comprend rien ; & quand tout
le monde n’y entendroit pas plus de fineſſe,
que moi, le débit de l’Ouvrage
n’en ſera pas moins grand. Le nom de
Votre Grandeur, brillant au fronſtipice
du livre en lettres Capitales, me débaraſſera
facilement d’une Edition tout au
moins ; & je ne demanderois pas davantage,
pour m’élever à la qualité d’Echevin,
que le privilege de dedier à Votre
Grandeur, à l’excluſion de tout autre
Auteur ou Libraire.
Me prevalant du droit d’un faiſeur de Dedicaces, je devrois ici vous donner une liſte de vos propres vertus, sans avoir pourtant le moindre deſſein de choquer votre modeſtie. Sur-tout, ce ſeroit ici le lieu de faire un portrait pompeux de votre généroſité pour des gens qui joignent de grands talens à une petite fortune, & de vous faire entendre d’une maniere entre groſſiere & délicate, que je m’entends par-là moi-même.
Je vous avouerai franchement, Mylord, que j’ai eu l’intention de ſuivre cette route batue, & que j’avois déja commencé à extraire d’une centaine d’Epitres Dédicatoires une Quinteſſence de louanges appliquables à Votre Grandeur, quand je fus arrêté par un accident imprevu. En jettant par hazard les yeux ſur la couverture de ces Ecrits, j’y trouvai en grandes lettres les mots ſuivans, Detur digniſſimo ; & je les ſoupçonnai auſſi-tôt d’enveloper un ſens digne d’attention.
Il arriva par hazard, qu’aucun des Auteurs que j’emploïe n’entendît le Latin, quoique je les aïe païez ſouvent pour la traduction de livres écrits en cette langue. Je fus donc obligé d’avoir recours au Curé de ma Paroiſſe, qui traduiſit ces mots ainſi, que ceci ſoit donné au plus digne ; & ſon commentaire me fit comprendre, que l’intention de l’Auteur étoit que cet Ouvrage fut dedié au Genie le plus ſublime du ſiecle pour l’eſprit, le ſavoir, le jugement, l’Eloquence, & la Sageſſe.
Là-deſſus, je donne un coup de pied pour aller trouver un Poëte, qui travaille pour ma boutique, & qui demeure dans un cu-de-ſac proche de ma maiſon. Je lui montre la verſion Angloiſe des mots en queſtion, & je le prie de me guider dans la recherche que je voulois faire du perſonnage que l’Auteur a eu dans l’Eſprit.
Après avoir médité quelques momens, il me dit, que la Vanité étoit une choſe qu’il avoit en horreur, mais qu’il étoit obligé en conſcience de m’avouer, qu’il étoit ſûr que la choſe le regardoit lui-même ; & en même temps il m’offrit fort obligeamment de faire pour moi gratis une Dedicace adreſſée à ſon propre mérite. Ne voulant pas lui diſputer la ſuperiorité qu’il s’attribuoit, je le priai de faire une ſeconde conjecture : eh mais ! me répondit-il, ce doit être moi, ou Mylord Somers. Delà, je fus viſiter un grand nombre d’autres beaux-eſprits de ma connoiſſance, avec grande fatigue, & grand riſque de me caſſer le cou ſur tant de degrés obſcurs qui conduiſent aux Galetas. C’étoit par-tout la même choſe : je trouvois tous les habitans du plus haut étage dans la même admiration d’eux-mêmes, & de Votre Grandeur.
Ne croyez pas, Mylord, que je prétende debiter, comme un effet de ma propre induſtrie, ces meſures ſi bien concertées pour répondre juſte à l’intention de mon Auteur ; j’avouë ingénûment, que je les dois à une Maxime que j’ai retenuë, & qui dit que celui, à qui tout le monde aſſigne la ſéconde place du mérite, a un titre inconteſtable pour occuper la premiere.
Conformement à cette verité, mes viſites me perſuadérent que Votre Grandeur étoit la perſonne que je cherchois ; & auſſi-tôt j’emploïai mes beaux-eſprits à raſſembler des idées & des ingrediens propres à entrer dans le Panegyrique de vos vertus.
Deux jours après, ils m’apportèrent dix feuilles de papier remplies de tous côtez ; & ils me jurérent, qu’ils avoient ſaccagé tout ce qu’on peut trouver de beau dans les caracteres de Socrate, d’Ariſtide, d’Epaminondas, de Caton, de Ciceron, d’Atticus, & d’autres grands Noms difficiles à retenir. Je croi pourtant que ce ſont des fourbes, qui en impoſoient à mon ignorance car, quand je me mis à examiner leurs collections, je n’y vis rien que moi & tout autre ne fuſſions auſſi bien qu’eux : ce qui me fit croire, qu’au lieu de piller les anciens, mes drolles n’ont fait que copier ce que les modernes diſent unanimement ſur votre Chapitre. De cette maniere, Mylord, j’en tiens pour mes cinq piſtoles, que j’ai debourſées ſans aucune utilité.
Si encore en changeant le titre, je pouvois faire ſervir les mêmes materiaux pour une autre Dédicace, comme font ſouvent pluſieurs gens qui me valent bien, ma perte ſeroit réparable : mais des gens ſenſez, à qui j’ai communiqué ces préparatifs, y eurent à peine jetté les yeux, qu’ils m’aſſurérent, qu’il n’étoit pas faiſable d’appliquer tout cela à tout autre qu’à Votre Grandeur.
Je m’attendois du moins à y trouver quelque choſe de la conduite de Votre Grandeur à la tête d’une armée, de votre intrepidité à monter une breche, ou à eſcalader une muraille[4]. Je me flattois d’y voir votre illuſtre race deſcendant en ligne directe de la maiſon d’Autriche ; avec vos talens merveilleux pour l’ajuſtement & pour la danſe, & avec votre profond ſavoir dans l’Algèbre, les Mathematiques, & les Langues Orientales : en un mot, je m’attendois à quelque choſe, où ni moi ni le public ne devions pas naturellement nous attendre. C’eſt-là ce qui m’auroit accommodé à merveille : car, d’aller jetter à la tête des gens la vieille Hiſtoire de votre génie, de votre ſavoir, de votre ſageſſe, de votre juſtice, de votre politeſſe, de votre candeur, de l’égalité de votre ame dans toutes les revolutions differentes de la vie humaine, de votre diſcernement à déterrer le merite, & de votre promptitude à l’honorer de vos bienfaits, & mille autres lieux communs, ce ſeroit en vérité ſe moquer du monde. Qui peut ignorer, qu’il n’y a point de vertu qui concerne, tant la vie publique, que la vie particulière, dont dans les différentes conjonctures de la vôtre vous n’aïez donné de brillans exemples ? Il eſt bien vrai, que vous avez un petit nombre de grandes qualitez, qui auroient été inconnues à vos amis, faute d’occaſion de paroitre avec éclat ; mais, vos Ennemis ont eu le ſoin de les étaler, & de les mettre dans leur plus beau jour, en leur donnant de l’exercice.
Dans le fond, je ſerois bien faché que le grand exemple de vos vertus fut perdu pour nos neveux : ce ſeroit grand dommage pour eux & pour vous ; ſurtout, parce qu’il ſeroit ſi propre à ſervir d’ornement à l’Hiſtoire du[5] dernier Regne : mais, c’eſt de-là même que je tire une forte raiſon pour garder là-deſſus le ſilence ; des gens ſages m’ont aſſuré que, du cours que prenoient les Dedicaces depuis quelques années, il y auroit peu d’Hiſtoriens qui vouluſſent y aller puiſer leurs caracteres.
Quoi que je ſois l’homme du monde le plus porté à approuver tout, il y a un ſeul petit article ſur lequel il me ſemble que les faiſeurs de Dédicaces ne feroient pas mal de changer de plan. Au lieu de nous étendre ſi fort ſur la généroſité de nos Mecenas, nous ne ferions pas mal de dire un petit mot de leur patience. Pour moi, je ne puis pas faire un meilleur éloge de celle de Votre Grandeur, qu’en lui procurant un ſi vaſte champ pour la mettre en œuvre. Je crains pourtant, que je ne puiſſe pas vous en faire un ſi grand merite : la familiarité que vous avez eue autrefois avec tant de Harangues ennuïeuſes[6], & auſſi inutiles pour les moins que la preſente Epitre, vous rendra ſans doute plus promt à me la pardonner ; ſur-tout, ſi vous voulez bien conſidérer, qu’elle, vient de celui qui eſt avec toute ſorte de reſpect, & de vénération,
MYLORD,
[7]Le Libraire au Lecteur.
I L y a déjà ſix ans que ces Ecrits me ſont tombez entre les mains, & je
crois qu’il y avait alors à peu près douze
mois qu’ils avaient été faits : car, l’Auteur
nous dit dans la Préface qui précéde le
premier Traité, qu’il l’avoit deſtiné pour
l’année 1697 ; & il paroit par differens
paſſages, qu’il les a compoſez environ dans ce
tems-là.
Pour ce qui régarde l’Auteur, je n’en puis rien dire avec certitude mais, je puis avancer avec quelque probabilité, que cette Edition ſe fait ſans qu’il en ſache rien : j’ai apris, qu’il croit ſa copie perduë, l’aïant prêtée à une perſonne, qui eſt morte depuis, & ne l’aïant jamais revuë, depuis qu’il s’en eſt déſaiſi. De manière qu’il y a grande aparence, qu’on ignorera toujours s’il y a mis la dernière main, ou ſi ſon intention a été d’en remplir les lacunes.
Si je me mettois dans l’eſprit de rendre compte au Lecteur de l’Avanture qui m’a rendu poſſeſſeur de ces Ouvrages, ce ſiécle incredule prendroit ſans doute tout ce que je pourois dire là-deſſus pour un vrai jargon de commerce : il eſt bon, par conſéquent que j’épargne cette peine, & à moi, & à mon Lecteur.
On ſera curieux, peut-être, de ſavoir pourquoi je n’ai pas plutôt donné ces Ouvrages au public : je reponds, que c’eſt pour deux raiſons. Premierement, j’ai cru pendant tout ce tems pouvoir m’occuper d’une maniere plus lucrative : en ſecond lieu, j’ai toujours eſperé d’entendre quelque nouvelle de l’Auteur, & de recevoir de ſa part quelques avis utiles pour mon Edition. Si je me ſuis déterminé enfin à m’en paſſer, c’eſt que j’étois averti qu’on menaçoit ſourdement le public d’une certaine Copie, qu’un des plus beaux Eſprits du ſiécle s’étoit donné la peine de polir, ou, comme parlent nos Auteurs à la mode, qu’il avoit accommodé au goût de notre âge. Ni l’expreſſion, ni la choſe même, ne ſont pas tout-à-fait nouvelles : on a déjà pratiqué cette methode avec grand ſuccès à l’égard de Don Quichotte, de Boccalin, de la Bruyere, & d’autres Auteurs diſtinguez. Quelque jolie que ſoit cette invention, j’ai trouvé plus de franchiſe à donner l’Ouvrage in puris naturalibus.
Si quelqu’un veut me procurer une Clef propre à en découvrir les Miſtéres, je lui en ſerai très-obligé, & je la ferai imprimer avec plaiſir.
EPITRE
J ’Offre ici à Votre Alteſſe le fruit de
quelques heures de loiſir dérobées
aux occupations importantes dont
m’accable un Emploi fort éloigné de
pareils Amuſemens. C’eſt la pauvre
production d’un temps de rebut qui m’a
peſé ſur les épaules pendant une longue
Prorogation du Parlement, une grande
ſterilité de nouvelles étrangéres, & une
ennuieuſe ſuite de jours pluvieux. Pour
cette raiſon, & pour pluſieurs autres, elle ſe flatte de mériter la protection de
Votre Alteſſe, dont les vertus ſans nombre,
acquiſes dans un âge ſi tendre, vous
font conſiderer des hommes, comme
l’exemple futur de tous les Princes à venir.
A peine Votre Alteſſe eſt elle ſortie
du berceau, que déja tout le monde
ſavant appelle à ſes deciſions, avec la reſignation
la plus humble & la plus ſoumiſe ;
perſuadé, que le ſort vous a deſtiné
à être l’unique arbitre des productions
d’eſprit, qui fourmillent dans notre
âge, cet âge ſi accomphi, & qui ſe diſtingue
par une ſi grande politeſſe. Le
nombre des appellans eſt ſi prodigieux,
qu’il étonneroit tout autre Juge d’un
Genie plus limité que le vôtre.
Mais, Monſeigneur, il ſemble qu’on envie à V. A. des deciſions ſi glorieuſes. Je ſai de bonne part que la perſonne[9], à qui on a confié le ſoin de votre éducation, a reſolu de vous tenir dans une ignorance générale de nos ſavans efforts, dont l’examen vous appartient par un droit héréditaire. La Hardieſſe de ce perſonnage me paroit étonnante. Quoi ! Il oſera vous perſuader à la face du Soleil, que notre ſiecle eſt plongé dans l’ignorance, & qu’il a produit à peine un ſeul Auteur dans quelque Genre d’écrire que ce ſoit ? Je ſai fort bien, que quand Votre Alteſſe ſera parvenue à un âge plus meur, & qu’elle parcourra le ſavoir de tous les ſiecles, elle aura trop de curioſité pour ne pas s’informer des Auteurs de l’âge qui précède immediatement le ſien. Mais, qu’arrivera-t-il ? Cet inſolent va les reduire, dans le détail qu’il vous en prepare, à un nombre ſi mepriſable, que j’ai honte de l’exprimer. Quand j’y penſe, ma bile s’échauffe, mon zele me ronge, j’en ſuis au deſeſpoir pour l’amour de ce corps de Beaux-Eſprits auſſi vaſte que floriſſant : je le ſuis encor plus pour l’amour de moi-même, contre lequel il nourrit dans ſon cœur des deſſeins d’une malignité toute particulière.
Il eſt aſſez vrai-ſemblable, que lorſqu’un jour V. A. jettera un œil atentif ſur ce que j’écris à preſent, elle aura quelque diſpute avec ſon[10] Gouverneur, ſur la vérité de ce que j’oſe affirmer ici ; & qu’elle lui commandera d’offrir à ſes yeux quelques-uns de nos fameux Ouvrages. Je ſuis ſi bien Informé de ſes malignes intentions, que je ſai d’avance ce qu’il vous dira là-deſſus. Pour toute reponſe, il vous demandera, où ſont ces ouvrages, ce qu’ils ſont devenus ; &, en vous faiſant voir qu’ils n’exiſtent plus, il prétendra vous démontrer par-là qu’ils n’ont jamais exiſté. Qu’ils n’exiſtent plus ! Grand Dieu ! Qui les a égarez ? Sont-ils abimez dans des goufres impénétrables ? Helas ! ils avoient aſſez de legereté pour nager éternellement ſur la ſurface de l’Univers. A qui en eſt donc la faute, ſi non à celui[11] qui leur a attaché aux talons un fardeau aſſez péſant pour les enfoncer juſqu’au centre de la Terre ? Leur eſſence même eſt-elle détruite ? Ont-ils été noiez dans des potions Médicinales ? Le feu des pippes allumées leur a-t-il fait ſoufrir le martire ? Quel inſolent les a dérobez aux yeux des hommes, pour les faire périr dans un réduit ſecret, au ſervice d’un maître qui ne vit jamais la lumière du jour ?
Il faut que je me décharge le cœur, & que je mette V. A. au fait de la cauſe veritable de cette deſtruction univerſelle. Je-vous conjure de remarquer cette Faux large & redoutable, dont votre Gouverneur affecte de s’armer la main ; obſervez, je vous prie, la longueur, la force, la dureté, & le tranchant de ſes dents & de ſes ongles ; prenez garde à ſon Haleine empeſtée, qui répand la corruption ſur tout ; & jugez, s’il eſt poſſible au papier & à l’ancre de cette generation, de ſoutenir un ſiege contre un ennemi qui l’attaque avec tant d’armes irreſiſtibles ? Plût au Ciel, Monfeigneur, que vous priſſiez un jour la genereuſe réſolution de deſarmer ce furieux & tyrannique Maire du Palais, & que vous miſſiez ainſi votre Souveraineté hors de Page.
Je n’aurois jamais fait, ſi je voulois entrer dans le détail des meſures que prend votre barbare Gouverneur, pour réuſſir à détruire les plus nobles Ecrits de ce ſiecle ; il ſuffira de dire à V. A., que de pluſieurs milliers de livres, qui paroiſſent pendant une ſeule année dans notre fameuſe Capitale, il n’y en a pas un dont on entende parler, après que le Soleil a achevé ſa carrière annuelle ; Malheureux Enfans, qu’on voit périr avant qu’ils aïent ſeulement aſſez apris de leur langue maternelle pour implorer la pitié de leur Perſecuteur ! Il étouffe les uns dans leurs berceaux, il effraye tellement les autres qu’ils meurent dans les couvulſions, il demembre ceux-ci peu à peu, il écorche tous vifs ceux-là, il en ſacriſie des bandes entieres à Moloch, & le reſte infecté de ſon Haleine languit & meurt de Conſomtion.
Ce qui me touche le plus vivement dans ce malheur general, c’eſt le ſort du corps de nos Verſificateurs, de la part deſquels je preſenterai au premier jour une Requête à Votre Alteſſe, ſignée de cent trente ſix Suplians du premier rang, dont pourtant les productions immortelles ne ſeront peut-être jamais honorées de vos regards. Le moindre d’entr’eux ne laiſſe pas de briguer la couronne de Laurier avec autant d’humilité, que d’ardeur, & de fonder ſes pretentions ſur quelques volumes de fort bonne mine. En dépit d’un droit ſi bien fondé, votre injuſte Gouverneur a conſacré à une mort inévitable les œuvres de tant de perſonnages illuſtres, ces œuvres dignes de braver la durée des ſiécles ; & pourquoi ? C’eſt uniquement pour faire accroire à Votre Alteſſe, que notre âge n’a pas donné naiſſance à un ſeul Poëte.
Nous confeſſons tous, que l’Immortalité eſt une grande Déeſſe, mais, en vain lui offrons-nous nos vœux & nos ſacrifices. Votre Gouverneur, qui a uſurpé le ſacerdoce dans le temple de cette Divinité, auſſi avide qu’ambitieux, les intercepte & les devore tous.
Affirmer que notre ſiécle eſt abſolument ignorant, & deſtitué de toutes ſortes d’Auteurs, me paroit dans le fond une théſe ſi fauſſe & ſi hardie, que je m’imagine quelquefois, qu’on peut faire voir le contraire par des démonſtrations formelles. Il eſt bien vrai, que, quoique leur nombre ſoit prodigieux, & leurs productions innombrables, ils diſparoiſſent de la Scene avec tant de rapidité, que non ſeulement ils échappent à notre mémoire, mais qu’ils ſemblent tromper nos yeux.
Pour faire voir à V. A. juſqu’à quel point ces apparitions ſont momentanées, je lui dirai que, lorſque je pris le deſſein de vous adreſſer la preſente Epitre, j’avois envie de l’accompagner d’un Catalogue de Titres, comme d’une preuve autentique de ce que je viens d’avancer touchant nos Ecrivains, & leurs Ouvrages. J’avois vu ces Titres fraîchement attachez au coin de chaque ruë ; mais, quand je revins, quelques heures après, pour les copier, je les vis tous dechirez, & leurs Succeſſeurs briller à leur place. Je m’informai de leur deſtinée chez les Libraires, & chez les Amateurs de la Lecture ; mais, mes recherches furent vaines : la memoire en étoit perduë parmi les hommes ; leur place même n’étoit plus à trouver. L’étonnement, que me donna ce Phenomene, me fit paſſer pour un Campagnard, ou pour un Pedant deſtitué de gout & de politeſſe, & peu verſé dans tout ce qui ſe paſſe dans les meilleures Compagnies de la Cour & de la Ville.
Conformément à cette triſte experience, je puis bien aſſurer à V. A., qu’il y a parmi nous de l’eſprit & du ſavoir copieuſement ; mais, pour le prouver en détail, c’eſt une entrepriſe trop ſcabreuſe pour une capacité auſſi mince que la mienne.
Permettez-moi, Monſeigneur, d’éclaircir ce que je viens de dire par une comparaiſon. Si, pendant un temps orageux, j’oſe ſoutenir à Votre Alteſſe, que près de l’Horizon il y a un grand nuage de la figure d’un ours, un autre vers le Zenith avec une tête d’ane, un troiſiéme vers l’Occident avec des griffes de Dragon ; & ſi vous attendez ſeulement un petit nombre de minutes à en examiner la verité : il eſt certain, que tout ce que je viens de voir ſera changé de figure & de poſition. De nouveaux nuages ſe ſeront levez ; & la ſeule choſe, ſur laquelle vous conviendrez avec moi, c’eſt que le ciel eſt couvert de nuées : mais, vous ſoutiendrez, que je me ſuis mépris groſſierement par rapport à leur ſorme, & à leur ſituation. Quoique cette preuve doive être ſuffiſante pour fermer la bouche à Votre Gouverneur, je prevois pourtant, qu’il inſiſtera, & qu’il vous preſſera de nouveau. Qu’eſt devenu donc, vous demandera-t-il, la quantité terrible de papier, qui doit avoir été employé dans un ſi grand nombre de volumes ? Odieuſe difficulté, à laquelle je ne ſai comment répondre. Il y a trop de diſtance entre Votre Alteſſe & moi, pour vous envoïer, comme témoin oculaires à des Fours, & à certains endroits les plus neceſſaires & les moins reſpectez des maiſons. Préſenterai-je à vos yeux quelques lanternes craſſeuſes, ou les fenêtres de quelque ſale temple de Venus ? Les livres, Monſeigneur, reſſemblent à leurs Auteurs : ils n’ont qu’un ſeul chemin pour entrer au monde ; mais, ils en ont dix mille pour en ſortir, & pour n’y retourner plus.
Je proteſte à Votre Alteſſe, dans l’integrité de mon cœur ; que ce que je vais dire à preſent eſt vrai à la lettre, dans l’inſtant même que j’écris ceci. Pour les cataſtrophes qui peuvent arriver avant qu’il ſoit en état d’être lu, je ne ſuis garant de rien. Je vous ſupplie pourtant de l’agréer comme un échantillon de notre érudition, de notre genie, & de notre politeſſe.
Je vous aſſure donc en homme d’honneur, qu’actuellement il exiſte dans notre Capitale un homme nommé Jean Dryden, qui a fait imprimer depuis peu une traduction de Virgile, in fol., bien reliée ; & ſi l’on en vouloit faire une exacte recherche, je crois qu’à l’heure qu’il eſt on pourroit encore parvenir à la voir. Il y en a encore un autre intitulé Nahum[12] Tate, qui eſt tout prêt à declarer ſous ſerment, qu’il a donné au public pluſieurs rames de papiers tous chargez de vers, dont & l’Auteur & le Libraire ſont encore en état de produire quelques copies autentiques ; ce qui prouve la malignité du monde, qui ſemble faire un ſecrèt de toute cette affaire. Il y en a un troiſiéme connu ſous le nom de Thomas d’Urfey, Poëte d’une capacité vaſte, d’une érudition immenſe, & d’un Genie univerſel. Je connois encore un certain Rymer, & un certain Dennis, tous deux Critiques d’une grande Profondeur. J’aurois tort d’oublier le Docteur Bentley, qui a écrit près de[13] mille pages d’un ſavoir infini, pour nous donner une idée veritable & exacte d’une certaine Querelle de très-grande importance, qu’il a euë avec un Libraire. C’eſt un Auteur d’un eſprit auſſi ſublime qu’agréable ; le premier homme du monde, pour la fine plaiſanterie, & pour les ſaillies vives.
Je puis proteſter encore à V. A. que j’ai vu, mais vu de mes propres yeux, la perſonne de Guillaume Wotton, qui a fait un volume[14] de fort belle taille contre une des grandes[15] Amies de Votre Gouverneur, duquel pour cette raiſon il ne doit pas attendre la moindre grace. Il eſt vrai, qu’il s’y eſt pris de la maniere la plus civile, la plus polie, la plus galante, la plus digne d’un Gentilhomme. D’ailleurs, tout cet Ouvrage eſt rempli de decouvertes, auſſi eſtimables pour leur nouveauté, que pour leur utilité : il eſt embelli & relevé par des traits d’eſprit ſi vifs, ſi piquans, ſi convenables au ſujèt, qu’on lui feroit tort de ne le pas conſiderer comme ſeul digne de faire un attellage avec le venerable Docteur dont je viens de parler.
Si je voulois entrer dans un plus grand detail, je pourrois charger un volume entier d’éloges dûs à mes illuſtres contemporains. J’ai entrepris de leur rendre cette juſtice dans un[16] Ouvrage de plus longue haleine, où j’ai réſolu de tracer le caractere de toute la bande de nos beaux eſprits : j’y depeindrai leur Figure en grand, & leurs Genies en mignature.
En attendant, je prens ici la hardieſſe, Monſeigneur, d’offrir à V. A. un extrait fidelle, tiré du corps univerſel de tous les Arts, & de toutes les Sciences ; & je le deſtine entierement à votre divertiſſement, & à votre inſtruction. Je ne doute en aucune maniere, que Votre Alteſſe n’en faſſe le même uſage, & n’en tire les mêmes fruits conſiderables, que pluſieurs jeunes Princes de notre Age ont tiré d’un grand nombre de volumes faits exprès pour faciliter leurs études[17].
Puiſſe V. A. avancer en ſavoir & en vertu, comme elle avance en âge ; puiſſe-t-elle effacer un jour la reputation de ſes Auguſtes Ancêtres. Ce ſont les vœux ardens & continuels de celui qui ſe fera toujours une gloire d’être,
PREFACE.
L ES Beaux-Eſprits de notre Age
étant fort remarquables, par leur
nombre & par leur pénétration, ils
commencent à cauſer des frayeurs mortelles
aux Mattadors de l’Etat, & de
l’Egliſe. Ces hommes vénérables tremblent
à la ſeule idée que leurs ſpirituels
ennemis pourroient bien emploïer le
loiſir d’une longue paix à faire des breches
dans les endroits foibles de la Religion
& de la Politique. Après avoir
médité long-tems ſur les moïens de
prévenir ces deſſeins dangereux, d’émouſſer
les curieuſes recherches de ces
ennemis publics, & de les détourner d’une
matiere ſi delicate, ils ſe ſont arrêtez
unanimement à un projet dont l’exécution
coûtera beaucoup de temps & de
peines. Le danger cependant s’augmente
d’heure en heure ; & il y a tout à
craindre des nouvelles recrues de beaux
eſprits, tous équipez d’encre, de papier,
& de plumes, & prêts à paroitre en
bataille, au premier ordre, avec leurs armes offenſives, dans la vaſte Campagne
des Brochures. Par conſequent, ce
n’eſt pas ſans raiſon qu’on a jugé abſolument
neceſſaire de ſe ſervir de quelque
promt expédient, en attendant que la
grande entrepriſe, dont je viens de parler,
ſoit en état d’être executée.
Il y a quelques jours, que dans un grand Committé où l’on déliberoit ſur ce ſujet, un homme d’un eſprit très-ſubtil remarqua que c’eſt une coutume parmi les gens de Mer, quand ils rencontrent une Baleine, de lui jetter un Tonneau vuide, pour l’amuſer & pour la détourner d’attaquer le vaiſſeau même. On ſe mit d’abord à interpreter cette Parabole. Par la Baleine, on entendit le[18] Leviathan de Hobbes, qui ſe plait à ſecouer & à ballotter tous les Syſtèmes de Religion, dont il y a pluſieurs qui ſont ſecs, creux, ſujèts à corruption, & qui font d’autant plus de bruit, qu’ils ſont vuides. C’eſt de ce Leviathan, qu’on dit que nos redoutables genies empruntent la plupart de leurs armes pernicieuſes. Le Vaiſſeau paſſa, comme il eſt naturel, pour le type de la Societé civile. La grande difficulté fut de donner un ſens juſte au Tonneau ; mais, après un long débat, il fut reſolu de le conſerver dans le ſens literal ; &, pour empêcher nos Leviathans d’aujourd’hui de balotter la Societé humaine, qui d’elle même n’eſt que trop ſujette à voguer ſans rames & ſans voiles, on décréta, qu’il falloit les amuſer par un Conte du Tonneau. On me fit l’honneur de m’en donner la commiſſion comme ayant, pour m’en acquitter, des diſpoſitions paſſablement heureuſes.
C’est dans cette vuë, que je donne au Public le Traité ſuivant, qui pourra ſervir, par interim, de jouet à notre bande quiéte de Beaux-Eſprits, en attendant qu’on mette la derniere main à notre grand Ouvrage, ſur lequel il eſt bon de donner ici en paſſant quelques lumieres au Lecteur benevole.
[19]Notre intention eſt d’ériger un grand College, capable de contenir neuf mille ſept cens & quarante quatre perſonnes ; ce qui, par un calcul modeſte, monte à peu près au nombre courant des Beaux-Génies de notre Ile. Ils doivent être partagez dans differentes claſſes, ſelon leur different tour d’eſprit. L’entrepreneur lui-même en doit donner au premier jour un plan exact, auquel je renvoïe le Lecteur curieux ; me contenant de lui donner ici une foible idée d’un petit nombre des claſſes principales. Telles ſont : une grande Claſſe Pederaſtique[20] dirigée par des maîtres de langue François & Italiens ; la Claſſe pour apprendre à épeller, vaiſſeau d’une étenduë prodigieuſe ; la Claſſe des Lunettes ; la Claſſe des Juremens ; la Claſſe de la Critique ; la Claſſe de la Salivation ; la Claſſe de la Science d’aller à cheval ſur un Baton ; la Claſſe de la Poeſie ; la Claſſe de l’Art de foeter le Sabot ; la Claſſe de l’Hypocondre ; la Claſſe du Jeu ; & un grand nombre d’autres, dont la liſte pourroit devenir ennuieuſe. Perſonne ne ſera admis comme membre de ce College, ſans apporter un Certificat de Bel-Eſprit, ſigné par deux perſonnes capables d’en juger, & à ce commiſes.
Il eſt temps de finir cette parentheſe, pour revenir au but principal de ma Préface.
Je puis dire ſans vanité, qu’une Préface eſt une piece d’eſprit dont je connois fort bien le point de perfection : plût au ciel, que j’euſſe aſſez d’habileté pour y arriver. Trois fois j’ai mis mon imagination à la gêne, pour en faire une, dont le tour fut de mon invention ; & trois fois mes efforts ont été infructueux. Je ne m’en étonne point : mon genie a été mis à ſec par le Traité même que je publie ici.
Il n’en eſt pas ainſi de mes féconds Confreres les Modernes, qui ne ſe laiſſent jamais échapper une Preface, ou une Epitre Dedicatoire, ſans la diſtinguer par quelque trait propre à étonner le Lecteur à l’entrée de l’Ouvrage, & à exciter en lui une impatience merveilleuſe pour ce qui va ſuivre. Tel étoit ce coup de maître d’un Poëte fort ingenieux, qui, pour ne rien dire de commun, ſe compare lui-même au Boureau, & ſon Mecenas au Criminel. Voilà ce qui s’appelle inſigne, recens, indictum
ore alieno.Rare & ſublime effort d’une imaginative,
Qui ne le cede en rien à perſonne qui vive.
Dans mon Cours de Prefaces que j’ai fait, cours auſſi noble qu’utile, j’ai remarqué pluſieurs traits de la même force. Je ne ferai pas l’affront aux Auteurs de tirer ces traits de leur place, afin de les inſérer ici : je ſai trop, que rien n’eſt plus delicat, & moins capable de ſoufrir le tranſport, qu’un bon-mot à la moderne.
Il y a des choſes qui ſont infiniment ſpirituelles aujourd’hui, ou à jeun, ou dans un tel lieu, ou à huit heures, ou entre la poire & le fromage, ou dites par Monſieur un tel, ou dans une matinée d’Eté ; qui ſont aneanties, par le moindre changement de ſituation, ou d’application. C’eſt ainſi que l’eſprit a ſes promenades limitées, dont il ne ſauroit s’éloigner de l’épaiſſeur d’un cheveu, ſans courir riſque de ſe perdre abſolument. Nos Modernes ont trouvé l’art de fixer ce Mercure, en l’attachant aux tems, aux lieux, & aux perſonnes. Il y a tel trait d’eſprit, qui ne ſauroit ſortir dans ſon entier de la place de[21] Covent-garden : il y en a tel, qui n’eſt intilligible que dans un coin de Hide-park[22]
J’avouë que je ſuis quelquefois touché d’une douleur ſincere, en ſongeant que tant de paſſages aſſaiſonnez par la mode, auxquels je vais donner l’effort dans mon Ouvrage, ſeront hors de vogue, au premier changement de décorations. Je ſuis pourtant trop ſincere, pour ne pas approuver ce gout de notre âge : je voudrois bien ſavoir pourquoi nous nous mettrions en frais, pour fournir d’eſprit les ſiécles futurs ; puiſque les précédens n’ont pas ſongé à faire de pareilles proviſions pour nous. Du moins, c’eſt-là mon ſentiment, parce que c’eſt celui de nos Critiques les plus modernes, & par conſequent les plus orthodoxes.
L’envie cependant que j’ai, que toutes les perſonnes accomplies, qui ont acquis une part dans le gout qui doit avoir cours dans le preſent mois d’Août 1697., puiſſent pénétrer juſqu’au fond du ſublime, qui regne dans tout mon Ouvrage, m’oblige d’établir ici en leur faveur la maxime generale que voici. Tout Lecteur, qui ſouhaite d’entrer comme il faut dans les penſées d’un Auteur, ne ſauroit mieux faire, que de ſe placer dans la ſituation ou ſe trouvoit l’Auteur lui-même à meſure que chaque paſſage important couloit de ſa plume. Rien n’eſt plus propre que cette methode à lier l’Auteur & le Lecteur par une correſpondance exacte d’idées. Pour faciliter au public cette methode ſi delicate, autant que les bornes d’une Préface le peuvent permettre. Je lui dira d’abord, que les Pieces les plus rafinées de mon Traité ont été miſes au monde dans un lit placé dans un Galetas. Il faura encore que, pour des raiſons que je trouve bon de garder par devers moi, j’ai jugé à propos d’éguiſer ſouvent mon genie par la faim ; & que tout l’Ouvrage a été commencé, continué, & fini pendant un long Cours de Medecine, & une grande diſette d’argent.
Il faut, par conſequent, que le Lecteur benevole, s’il veut pénétrer dans un grand nombre de mes plus brillantes penſées, s’en rende l’entrée facile, en s’y preparant duëment ſelon les inſtructions que je viens de lui donner, C’eſt-là mon principal Poſtulatum,
Comme je fais profeſſion de m’accommoder en tout au gout des Modernes, j’ai grand’peur qu’on ne me reproche d’avoir pouſſé ma Préface ſi loin, ſans déclamer, ſelon la coutume, contre cette multitude d’Ecrivains, de laquelle toute la multitude des Ecrivains ſe plaint avec tant de raiſon. Je viens juſtement de parcourir une centaine de Préfaces, qui, dès l’entrée, adreſſent au public leur juſtes plaintes ſur un deſordre ſi criant. J’en ai retenu un petit nombre d’exemples, que je vai expoſer aux yeux du Lecteur avec toute l’exactitude, que ma memoire me voudra permettre. Une de ces Préface commence ainſi :
Se mettre dans l’eſprit d’être Auteur, dans un temps où la Preſſe fourmille, &c.
La taxe qu’on a miſe ſur le papier ne diminue pas le nombre des petits Ecrivains qui infectent, &c.
Quand chaque Garçon Bel-Esprit prend la plume en main, il eſt ridicule d’entrer dans le Catalogue, &c.
Lorſqu’on remarque quelle Friperie accable à préſent la Preſſe, &c.
Monſieur,
C’eſt uniquement pour obéir à vos ordres, que je me fais imprimer. A moins d’une raiſon de cette force, qui voudroit ſe mettre au niveau de cette Populace de petits Auteurs, &c.
J’avouë que l’objection, qu’une coutume ſi bien établie fournit contre moi, eſt forte. On me permettra pourtant d’y répondre en deux mots. Premierement, je ſuis fort éloigné de croire, que le nombre des Auteurs ſoit préjudiciable à notre Nation ; & je crois avoir vigoureuſement plaidé pour le contraire dans pluſieurs endroits de mon Ouvrage. En ſecond lieu, je ne comprens pas trop bien le procédé qu’on veut me donner pour modelle. J’ai obſervé qu’un bon nombre de ces Préfaces polies ſont de la même main, & quelles ſont compoſées juſtement par ceux-là, qui accablent le public par les productions les plus volumineuſes. Le Lecteur ne trouvera pas mauvais, j’eſpere, que je lui debite là-deſſus un petit Conte.
Un Charlatan, s’étant poſté dans la Place nommée Leiceſter-fields, avoit attiré autour de lui une Aſſemblée des plus nombreuſes. Un de ceux qui la compoſoient étoit un gros drolle, qui étoit preſque étouffé par la preſſe. Il s’écrioit à tout moment, Bon Dieu ! quelle chienne de canaille s’eſt attroupée ici ? Eh, je vous prie, bonnes gens, faites un peu de place. Quel Diable peut avoir mis enſemble cette populace abominable ? Au Diable ſoient les marauts, qui me preſſent de cette force ? Homme de bien, au nom du Seigneur, ôtez de-là votre coude. Un Tiſſeran, qui ſe trouvoit tout près de cet animal plaintif, n’étant à la fin plus maître de ſon indignation, & le regardant de travers : Que la peſte vous crêve, dit-il. Bœuf engraiſſé que vous étes. Dites-nous, au nom du Diable qui d’entre nous tous contribue autant à la preſſe que vous ? Ne voyez-vous pas que votre chienne de Figure prend plus de place que cinq autres ? La place n’eſt-elle pas autant à nous qu’à votre bédaine ? Mettez vos diables d’inteſtins dans une eſpace raiſonnable, & il y aura place pour nous tous.
En voilà bien aſſez ſur ce ſujet.
Il me reſte encor à avertir mes Lecteurs, qu’il y a certains privileges communs à tous les Ecrivains, dont je me flatte qu’on me laiſſera jouïr en repos. Une de ces prerogatives veut que dans les endroits, où l’on ne m’entendra pas, on ſuppoſera qu’il y a quelque choſe de profond & d’utile, caché ſous ces tenèbres : une autre, que tout ce qu’on verra en lettres italiques ſera cenſé contenir quelque choſe d’extraordinaire, ou dans le genre fleuri, ou dans le genre ſublime.
Pour ce qui regarde la Liberté que j’ai cru pouvoir prendre quelque fois de me louer moi-même, il n’eſt pas neceſſaire de l’excuſer ; puiſque cette pratique eſt fondée ſur l’autorité ſuffiſante d’un grand nombre d’illuſtres exemples.
Je dois remarquer, qu’anciennement l’Eloge étoit une Penſion, qu’on recevoit de la main du public ; mais, les Modernes, voïant qu’il y avoit trop de peine à la recueillir, ont depuis peu pris ſagement le parti d’acheter le Fief tout entier. Depuis ce tems, ils en poſſedent le domaine à pur & à plein, & ils jouiſſent du revenu, comme ils le trouvent à propos. C’eſt pour cette raiſon, que quand un Auteur fait ſon propre Panegyrique, il ſe ſert d’une eſpece de formulaire, par lequel il declare le droit qu’il a d’en uſer ainſi, & qui conſiſte d’ordinaire dans ces paroles, je parle ſans vanité. Ce qui marque clairement, qu’il ſe croit autoriſé par quelque autre titre que l’amour-propre. Comme la repetition de ce formulaire pourroit être ennuieuſe à la fin, j’avertis ici une fois pour toutes, que dans toutes les occaſions où je rends juſtice à mes propres talens, ledit formulaire eſt ſous-enténdu.
Je ſens ma conſcience fort au large de ce que, dans tout le cours d’un Traité ſi travaillé & ſi utile, je n’ai pas donné l’eſſor au moindre petit trait de Satire ; ce qui eſt l’unique article, ſur lequel je me ſuis hazardé à m’éloigner des fameux modelles, que ma Patrie a produits dans notre âge. J’ai obſervé, que quelques eſprits ſatiriques agiſſent avec le public de la même maniere, qu’un maître d’école traite un méchant garçon qu’il vient fraichement de foéter pour le rendre meilleur. Il commence par lui mettre devant les yeux toutes les particularitez du cas, qui eſt le motif de la correction : il s’étend enſuite ſur la neceſſité du chatiment ; & il finit chaque periode par un bon coup de verges.
Si j’entens quelque choſe dans les affaires de ce monde, nos Cenſeurs feroient fort bien de s’épargner la peine de donner tant de coups de foûet inutilement. Il n’y a pas dans toute la nature un membre plus dur, & plus couvert d’un calus impénétrable, que les parties poſterieures du public, qui ſont également inſenſibles, ſoit qu’on les attaque à coups de pied ou à coups de verges. D’ailleurs, pluſieurs de nos Satiriques me paroiſſent être dans une grande erreur, en s’imaginant, que, parce que les orties piquent, toutes les autres mauvaiſes herbes doivent avoir la même proprieté. Cette comparaiſon ne tend en aucune maniere à diminuer l’opinion, qu’on doit avoir du mérite de ce dignes Aureurs ; car, c’eſt une choſe très-connue parmi les Naturaliſtes, que les mauvaiſes herbes ont la prééminence ſur tous les vegetaux. C’eſt pourquoi le premier[23] Monarque de toute notre Ile, dont le gout étoit ſi ſubtil & ſi rafiné, fit très-ſagement, en ôtant la Roſe du Collier de notre Ordre, pour mettre le Chardon à la place. De-là de profonds Antiquaires ont conjecturé, que la démangeaiſon ſatyrique, qui s’étend ſi fort parmi nous, nous eſt venue du Nord de l’Ile. Puiſſe-t-elle fleurir long-temps ici ; puiſſe-t-elle regarder de haut en bas le mépris des hommes, & égaler ſon dédain pour le public à l’inſenſibilité qu’il a pour ſes plus rudes coups ; que ſa propre ſtupidité, ni celle de ſes partiſans, ne l’empêche pas de pouſſer ſes généreux deſſeins ; & qu’elle ſe ſouvienne toûjours qu’il en eſt de l’eſprit comme d’un razoir, qui n’eſt jamais ſi propre à faire des balafres, que quand il a perdu ſon tranchant.
Qu’elle n’oublie pas que ceux, dont les Dents ſont trop pourries, pour pouvoir mordre vigoureuſement, ſont très-bien qualifiez pour ſuppléer à ce défaut par leur Haleine.
Je ne ſuis pas ſuſceptible de cette baſſe jalouſie, qui pouſſe le vulgaire à mépriſer les talens qui ſont au-deſſus de ſa portée ; & je ſuis très-porté à rendre juſtice à cette Secte de nos Beaux-Eſprits Britanniques. J’eſpere auſſi, que ce petit Panegyrique aura l’honneur de lui plaire, puiſque j’y ſacrifie mes propres intérêts à ſa gloire.
Il faut avouer auſſi, que la Nature même a mis les choſes ſur un tel pied, que, par la Satire, on acquiert de l’honneur & de la reputation à meilleur marché, que par aucune autre production de l’eſprit.
Il y a un certain Auteur ancien, qui propoſe comme un problême, Pourquoi les Dedicaces, & d’autres aſſortimens de flatterie, ne roulent que ſur de vieux lieux-communs tout rouillez, ſans la moindre teinture de nouveauté ? Pourquoi elles ſont ſi capables de jetter le Lecteur Chrêtien dans le degout, & même, ſi l’on n’en previent promptement l’effet, de répandre la lethargie generalement par tout le Royaume : au lieu qu’il y a fort peu de Satires, qui n’animent l’attention du public par quelque choſe de ſingulier ?
On artribue d’ordinaire cette malheureuſe deſtinée des Eloges à un défaut d’invention dans ceux qui ſe mélent de les débiter ; mais, à tort : la veritable ſolution de cette difficulté eſt aiſée & naturelle. Les Materiaux du Panegyrique, étant renfermez dans des bornes très-étroites, ont été épuiſez il y a long-tems : car, comme la ſanté eſt unique, au lieu que les maladies ſont nombreuſes, & reçoivent de jour en jour quelques nouvelles compagnes ; de même, les vertus ſont en petit nombre, mais les vices & les extravagances ſont innombrables, & le tems y ajoute continuellement quelque nouvelle eſpece, Ainſi, tout ce qu’un pauvre Auteur peut faire, c’eſt d’aprendre par cœur une liſte des Vertus Cardinales, & de les prodiguer à ſon Heros, ou à ſon Mecenas. Il a beau les accommoder de differentes manieres, & jetter quelque varieté dans ſes Phraſes, le Lecteur eſt bientôt au fait ; il voit bientôt au travers de toute cette difference de ſources, que tout cela n’eſt que du [24]Cochon. L’Auteur n’en peut mais : nos expreſſions ne ſauroient aller plus loin que nos idées ; &, quand celles-ci ſont épuiſées, les termes doivent de neceſſité ſubir le même ſort.
Mais, quand même le ſujet du Panegyrique ſeroit auſſi fécond que celui de la Satire, il ne ſeroit pas difficile pourtant de trouver la raiſon veritable, qui rend la derniere plus ſavoureuſe que l’autre.
L’Eloge ne roulant d’ordinaire que ſur une perſonne à la fois, qu’il nomme ou qu’il deſigne clairement, doit par-là, de neceſſité, exciter l’envie de ceux qui n’ont point de part au gateau, & Soufrir de leur mauvaiſe humeur. Mais, la Satire ne nomme point les originaux de ſes portraits : elle ſemble viſer à tous les hommes ; &, graces à notre vanité aucun individu humain ne s’en croit l’objet particulier. Chacun rejette ſagement ſa part du fardeau ſur les épaules du Monde entier, qui ſont aſſez larges dans le fond pour le ſoutenir.
Cette verité d’experience m’a fait réflechir pluſieurs fois ſur la difference qu’il y a à cet égard entre l’Angleterre & l’ancienne Athenes. Dans la République d’Athenes c’étoit le droit héréditaire de chaque Citoïen, de chaque Poëte, d’attaquer publiquement, & même de jouer ſur le Theatre, les perſonages les plus illuſtres, un Créon, un Hyperbolus, un Alcibiade, un Demoſthene. On les nommoit même, afin que le public n’en prétendit point cauſe d’ignorance. Le moindre mot, au contraire, qui ſembloit réfléchir ſur le Peuple en general, étoit auſſi-tôt relevé & s’attiroit une punition exemplaire, quelque diſtinguée que fut la perſonne qui eut eu l’audace de le lacher.
Chez nous, c’eſt juſtement le Revers de la Medaille ; on y peut emploïer en ſureté toute la force de ſon éloquence contre la Societé en general, & dire en face à tout un Auditoire même ſes veritez les plus odieuſes.
Vous pouvez declarer hardiment, que tous les hommes ont pris des chemins tortus ; qu’il ne reſte plus au monde un ſeul homme integre ; que notre âge eſt la lie des ſiecles ; que la ſcelerateſſe & l’atheiſme ſe repandent parmi nous comme des maladies contagieuſes ; que la bonne-foi a quitté la Terre avec Aſtrée. Vous pouvez vous étendre ſur de pareils lieux-communs auſſi nouveaux que brillans, autant que votre éloquente bile le trouve à propos ; &, quand vous aurez fini, tous les auditeurs vous en ſauront gré, comme à un Orateur, qui vient de répandre un beau jour ſur les veritez les plus utiles, & les plus precieuſes.
Je dis plus : vous ne courrez aucun riſque, que celui d’épuiſer vos poumons, en préchant dans l’Egliſe de Covent-garden contre les Airs petits-maîtres, contre la Fornication, & quelque choſe de pis encore. Vous avez la liberté, en celle de Whitball[25], de declamer contre l’Orgeuil, la Diſſimulation, & la Baſſeſſe de ſe laiſſer gagner par des préſens : dans celle, qui eſt la plus frequentée par les gens de Robbe, vous pouvez attaquer avec fureur l’Injuſtice & la Rapine ; & dans une Chaire bourgeoiſe, au milieu de la Cité, perſonne ne vous conteſtera le droit de vous emporter contre l’Avarice, l’Hypocriſie, & l’Extorſion. Ce n’eſt qu’une balle jettée à tout hazard au milieu du Peuple ; chaque Auditeur eſt armé d’une raquête, & ſait habilement éloigner la balle de lui & la renvoïer dans la multitude.
Mais, d’un autre côté, n’allez pas vous tromper aſſez groſſierement ſur la nature des choſes, pour vous laiſſer échaper en public le moindre mot touchant un tel, qui a fait mourir de faim la moitié d’une Armée navale, & qui a empoiſonné le reſte ; ni touchant un autre, qui s’atache aſſez aux veritables principes de l’amour & de l’honneur, pour ne païer aucunes dettes, excepté celles qui concernent le Jeu, & les Courtiſanes. Ne dites rien d’un troiſiéme, qui troque les grands biens de ſes Ancêtres contre les maladies les plus infames. Taiſez-vous ſur le Chapitre de Paris, qui, gagné également par Venus, & par Junon, écoute tout leur plaidoïé en dormant. Ne vous émancipez pas ſur le chapitre de cet Orateur, qui fait de longues Harangues dans le Senat, avec beaucoup de méditation, très-peu de ſens, & fort mal-à-propos. Quiconque ôſe entrer étourdiment dans un pareil détail doit s’attendre à être empriſonné, pourſuivi en juſtice, comme un Calomniateur, & declaré coupable du crime qu’on nomme[26] Scandalum Magnatum.
Mais, je ne ſonge pas que je m’étends ſur un ſujet, où je ne ſuis nullement intéreſſé, puiſque je n’ai, ni talent, ni inclination, pour la Satire. A cela près, je ſuis ſi ſatisfait de tout le cours préſent des affaires humaines, que je prépare déja depuis pluſieurs années les Matériaux d’un Panegyrique du Genre Humain, auquel j’ai deſſein d’ajouter une ſeconde Partie intitulée, Defenſe modeſte du Procedé de la Populace dans tous les Ages.
J’avois quelque envie de joindre l’un & l’autre de ces Traitez à cet Ouvrage-ci, en qualité d’Appendix ; mais, voïant que mon livre de Lieux-communs ſe remplit plus lentement que je n’avois eſperé, j’ai trouvé bon de differer cette affaire juſques à quelque occaſion plus favorable. D’ailleurs, j’ai été détourné de l’exécution de ce deſſein par un malheur domeſtique, dont, ſelon la coutume des Modernes, je devrois ici informer le Lecteur benevole. Cette particularité ſeroit d’un grand ſecours, pour donner à ma Préface le volume, qui eſt à préſent en vogue, & qui doit être étendu à proportion que l’Ouvrage même eſt petit. Néanmoins, malgré toutes ces conſiderations, je n’arrêterai pas plus long-temps, dans le Veſtibule, l’impatience de mon Lecteur ; &, lui aïant duëment préparé l’eſprit par ce Diſcours préliminaire, je ſuis prêt à l’introduire dans les ſublimes Myſtéres qui ſuivent.
LE CONTE
DU
TONNEAU
SECTION I
Introduction.
Uiconque a l’ambition de ſe faire
entendre dans une grande preſſe
eſt obligé de pouſſer, de remuer
les coudes, & de grimper juſqu’à ce qu’il
puiſſe s’élever à un certain dégré de
hauteur au-deſſus de la multitude.
Or, toutes les Aſſemblées, quelques ſérrées qu’elles ſoient, ont cette propriété particuliere, qu’il y a de la place de reſte au-deſſus d’elles. La difficulté eſt d’y parvenir ; puiſqu’il eſt auſſi mal aiſé de gagner le deſſus ſur le vulgaire, que de ſe tirer des Enfers.
– – – – – – – – – Evadere ad auras,
Hoc Opus, hic Labor eſt.
Pour y réuſſir pourtant, les Philoſophes de tous les âges ont pris le parti d’ériger certains édifices dans l’air ; mais, malgré la réputation dont ces ſortes de batimens ont été de tout tems en poſſeſſion, je crois (en ſoumettant mes lumieres à celles des autres) que tous, ſans en excepter le pannier ou ſe ſuſpendit Socrate, pour faciliter ſes Meditations, ont été ſujets à deux inconveniens. Premierement, leur baze étant poſée trop haut, ils ont été d’ordinaire hors de la portée des yeux, & toûjours hors de la portée des oreilles : en ſecond lieu, leurs matériaux étant de leur nature fort[27] tranſitoires ont toûjours ſouffert beaucoup des injures de l’air, ſur-tout dans nos païs ſituez du côté du Nord-Oueſt.
Pour ſurmonter ces obſtacles, nos ancêtres ont trouvé bon dans leur grande ſageſſe, afin d’encourager tous les avanturiers, qui aſpirent à l’élevation dont il s’agit, d’inventer trois Machines de Bois, très-utiles pour tous ceux qui veulent parler ſans être interrompus : ce font la Chaire, l’Echelle, & le Théatre ambulant[28].
Pour ce qui regarde le Barreau, quoiqu’il ſoit de la même matiere, & deſtiné au même uſage, on ne ſauroit cependant lui attribuer avec juſtice une quatriéme place ; parce qu’il eſt à rès de chauſſée avec l’Auditoire, & par-là ſujet à une interruption collaterale †[29] Le Tribunal lui-même, quoique placé dans une hauteur convenable, brigueroit en vain cet honneur ; car, ſi l’on veut remonter à ſon Origine, on reconnoitra ſans peine, que l’uſage, auquel on le deſtine à préſent, répond avec une parfaite exactitude à ſon inſtitution primitive, & que l’un & l’autre ont une conformité entière avec l’Etymologie du mot[30] Il Vient de la Langue Phenicienne, dans laquelle il eſt très-ſignificatif, puiſqu’expliqué à la lettre il déſigne un lieu deſtiné au ſommeil. Sa ſignification ordinaire parmi nous ne s’éloigne pas trop de ce ſens original : car, ce terme de Tribunal exprime parmi nous un ſiége duëment renverſé, & fourni de couſſins, pour la commodité de membres gouteux & affoiblis par l’âge ;
Rien dans le fond n’eſt mieux entendu, & plus juſte : il eſt naturel que ceux, qui, dans leur jeuneſſe ont parlé long-tems, pendant que les autres dormoient, aïent la permiſſion de dormir à leur aiſe auſſi long-tems que les autres babillent.
D’ailleurs, quand il me ſeroit impoſſible de trouver la moindre raiſon ſolide, pour bannir le Barreau & le Tribunal de la liſte des Machines Oratoires, il me ſuffiroit, pour leur donner l’excluſion, que je ne veux pas m’écarter d’un certain nombre que j’ai reſolu d’établir dans toutes mes Diviſions, en dépit de tout ce qu’il en pourra coûter à mon bon ſens. Je ne ferai qu’imiter là-dedans pluſieurs Philoſophes, & autres génies ſublimes, qui s’attachent avec paſſion à un certain Nombre myſtique, que leur imagination a conſacré à un tel point, qu’ils forcent la Raiſon à lui trouver place dans chaque partie de la Nature. Ils y reduiſent, ils ajuſtent, chaque genre, chaque eſpéce : ils en joignent quelques-uns enſemble, en dépit d’eux & de leur dents ; & ils exilent de leur Syſtême ceux qui ne veulent abſolument pas ſe ſoumettre à un enchainement pareil. Pour moi, c’eſt le Nombre Trois, c’eſt ce nombre profond, qui a toûjours occupé mes contemplations les plus ſublimes, & qui m’a dedomagé de mes penibles recherches, par des delices infinies. Auſſi, le public verra-t-il bien-tôt ſortir de la preſſe[31] mon Eſſay de Panegyrique touchant ce Nombre. Je me flatte d’y avoir demontré, par les preuves les plus convaincantes, que tous les Sens & tous les Elemens doivent être rangez ſous les étendarts de ce Nombre Sacré ; & déja j’ai cauſé une terrible deſertion parmi tous ceux qui ont affecté juſqu’ici de ſuivre la banniere de ſes deux rivaux, Sept & Neuf. Je retourne à mon ſujet.
De ces Machines Oratoires, la premiere en élevation, auſſi bien qu’en dignité, c’eſt la Chaire. Il y en a differentes ſortes dans notre Ile ; mais, celles que j’eſtime uniquement ſont faites d’un bois coupé dans la Forêt Calydonienne[32]. Plus elles ſont veilles, & meilleures elles ſont, à cauſe de la direction du Son, & pour d’autres raiſons qui ſeront mentionnées : dans le moment. Leur degré de perfection, par rapport à la taille & à la figure, conſiſte, à mon avis, à être extrêmement étroites, & deſtituées de tout ornement. Il eſt bon même, qu’elles n’ayent pas une eſpece de Dais au deſſus d’elles ; car, ſelon la regle ancienne, ce doit être le ſeul vaiſſeau découvert, dans toutes les Aſſemblées où l’on en fait un legitime uſage. De cette manière, elles auront une reſſemblance aſſez grande avec un Pilori ce qui leur donnera une influence eſſicace ſur les oreilles humaines.
La ſeconde Machine en queſtion, c’eſt l’Echelle, ſur laquelle je ne m’étendrai pas. Les étrangers même ont remarqué, à la gloire de notre Patrie, que nous, ſurpaſſons tous les peuples par rapport à l’intelligence, & au veritable uſage, de cette Machine.
Les Orateurs, qui s’y élèvent par dégrez, n’obligent pas ſeulement leur auditoire par la charmante manière dont ils débitent leurs Harangues ; ils favoriſent même tout le monde en les rendant publiques de bonne heure, avant que de les prononcer.
Je regarde ces diſcours comme le treſor le plus choiſi de notre éloquence Britannique : & j’apprends avec joïe, que notre digne Citoyen & Libraire, le Sieur Jean Dutton, en a fait une fidelle & penible Collection, qu’il a deſſein de publier au premier jour en douze volumes in folio enrichis de figures ; Ouvrage, auſſi curieux qu’utile, & digne de la main qui nous le communique.
La derniere Machine des Orateurs eſt le Théatre ambulant, dreſſé avec beaucoup de ſagacité, ſub Jove pluvio, intriviis, & quadriviis. C’eſt le grand ſeminaire des deux autres[33] : & les Orateurs, qui y montent, ſont quelque-fois admis à figurer ſur la premiere, & quelquefois ſur la ſeconde, ſelon leur different mérite ; la liaiſon, qu’il y a entre ces trois Machines, étant auſſi étroite : qu’il eſt poſſible de ſe l’imaginer.
Il paroit évidemment, par ce que je viens de dire, que l’élevation du lieu eſt abſolument requiſe pour s’attirer l’attention du public : mais, quoique tout le monde convienne du fait, les opinions ſont fort diférentes ſur la cauſe ; & je penſe, quant à moi, que peu de Philoſophes ont eu le bonheur de trouver une explication aiſée & naturelle de ce Phénomêne. Voici celle qui me paroit la plus profonde, & la mieux ſuivie.
L’air étant un corps peſant, &, par conſequent, ſelon le Syſteme d’Epicure, tendant toûjours vers la terre, doit indubitablement deſcendre avec plus de force, quand il eſt chargé de paroles, autres corps d’un poids conſiderable, comme il paroit évidemment par les profondes impreſſions qu’elles font ſur nous. Il ſuit de-là, que ces paroles doivent être répanduës d’une hauteur ſuffiſante, ſi l’on veut qu’elles parviennent à leur but, & qu’elles tombent avec aſſez de force.
Corpoream enim vocem conſtare fatendum eſt,
Et ſonitum quoniam poſſunt impellere ſenſus. Lucret : lib. 4.
Cette raiſon acquiert encore un nouveau dégré de force par une obſervation très-commune ; ſavoir que, dans tous les auditoires des differentes eſpéces d’Orateurs, la nature elle-même enſeigne à ceux qui compoſent l’Aſſemblée, à ſe tenir la bouche ouverte, dans une poſition parallele à l’horiſon, de maniere qu’ils ſont coupez par une ligne perpendiculaire qui tombe du zenith vers le centre de notre globe. Dans cette ſituation, ſi l’Aſſemblée eſt compacte & ſerrée comme il faut, rien ne ſauroit tomber à terre, & chaque Auditeur emporte chez ſoi ſa portion de la Harangue.
Il faut avouër, qu’il y a quelque choſe de plus rafiné encore dans l’Architecture des Batimens modernes deſtinez aux Ouvrages Dramatiques. Premierement, le Parterre s’abbaiſſe devant le Theatre, afin que, ſelon nos Remarques précédentes, toutes les matieres de poids qui ſe répandent de-là, qu’elles ſoient or, ou plomb, puiſſent tomber tout droit dans les machoires de certains animaux nommez Critiques, qui les attendent la gueule béante, pour les devorer.
Les Loges, qu’en faveur des Dames on a placées de niveau avec le Théatre, ſont arrangées en cercle, parce qu’on a obſervé que cette grande doze d’eſprit, qu’on emploïe à exciter parmi le beau Sexe certaines démangeaiſons, ſuivent ordinairement une route circulaire[34].
Certains ſentimens langoureux, &certaines penſées minces & étiques, s’élevent tout doucement par leur extrême légéreté juſqu’à la moïenne region de la ſale ; & là elles ſe gêlent par le moïen de l’entendement froid des habitans des ſecondes loges.
Le Galimathias & la Boufonnerie, qui ſont encore d’une plus grande legereté, montent avec aſſez de précipitation au deſſus de l’air qui eſt plus peſant, & ſe perdroient certainement dans la voute, ſi le prudent Architecte n’avoit pas eu la précaution d’y pratiquer un quatriéme étage, appellé le Paradis, & ſi l’on n’y avoit placé une Colonie bigarrée, qui les arrête dans leur paſſage, & qui s’en ſaiſit avec ardeur.
Le Lecteur ſaura, que ce Syſteme Phyſico-Logical des Machines Oratoires cache de grands Miſtéres, & que c’eſt un type, un ſigne, une embleme, une ombre, un ſimbole, qui a une analogie exacte avec la République des Auteurs, & avec les meſures qu’ils doivent prendre pour s’élever au deſſus du vulgaire.
Par la Chaire, doivent être entendus les Ecrits des Saints modernes de la Grande Bretagne ; écrits ſpiritualiſez, épurez, debaraſſez de la craſſe des ſens & de la raiſon humaine. Le bois pourri doit être, comme j’ai dit, la matiere de cette machine, pour deux raiſons ; premierement, parce que le bois pourri a la qualité d’éclairer dans les tenebres ; & en ſecond lieu, parce que les cavitez en ſont remplies de vers : deux types, qui, maniez avec l’addreſſe ordinaire des Commentateurs, ſignifient clairement les deux qualitez principales requiſes dans l’Orateur, & les deux Deſtinées qui attendent ſes Ouvrages.
Pour l’Echelle, c’eſt un ſymbole naturel de la Faction, & de la Poëſie, auxquelles un ſi grand nombre de perſonnes illuſtres ſont redevables de leur réputation. Elle eſt le ſimbole de la Faction, parce que…
Elle eſt le ſimbole de la Poëſie, parce que les Orateurs de cette eſpece finiſſent toûjours leur Harangue par une Piece de Poëſie[35], qu’ils montent les dégrez de cette machine avec lenteur, & que le Sort les précipite du haut en bas long-tems avant qu’ils en aïent gagné le ſommet. Enfin, l’Echelle eſt un type de la Poëſie, parce qu’on parvient d’ordinaire à ce poſte de diſtinction, par un tranſport de proprieté, & en confondant le mien & le tien[36].
Par le Théatre ambulant, ſont dépeintes toutes les productions de l’eſprit, qui ont une relation particuliere avec le divertiſſement des mortels. Telles ſont ces Pieces aimables intitulées, De l’Eſprit à deux liards ; Groteſques de Weſtmunſter ; Contes facetieux ; Les parfaits Railleurs, & d’autres ſemblables [37]. C’eſt par elles, que les Ecrivains de Grubſtreet ont depuis quelques années ſi noblement triomphé du tems, qu’ils ont coupé ſes ailes, rogné ſes ongles, limé ſes dents, émouſſé ſa ſaux, & reculé ſon fatal Clepſydre.
C’eſt dans le Catalogue de ces fameux Ouvrages, que j’ai la preſomtion d’enregiſtrer ce livre-ci, aïant eu depuis peu l’honneur d’être choiſi membre de cette ſocieté ſi vantée.
Je ne ſai que trop les pernicieux deſſeins qui ont été machinez dans ces dernieres années contre cet illuſtre corps, par deux ſocietez nouvellement érigées, qui ont fait tous leurs efforts, pour tourner nos Auteurs en ridicule, comme indignes du rang qu’ils occupent dans la République des Lettres. Ceux, qui en ſont coupables, aprendront d’abord par leur propre conſcience, que c’eſt eux, que j’indique. Le public n’a pas été Spectateur aſſez indifferent de leurs jaloux projets pour ſoufrir avec patience que les Academies de Gresham, & de Wills[38], fondent leur reputation ſur la ruine de la nôtre. Notre douleur devient plus ſenſible & plus violente, quand nous conſiderons leur procedé à notre égard, non ſeulement comme injuſte, mais encore comme ingrat, & contraire à la nature même. Le monde peut-il oublier, ces corps peuvent-ils oublier eux-mêmes, quand nos annales ne ſeroient pas auſſi formelles là-deſſus qu’elles le ſont, que l’un & l’autre ils ſont des pepiniéres que nous avons, non ſeulement plantées, mais encore arroſées ?
On m’a informé que ces deux rivaux ont dreſſé les préliminaires d’une ligue contre nous, & qu’ils ont reſolu d’unir leurs forces, pour nous defier, par un Cartel, d’entrer avec eux dans une comparaiſon de Livres produits de part & d’autre, tant par rapport au nombre qu’à l’égard du poids. Comme notre Préſident m’a chargé de leur répondre, je vais m’en acquitter ici. En premier lieu, je ſoutiens que leur propoſition reſſemble à celle, qu’Archimede fit dans un cas moins important, & que l’exécution en eſt abſolument impoſſible. Ou trouver des balances d’une capacité aſſez vaſte pour peſer ces volumes de part & d’autre ? Quel Arithméticien ſera aſſez audacieux, pour entreprendre d’en calculer le nombre ? En ſecond lieu, je dis que nous acceptons le défi, à condition, qu’on nous déſigne une perſonne impartiale, pour décider à quelle ſocieté chaque livre, chaque traité, & chaque brochure, doivent être attribuez. La déciſion n’en eſt rien moins que facile. Nous ſommes prêts à produire un Catalogue de pluſieurs milliers de volumes, ſur leſquels notre Corps a un droit inconteſtable, & que pourtant certains Auteurs revoltez ont l’audace d’approprier à nos ennemis. Ce ſeroit donc à nous une imprudence impardonnable de reconnoître pour nos Juges ces mêmes Auteurs, dans un tems où les cabales & les intrigues de nos adverſaires ont cauſé une revolte ſi generale contre nous, que les plus intimes amis, qui nous reſtent encore, ſe tiennent éloignez de nous, comme s’ils avoient honte de nous connoître.
Voilà tout ce que je ſuis autoriſé à dire ſur un ſujet ſi mortifiant & ſi melancolique. Nous ne ſommes nullement portez à nourrir une haine, qui pourroit être également fatale à tous les partis, & nous aimerions beaucoup mieux que ce different fût accommodé à l’amiable. Notre corps eſt tout prêt à recevoir à bras ouverts ces deux enfans prodigues, pourvu qu’ils renoncent à leurs Proſtituées & à manger avec les Cochons, je veux dire, à leurs indignes occupations ; &, comme un pere indulgent, il ne manquera pas de leur rendre la tendreſſe, & ſa benediction. Après l’inconſtance de toutes les choſes ſublunaires, rien n’a plus decredité les productions de notre ſocieté, que ce tour d’eſprit ſuperficiel, qui regne generalement parmi les Lecteurs de cet âge, qui ſont trop indolens pour creuſer dans les entrailles des matieres.
La Sageſſe pourtant eſt un Renard, à qui ſouvent on donne en vain la chaſſe, ſi on ne le force pas à ſortir de ſa tanniere ; c’eſt un Fromage, qui eſt d’autant meilleur, qu’il eſt couvert d’une croute épaiſſe, coriaſſe, & dégoutante ; c’eſt du Chocolat, qui devient plus excellent à meſure qu’on approche du fond. La Sageſſe eſt une Poule, dont il faut eſſuïer le chant deſagréable, parce qu’il eſt ſuivi d’un œuf : elle reſſemble à une noix, qui, ſi elle n’eſt pas choiſie judicieuſement, peut vous couter une dent, & ne vous païer que d’un ver.
C’eſt conformement à ces veritez, que nos ſages Grubéens[39] ont toûjours voulu conduire leurs préceptes vers notre eſprit dans le Vehicule des fables & des types. Peut-être les ont-ils plus ornées quelque fois, qu’il étoit neceſſaire ; & par-là ces Vehicules ont eu le ſort de ces Caroſſes ſi bien peints & dorez, dont l’éclat éblouït tellement les Spectateurs, qu’ils ne remarquent pas ſeulement celui qui en occupe le fond. Nous nous conſolons pourtant de ce malheur, parce qu’il nous eſt commun avec Pitagore, Eſope, Socrate, & pluſieurs autres de nos illuſtres Prédéceſſeurs.
Neanmoins, afin que, ni le public, ni nous, ne ſoufrions pas davantage de ce défaut de pénétration, je me ſuis laiſſé vaincre par l’importunité de quelques amis ; & j’ai reſolu d’entreprendre une Diſſertation laborieuſe ſur les principales productions de notre Societé, qui, ſous un exterieur aſſez brillant pour contenter un Lecteur ſuperficiel, ont envelopé les plans les plus finis de tous les Arts & de toutes les Sciences. Je me fai fort de les expoſer aux yeux des Curieux ; &, s’ils ſont trop embaraſſez dans leurs enveloppes, je ſaurai bien les en tirer par le moyen de l’inciſion, ou de l’exantlation[40].
Il y a quelques années, qu’un de nos plus habiles Membres entreprit cet Ouvrage important. Il commença par l’Hiſtoire de Maître Renard ; mais, il ne vécut pas aſſez long-temps, pour publier un traité ſi utile, ni pour aller plus loin dans un ſi grand deſſein. On ne ſauroit trop regretter ce grand homme, ne fut-ce que pour la découverte qu’il avoit faite ſur ce ſujet, & communiquée à ſes amis. La ſolidité n’en eſt conteſtée à préſent par aucun Savant de quelque Reputation ; & perſonne ne doute que ladite Hiſtoire ne contienne un Corps complet, ou plutôt une Revelation, une Apocalypſe, de tous les Secrets de la Politique.
Pour moi, j’ai pouſſé cette entrepriſe beaucoup plus loin, ayant déja mis la derniere main à mes Commentaires ſur pluſieurs douzaines de Traitez d’une pareille force. Je crois obliger le Lecteur, en lui en donnant ici quelques idées ſuffiſantes pour le mettre au fait.
La premiere Piece[41], à laquelle je me ſuis attaché, c’eſt le petit Poucet, dont l’Auteur étoit de la Secte de Pythagore. C’eſt un traité ténébreux, qui contient tout le plan de la Metampſicoſe, & qui conduit l’ame dans toutes ſes differentes revolutions.
Le ſecond eſt le Docteur Fauſtus, écrit par Artephius, un Auteur bonæ notæ & un adepte. Il le publia dans ſa neuf-cent-quatre-vingt-quatriéme année. Ce Sage procede entierement par la voye de la réincrudation, ou par la voye humide. Le Mariage entre Fauſtus & Helene ne ſert qu’à répandre du jour ſur la fermentation du Dragon mâle, & du Dragon femelle.
Whittington & ſon Chat eſt l’Ouvrage du miſterieux Rabbin Jehuda Hannaſi, contenant la défenſe de la Guemara de la Miſna de Jeruſalem, & prouvant ſa ſuperiorité ſur celle de Babilone, contre l’opinion reçuë.
La Biche & la Panthere. C’eſt le Chef-d’œuvre d’un fameux Savant[42] qui exiſte encore : le but de cet ouvrage eſt de nous donner un extrait fidéle de ſeize mille Auteurs Scholaſtiques, depuís Scot juſqu’à Bellarmin.
Le Flacon de Gregoire. C’eſt une Piéce qu’on ſupoſe être de la même main, & qu’on regarde comme un Suplément du Traité qui precede.
Le Sage de Gotham, cum Appendice. C’eſt-là veritablement un Traité d’une érudition immenſe : on peut l’apeller la ſource originale de ces argumens, qu’on pouſſe à préſent avec tant de vigueur, en France & en Angleterre, pour défendre le ſavoir & l’eſprit des Modernes, contre la préſomption, l’orgueil, & l’ignorance des Anciens. Cet Auteur a tellement épuiſé cette matiere, que tout ce qu’on a écrit là-deſſus depuis ne ſauroit paſſer que pour pure repétition, chez un Lecteur un peu pénétrant. Un Membre diſtingué de notre Societé a publié depuis peu un Abregé de cette excellente Piece[43].
Ces petits échantillons ſuffiſent, pour faire entrer le public dans le goût de tout l’Ouvrage : il occupe à préſent toutes mes penſées, & toutes mes études ; & ſi je puis y mettre la derniere main avant ma mort, je croirai avoir parfaitement bien emploïé les pauvres reſtes d’une vie infortunée.
[44]Helas ! je n’ai pas raiſon d’attendre encore tant de vigueur d’une plume uſée au ſervice de l’Etat, dans des Diſſertations pour & contre, ſur les Conſpirations des Papiſtes, ſur les Loix d’excluſion, ſur l’obéiſſance paſſive, ſur la liberté de conſcience, &c. Je n’ai pas lieu de l’attendre d’une conſcience, qui tombe en lambeaux, & qui montre partout la corde à force d’être retournée ; d’une tête fracaſſée par les coups de barre de la faction contraire ; ni d’un corps conſumé par certaines maladies mal gueries, graces à quelques Donzelles & à quelques Chirurgiens, qui, comme il a paru dans la ſuite, étoient les ennemis declarez de l’Etat, & les miens, & qui ſoutenoient les intérêts de leur parti, aux dépens de mes jambes & de mon nez.
J’ai mis au jour quatre-vingt-onze brochures, ſous trois regnes, & en faveur de trente-ſix factions : mais, voïant que l’Etat n’a plus beſoin de mon encre, je me retire pour la répandre dans des Speculations plus aſſorties au caractere d’un Philoſophe ; ſatisfait de pouvoir me rendre cette juſtice, que j’ai paſſé une longue vie ſans offenſe envers Dieu & les Hommes.
Pour en revenir à mon ſujet, j’attends de la juſtice du public, que l’échantillon du Commentaire que je viens de lui doner, ſuffira pour effacer de toutes les productions de notre Societé une tache qui ne leur eſt venuë, que par l’envie & l’ignorance de nos Adverſaires. Je me flatte, qu’on ſe perſuadera à la fin, que le merite de cet ouvrage s’êtend plus loin, que les ſimples agrémens de l’eſprit & du ſtile, que nos plus hardis Calomniateurs ne leur ont jamais oſé diſputer.
Pour faire ſentir cette beauté exterieure, auſſi-bien que le ſens caché & myſtique, j’ai ſuivi exactement les Originaux le plus généralement aprouvez ; &, pour qu’il n’y manque rien, j’ai fait en ſorte, à force de donner la torture à mon eſprit, que le titre[45], ſous lequel cet excellent Commentaire doit être connu à la Cour & dans la Ville, réponde exactement aux heureux modeles que notre Societé me fournit ſi abondamment.
Je conviens que j’ai été un peu prodigue à en multiplier les titres ; mais, j’ai remarqué que c’eſt-là le grand goût parmi certains Auteurs, que je reſpecte extraordinairement.
Ont-ils tort ? Neſt-il pas raiſonnable, que les Livres, ces Fils du cerveau, aient l’honneur de briller par une grande varieté de noms, auſſi-bien que les autres Enfans d’une qualité diſtinguée ? Notre fameux Dryden s’eſt hazardé même d’aller plus loin, en faiſant tous ſes efforts, pour introduire l’uſage de donner au même Livre pluſieurs Parains[46].
C’eſt une pitié, que cette belle invention n’ait pas été mieux ſoutenuë par une imitation exacte, autoriſée par un exemple de cette force : j’ai fait de mon mieux, quant à moi, pour donner la vogue à cette mode ; mais, je ne ſongeois pas alors, qu’il y a une malheureuſe dépenſe attachée à l’honneur de procurer des Parains à ſes Enfans, dépenſe dont on tire d’ordinaire de forts maigres revenus. La raiſon m’en eſt abſolument cachée : tout ce que je puis dire, c’eſt que, dans le cas dont il s’agit ici, j’ai perdu & mes frais & la gloire que je voulois m’acquerir par ce moïen. J’avois emploïé des meditations, & des efforts d’eſprit prodigieux, pour couper le Traité ſuivant en quarante Sections ; mais, aïant ſupplié autant de Lords de ma connoiſſance d’en vouloir bien être les Parains, ils s’en ſont excuſez tous, en m’envoïant dire, qu’ils s’en faiſoient un cas de Conſcience.
SECTION II.
Commencement du Conte.
L y avoit un jour un homme, qui
avoit trois Fils de la même Femme,
& d’une même couche, ils étoient venus
au monde d’une manière ſi miraculeuſe,
que la Sage-Femme elle-même
ne pouvoit pas dire, qui des trois étoit
l’Ainé. Le Père mourut, lorſqu’ils
étoient encore fort jeunes. Mais, avant
que de rendre l’ame, il les fit approcher
de ſon lit, & leur tint le discours
ſuivant :
Mes Fils Je n’ai jamais cherché les biens de ce Monde, & je n’en ai point hérité de mes Péres. C’eſt pourquoi, j’ai rêvé long-tems en vain ſur les moïens de vous laiſſer quelque choſe de bon & d’utile. A la fin, à force de ſoins & de dépenſes, je vous ai pourvus chacun d’un bon habit neuf[47] ; les voici tous trois. Vous ſaurez, mes Enfans que ces habits ont deux qualitez, particulieres, La premiere eſt, qu’en les ſoignant comme il faut, ils auront toûjours ce même air neuf, que vous leur voïez à cette heure : la ſeconde, qu’ils croitront dans la même proportion avec vos corps, s’étendant & s’élargiſſant d’une maniere à s’ajuſter toujours à vos tailles. Mettez les, mes Fils, afin que je les voie ſur vous avant que de mourir… Fort bien ; ſoïez propres, je vous en prie, & aïez ſoin de les vergeter ſouvent. Vous trouverez dans mon Teſtament, que voici, toutes les inſtructions nécéſſaires touchant la maniere de les porter, & de les ménager : obſervez les exactement, ſi vous voulez éviter les chatimens attachez à la moindre tranſgreſſion de mes ordres, & ſi vous avez à cœur votre bonheur futur. J’ai ordonné encore dans mon Teſtament, que vous demeuriez tous trois enſemble, comme amis, & comme Freres ; c’eſt-là l’unique moïen pour vous de proſperer dans le monde.
Après avoir fini ce Diſcours, le bonhomme mourut, à ce que dit l’Hiſtoire ; & ſes trois Fils s’en allérent enſemble chercher des avantures.
Je ne vous importunerai pas par le recit de celles, qu’ils rencontrérent pendant les premieres ſept années[48]. Je dirai ſeulement, qu’ils ſe conformérent exactement au Teſtament de leur Pere, & qu’ils gardérent leurs habits en fort bon état. Au reſte, ils parcoururent pluſieurs païs, eurent a faire à un grand nombre de Geants, & eurent le bonheur de défaire le monde de pluſieurs Dragons.
Parvenus à l’âge de ſe produire dans le Monde, ils prirent maiſon en ville, & ſe mirent à faire l’amour aux Dames, ſur-tout à trois d’entr’elles, qui avoient la vogue, à ſavoir à la Ducheſſe d’Argent, à Madame de Grands-Titres, & à la Comteſſe d’Orgueuil.
Ils furent d’abord aſſez mal reçûs ; mais, en aïant déterré la cauſe avec une grande pénétration, ils attrapérent bientôt les bonnes manieres. En moins de rien, on les vit écrire, rimer, railler, chanter, parler & ne rien dire : ils beuvoient, ſe battoient, juroient, prenoient du tabac, & couroient le bon bord. Ils alloient à la premiere repréſentation des Piéces de Théâtre, battoient le Guet, ſe divertiſſoient avec les belles, & s’en trouvoient fort mal. Ils donnoient aux Fiacres des coups de baton, au lieu d’argent. Ils s’endettoient chez les marchans, & couchoient avec leurs Femmes. Ils roſſoient les Sergens, jettoient les violons par la fenêtre, dinoient chez le plus fameux traiteur, & faiſoient la digeſtion au Caffé des petits Maîtres. Ils parloient des appartemens, où ils n’avoient jamais mis le pied ; dinoient avec des Mylords, ſans les voir ; parloient à l’oreille à une Ducheſſe, ſans lui dire le moindre mot ; faiſoient paſſer le griffonnage de leurs blanchiſſeuſes, pour des billets doux de qualité. Ils ne faiſoient que revenir de la Cour, ſans y avoir jamais été vus ; ils étoient au levé du Roi ſub dio ; dans une Compagnie ils apprenoient par cœur une liſte des Pairs du Roïaume, & dans une autre ils en farciſſoient leurs diſcours, d’un petit air fort familier.
Ils ne negligeoient pas ſur-tout de comparoitre regulierement dans l’Aſſemblée de ces Senateurs, qui n’ont rien à dire dans le Parlement, & qui parlent haut au Caffé, où ils s’ajournent tous les ſoirs pour remacher les affaires politiques, entourez d’un cercle de curieux promts à ramaſſer leurs miettes.
Les trois Freres avoient acquis mille autres belles manieres, dont le détail ſeroit ennuieux ; &, par conſequent, ils paſſoient avec juſtice pour les Cavaliers les plus accomplis de la ville. Mais, tout cela ne faiſoit que blanchir ; leurs Maitreſſes reſtoient toûjours inſenſibles.
Pour en faire bien ſentir la raiſon, il faut qu’avec la permiſſion du patient Lecteur je m’étende un peu ſur un point d’importance, qui n’a pas été ſufiſamment éclairci par les Auteurs de ce ſiecle-là.
Une nouvelle Secte s’éleva environ ces tems, & ſes adherans ſe répandirent au long & au large, ſur-tout parmi le beau monde. Ils adreſſoient leur culte à une certaine Divinité[49], qui, ſelon leur Doctrine, s’occupoit journellement à créer les hommes par une operation mechanique. Elle étoit placée, dans la partie la plus élevée de la maiſon, ſur un Autel haut environ de trois pieds.
La Divinité y étoit aſſiſe dans la poſture d’un Empereur Oriental, avec les jambes croiſées ſous lui[50].
A main gauche de l’Autel, l’Enfer ſembloit ouvrir ſa Gueule, pour dévorer les animaux, à la création deſquels le Dieu s’occupoit ; mais, pour en rallentir la faım inſatiable, certains Prêtres y jettoient de tems en tems quelques pieces de matiere informe, & ſouvent même des membres entiers déja vivifiez, que ce goufre afreux avaloit d’une maniere terrible à voir.
Cette Divinité paſſoit pour avoir inventé la[51] verge, & l’éguille : ſi c’eſt en qualité de Dieu des Mariniers, ou s’il faut prendre cette expreſſion dans un autre ſens miſterieux & allegorique, c’eſt un point ſur lequel juſqu’ici on n’a pas répandu le jour neceſſaire.
Les Adorateurs de ce Dieu avoient un Syſtéme de Doctrine, qui rouloit à peu près ſur les Dogmes Fondamentaux, que voici.
L’Univers, diſoient-ils, n’eſt autre choſe, qu’un habillement complet, qui revêt toutes choſes : la terre eſt habillée par l’air, l’air par les Etoiles, & les Etoiles par le primum mobile. Jettez les yeux ſur notre Globe, vous verrez que C’eſt un habit dans les formes, & d’un très-bon goût ; ce que certaines gens apellent la Terre n’eſt autre choſe, qu’un ſur-tout avec des paremens verds. Qu’eſt-ce que la mer, ſi-non une veſte d’un beau tabis ? Examinez chaque ouvrage particulier de la création, vous verrez quelle habile couturiere la nature a été, en habilant tous les vegetaux à la Cavaliere. De quelle perruque galante n’a-t-elle pas coeffé le hetre ? De quel beau pourpoint de ſatin blanc n’a-t-elle pas ajuſté le bouleau ? Pour faire court, l’homme lui-même eſt-il autre choſe qu’une Microveſte, ou, pour mieux dire, un habit complet, avec toutes ſes fournitures ? Par rapport au corps, la choſe eſt inconteſtable ; mais, à examiner même toutes les qualitez de ſon ame, on n’y trouvera rien, qui n’ait une relation étroite avec les differentes piéces qui compoſent notre ajuſtement.
La Religion eſt un manteau ; l’intégrité eſt une paire de ſouliers uſez à force de marcher dans les bouës ; l’amour-propre eſt un ſur-tout, la vanité, une chemiſe : pour la conſcience, c’eſt un haut-de-chauſe, deſtiné à couvrir la volupté & l’ordure ; mais, qu’on laiſſe tomber fort promtement, quand on ſe veut livrer à l’une, ou à l’autre.
Ces poſtulata étant admis, il s’enſuit, par une conſequence legitime, que les êtres, appellez improprement par les hommes habits, compoſent réellement l’eſpece la plus finie des animaux, ou pour aller encore plus loin, ſont réellement hommes, ou animaux raiſonnables, N’eſt-il pas évident, qu’ils ſe meuvent, qu’ils vivent, qu’ils parlent, & qu’ils s’acquittent de tous les autres devoirs de la vie humaine ? Ces êtres ne ſe promenent-ils pas dans les ruës ? Ne rempliſſent-ils pas le Parlement, les caffés, les téatres, & les temples de Cythere ? Il eſt vrai, que ces annimaux, nommez vulgairement habits, doivent être appellez differement, ſelon la difference de la matiere & de la forme, qui les compoſent.
L’Aſſemblage d’une chaine d’or, d’une robbe d’écarlatte doublée d’hermines, & d’une baguette blanche, placé ſur un grand cheval, eſt un Lord-Maire. Certaines autres fourures, accommodées d’une certaine maniere, compoſent un Juge ; & un mélange de toile fine, & de ſatin noir, eſt un Evêque.
Il y avoit des Profeſſeurs parmi cette Secte, qui, quoi qu’ils admiſſent eſſentiellement le même Syſtême, ne laiſſoient pas de raffiner ſur certains points. Ils ſoutenoient que l’homme eſt compoſé de deux habillemens differens l’un celeſte, l’autre artificiel ; dont le prémier eſt le Corps, & le ſecond l’Ame ; que l’ame étoit l’habit exterieur, & le corps l’habit interieur ; que le dernier eſt ex traduce, mais que l’autre procedoit d’une création, & d’une circomfuſion quotidienne. Ils prouvoient cette derniere partie de la propoſition, par l’Ecriture, parce que dans eux nous nous mouvons, nous vivons, & nous avons l’être ; & par la Philoſophie, parce que ces habits exterieurs ſont tout dans le tout, & tout dans chaque partie. D’ailleurs, diſoient-ils, ſeparez ces deux habillemens, & vous trouverez que le corps n’eſt qu’une vile carcaſſe deſtituée d’intelligence ; &, par conſequent, il eſt clair que ce qu’on nomme habit exterieur doit étre l’ame. A ce Syſtême de Religion étoient attachez certains dogmes ſubalternes, qui avoient une grande vogue. Les Savans ſe diſtinguoient ſur-tout à déduire de-là les differentes facultez de l’ame. Chez eux, la broderie étoit grand fond d’eſprit ; les franges d’or, agréable converſation ; les galons d’argent, repartie vive ; la perruque carrée, un tour d’eſprit particulier ; & un habit, chargé de poudre du haut en bas, étoit fine plaiſanterie. Ils ſoutenoient, d’ailleurs, que tous ces talens vouloient être maniez avec une extrême delicateſſe, & dirigez avec grand jugement, ſelon les tems, & les modes.
C’eſt avec beaucoup de peines, & par le moïen d’une Lecture infatigable, que j’ai ramaſſé, chez les anciens Auteurs, ce Syſtême de Theologie, & de Philoſophie, qui paroit avoir eu ſa ſource dans une maniere de penſer, qui n’a rien de commun, ni avec les Syſtêmes anciens, ni avec les modernes. En m’engageant dans ces penibles recherches, mon but a été, moins de ſatisfaire la curioſité du Lecteur, que de lui faciliter l’intelligence de pluſieurs particularitez de l’Hiſtoire ſuivante ; car, à moins d’être inſtruit des diſpoſitions où ſe ſont trouvez les hommes, & des opinions, qui ont regné parmi eux, dans un ſiécle ſi éloigné, il ne ſera pas en état de comprendre les grands événemens, qui en ſont derivez comme de leur ſource.
C’eſt pourquoi, je ne puis trop l’avertir de lire & de relire, avec toute l’attention imaginable, ce que je viens d’écrire ſur ce ſujet.
Je reprens le fil de mon Hiſtoire, Nos trois Freres n’étoient pas dans un petit embarras, en voïant les ſuſdites opinions ſi généralement reçuës & ſuivies par tout ce que la Cour & la Ville avoit de plus poli. Leurs maîtreſſes en étoient tellement imbues, qu’elles étoient toujours au plus haut faite de la mode, & qu’elles avoient un profond mépris, pour tout ce qui reſtoit au deſſous d’elle de l’épaiſſeur d’un ſeul cheveu.
Cependant, le Pere de nos Cavaliers leur avoit ordonné formellement, ſous peine des châtimens les plus rigoureux, de ne rien ajouter à leurs habits, & de n’en rien ôter, ſans un ordre exprès contenu dans ledit Teſtament. Il eſt vrai, que ces habits étoient d’un bon drap, & d’ailleurs couſu ſi delicatement, qu’on auroit juré, qu’ils étoient tout d’une piéce ; mais, ils étoient fort unis, & preſque deſtituez de tout ornement.
A peine avoient-ils été un mois dans la ville, que tout d’un coup la mode vint de porter des Nœuds d’Epaule : d’abord tout le monde devint nœud d’Epaule ; il n’y avoit pas moïen d’aprocher des ruelles, ſans cette marque de diſtinction. Une triſte experience aprit bientôt aux trois Avanturiers, juſqu’à quel point cette piece leur étoit neceſſaire : ils ne faiſoient pas un tour de promenade, qu’ils ne reçuſſent mille mortifications.
Quand ils alloient à la Comedie, le Portier leur demandoit, s’ils ne vouloient pas ſe mettre au Paradis ; appelloient-ils un fiacre, le cocher les prioit de monter ſur le derriere en attendant leur maître ; lorſqu’ils entroient dans un Cabaret, le Garçon leur diſoit obligeamment, on ne vend point de biere ici, mes amis ; & s’ils vouloient rendre viſite à quelque Dame, le Laquais les arrêtoit à la porte, pour les prier de lui dire ſeulement leur meſſage, & qu’il leur rendroit réponſe dans le moment.
Dans cette malheureuſe ſituation, ils ne manquérent pas de conſulter le Teſtament de leur Pere. Mais, altum filentium ſur les Nœuds d’Epaule. D’un côté, l’obéiſſance étoit un point abſolument neceſſaire ; mais, de l’autre, ſans les Nœuds d’Epaule, point de ſalut.
Après une meure deliberation, un des Freres, plus lettré que les autres, s’aviſa d’un expédient. Il eſt vrai, dit-il, que le Teſtament ne fait point mention des Nœuds d’Epaule, totidem verbis ; mais, je conjecture, qu’il en parle incluſivement, ou totidem ſillabis[52]. Cette diſtinction
fut d’abord goutée, & l’on ſe mit de
nouveau à examiner ; mais, une malheureuſe étoile avoit tellement influé là-deſſus, que la premiere ſyllabe ne ſe trouvoit pas dans tout l’écrit : néanmoins,
celui qui étoit l’Auteur de cette invention reprit courage. Mes Freres, dit-il, ne vous affligez pas : l’affaire n’eſt
pas encor tout-à-fait deſeſpérée. Si
nous ne trouvons pas ce que nous cherchons, totidem verbis, ni totidem ſillabis, je me fais fort de le trouver, totidem litteris. L’expedient parut merveilleux, & les voilà auſſi-tôt à l’ouvrage. En moins
de rien, ils firent un recueil des lettres ſuivantes N, U, D, S, D, E, P, A, U, L, E ; mais, ils avoient beau fureter par-tout, la ſeconde lettre O E ne paroiſſoit
nulle-part[53]. La difficulté ſembla d’abord
importante ; mais, le Frere à diſtinctions, qui étoit en train de faire merveille,
trouva bientôt de quoi remédier à cet
inconvenient. Selon lui, l’O E étoit une
lettre pedanteſque, qui n’étoit d’aucune utilité, & qu’on pouvoit remplacer facilement par un E ſimple, qui faiſoit dans le fond le même effet.
Voilà la difficulté évanouie : ils ſont évidemment autoriſez à ſuivre la mode, jure paterno ; & mes Damoiſeaux ſe carrent dans les ruës avec des Neuds d’Epaule auſſi copieux & auſſi flottants, que ceux d’aucun Fils de bonne Mere.
Comme le bonheur de ce monde eſt ſujèt à paſſer comme un éclair, les modes, dont ce bonheur dépend entierement, étoient ſoumiſes à la même inconſtance dans ce ſiécle-là ; & le regne des Neuds d’épaule fut de courte durée.
Un Seigneur, arrivé nouvellement de la Cour de France, s’étala en public, tout couvert d’une cinquantaine d’aunes de galons d’or parcourant exactement les Méandres, où les conduiſoit la mode deſtinée à regner à Paris pendant le mois courant. Deux jours après, tout le monde parut habillé d’or en barre : quiconque ôſoit paroitre en compagnie ſans cette perfection, avoit l’air auſſi honteux qu’un Eunuque, & étoit tout auſſi mal reçu des Femmes. Quel parti prendront ici mes galans ? Ils ont donné déja une entorſe aſſez violente à la derniere volonté de leur Pere. Elle ne dit rien du tout ſur ce nouvel article bien plus important que le premier. Le Neud-d’Epaule, n’étoit qu’un petit ornement détaché & ſuperficiel ; au lieu que le galon d’or cauſe une alteration plus conſiderable, puiſqu’il adhère en quelque ſorte à la ſubſtance même de la choſe. Le moyen donc d’en porter ſans un ordre poſitif !
Il arriva heureuſement dans ce tems, que le Frere ſavant venoit de lire les Dialectiques d’Ariſtote, & particulierement ſon merveilleux traité de l’interpretation, qui nous enſeigne à trouver en tout paſſage tous les ſens du monde, excepté celui de l’Auteur ; Ouvrage utile par conſequent aux Commentateurs des Revelations, qui expliquent les Propheties, ſans entendre un mot du texte Original.
Eclairé de ces nouvelles lumieres, il apoſtrophe ſes Freres de la maniere ſuivante[54]. Apprenez, mes chers Freres ; qu’il y a deux ſortes de Teſtamens, Nuncupatorium, & Scriptorium ; que le Teftament écrit, que nous avons devant nos yeux, ne fait pas mention de galons d’or, bien loin d’en ordonner poſitivement l’uſage. Conceditur. Mais, ſi on ſoutient la même choſe par raport à une derniere volonté exprimée de vive voix ; negatur : car, mes Freres, vous vous ſouvenez bien ſans doute, que, dans notre enfance, nous avons entendu dire par un certain quidam, qu’il avoit entendu dire d’un valet de notre Pere, qu’il avoit entendu dire de notre Pere lui-même, que nous ferions bien de charger nos habits de galons d’or, dès que nous aurions aſſez d’argent, pour en acheter.
Sur mon Dieu, il n’y a rien de plus vrai, s’écria un autre Frere. Je m’en ſouviens parfaitement bien, ajoûte le troiſiéme ; &, ſans s’alambiquer le cerveau d’avantage, ils ſe mirent à acheter le galon d’or le plus large de tout le quartier, & ſe firent braves comme des Milords.
Quelque tems après, la mode vint de doubler les habits d’une petite étoffe de ſatin couleur de feu[55]. Auſſi-tôt un marchand en porta un échantillon à nos Cavaliers. Reverence parler, Meſſieurs, leur dit-il, Mylord Guts & le Chevalier Walter ont pris hier au ſoir des doublures de la même piéce : vous ne ſauriez croire la quantité que j’en vends ; & je ſuis ſur, que demain matin à dix heures il ne m’en reſtera pas de quoi faire un Pelotton à ma Femme.
Là-deſſus, nouvel examen du Teſtament. Le cas demandoit un ordre poſitif, auſſi bien que le précédent ; puiſque la doublure eſt conſiderée par tous les Auteurs orthodoxes, comme étant de l’eſſence de l’habit. Tout ce qui parut les favoriſer en quelque ſorte étoit un Avertiſſement contenu dans ladite derniere volonté de ſe précautionner contre le feu, & d’avoir ſoin d’éteindre leurs chandelles, en ſe couchant. Ces mots, rectifiez par un Commentateur adroit, pouvoient bien aller juſqu’à approcher aſſez d’un commandement poſitif ; mais, comme ils ne tranquilliſoient pas encor tout-à-fait ces conſciences timorées, le Frere Docteur, reſolu de remedier une fois pour toutes aux inconveniens preſens & futurs, ſe mit à haranguer de nouveau. Je me ſouviens, dit-il, d’avoir vu pluſieurs Teſtamens, où il étoit fait mention d’un Codicille annexe, qui eſt cenſé faire partie du Teſtament, & avoir la même Autorité. Or, le Teſtament de notre Pere n’eſt pas accompagné d’un tel Codicille ; &, par conſequent, de ce coté-là, il eſt manifeſtement défectueux.
C’eſt pour cette raiſon, que j’ai reſolu d’y en attacher un habilement. J’en ſuis déja en poſeſſion depuis long-tems : il a été dreſſé par un Palfrenier de notre Grand-Pere ; &, par le plus grand bonheur du monde, il y eſt parlé fort au long de ce même ſatin couleur de feu.
Ce projet paſſa avec le même conſentement unanime. Un vieux parchemin ridé eſt attaché au Teſtament en guiſe de Codicille : on achette le ſatin, & on le porte.
L’Hyver ſuivant, un Acteur, gagné exprès par le corps des Faiſeurs de Franges, joua ſon role dans une Piéce nouvelle, tôut couvert de franges d’argent ; &, par-là, conformement à la louable coutume, il en introduiſit la mode. Les trois Freres conſultant la-deſſus de nouveau le Teſtament en queſtion, ils y trouverent à leur grand étonnement ces paroles accablantes : J’ordonne & commande à mes trois Fils de ne porter jamais des franges d’argent ſur leurs habits, ni à l’entour d’iceux. Ces mots étoient ſuivis d’une longue liſte de punitions, dont ils étoient menacez, en cas de desobéiſſance. Plus les difficultez ſont grandes, plus il y a de gloire à les ſurmonter. Un Article ſi foudroïant ne découragea pas celui des Freres, dont j’ai déja ſi ſouvent loué l’érudition. C’étoit un homme expert dans la Critique, & il avoit trouvé dans un certain Auteur, qu’il ne nommoit pas pour certaines raiſons, que le terme frange, mentionné dans le Teſtament, ſignifie auſſi un manche-à-balai ;[56] &, ſelon lui, c’étoit dans ce ſens-là qu’il falloit le prendre en cette occaſion. Un de ſes Freres declara avec humilité, qu’il n’étoit pas de cet avis-là, à cauſe que l’Epithête, d’argent, ne lui paroiſſoit pas tout-à-fait applicable à un manche à-balai. Il eut pour réponſe, que cette Epithête devoit être entendue dans un ſens miſterieux & allegorique ; mais, il ne laiſſa pas d’objecter de nouveau, qu’il ne comprenoit pas pourquoi ſon Pere leur auroit défendu de porter des manches-à-balai ſur leurs habits ; précaution inutile, & même impertinente. Son Frere la-deſſus prit un air grave, & l’arrêta tout court, comme un homme qui parloit avec irrévérence d’un miſtere, qui, ſans doute, étoit très-ſignificatif, & très-utile ; mais, dans lequel il n’étoit pas permis à la Raiſon humaine de creuſer trop avant.
Cette réponſe ſenſée mit fin à la diſpute ; & comme le Teſtament du Pere perdoit chaque jour quelque choſe de ſon Autorité, on prit d’une maniere docile ce joli tour de Critique, dont je viens de parler, pour une Permiſſion dans les formes de ſe jetter à corps perdu dans les franges d’argent.
Quelque tems après, une vieille mode fut remiſe ſur pied. C’étoit une broderie à la Chinoiſe chargée de Figures d’Hommes, de Femmes, & d’Enfans[57].
Dans cette occaſion, il ne s’agiſſoit pas ſeulement de conſulter la derniere volonté du Pere : les Damoiſeaux ne ſe reſſouvenoient que trop de l’horreur qu’il avoit toûjours témoignée contre cette mode. Ils ſavoient que, pluſieurs Articles dreſſez exprès, il l’avoit deteſtée ; & qu’il leur avoit donné ſa malediction éternelle, s’ils étoient jamais aſſez hardis pour la ſuivre. Malgré tant de déclarations ſi formelles, il ne ſe paſſa pas deux jours, qu’ils ne portaſſent cette mode juſqu’à l’excès. Ils alleguoient en leur faveur, que ces Figures n’étoient point du tout les mêmes, qui avoient été en vogue autrefois & dont le teſtateur avoit voulu parler : d’ailleurs, ils ne portoient pas cette broderie, dans le ſens dans lequel elle leur avoit été défendue ; mais, uniquement, pour ſuivre une coutume, qui tendoit au bien public. A leur avis, ces Articles du Teſtament devoient être interpretez cum grano ſalis.
Les modes étant ſujettes à une revolution perpetuelle, le Frere à diſtinctions ſe laſſa à la fin de chercher des échappatoires, & de luter contre des obſtacles, qui ſe ſuccedoient ſans ceſſe les uns aux autres. Il voïoit ſes Freres, auſſi bien que lui, reſolus à s’aſſujettir à la mode, à quelque prix que ce fût : ainſi, il ne lui fut pas difficile de les déterminer à renfermer le Teſtament fatal dans un Coffre-fort, qui leur étoit venu de Gréce ou d’Italie ; & à ne l’alleguer deſormais, que dans les cas ou il s’accorderoit avec leurs intérêts.
Conformement à cette reſolution quand la mode vint de porter un nombre infini d’éguillettes ferrées d’argent, notre ſavant Critique prononça ex Cathedra, qu’ils étoient autoriſez à porter de ces équillettes, Jure Paterno. Qu’il étoit bien vrai, que la mode alloit un peu au delà de la permiſſion que leur accordoit le Teſtament : mais, qu’en qualité de Succeſſeurs de leur Pere, ils avoient le pouvoir d’y ajouter certaines clauſes, pour l’accommoder au bien public ; &, quand même ces clauſes n’auroient pas une liaiſon exacte avec le Teſtament, qu’il falloit pourtant les admettre, de peur de tomber dans certaines incongruitez, ne multa abſurda ſequerentur. Cette déciſion paſſa auſſi-tôt pour Canonicale ; &, le Dimanche ſuivant, ils parurent à l’Egliſe tous lardez d’éguillettes.
Ce Frere avoit acquis par ſon ſavoir une ſi grande reputation, que ſes affaires n’étant pas en trop bon état, il eut le bonheur d’être placé chez un certain Lord, pour avoir ſoin de l’éducation de ſes Enfans. Ce Seigneur étant mort quelque tems après : il ſut donner un tour ſi adroit à quelques paſſages du Teſtament de ſon Pere, qu’il y trouva un titre pour s’approprier les biens de feu ſon Maître. Il en prit auſſitôt poſſeſſion : il en chaſſa ſes éleves ; & donna leurs appartemens à ſes Freres[58].
SECTION III.
Digreſſion touchant
Meſſieurs les Critiques.
Uoique juſqu’ici j’aye pris toute
la précaution poſſible, pour ſuivre exactement les regles, & la maniere d’écrire, de nos Illuſtres Modernes,
je me vois cependant, par un tour que
me jouë ma malheureuſe memoire,
dans un égarement, dont il faut que je
me tire, avant que je puiſſe avec bienſéance continuer la tractation de mon ſujet. J’avouë avec honte, que c’eſt
une négligence impardonnable d’y être
entré ſi avant, ſans avoir adreſſé à nos
Seigneurs les Critiques les diſcours uſitez, tant expoſtulatoires, & ſupplicatoires, que déprécatoires.
Pour les en dédommager, je prends ici humblement la hardieſſe de leur preſenter une courte Diſſertation ſur eux-mêmes, & ſur leur art. Je vais en examiner briévement l’Etimologie & la Généalogie, & le conſidérer, tant par rapport à l’état, où il ſe trouvoit autrefois, qu’à l’égard de celui où nous le voïons préſentement.
Par le mot Critiques, ſi uſité dans nos converſations d’aujourdhui, on a entendu autrefois trois eſpeces d’hommes fort differentes, ſelon ce que j’en ai pu découvrir dans les livres, & dans les brochures des Anciens. Ce terme deſigna d’abord des perſonnes, qui s’occupoient à inventer & à établir certaines regles, pour eux-mêmes, & pour le public, par l’obſervation deſquelles un Lecteur judicieux pouvoit ſe rendre capable de décider des productions des ſavans, entrer dans le vrai goût du ſublime & du merveilleux, & diſtinguer les veritables beautez du ſtile ou de la matiere, d’avec le faux brillant qui les imite. Ils s’efforçoient, dans leurs Lectures, à remarquer ce que les livres avoient de défectueux, l’inutilité, la fadeur, l’abſurdité. Mais, ils s’y prenoient avec la même précaution, dont ſe ſert un homme, qui paſſe par une ruë ſale. S’il jette un œil attentif ſur les tas de bouë qu’il rencontre en ſon chemin, ce n’eſt pas dans le deſſein d’en examiner la couleur, d’en prendre les dimenſions, d’y gouter, ou de s’y vautrer ; c’eſt uniquement pour s’en tirer le plus proprement qu’il lui eſt poſſible.
On prétend, mais à tort, que ces perſonnes-là ont véritablement compris le ſens litteral de leur dénomination, & qu’une partie conſiderable du devoir d’un Critique eſt de rendre juſtice au mérite. Un Critique, dit-on, qui ne lit, que pour chercher les occaſions de cenſurer, reſſemble à un Juge, qui prendroit la reſolution de condamner à la potence tous ceux qui paroitroient devant ſon tribunal.
En ſecond lieu, on a deſigné, par le terme de Critiques, ces Reſtaurateurs du ſavoir, ces hommes ſavans, qui ont tiré les belles Lettres du tombeau, qui les ont delivrées de Vers, & qui ont ſecoué la pouſſiere qui couvroit les Manuſcrits.
Il y a déja quelques ſiécles, que ces deux races ont été abſolument éteintes ; &, par conſequent, il ſeroit fort inutile d’en parler plus au long.
La troiſiéme & la plus noble eſpece eſt celle des veritables Critiques, dont l’origine eſt bien plus illuſtre que celle des autres. Chaque veritables Critiques, eſt un Demi-Dieu de naiſſance, puiſqu’il deſcend en ligne directe de Momus & de Hybris, qui engendrerent Zoïle, qui engendra Tigellius, qui engendra & cætera premier du nom, qui engendra Bentley, Rymer, Perrault, & Dennis, qui engendra & cætera ſecond du nom.
Ce ſont-là ces Critiques, qui de tous tems ont prodigué tellement leurs bienfaits à la République des Lettres, que la reconnoiſſance de leurs Admirateurs eſt allé juſqu’à leur chercher une origine dans le Ciel, à côté de celle de Théſée, de Perſée, d’Hercule, & d’autres Bienfaiteurs du Genre-Humain.
Mais, la Vertu Heroïque même n’a pas toujours été exemte de la Calomnie. On a oſé obſcurcir la gloire de tous ces grands hommes, en ſoutenant, que, fameux par leurs combats contre les Geans, les Dragons, & les Brigands, ils avoient été plus nuiſibles eux-mêmes à la Societé humaine, que les Monſtres qu’ils avoient vaincus ; &, qu’après les avoir détruits, ils auroient bien fait d’exercer la même juſtice ſur leurs propres individus. Hercule l’a fait avec beaucoup de generoſité ; ce qui lui a procuré plus de temples, & plus d’encens, que n’en ont obtenu les plus illuſtres de ſes compagnons.
C’eſt pour cette raiſon, je croi, que certaines gens ſe ſont mis dans l’eſprit, que chaque veritable Critique, après avoir achevé ſa tache, feroit une œuvre très-méritoire & très-utile pour le bien public du monde ſavant, s’il vouloit bien s’attacher à une corde un peu forte, ou ſe précipiter d’une hauteur un peu raiſonnable. Ils font même du ſentiment, qu’il ne faudroit donner place à perſonne dans le Catalogue des vrais Critiques, avant qu’il eût mis fin à cette perilleuſe avanture.
De cette origine celeſte d’un art ſi noble, & de ſon étroite analogie avec la Vertu Heroïque, on peut deduire aiſément les devoirs d’un vrai Critique. Il doit parcourir la Republique des Lettres, pour donner la chaſſe aux défauts monſtrueux, qu’elle nourrit dans ſon ſein ; forcer les erreurs à ſortir de leurs niches, comme Cacus de ſa Caverne. Il faut qu’il les multiplie, comme les têtes de l’Hydre ; & qu’il les ramaſſe, comme le fumier de l’Étable d’Augée. Il faut, ſur-tout, qu’il pourſuive ſans relache certains oiſeaux, qui ont l’inclination perverſe d’arracher des branches entieres de l’Arbre de Science, comme les oiſeaux Stymphaliens, qui privoient les vergers de leurs meilleurs fruits[59].
Il ſuit de-là, que la plus parfaite définition qu’on puiſſe donner d’un vrai Critique eſt celle-ci. Un vrai Critique eſt un bomme, qui découvre, & qui raſſemble, les fautes des Auteurs. Quiconque. voudra examiner toutes les eſpeces d’ouvrages, dont cette Secte ancienne a favoriſé le monde, verra d’abord par toute leur teneur, que les penſées de leurs Acteurs ſe ſont uniquement, attachées aux fautes & aux négligences des autres. Ecrivains. Quelque ſujet qu’ils traitent, leur imagination eſt tellement remplie & occupée de tous ces paſſages défectueux, que la quinteſſence même de ce qu’ils ont remarqué de mauvais ſe diſtile dans leurs propres écrits, & que leurs ouvrages d’un bout à l’autre ne paroiſſent qu’un extrait de tout ce qui a ſervi de matiére à leurs réflexions.
Après avoir ainſi conſideré l’origine & les occupations d’un Critique, à prendre ce mot dans le ſens le plus general & le plus noble, il eſt tems de refuter les objections de ceux, qui prétendent prouver par le ſilence des Auteurs, que l’Art Critique, comme il eſt exercé à préſent, & comme je viens de l’expliquer, eſt tout-à-fait moderne ; & que, par conſéquent, nos Critiques Anglois & François, ne ſont pas d’une Nobleſſe auſſi ancienne, que celle dont je les ai mis en poſſeſſion.
Or, ſi je fais voir clairement, que l’Antiquité la plus reculée nous a dépeint le vrai Critique & ſes devoirs, d’une maniere, qui répond exactement à ma définition, on m’avouera, que cette grande objection, tirée du ſilence des Auteurs, doit tomber néceſſairement.
Je confeſſe, que j’ai été long-tems moi-même dans une erreur ſi pernicieuſe, & que je ne m’en ſuis tiré, que par le ſecours de nos illuſtres Modernes, dont je creuſe jour & nuit les volumes édifians, pour mon propre bien, & pour celui de ma Patrie. Ce ſont ces grands hommes, dont les travaux infatigables ont découvert les endroits foibles des Anciens, & nous en ont donné un Catalogue copieux. Ce ſont eux, qui ont demontré, que les plus belles choſes, qui nous ſont communiquées par l’Antiquité, ont été inventées & miſes en lumiere par des plumes beaucoup plus recentes ; & que les plus grandes découvertes, qu’on lui attribuë par raport à la Nature & aux Sciences, avoient déja été trouvées par le Genie tranſcendant de nos contemporains : ce qui montre évidemment, combien le merite des Anciens eſt mince, & doit mettre des bornes à cette admiration aveugle dont ils ſont honorez par des gens enſevelis dans la pouſſiere du Cabinet, & aſſez malheureux pour ignorer ce qui ſe paſſe à préſent dans le Monde.
En déliberant meurement ſur toutes ces choſes, & ſur les proprietez eſſentielles de l’eſprit humain, je n’ai pû m’empêcher d’en conclure, que les Anciens, perſuadez fortement de leurs nombreuſes imperfections, doivent s’être efforcez dans quelques paſſages de leurs livres, à l’imitation de leurs Maîtres les Modernes, à détourner ou à adoucir les eſprits Cenſeurs, en faiſant l’Eloge ou la Satyre des vrais Critiques. Inſtruit de cet uſage moderne, par la longue & utile étude que j’ai faite des Prefaces à la mode, je me ſuis déterminé à déterrer la même louable coutume dans les Ecrits anciens, & ſur-tout dans ceux des prémiers ſiécles. Par ces recherches, j’ai trouvé à mon grand étonnement, qu’ils nous ont laiſſé tous des portraits du vrai Critique, plus ou moins favorables, ſelon que leur plume étoit guidée par l’eſperance, ou par la crainte ; mais, qu’ils s’y ſont pris avec la derniere précaution, envelopant tout ce qu’ils avoient à dire ſur ce ſujet, dans des Fables, & dans des Hieroglyfes.
C’eſt aparemment cette circonſpection, qui a donné lieu à des Lecteurs ſuperficiels de faire valoir le ſilence des Auteurs contre l’Antiquité des vrais Critiques. Cependant, les types, que ces Auteurs ont emploïez, ſont ſi juſtes, & l’application en eſt ſi naturelle, qu’il eſt difficile à comprendre, comment il eſt faiſable, qu’un Lecteur d’un goût & d’une pénétration moderne ne s’en aperçoive pas. Je me contenterai de choiſir un petit nombre d’échantillons de cette immenſe quantité de types & d’allegories, dont il s’agit ici ; & je ſuis convaincu, qu’ils ſeront capables de mettre fin à cette diſpute.
Ce qui merite bien d’être remarqué, c’eſt que tous ces Auteurs anciens, en voulant traiter ce ſujet d’une maniere énigmatique, ſe ſont rencontrez tous dans la même Allegorie, dont ils ont ſeulement varié la ſuperficie, conformement à leurs paſſions, ou à leur tour d’eſprit.
D’abord, Pauſanias eſt du ſentiment que la perfection de l’Art d’écrire eſt duë à l’établiſſement des Critiques. Et il eſt évident, qu’il a en vuë les vrais Critiques, par la deſcription qu’il en fait dans les mots ſuivans. C’eſt, dit-il, une race d’hommes qui ſe plait à vétiller ſur les ſuperfluitez & ſur les excreſcences des livres ; ce qui aïant été à la fin remarqué par les Savans, ils ont reſolu, de leur propre mouvement, de retrancher, de leurs ouvrages, les branches pourries, mortes, deſtituées de ſuc, & celles-là même dont l’unique défaut étoit de pouſſer trop.
Il envelope ce fait adroitement dans une Allegorie, en diſant que les Naupliens, dans l’Argie, avoient appris des Anes l’Art de tailler les vignes ; en obſervant, que quand ces animaux en avoient rongé quelques branches elles en croiſſoient mieux, & en portoient de meilleur fruit.
Herodote, en ſe ſervant du même Hieroglyfe, s’exprime encor plus clairement. Il eſt bien aſſez hardi, pour taxer les Critiques ouvertement de malignité & d’ignorance ; car, il nous rapporte en pleins termes, que dans la partie occidentale de la Libye il ſe trouve des Anes avec des cornes. Sur quoi Cteſias rencherit encore, en faiſant mention de certains anes de la même figure, qui ſont dans les Indes : au lieu, dit-il, que tous les autres Anes n’ont point de fiel, ces Anes cornus en ont une telle abondance, qu’il n’eſt pas poſſible d’en manger la chair, à cauſe de ſon extrême amertume.
La raiſon, pourquoi les Anciens n’ont traité ce grand ſujet que figurément, étoit la crainte qu’ils avoient des attaques d’un parti auſſi redoutable que celui que formoient les Critiques de ces tems. Le ſon terrible de leur voix étoit capable de faire trembler une legion entiere d’Auteurs, & de leur faire tomber la plume des mains : ce qu’Herodote exprime clairement, en nous contant qu’un jour une grande Armée de Scythes avoit été miſe en déroute, par la terreur panique qu’y répandit le braire d’un ane. C’eſt même de-là que certains profonds Litterateurs ont conjecturé, que le reſpect, que nos Auteurs Anglois païent aux vrais Critiques, nous eſt venu de nos Ancêtres les Scythes.
Cette terreur des écrivains de l’antiquité devint peu à peu ſi generale, & s’augmenta ſi fort, que ceux, qui avoient
envie de parler librement ſur le Chapitre des vrais Critiques, furent obligez de renoncer à cette ancienne Allegorie, comme trop approchante du Prototype, & de ſe ſervir de figures plus cachées & plus miſterieuſes. C’eſt ainſi que Diodore, voulant déclarer ſon ſentiment ſur la même matiere, ſe hazarde ſeulement à nous débiter, que ſur les montagnes de l’Helicon il croit une mauvaiſe herbe, dont la fleur eſt d’une odeur ſi abominable, qu’elle empoiſonne ceux qui la ſentent. Lucrece en donne préciſement la même deſcription.Eſt etiam in magnis Heliconis montibus arbos,
Floris odore bominem retro conſueta necare.
Pour Cteſias, dont j’ai déja parlé, il étoit beaucoup plus hardi : il avoit été fort mal traité par les vrais Critiques de ſon âge ; & il étoit bien aiſe de laiſſer à la poſterité une marque ſenſible de ſa vengeance contre toute cette tribu. Le ſens en eſt ſi clair, que je ne conçois pas comment il a pu reſter caché à ceux qui nient l’Antiquité de cette illuſtre race.
C’eſt en traçant le portrait de pluſieurs animaux des Indes, qu’il s’eſt ſervi de ces expreſſions remarquables. Il y a entre autres un Serpent, qui ne ſauroit mordre, parce qu’il n’a point de dents ; mais, en récompenſe, quand il vomit, ce qu’il fait très-ſouvent, il cauſe une corruption generale dans toutes les matieres, ſur leſquelles il répand ce qui lui ſort des entrailles. Ces Serpens ſe trouvent d’ordinaire ſur les montagnes où croiſſent les Pierres precieuſes : ils ſont fort ſujets à jetter de leur gueule une liqueur empoiſonnée ; & ſi quelqu’un s’aviſe d’en boire quelques goûtes, ſa cervelle lui ſort auſſi-tót par les narines.
Il y avoit encore parmi les Anciens une ſorte de Critiques qui ne differoient pas des premiers en eſpece, mais ſeulement en taille, & en degré. Il y a de l’apparence, qu’ils étoient comme les apprentifs des autres ; & cependant on en fait mention, d’ordinaire, comme d’une Secte à part, à cauſe de la difference de leurs occupations. L’exercice ordinaire de ces Etudians étoit de frequenter les Spectacles, & d’y épier les plus mauvais endroits des pieces de théatre, deſquels ils étoient obligés de rendre un conte exact à leurs Gouverneurs. Mis en goût par cette petite proïe, comme de jeunes Loups, ils acqueroient avec le tems aſſez de force & de vigueur, pour ſe jetter ſur une proïe plus conſiderable : car, il a été obſervé par les anciens, auſſi bien que parmi les modernes, qu’un vrai Critique a de commun avec un Echevin & avec une Courtiſane, qu’il ne perd jamais ſon titre ; & qu’un Critique en gerbe a toujours été un Critique en herbe : ſes talens naturels aïant été ſeulement augmentez par ſes lumieres acquiſes ; ſemblable au chanvre, dont la ſémence même, ſelon les Naturaliſtes, donne des ſuffocations. C’eſt à cette race de Garçons Critiques, qu’on eſt redevable de l’invention, ou du moins du rafinement, des Prologues des pieces de théatre[60] ; & ce ſont eux, dont Terence a fait ſi ſouvent mention ſous le nom de Malevoli.
Il eſt certain que l’établiſſement de la race Critique eſt d’une neceſſité abſoluë pour le monde ſavant ; car, toutes les actions humaines ont une relation exacte avec les Talens de Thémiſtocle, & de ſon Compagnon. L’un fait racler le boïau, & l’autre fait faire d’un petit Bourg une grande Ville ; & celui qui ne ſait faire, ni l’un, ni l’autre, merite d’être chaſſé de l’univers à coups de pied. C’eſt ſans doute l’envie d’éviter une pareille punition, qui a donné naiſſance au Peuple Critique, & une occaſion aux Calomniateurs de débiter, que chaque membre de ce corps eſt une eſpece d’ouvrier, qui leve boutique, avec la même facilité qu’un tailleur. Auſſi, ſelon ces detracteurs du merite, il y a une étroite conformité entre les talens & les outils de l’un & de l’autre. L’Œil du tailleur[61] eſt un type parfait des Lieux-communs d’un Critique : & le Carreau du premier repreſente fort au juſte l’eſprit & le ſavoir du ſecond[62] Leur courage eſt de la même nature, & leurs armes ſont d’une figure fort reſſemblante[63].
On peut repondre pluſieurs choſes très-ſolides à toutes ces odieuſes objections. Rien au monde n’eſt plus faux que ce qu’on oſe avancer ſur la facilité, qu’il y a, à s’ériger en vrai Critique. Au contraire, rien n’eſt plus difficile ; & il faut ſe mettre plus en frais, pour être membre privilégié de ce corps, que de tout autre : car, tout de même que, pour briguer l’honneur d’être un Gueux dans les formes, il en coutte au plus riche aſpirant juſqu’à ſon dernier ſou ; ainſi, pour qu’un homme puiſſe s’établir dans le monde ſur le pied d’un vrai Critique, il lui en coute toutes les bonnes qualitez de ſon eſprit. Ce qui ſeroit un aſſez ſot marché, s’il s’agiſſoit de toute autre acquiſition moins importante.
Après avoir prouvé de cette maniere l’Antiquité de la Critique, & dépeint ſon état primitif, il me reſte d’entrer dans l’examen de l’état préſent de ce floriſſant Empire, & de faire voir l’exacte conformité de l’un & de l’autre.
Un certain Auteur, dont les Ouvrages ont été entierement perdus depuis pluſieurs ſiécles, en parlant des Critiques, dans ſon Livre 5. Chap. 8. appelle leurs Ouvrages les Miroirs de l’Erudition[64]. Or, quiconque ſait, que les miroirs des anciens étoit faits de cuivre, & fine Mercurio, doit comprendre par-là d’abord les deux principales qualitez d’un veritable Critique moderne, & être convaincu, qu’elles ont toûjours été les mêmes, & doivent reſter les mêmes éternellement. Car, le cuivre eſt l’emblème d’une longue durée ; &, quand il eſt artiſtement bruni, les reflections ſe font ſur ſa propre ſuperficie, ſans qu’il ſoit beſoin qu’il ait du Mercure derriere lui[65].
Les autres talens d’un Critique ne meritent pas un détail particulier, étant renfermez dans ceux dont je viens de faire mention, ou pouvant en être déduits ſans peine. Je ne veux pas finir, pourtant, ſans établir ici trois maximes, qui ſerviront de marques caractériſtiques, pour diſtinguer un vrai Critique moderne, d’avec un Uſurpateur de ce titre ; & qui ſeront d’un grand uſage, pour ceux qui veulent s’engager dans une carriere ſi utile, & ſi agréable.
La premiere eſt, que la Critique, oppoſée en cela diametralement à toutes les autres Facultez de l’Ame, paſſe toûjours pour la plus veritable, & pour la meilleure, quand elle ſort fraichement de l’eſprit de ſon Auteur. Il en eſt comme de la prémiere viſée d’un chaſſeur, qui eſt d’ordinaire la plus ſeure ; s’il ne s’en tient pas-là, il y a mille contre un qu’il n’attrapera pas le but.
Seconde Maxime. Les vrais Critiques ſont connus par leur penchant à voltiger autour des plus nobles Ouvrages ; à quoi ils ſont ſimplement portez par le même inſtinct, qui guide les ſouris vers le fromage le plus gras, & les guêpes vers le plus excellent fruit. C’eſt ainſi, que quand le Roi eſt à cheval, il peut compter d’être le plus ſale perſonnage de toute la calvalcade, puiſque ceux, qui lui font le mieux la Cour, ſont préciſement ceux, qui l’éclabouſſent le plus.
Troiſiéme Maxime. Un vrai Critique reſſemble à un Dogue, qui eſt à un Feſtin, & qui attend la Gueule béante ce que les convives jettent à terre, & qui ne gronde jamais tant, que lorſqu’il y a peu d’os.
Je me flatte que ce Diſcours aura l’honneur de contenter mes Patrons les vrais Critiques modernes, & de les dedommager du ſilence, où juſqu’ici je ſuis demeuré à leur égard, auſſi bien que de celui que je pourrois bien obſerver à l’avenir. Je crois en avoir aſſez bien uſé avec tout leur illuſtre corps, pour en pouvoir eſperer une genereuſe indulgence.
Dans cette attente, je m’en vais pourſuivre hardiment l’Hiſtoire, que j’ai ſi heureuſement commencée.
SECTION IV.
Continuation du Conte du Tonneau.
Ai déja conduit le Lecteur avec de grands efforts juſqu’à une periode,
où il doit s’attendre à de grands événemens.
A peine notre Frere Docteur ſe vit-il proprietaire d’une bonne maiſon, qu’il commença à faire le gros dos, & à ſe donner de grands airs ; en ſorte que, ſi le Lecteur n’a pas la bonté d’étendre un peu l’idée que j’en ai donnée juſqu’ici, je crains fort, qu’il ne reconnoiſſe plus notre Heros, tant il y a de changement dans ſon rolle, dans ſes ajuſtemens, & dans la mine.
Il commença par dire à ſes Freres, qu’il vouloit bien qu’ils ſuſſent, qu’il étoit l’ainé, & par conſequent l’unique heritier de leur Pere. Quelque tems après, il ne voulut plus, qu’ils l’apellaſſent leur Frere ; il vouloit être nommé d’eux Monſieur Pierre, ou Pere Pierre, & quelquefois même, Mylord Pierre.
Pour ſoutenir ces grands airs, qui étoient fort au-deſſus de ſes moïens, il s’établit dans le monde ſur le pied d’un Virtuoſo, ou Inventeur de Projets. Il fit ce nouveau métier avec tant de ſuccès, que pluſieurs fameuſes découvertes, & un grand nombre de machines, qui ſont encore à preſent en vogue, doivent leur naiſſance au ſubtil eſprit de Mylord Pierre. Je donnerai ici un détail des principales, ſans me mettre beaucoup en peine de l’ordre des tems ou elles ont été inventées : auſſi bien les Auteurs ne ſont-ils pas trop bien d’accord ſur ce point.
Comme j’ôſe aſſeurer que ce préſent Ouvrage eſt d’un merite conſiderable, par les peines, qu’il m’en a couté, pour en amaſſer les materiaux, par la fidelité de la relation, & par l’utilité du ſujèt, je ne doute pas qu’on ne me rende la juſtice de le traduire dans toutes les Langues étrangeres. Je me flatte en ce cas, que les dignes membres de toutes les Academies de l’Europe, & ſur-tout celles de France & d’Italie, conſidereront cet eſſai, comme un des grands ſecours, pour parvenir à la connoiſſance univerſelle de tout ce qui mérite d’être ſû.
Je dois avertir encor ici les Reverends Peres des Miſſions Orientales, que, pour l’amour d’eux, j’ai choiſi exprès les Tours & les Phraſes les plus propres à être traduites facilement dans les Langues de l’Orient, & ſur-tout en Chinois. Après cette petite Digreſſion, je vais mon chemin, extaſié par la contemplation des fruits conſiderables, que tous les Habitans de notre Globe recueilleront aparemment de mes travaux.
La prémiere entrepriſe de Mylord Pierre tendit à ſe mettre en poſſeſſion d’un continent fort étendu ſitué dans un païs nommé Terra Auſtralis incognita[66]. Il l’acheta pour peu de choſe de ceux qui l’avoient découvert, quoi qu’il y ait des gens qui ſoutiennent, que les vendeurs n’y ont jamais mis le pied. Il le partagea en differens Cantons, & les revendit en détail à pluſieurs Marchands, qui y voulurent conduire des Colonies, mais qui perirent tous dans le Voïage. Enſuite, Mylord Pierre vendit de nouveau ce même continent à d’autres, puis à d’autres, & puis encore à d’autres ; & toujours avec le même ſuccès, demeurant toûjours Poſſeſſeur de ce qu’il avoit vendu.
Son ſecond projèt étoit le débit d’un remède ſouverain contre les vers, & ſur-tout contre ceux, qui ont leur ſejour dans la ratte[67]. Ce remede étoit fort aiſé à prendre : il s’agiſſoit ſeulement d’être trois nuits ſans manger quoique ce ſoit après ſoupé ; d’avoir ſoin en ſe couchant de ſe mettre ſur un coté, & de ſe tourner, dès qu’on étoit las de cette ſituation. Il falloit encore attacher en même tems les deux yeux ſur le même objet, & ſe garder avec ſoin de lâcher des vents par devant & par derriere, dans le même inſtant. Par l’obſervation exacte de cette recette, les vers ſortoient imperceptiblement par tranſpiration au travers du cerveau.
Sa troiſiéme invention fut l’établiſſement d’un Bureau pour le bien commun des Hypocondriaques[68] ; & de ceux qui étoient tourmentez de la Colique, des curieux impertinens, des Medecins, des Sages-Femmes, des Politiques du bas ordre, des Poëtes plagiaires, des amis brouillez, des amans heureux ou deſeſperez, des Courtiſanes, des Pages, des Paraſites, & des Bouffons ; en un mot, de tous ceux qui courent riſque de crever à force de vent. Dans ce Bureau la tête d’un Ane étoit placée avec tant d’adreſſe, que le malade pouvoit aiſément apliquer ſa bouche à l’une ou à l’autre oreille de cet animal[69]. Lorſqu’il s’étoit tenu dans cette poſture pendant quelques momens, il ſe trouvoit d’abord ſoulagé par une Faculté attractive particuliere aux oreilles de cette Bête, qui lui faiſoit vuider la ſource de ſon mal par eructation, expiration, ou evomition.
Un autre projet fort utile de Mylord Pierre étoit l’érection d’un Bureau d’Aſſurance[70] en faveur des pipes-à-tabac, des Martirs du zèle moderne, des recueils de Poëſies, des ombres & des rivieres ; tendant à les garantir contre les dommages qu’ils pourroient recevoir par le feu.
Il paroit de-là, que nos Societez, établies dans des vuës ſemblables, ne ſont que des Copies de Milord Pierre, quoiqu’elles ne s’en trouvent pas mal, non plus que lui.
Le même Seigneur Pierre paſſe encore pour l’Inventeur des Marionettes, & des Curioſitez[71], dont l’utilité eſt trop reconnue dans le monde, pour qu’il ſoit neceſſaire de m’y étendre.
J’aurois tort de paſſer ici ſous ſilence une autre découverte, qui lui acquit une grande réputation : c’eſt ſa fameuſe Saumure univerſelle[72].
Aïant remarqué, que notre ſaumure ordinaire n’avoit pas d’autre uſage, que de conſerver la viande morte, & quelques eſpeces de vegétaux, il trouva le moïen, avec beaucoup d’art & de dépenſe, d’en étendre l’utilité. Il en compoſa une propre à garantir de tout mal, Maiſons, Jardins, Villes, Femmes, Hommes, Enfans, & Bétail ; & il y conſervoit tout cela auſſi ſain & auſſi entier, que les Inſectes ſont conſervez dans l’Ambre.
Cette ſaumure paroiſſoit au goût, à l’odeur, & à la vuë, préciſement la même, que celle, où nous mettons notre bœuf, notre beure, & nos harangs ; mais, c’étoit bien autre choſe, par raport à ſes rares qualitez. Dès que Pierre y avoit mis une petite pincée de ſa poudre prelimpimpim, elle changeoit de nature, & produiſoit des effets miraculeux.
L’Operation étoit faite par aſperſion ; &, pour être ſur du ſuccès, il falloit la mettre en œuvre dans un certain tems de la Lune[73]. Si le Patient qu’il falloit arroſer étoit une Maiſon, elle étoit par cette operation en ſureté contre les rats, les belettes, & les arragnées. Si c’étoit un chien, il étoit garanti de la gale, de la rage, & de la faim. Elle delivroit auſſi ſans faute les Enfans des poux & de la rogne.
Mais, de toutes les pieces que Pierre poſſedoit, celles, qu’il eſtimoit le plus, étoit une certaine race de Taureaux, deſcendus en ligne droite de ceux, qui garderent jadis la Toiſon d’Or[74]. Il eſt vrai que certaines gens, qui les avoient examinez avec attention, prétendoient, que quelque ſang roturier devoit s’être gliſſé furtivement dans les veines de ces animaux, parce qu’ils avoient fort degenerez, par raport à certaines qualitez de leurs Ancetres, & qu’ils en avoient acquis d’autres fort extraordinaires.
On ſait que les Taureaux de Colchos étoient fameux par leurs pieds d’airain ; mais, il étoit arrivé, ou par la mauvaiſe nourriture, ou par quelques intrigues de leurs Aïeules, ou par quelque affoibliſſement accidentel dans la ſemence, ou par la ſuite des tems, qui a ſi fort abatardi toute la Nature dans ces derniers malheureux ſiécles ; enfin il étoit arrivé, dis-je, que le métail de leurs pieds avoit fort baiſſé en valeur, & que ce n’étoit plus que du plomb ordinaire.[75]
D’un autre côté, ils avoient conſervé ces horribles mugiſſemens ſi particuliers à leurs prémiers Parens, auſſi-bien que le Don de ſoufler le feu par les Narines, que quelques Calomniateurs taxoient de n’être qu’un pur artifice ; ſoutenant que ce Phénomene n’étoit pas ſi terrible qu’il paroiſſoit, & qu’il n’étoit cauſé, que par la nourriture de ces animaux, qui conſiſtoit en fuſées & en petards.
Quoi qu’il en ſoit, il eſt certain, qu’ils avoient deux marques, qui les diſtinguoient extrémement de leurs Peres contemporains de Jaſon, & que je n’ai jamais trouvées dans la deſcription d’aucun monſtre, excepté celui dont parle Horace. Varias inducere plumas ; atrum deſivnit in piſcem. Ils avoient effectivement des queues de poiſſon[76] ; & cependant, en certaines occaſions, ils voloient avec plus de rapidité, qu’aucun oiſeau au monde.
Pierre ſe ſervoit de ces Taureaux avec beaucoup de ſuccès. Il les faiſoit mugir quelquefois pour effraïer & pour faire taire les Enfans qui n’étoient pas jolis[77]. D’autres fois, il leur envoïoit faire des commiſſions fort importantes. Mais, ce qu’il y avoit de remarquable dans toutes leurs actions, & que le Lecteur prudent aura de la peine à croire, ils faiſoient voir un amour enragé pour l’Or. C’étoit aparemment un inſtinct, qui étoit paſſé dans toute la race de leurs nobles Ancêtres les Gardiens de la Toiſon. Ils ſuivoient cet inſtinct avec tant de fureur, que quand Pierre les envoïoit ſeulement faire un compliment à quelqu’un, ils ſe mettoient à rotter, à jetter du feu par les narines, à mugir par devant & par derriere : en un mot, ils faiſoient le diable à quatre, juſqu’à ce qu’on leur eut jetté une bouchée d’or dans la gueule ; mais alors, pulveris exigui jactu, ils devenoient doux comme des agneaux.
Cette prodigieuſe avidité pour l’Or, encouragée, à ce qu’on prétend, par la connivence de leur Maitre, les faiſoient regarder par-tout comme une troupe de Gueux inſolens : c’étoit avec grande raiſon ; car, par-tout où on leur refuſoit l’aumone, ils faiſoient un tintamarre à faire avorter les Femmes, & à jetter les Enfans dans des convulſions. Ils pouſſerent enfin leur effronterie ſi loin, qu’elle devint inſuportable à tout le voiſinage, & que certains Habitans du Nord-Oueſt envoïérent contre eux une meute de Dogues Anglois[78], qui leur donnérent des coups de dents ſi terribles, qu’ils s’en reſſentirent toute leur vie.
Il faut, avant que de finir, que je faſſe encore mention d’un autre projet de Mylord Pierre, qui fait bien voir, que c’eſt un Maître homme, & d’une imagination très-riche & très-féconde[79]. Quand il arrivoit que quelque Scelerat étoit condamné à être pendu, Pierre ſe donnoit les airs de lui offrir le pardon, pour une ſomme d’argent. Lorſque le pauvre Diable avoit fait tous ſes efforts pour la ramaſſer, & qu’il l’avoit envoïée à ſa Grandeur, il en recevoit pour recompenſe un Papier contenant le Formulaire ſuivant.
A tous Baillifs, Prevôts, Geoliers, Sergens, Archers, &c. Salut.
Comme nous ſommes informez que le nommé N. étant ſous ſentence de mort ſe trouve actuellement entre vos mains, nous voulons, & ordonnons, qu’à la vuë de la preſente, vous aïez à relacher le dit priſonnier, & à le laiſſer retourner librement à ſa demeure, quel que puiſſe être le cas, pour lequel il eſt condamné, Meurtre, Vol, Blaſpheme, Inceſte, Sacrilege, Trahiſon, Sodomie ; &c. Et ſi vous étes aſſez hardis, pour y manquer, que le Ciel vous puniſſe vous & les vôtres éternellement. Dieu vous ait en ſa ſainte & digne Garde.
de vos Serviteurs,
Qu’arrivoit-il ? Les malheureux, qui ſe fioient à ces belles patentes, perdoient leur argent, & leur vie par-deſſus le marché[80].
Avant que de paſſer outre, je dois avertir ceux, à qui la Poſterité ſavante confiera l’honneur de commenter ce Traité merveilleux, d’en manier avec beaucoup de précaution certains points obſcurs, deſquels ceux, qui ne ſont pas verè adepti, pourroient tirer certaines concluſions trop précipitées. Ce danger eſt ſur-tout à craindre par rapport à certaines periodes Myſtiques, où l’on a joint, pour l’amour de la brieveté, certains Arcana, qui doivent être diviſez dans l’operation. Je ne doute pas que les Fils futurs du grand Art ne païent à ma memoire des reſpects reconnoiſſans, pour un avertiſſement d’une auſſi grande utilité.
Il ne ſera pas difficile de perſuader aux Lecteurs, que tant de grandes decouvertes de Mylord Pierre eurent un ſuccès prodigieux dans le monde. Je puis proteſter cependant, que je n’en ai raporté que la moindre partie. Mon intention n’a été que de vous communiquer celles, qui meritent le plus d’être imitées, & qui ſont les plus propres à donner une idée exacte du Genie de l’Inventeur.
Il eſt aiſé de s’imaginer, qu’elles lui avoient procuré des richeſſes immenſes. Mais, helas ! le pauvre Seigneur s’étoit donné une entorſe au cerveau, à force de mettre ſon eſprit à la torture. Son orgueil & ſes projets de Scelerateſſe l’avoient rendu fou à lier ; & ſon imagination s’étoit remplie des plus biſarres rêveries qu’on puiſſe concevoir. Dans les plus terribles accès, (comme il arrive ſouvent à ceux, à qui la vanité fait tourner l’eſprit) il s’appelloit quelque-fois le Monarque de l’Univers, le Dieu tout-puiſſant.
Je l’ai vu un jour, dit mon Auteur prendre trois vieux Chapeaux en pain de ſucre, & ſe les planter ſur la tête l’un deſſus l’autre, comme une Couronne à triple étage. Dans cet état, je l’ai vu ſe montrer aux hommes, avec une Ligne à pêcher à la main, & avec un énorme trouſſeau de Clefs pendu à ſa ceinture.
Dans cette venerable poſture, ſi quelqu’un vouloit lui donner la main en ſigne d’Amitié, il lui tendoit galamment la jambe ; & ſi l’autre ne prenoit pas goût à cette civilité, il la levoit aſſez haut, pour lui ſangler un vigoureux coup de pied ſur les machoires. Voilà ce qu’il apelloit ſaluer les gens. Quand quelqu’un paſſoit devant lui, ſans ſonger à lui faire la reverence, il lui faiſoit tomber le chapeau dans la bouë, en ſouflant deſſus ; car, il avoit le ſoufle d’une force étonnante.
Au milieu de toutes ces extravagances, ſes affaires de famille étoient dans un deſordre pitoïable, & ſes Freres paſſoient fort mal leur tems. La prémiere boutade par laquelle il s’étoit ſignalé à leur égard, c’eſt de chaſſer un beau matin de la maiſon leurs Femmes, auſſi bien que la ſienne, & d’y faire entrer à leur place trois franches Donzelles, qu’il avoit ramaſſées dans les ruës[81]. Quelques jours après, il ſe mit dans l’eſprit de clouer la porte de la Cave, pour faire manger ſes pauvres Freres, ſans leur donner à boire[82].
Dinant un jour en Ville chez un Echevin, il l’écouta avec attention haranguer ſur un alloyau de bœuf.
Le bœuf, diſoit ce ſage Magiſtrat, eſt le Roi des mets : le bœuf contient la Quinteſſence de perdreau, du faiſan, de la caille de toutes ſortes de venaiſon ; & même du podding, & du flan.
Il ne laiſſa pas tomber à terre cette belle penſée ; &, dès qu’il fut revenu chez lui, il ſut y donner un ſi bon tour, qu’il en fit un dogme très-utile pour lui, en la rendant appliquable au pain. Le Pain, dit-il, mes chers Freres eſt le ſoutien de la vie : dans le Pain ſont renfermez incluſivè, le mouton, le veau, le gibier, le flan, & le podding[83]. Et même, pour en faire un aliment complet il y a une doze néceſſaire d’eau, qui, aiant perdu ſa crudité par la chaleur & par la fermentation, eſt devenuë une liqueur extrémement ſaine répanduë par toute la maſſe.
Conformement à ces beaux principes, un grand pain fut ſervi le lendemain à dîner avec toute la formalité d’une Noce Bourgeoiſe. Allons, mes Freres, dit Pierre, n’épargnez pas ces mets. Je vous garentis ce mouton excellent. Servez-vous s’il vous plait ; ou bien, je m’en vais vous ſervir moi-même, puiſque j’y ſuis. En même tems, avec beaucoup de Cérémonies, armé d’un couteau & d’une fourchette il leur coupe à chacun une tranche maſſive de ce pain, & il la leur préſente ſur une aſſiette. L’aîné des deux, n’entrant pas d’abord dans l’idée de Mylord Pierre, commença d’une maniere fort humble à lui demander le ſens de ce Miſtere. Mylord, dit-il, avec tout le reſpect que je vous dois, il me ſemble qu’il y a quelque mépriſe ici. Comment donc ! repondit bruſquement Pierre. Nous allez-vous débiter ici quelque plaiſanterie de votre façon ? Nullement, Mylord, repliqua le pauvre garçon. Je m’étois imaginé, que Votre Grandeur avoit parlé d’une piéce de mouton ; & je ne ſerois pas faché de la voir paroître ſur la table. Que voullez-vous dire ? repartit Pierre d’un air fort ſurpris. Je veux mourir, ſi je vous comprends. Le plus jeune trouva à propos là-deſſus de ſe méler de la converſation, afin d’éclaircir la matiere. Mylord, dit-il, mon Frere a faim, aparemment ; & il voudroit bien tater de ce morceau de mouton, que Votre Grandeur vient de nous promettre. Quel peſte de jargon eſt ceci ? repartit Pierre. Avez-vous le Diable au corps l’un & l’autre ? Treve de railleries, s’il vous plait. Si vous, qui avez commencé cette farce, n’aimez pas votre morceau, je m’en vais vous en couper un autre, quoiqu’à mon avis ce ſoit le plus friand Gobet d’appetit de toute l’Epaule. Comment donc, Mylord ! répondit le prémier. C’eſt donc-là une Epaule de mouton, à votre avis ? Monſieur, Monſieur mon Frere, repartit Pierre aigrement, vuidez votre aſſiette, s’il vous plait. Je ne ſuis point du tout en humeur de ſoufrir vos fades boufonneries. Pouſſé à bout par la gravité affectée de Pierre, le pauvre Cadet ne put s’empêcher de ſortir du reſpect. Parbleu, Mylord, dit-il, tout ce que je puis vous dire, c’eſt qu’à en juger par mes yeux, mes doits, mes dents, & mon nez, ceci n’eſt autre choſe qu’un gros Quignon de pain. A quoi l’autre ajoûta, que de ſes jours il n’avoit vû un morceau de mouton, qui reſſemblát ſi fort à une tranche d’un pain de douze ſols. Ecoutez, Meſſieurs, s’écria Pierre là-deſſus d’un ton furieux. Pour vous faire voir, que vous n’étes qu’un couple de fats, aveugles, ignorans, & deciſifs, je ne me ſervirai que de ce ſeul Argument. Ceci eſt d’auſſi bon & d’auſſi veritable mouton, qu’il y en a dans toute la boucherie : & Dieu vous damne éternellement, ſi vous étes aſſez hardis, pour n’y pas ajoûter foi.
Une preuve auſſi foudroïante que celle-là ne laiſſa aucun lieu à de nouvelles objections, & les pauvres gens rentrerent dans leur coquille tout au plus vite. En effet, dit le premier, en conſiderant la choſe plus meurement… Après y avoir mieux ſongé, interrompit l’autre, il me ſemble que Vôtre Grandeur raiſonne avec beaucoup de juſteſſe. Bon cela, repondit Pierre. Je ſuis bien-aize de vous voir rentrer ſi-tôt en vous mêmes. He ! Garçon, rempliſſez-moi un verre à bierre de vin rouge. A vous, Meſſieurs, de tout mon cœur.
Les deux Freres, ravis de voir cet orage paſſé, le remerciérent très-humblement, & lui firent entendre, qu’ils ſeroient bien-aiſes de lui faire raiſon. C’eſt bien-là mon intention, leur dit Pierre. Je ne ſuis pas homme à vous refuſer rien qui ſoit raiſonnable. Le vin pris avec moderation eſt le plus excellent de cordiaux. Tenez, prenez chacun votre verre. C’eſt le jus naturel de la grappe : il n’a point paſſé par la braſſerie de nos Empoiſonneurs, je vous en reponds. Aïant prononcé ces dignes paroles, il leur tendit à chacun une autre croute ſeche. Que honte ne vous faſſe point dommage, mes Enfans, dit-il. Buvez hardiment : il ne vous montera pas à la tête ; croyez-moi. Les deux Freres, après avoir emploïé quelques minutes à s’acquiter d’un devoir très-naturel dans une conjoncture ſi delicate ; je veux dire, après avoir regardé fixement Mylord Pierre, & s’être entreregardez l’un l’autre avec la même attention ; pliérent les épaules, voïant bien qu’il étoit inutile d’entrer là-deſſus dans une nouvelle diſpute. Ils remarquoient aſſez, que Mylord étoit dans un de ſes accès d’extravagance ; & que, le contrarier, c’étoit vouloir le rendre infiniment plus intraitable.
J’ai trouvé néceſſaire de raporter ici cette affaire importante dans toutes ſes circonſtances ; parce que ce fut-là l’origine principale de la rupture, qui arriva environ ce tems entre ces Freres, qu’on n’a jamais pu racomoder dans la ſuite. Mais, j’aurai occaſion de parler plus au long de ce ſujet dans une des Sections ſuivantes. Il ne faut pas croire que Mylord Pierre n’eut de tems en tems de bons intervalles ; mais, dans ce tems-là même, il étoit fort libertin dans ſes expreſſions, chicaneur, deciſif, porté plutôt à ſe créver les poumons en diſputant, qu’à convenir qu’il s’étoit trompé dans la moindre choſe. D’ailleurs, il avoit un abominable talent de débiter de gros menſonges palpables, qu’il appuïoit par des Sermens afreux, en maudiſſant tous ceux qui refuſoient de les croire, & en les donnant à tous les cent mille Diables.
Il jura un jour, qu’il avoit vû une Vache, qui donnoit aſſez de lait en une ſeule fois, pour en remplir trois mille Egliſes ; & que ce lait ne devenoit jamais aigre, quand on le garderoit pendant dix ou douze ſiécles[84]. Une autre fois, il conta que ſon Pere avoit un vieux Poteau, capable de fournir aſſez de bois & de fer pour conſtruire ſix grands Vaiſſeaux de Guerre.[85]
Dans une Compagnie, où l’on s’entretenoit de certains petits chariots Chinois capables d’aller à la voile par-deſſus les montagnes, il ſe mit à rire. Bon ! dit-il, voilà une belle merveille. J’ai vu, moi, qui vous parle, une grande maiſon, faite de chaux & de briques, faire un voïage, par mer & par terre, de plus de deux mille lieues d’Allemagne. Il eſt vrai qu’elle ſe repoſoit de tems en tems dans quelque gite[86]. Il lardoit ce beau Conte de mille Sermens afreux, qui tendoient à perſuader aux Auditeurs, qu’il n’avoit jamais menti de ſa vie. En conſcience, Meſſieurs, diſoit-il à chaque moment, je ne vous dis que verité. Que le Diable broie éternellement tous ceux qui ne veulent pas m’en croire.
Pour faire court, la Conduite de Pierre devint à la fin ſi ſcandaleuſe, que tout le voiſinage le traita unanimement du plus grand maraut de la terre habitable ; & que ſes Freres, fatiguez depuis long-tems de ſes impertinences, reſolurent de le planter-là : mais, avant que d’exécuter ce deſſein, ils lui demanderent honnêtement une Copie du Teſtament de leur Pere, dont ils avoient eu tout le tems d’oublier le contenu. Au lieu de leur accorder une choſe ſi juſte, il leur donna les noms de fils de chienne, de coquins, de traitres, en un mot les plus vilains que ſa memoire fut capable de lui fournir.
Néanmoins, un jour qu’il étoit ſorti pour travailler à faire réuſſir quelques-uns de ſes projets, ils prirent leur tems, ſe gliſſerent dans l’endroit où le Teſtament en queſtion étoit renfermé, & ils en firent une Copie autentique, qui leur fit voir en moins de rien les erreurs afreuſes dans leſquelles Pierre les avoit engagez.
Leur Pere leur avoit laiſſé à tous trois ſon héritage à portions égales, avec un ordre poſitif, que tout ce qu’ils gagneroient ſeroit en commun. Autoriſez par-là, ils enfoncerent la porte de la Cave, & en tirerent un peu de vin, pour s’égaïer le cœur & pour rétablir leur eſtomac.
En copiant le Teſtament de leur Pere, ils y avoient remarqué un Article formel, contre la paillardiſe, & contre le divorce ; c’eſt pourquoi, leur prémier ſoin fut de faire revenir leurs Femmes, & de chaſſer leurs Concubines.
Pendant qu’ils étoient dans toutes ces occupations, certain Solliciteur de Procès entra dans la maiſon, dans le deſſein de demander à Mylord Pierre un acte de pardon pour un Voleur, qui devoit être pendu le lendemain.
Les deux Freres lui dirent qu’il étoit un grand fat de vouloir obtenir un pareil acte d’un faquin, qui méritoit la potence lui-même : ils lui dévelopérent toutte l’Impoſture, de la maniere que je l’ai déduite ci-deſſus, & lui conſeil
lérent de s’adreſſer au Roi, & non pas
à leur fourbe de Frere.
Au milieu de cette converſation voilà Pierre qui entre bruſquement, ſuivi d’une troupe de Dragons ; &, après les avoir accablez de pluſieurs millions d’injures, & de maledidions canailleuſes, qu’il n’eſt pas trop néceſſaire de répéter ici, il les fait ſortir de la maiſon à grands coups de pieds, avec menaces de les traiter encor bien plus mal, ſi jamais ils avoient la hardieſſe d’y revenir : auſſi s’en ſont-ils bien gardez depuis ce tems-là juſqu’à l’heure preſente.
SECTION V.
Digreſſion à la moderne.
Ous, que le monde honore du titre
d’Auteurs Modernes, nous ne nous
mettrions jamais dans l’eſprit la flatteuſe
idée d’une réputation immortelle, ſi nous
n’étions perſuadez de l’utilité infinie,
que nos ſavans efforts procurent au
genre-humain.
O vous, vaſte Univers, c’eſt ce glorieux deſſein de vous prodiguer mes bienfaits, qui m’oblige à prendre le titre de votre Secretaire. C’eſt ce but, qui
Quemvis perferre laborem
Suadet, & inducit noctes vigilare ſerenas.
C’eſt dans cette vue, que je travaille il y a quelque tems, avec des peines inexprimables, à la diſſection de la nature humaine, & que j’ai fait pluſieurs leçons curieuſes ſur ſes differentes parties, tant contenantes, que contenues, juſqu’à ce qu’enfin ce corps a commencé à ſentir ſi mauvais, qu’il m’a été impoſſible de le conſerver plus long-tems. J’ai pourtant réüſſi, non ſans des frais conſiderables, à en placer tous les os dans leur connexion, & dans leur ſimétrie naturelle ; en ſorte que je ſuis tout prét à en faire voir le Squelette complet à tous les curieux.
Mais, pour ne m’écarter pas davantage au milieu d’une Digreſſion, à l’exemple de pluſieurs Auteurs, qui mettent les Digreſſions les unes dans les autres, comme un nid de boetes, ou comme les peaux d’un oignon ; je me contenterai de déclarer ici, qu’en m’occupant à cette Anatomie, j’ai fait une découverte auſſi extraordinaire qu’importante : ſavoir, qu’il n’y a que deux moïens d’être utile à la Societé humaine, l’Inſtruction, & le Divertiſſement. Pourvu que les leçons que j’ai faites ſur ce ſujet ſoient aſſez fortunées pour être volées par quelqu’un, ou qu’un ami me force par ſes importunitez à les rendre publiques, on y verra clairement demontré que le genre humain, diſpoſé comme il eſt à preſent, a plus beſoin d’être diverti, que d’etre inſtruit. La raiſon en eſt, que ſes maladies les plus ordinaires ſont le dégoût, l’ennui, & l’indolence.
Néanmoins, j’ai voulu ſuivre un précepte fort ancien & d’une grande Autorité, & j’y ai réüſſi dans la derniere perfection dans toute l’étendue de ce divin Ouvrage. Je veux dire, que j’y ai mis par-tout, avec une proportion exacte, tantôt une couche d’utile, & tantôt une couche d’agréable.
Nos illuſtres Modernes ont éclipſé & écarté du Commerce du monde poli les foibles lumieres des Anciens, juſqu’à un tel point, que nos beaux eſprits les plus diſtinguez révoquent en doute ſi les Anciens ont jamais exiſté[87]. C’eſt un Problême, ſur lequel nous attendons de grands éclairciſſemens de la ſavante plume du fameux Bentley ; & je n’y reflechis jamais, ſans m’étonner, qu’aucun Moderne pour faire valoir la prodigieuſe ſupériorité de notre ſiécle, n’ait pas entrepris de renfermer, dans quelque petit volume de poche, un Syſteme général de tout ce qu’il faut ſavoir, croire, & mettre en pratique. Je dois avouer pourtant, que j’en ai vu une legere idée, dans l’écrit d’un grand Philoſophe du Brezil Oriental, qu’on a trouvé parmi ſes papiers aprés ſa mort. C’eſt une eſpece de Recepte, que la tendreſſe que je me ſens pour les Savans Modernes, me porte à leur communiquer, afin d’animer quelqu’un d’entr’eux à la mettre en œuvre, & à rafiner ſur les uſages qu’on en peut tirer.
Prenez de belles Editions, bien reliées en veau, ayant leur titres au dos en lettres d’or, & contenant toutes sortes de matieres, en toutes ſortes de langues ; faites les fondre enſemble au Bain Marie : infuſez y une doze ſuffiſante de la Quinteſſence de Pavots, avec Pinte d’eau de Lethé, qu’on peut trouver chez tous les Apoticaires : otez en ſoigneuſement le Caput mortuum, & laiſſez évaporer tout ce qu’il y a de volatil.
Vous n’en garderez que le premier extrait, que vous diſtillerez de nouveau dix-ſept fois, jusqu’à ce que le reſte ne montera qu’à demi-chopine. Vous le conſerverez, dans une bouteille hermetiquement fermée, pendant vingt & un jours. Après cela, vous pouvez commencer votre Traité Univerſel, en prenant tous les matins à jeun trois goutes de cet Elixir. Notez qu’il faut premierement bien ſecouer la bouteille, & prendre leſdites trois goutes par le nez. Elles ſe dilateront par toute votre cervelle, ſi vous en avez, en quatorze minutes de tems ; &, tout d’un coup, vous aurez l’imagination remplie d’extraits, de ſommaires, d’abrégez, de recueils, de Medullæ, Excerpta, Florilegia, &c. tous diſpoſez dans l’ordre néceſſaire, & prêts à s’arranger ſur le papier.
Je ſuis obligé de convenir, que c’eſt par le ſecours de ce ſecrèt, que, malgré mon incapacité naturelle, je me ſuis haſardé à entreprendre ce préſent Ouvrage, qu’on peut apeller réellement la Moëlle de toutes les Connoiſſances imaginables.
Ce hardi deſſein n’a jamais été formé, que je ſache, avant moi, ſi-non par un certain Homere, dans lequel, quoi qu’il eut quelque talens, & que ſon genie fut paſſable pour un Ancien, j’ai découvert quantité de fautes groſſieres, qu’on ne ſauroit pardonner à ſes cendres mêmes, ſi elles exiſtent encore. On nous aſſure que ſon Ouvrage a été deſtiné à faire un corps complet de Sciences divines & humaines, politiques & mechaniques[88] ; mais, il eſt évident, qu’il y a des ſujets qu’il a négligez entierement, & d’autres qu’il n’a touché qu’en paſſant. Premierement, il faut avouer, que, pour un auſſi grand Cabaliſte qu’on prétend qu’il a été, ce qu’il nous dit du grand œuvre eſt pauvre & defectueux. On diroit qu’il n’a lu que ſuperficiellement tout ce qu’on trouve là-deſſus dans Sendivogus, dans Behmen, & dans l’Antropoſophia Theomagica[89]. D’ailleurs, il ſe trompe ſur la Sphére Pyroplaſtique, d’une maniere ſi impardonnable, que (le Lecteur me permettra bien une cenſure ſi ſévére) vix crederem Authorem hunc unquam audiviſſe ignis vocem.
Ses mepriſes ne ſont pas moins lourdes à l’égard de pluſieurs parties des Mechaniques ; car, aïant lu ſes Ouvrages, avec toute l’attention uſitée parmi mes illuſtres contemporains, je n’y ai rien trouvé du tout ſur la ſtructure de cet inſtrument utile qu’on apelle un Binet ; &, ſans les lumieres des Modernes, nous ſerions encore dans de profondes tenebres à cet égard.
Mais, voici une négligence tout autrement importante. Cet Auteur ſi vanté n’a pas dit un mot touchant les Loix Communes de ce Roïaume, non plus que ſur la Doctrine & ſur le Ceremoniel de l’Egliſe Anglicane : omiſſion pour laquelle, & Homere, & tous les autres Anciens, ſont cenſurez avec beaucoup de juſtice, par mon grand & illuſtre ami M. Wotton, Bachelier en Théologie, dans ſon Traité incomparable ſur l’Erudition ancienne & moderne. C’eſt un Livre, qu’on ne ſauroit jamais aſſez eſtimer, de quelque côté qu’on le conſidere. Ses tours d’eſprit ingenieux, ſes découvertes ſublimes ſur les mouches & ſur la ſalive, l’éloquence laborieuſe de ſon ſtile, tout en eſt merveilleux. Et je ne ſaurois m’empécher de témoigner ici publiquement ma reconnoiſſance à l’Auteur, pour les ſecours que j’ai tiré de cette Piéce ſans pareille, en compoſant le préſent Traité.
Il eſt aiſé de découvrir pluſieurs autres négligences dans les Œuvres du fameux Homere : mais, je croi qu’il n’en doit pas être auſſi reſponſable, que du reſte ; parce que, depuis ſon ſiecle, chaque branche des Sciences s’eſt étendue d’une maniere très-conſiderable, particulierement dans ces trois dernieres années. Ce qui fait voir évidemment, qu’il n’a pas pu pénétrer auſſi avant dans nos découvertes modernes, que ſes Partiſans le pretendent.
Nous le reconnoiſſons avec plaiſir pour l’Inventeur de la bouſſole, de la poudre à Canon, & de la circulation du ſang ; mais, je défie tous ſes Adorateurs de me faire voir dans tous ſes Ouvrages un détail exact de la Ratte. Nous dit-il ſeulement un mot touchant les Charlataneries Politiques ; & y a-t-il rien de plus défectueux, & de moins ſatisfaiſant, que ſa grande Diſſertation ſur le Thé ? Pour ce qui regarde ſa methode de ſaliver ſans Mercure, je puis informer le public, que j’ai appris à mes propres depens, qu’il n’eſt pas bon de s’y fier.
Ce n’a été que pour ſuppléer à des défectuoſitez ſi importantes, que j’ai mis la main à la plume, après en avoir éte longtems ſollicité ; & j’ôſe aſſeurer le Lecteur judicieux, qu’il trouvera ici tout ce qui peut être de la moindre utilité, dans toutes les circonſtances de la vie. Je ſuis perſuadé d’avoir épuiſé & renfermé dans mon Ouvrage tout ce qui peut être contenu dans l’eſpace immenſe de l’imagination humaine. Je recommande ſur-tout à la méditation des Savans certaines découvertes de ma façon, auxquelles mes Prédeceſſeurs n’ont pas ſongé ſeulement : telle eſt entr’autres mon nouveau ſecours pour la teinture du ſavoir, ou l’art de devenir profondement ſavant, par une Lecture ſuperficielle ; une invention curieuſe concernant les ſouricieres ; une regle univerſelle de raiſonnement, autrement intitulée, chaque homme ſon propre Ecuier tranchant ; une Machine utile pour prendre les hiboux ; & pluſieurs autres que le Lecteur curieux verra expoſées au large dans les differentes parties de ce Livre.
Je me crois obligé d’aider le public, autant qu’il m’eſt poſſible, à ſentir toutes les beautez de ce que j’écris ; parce que c’eſt-là la coutume des plus fameux Ecrivains de cet âge poli & ſavant, quand ils veulent corriger le mauvais naturel du Lecteur Critique, ou remédier à l’ignorance du Lecteur Benevole. D’ailleurs, on a rendu publiques depuis peu pluſieurs piéces en vers & en proſe, dans leſquelles, ſi les Auteurs, pouſſez par la charité qu’on doit au public, ne nous avoient pas donné un détail exact du merveilleux qu’elles contenoient, il y a à parier milles contre un, que nous n’en aurions pas apperçu un ſeul grain.
J’avoue que tout ce que je viens de dire, conformement à cette mode, auroit paru dans une Préface avec beaucoup plus de bienſeance : mais, je trouve à propos de me mettre ici en poſſeſſion du privilege attaché au bonheur d’écrire, après tous les autres ; &, comme le plus moderne entre les modernes, je me ſers du pouvoir deſpotique, que cette qualité me donne ſur tous les Auteurs mes devanciers. Autoriſé par ce titre, je declare, que je deſaprouve cette coutume pernicieuſe de détailler dans une Préface tous les matériaux qui doivent compoſer l’Ouvrage qui le ſuit. J’y trouve la même extravagance, qu’il y a dans la conduite de ceux, qui vont promener, dans les Foires, des monſtres & des animaux étrangers, & qui placent au-deſſus de leur porte un grand tableau de ce qu’ils ont à nous montrer, avec une ample & éloquente deſcription de toutes ſes proprietez. J’avoue que cet uſage m’a ſauvé mainte piéce de deux ſols. Il ſatisfait ma curioſité, au lieu de l’exciter d’avantage ; & je reſiſte ſans peine à la Rhetorique preſſante de l’Orateur, quand il m’attaqueroit par ce trait pathetique : ſur ma parole, Monſieur, nous allons commencer dans le moment.
Voilà préciſement la Deſtinée de nos Prefaces, Epitres, Introductions, Dedicaces, Avertiſſemens aux Lecteurs, Diſcours préliminaires, & autres Avant-coureurs des Livres. C’étoit d’abord un expedient admirable ; & notre grand Dryden en a ciré tout le ſervice poſſible. Il m’a dit ſouvent en confidence, que les hommes ne l’auroient jamais ſoupçonné d’être un Poëte du premier ordre, s’il ne le leur avoit pas ſi ſouvent apris dans ſes Préfaces, qu’il leur étoit impoſſible d’en douter, ou de l’oublier
Je n’ai garde de lui donner un démentir là-deſſus ; mais, je crains bien, qu’à force de ſe ſervir de cet expédient, il n’ait rendu à la fin les Lecteurs plus habiles, qu’il ne le ſouhaitoit. Ils ont été ſi ſouvent les Dupes de ces grands préparatifs, qu’il eſt douloureux de voir à preſent, avec quel air dédaigneux on ſaute, comme ſi c’étoit autant de Latin, les cinquante ou ſoixante pages, qui font à peu près l’étenduë moderne à d’une Préface, ou d’une Epitre Dedicatoire.
On ne ſauroit nier pourtant, d’un autre côté, qu’un nombre conſiderable de perſonnes ne deviennent Critiques & Beaux-Eſprits, par cette ſeule Lecture. La choſe eſt inconteſtable ; & l’on peut avec beaucoup de juſteſſe partager tous les Lecteurs d’à-préſent dans ces deux Claſſes. Les uns ne liſent que les Diſcours préliminaites, & les autres n’en liſent jamais. Pour moi, je fais profeſſion d’être de la derniere ; &, pour cette raiſon, me ſentant la démangeaiſon moderne de m’étendre ſur le mérite de mes propres productions, & d’en déveloper les parties les plus brillantes, j’ai jugé à propos de le faire dans le corps de l’Ouvrage même, ce qui en augmente conſidérablement le volume : profit, qui n’eſt point du tout à negliger pour un Auteur qui ſait un peu ſes intérêts.
C’eſt ainſi, que j’ai cru devoir marquer mon reſpect pour la loüable coutume des Auteurs de cet âge, par une Digreſſion, que perſonne ne me demandoit, & par une Cenſure générale, qu’ame qui vive n’avoit méritée de moi. C’eſt ainſi, que j’ai trouvé néceſſaire d’étaler, par un travail pénible, avec autant de charité pour moi-méme, que de franchiſe pour mon prochain, mes propres perfections, & les défauts d’autrui. A preſent, m’étant acquité de ce devoir important, je reprends le fil de mon Hiſtoire, à la grande ſatisfaction de l’Auteur & du Public.
SECTION VI.
Continuation du Conte du Tonneau.
Ous avons laiſſé Mylord Pierre
dans une rupture ouverte avec
ſes Freres, chaſſez tous deux de ſa
maiſon, & envoïez chercher fortune dans
ce vaſte Univers, ſans avoir ſur quoi la
fonder. Triſtes circonſtances, qui les
rendent les ſujèts naturels de la plume
charitable d’un Auteur de bien, pour
qui d’ordinaire les Scenes les plus déplorables
préparent une moiſſon de grandes
& belles avantures.
C’eſt ici qu’on doit remarquer la difference, qu’il y a entre un Ecrivain généreux, & un Ami ordinaire. Le dernier s’attache inviolablement à la proſperité ; mais, il décampe au plus vite, à la moindre révolution. L’Auteur généreux, au contraire, ſe plait à trouver ſon Heros ſur le fumier, à l’en tirer, & à l’élever, par dégrez, juſque ſur le Trône. Il ſe retire enſuite, ſans attendre ſeulement qu’on le remercie de ſes bontez.
Pour imiter un ſi bel exemple, j’ai placé Mylord Pierre dans une bonne maiſon, je lui ai donné un titre & de l’argent pour ſes menus plaiſirs. C’eſt-là que je le laiſſerai pour un tems, pour aller charitablement au ſecours de ſes pauvres Freres, que la fortune a mis au plus bas de ſa rouë. Ma charité ne ſera pas aſſez aveugle pourtant, pour me détourner du devoir d’un fidelle Hiſtorien ; & je ſuis reſolu de ſuivre l’exacte verité, de quelque coté qu’elle puiſſe diriger mes pas.
Nos deux exilez, ſi étroitement unis par le ſang & par les intérêts, prirent le parti de ſe loger dans une même chambre, où ils eurent tout le loiſir de ſonger aux malheurs de leur vie paſſée. Ils eurent de la peine à comprendre à quelle irrégularité dans leur conduite ils devoient les imputer, juſqu’à ce qu’ils euſſent porté leurs réflexions ſur la Copie du Teſtament de leur Pere, qu’ils avoient ſi heureuſement atrapée. L’aiant examinée avec la plus grande attention, ils ſe déterminérent d’abord à rectifier tout ce qu’il y avoit eu juſques-là de défectueux dans leurs actions, & à prendre pour l’avenir toutes les meſures néceſſaires pour ſe conformer exactement aux ordres que ledit Teſtament leur preſcrivoit.
Le Lecteur n’aura pas oublié, j’eſpere, qu’il rouloit preſque tout entier ſur leurs habits, & ſur la maniere d’en faire uſage. Quand les deux Freres ſe mirent à confronter, Article par Article, la doctrine avec la pratique, jamais on ne vit une difference plus grande entre deux choſes : il n’y avoit pas un ſeul point à l’égard duquel la conduite, & les préceptes, ne fuſſent diamétralement opoſez. Cette facheuſe découverte les fit travailler ſans delai, à corriger toutes leurs fautes paſſées, & à conformer leurs habits exactement au modelle, que leur Pere leur en avoit tracez.
Il eſt bon d’arrêter ici un moment le Lecteur précipité, toûjours impatient pour voir la fin d’une avanture, avant que nous autres Auteurs l’y puiſſent duëment préparer.
Il faut qu’il ſache, qu’environ ce tems, nos deux Chevaliers malencontreux commencérent à être diſtinguez par certains noms : l’un ſe fit appeller Martin, & l’autre prit le nom de Jean.
Ils avoient vécu enſemble dans une grande harmonie ſous la Tyrannie de Pierre ; comme il eſt aſſez ordinaire aux Compagnons de ſoufrance. Les hommes, qui ſont dans l’infortune, reſſemblent à ceux qui ſont environnez de ténébres, & à qui toutes les couleurs paroiſſent abſolument les mêmes. Mais, à peine ces deux Freres furent-ils ſortis de ce goufre de miſeres, qu’ils ſe dévelopérent, non ſeulement aux yeux l’un de l’autre, mais encore aux yeux du public. Leurs humeurs parurent extrémement différentes, & la ſituation de leurs affaires leur en fit donner bientôt les plus fortes preuves.
Je crains bien, dans cet endroit, les juſtes réprimandes d’un Lecteur ſevere, qui me taxera ſans doute d’un défaut de memoire, auquel dans le fond il n’eſt gueres poſſible qu’un Ecrivain moderne ne ſoit un peu ſujet. J’en dirai la raiſon en paſſant. Comme la memoire eſt une Faculté qui s’exerce ſur les choſes paſſées, elle doit de neceſſité ſe rouiller dans l’inaction, parmi les Savans de notre âge, qui, ne ſe mêlant que de l’invention, font ſortir toutes leurs productions d’eux-mêmes, ou du moins du frottement de leur propre eſprit, contre celui de leurs contemporains. C’eſt conformément à cette verité d’experience, que nous croïons très-juſte d’alleguer notre peu de Memoire, comme une preuve inconteſtable de notre Génie, & de nos Lumieres naturelles.
Quoi qu’il en ſoit, je confeſſe que, ſelon les regles ordinaires de la Methode, j’aurois dû inſtruire mes Lecteurs une cinquantaine de pages plus haut d’une Fantaiſie de Mylord Pierre, qu’il eut l’adreſſe de communiquer à ſes Cadèts. Il les avoit portez à charger leurs habits de tous les ornemens, qu’il avoit plu à la mode de mettre en vogue, & à les entaſſer les uns ſur les autres, ſans que les premiers fiſſent jamais place aux ſuivans ; ce qui fit, avec le tems, la figure la plus groteſque qu’on puiſſe s’imaginer. Dans le tems de leur rupture, il n’y avoit pas moïen d’entrevoir ſeulement le fond de leurs habits[90] : ce n’étoit qu’un cahos de galons, de rubans, de franges, & d’éguilletes ferrées d’argent ; car, les autres étoient tombées peu à peu.
Voilà cette particularité importante, dont j’avois oublié de parler dans ſon veritable lieu. Mais, le malheur n’eſt pas grand : elle vient ici comme de cire ; puiſque je vais parler de la Reforme, que nos deux Avanturiers tachérent de donner à leurs habillemens, après avoir ſecoué le joug de Mylord Pierre.
Ils s’appliquerent unanimement à cet Ouvrage, en jettant les yeux, tantôt ſur leurs Habits, & tantôt ſur le Teſtament. Martin y mit la main le premier. D’un ſeul coup, il abatit toute une poignée d’éguillettes[91], & d’un autre il arracha plus de douze aunes de frange ; mais, après cette éxécution vigoureuſe, il s’arrêta pendant quelques momens. Ce n’eſt pas qu’il ne fut très-perſuadé, qu’il lui reſtoit encore beaucoup à faire ; mais, ſa grande chaleur s’étant évaporée, il reſolut d’y aller plus modérément. Il n’avoit pas tort, puiſqu’il avoit failli dechirer une grande partie du drap, en arrachant cette poignée d’éguillettes, qui, étant ferrées d’argent, avoient été attachées d’un double point par le prudent tailleur, afin de les empêcher de tomber. Il les laiſſa donc-là, & ſe mit en devoir de débaraſſer ſon habit d’une quantité prodigieuſe de galon d’or : il commença à les découdre avec beaucoup de précaution, en épluchant les fils détachez à meſure qu’il avançoit ; ce qui étoit un ouvrage de longue haleine.
L’aïant achevé, il tomba ſur la broderie chinoiſe chargée de figures d’hommes, de femmes, & d’enfans ; contre laquelle, comme vous avez apris ci-deſſus, le Teſtament ſe déclaroit d’une maniere très-claire, & très-vigoureuſe. Il en vint abſolument à bout, à force d’adreſſe & d’application. Pour la broderie d’or, ou d’argent, il y travailla avec moins de ſuccès, quoiqu’avec la même prudence. Dans certains endroits, elle étoit ſi épaiſſe, qu’il étoit impoſſible de la défaire ſans endommager l’habit même : dans d’autres, elle ſervoit à fortifier l’étoffe, & en cachoit certaines parties foibles, uſées à force de paſſer par les mains des Ouvriers. Le bon Martin crut que le meilleur parti étoit de n’y pas toucher[92], & qu’il faloit
plûtôt laiſſer la Réforme imparfaite, que
de gâter ſon habit de fond en comble.
C’étoit-là, à ſon avis, la meilleure
méthode, pour ſe conformer à l’intention
& au véritable ſens des ordres de ſon
Pere. Voilà la relation la plus exacte,
que mes laborieuſes recherches m’ont
mis en état de vous donner du procédé
de Martin, dans une conjoncture ſi
delicate.
Pour ſon Frere Jean, dont les Avantures extraordinaires abſorberont une grande partie de ce qui me reſte a écrire, il travailla à la déconfiture[93] de ſes ajuſtemens ſuperflus dans des diſpoſitions fort differentes, & dans tout un autre eſprit. Il y donna tête baiſſée. Le ſouvenir des injuſtices de Mylord Pierre le porta à un tel dégré d’indignation & de haine, qu’il influa beaucoup plus ſur ſes actions, que les ordres du Pere, qui ne ſervirent chez lui, que d’un motif ſubalterne, propre à ſeconder & à pallier les autres. A ce mélange de motifs il menagea un nom fort prevenant, en l’honorant du titre de Zêle, le terme le plus ſignificatif, qu’aucune langue puiſſe jamais produire. C’eſt ce que j’ai prouvé invinciblement dans mon excellent Traité Analytique, où je donne un détail Hiſtori-Theo-Phyſico-Logical du Zèle : faiſant voir, de quelle maniere, de Notion, il étoit devenu Mot ; & comment, parvenu enſuite à ſa pleine maturité, pendant une Automne exceſſivement chaude il s’étoit changé en ſubſtance palpable. Cet Ouvrage fait trois grands volumes in folio, & en peu de jours je prétends le rendre public, par la voïe moderne de la ſouſcription ; convaincu que la Nobleſſe, & les gens riches du Païs, mis en goût par ce qu’ils ont déja lu de ma façon, ne négligeront rien, pour encourager mon Génie à de nouveaux efforts.
Frere Jean, plein comme un œuf de cette merveilleuſe compoſition nommée Zêle, ſongeant avec fureur à la tyrannie de Pierre, & pouſſé à bout par le Flegme de Martin, s’animoit lui-même à faire le Diable à quatre. Comment ! diſoit-il : un Maraut qui nous a laiſſez mourir de ſoif, qui a chaſſé nos Femmes à grands coups de pied dans le ventre, qui nous a voulu faire paſſer ſes maudites croutes de pain noir pour du mouton ! Un fourbe, qui nous a fraudé de notre héritage ! Un coquin, d’ailleurs, dont tout le monde connoit la Scelerateſſe ! Et je ſerois aſſez lache, pour ſuivre encore ſes abominables modes ! J’aimerois mieux qu’il fut pendu, le double chien.
Aïant de cette maniere enflammé ſa bile au plus haut degré, & par conſequent ſe trouvant dans une charmante humeur pour commencer une Réformation, il mit la main à l’œuvre ; &, en trois minutes, il depêcha plus d’ouvrage, que Martin n’avoit fait dans un jour entier. Le Lecteur benevole ſaura, s’il lui plait, qu’on ne peut jamais rendre un plus grand ſervice au Zêle, que quand on l’emploïe à déchirer ; &, par-là, il comprendra ſans peine, que Jean, qui regardoit le zêle comme ſa meilleure qualité, étoit dans ſon veritable élément, en ſe livrant tout entier à cette noble & divertiſſante occupation. En effet, il s’y abandonna tellement, qu’en voulant arracher un morceau de Galon, il déchira ſon habit depuis le haut juſqu’au bas ; &, comme il n’étoit pas fort habile à rentaire le drap, il ſe contenta d’en raccrocher les Lambeaux, avec de la groſſe corde & une éguille à emballer. C’étoit bien pis encor, & je ne ſaurois m’en reſſouvenir ſans larmes ; c’étoit bien pis encore, dis-je, quand il tomba ſur la broderie. Le pauvre garçon, qui étoit naturellement auſſi mal adroit qu’impatient, voïant à ſes yeux un million de points à défaire, ce qui demandoit beaucoup de flegme & une main très-délicate ; & perſuadé, qu’il n’en ſortiroit pas à ſon honneur ; ſe mit dans une telle rage, qu’il arracha toute la piéce, tant drap que broderie, & qu’il la jetta dans la rue. Ah ! mon cher Frere, dit-il en s’applaudiſſant de cette belle expedition, faites comme moi, tirez, arrachez, dechirez, afin que rien ne paroiſſe ſur nous, qui nous donne la moindre reſſemblance avec ce double maraut de Pierre. Je ſerois au deſeſpoir de porter la moindre choſe qui pût faire ſoupçonner dans le voiſinage, que je fuſſe des Parens de ce Diable incarné.
Martin, qui par bonheur étoit alors dans une humeur fort moderée, pria ſon Frere d’avoir ſoin d’épargner ſon habit, puiſqu’il lui étoit impoſſible d’en trouver un autre de cette bonté-là. Il le ſupplia de conſiderer, qu’ils ne devoient pas regler leurs actions ſur leurs juſtes reſſentimens contre Pierre, mais ſur les maximes établies dans le Teſtament. Souvenez-vous, continua-t-il, que Pierre eſt toujours notre propre Frere, malgré ſes Injuſtices & ſa Tyrannie ; évitez autant qu’il vous eſt poſſible, de vous croire innocent ou coupable, à meſure que vous ferez vos efforts, pour le contrarier.
Il eſt certain, ajouta-t-il, que les ordres de notre Pere ſont formels, pour ce qui regarde la maniere de nous ſervir de nos habits ; mais, ils ne le ſont pas moins, par raport à l’affection fraternelle, qui doit regner parmi nous : &, s’il y a quelque précepte dans le Teſtament, dont la transgreſſion puiſſe étre pardonnable, ce ſera plûtôt, ſi elle tend à ſerrer les liens de notre amitié mutuelle, que ſi elle a pour but de nous deſunir pour jamais.
Martin alloit continuer avec la même gravité, & il nous auroit laiſſé ſans doute un admirable diſcours, propre à procurer à mes Lecteurs le repos du corps & de l’ame, le veritable but de la bonne Morale ; mais, Jean avoit perdu patience : il n’étoit plus en état de l’écouter, bien éloigné de pouvoir profiter de ſes leçons, On remarque que dans les diſputes de l’Ecole, rien n’échauffe davantage la bile de celui qui argumente, qu’un certain calme pedanteſque dans le Répondant. Il en eſt comme de deux balances chargées d’un poids inégal : la peſanteur de l’une augmente la legereté de l’autre ; &, plus la prémiere deſcend, plus l’autre vole en haut avec rapidité. C’eſt juſtement le cas dont il s’agit ici : la gravité des raiſonnemens de Martin augmentoit la vivacité de Jean, & le faiſoit regimber contre la moderation de ſon Frere. En un mot, le flegme de l’un jettoit l’autre dans les derniers emportemens. Il enrageoit ſur-tout, en voiant l’habit de Martin ſi bien remis dans l’état de ſimplicité & d’innocence primitive ; au lieu que le ſien étoit tout en lambeaux, & qu’il continuoit toûjours à porter la livrée de Pierre, dans les endroits qui avoient échappé à ſes cruelles griffes.
Dans cet équipage, il avoit tout l’air d’un petit Maître ivre, qui ſort d’entre les mains de quelques Breteurs ; ou d’un nouvel Habitant de Newgate, qui a manqué de païer la bienvenue à ſes Compagnons[94] ; ou d’une Maquerelle en vieille jupe de velours, livrée au bras ſeculier de la Canaille ; ou d’un Voleur de boutique pris ſur le fait, & abandonné à la merci des marchands de la foire. Le pauvre Jean reſſembloit à chacun de ces malheureux, & même à tous enſemble, couvert de ce noble aſſortiment de guenilles, de déchirures, de vieux galons, & de franges à moitié arrachées. Il auroit été ravi de voir ſon habit ſemblable à celui de ſon Frere ; mais, il auroit été infiniment plus charmé de voir celui de ſon Frere dans l’état où il venoit de réduire le ſien. Mais, remarquant qu’il n’y avoit point de remede, il fit de ſon mieux pour donner un air de vertu à ce qui étoit un effet néceſſaire de ſon imprudente précipitation. Il emploïa toute ſa Rhétorique, pour porter Martin à l’imiter. Jamais le Renard de la Fable n’aporta plus d’argumens ſubtils, pour porter toute ſon eſpéce à ſe faire couper la queuë, que Jean en décocha contre ſon Frere, pour le mettre à la raiſon ; c’eſt-à-dire, pour le reduire aux mêmes Lambeaux, dont il ſe voïoit couvert lui-même. Mais, helas ! il ne fit que tirer ſa poudre aux moineaux ; ce qui le mit dans une telle fureur, qu’etouffant de dépit & d’indignation, il accabla Martin de mille invectives canailleuſes. Pour faire court, voilà une bréche irréparable dans l’amitié des deux Freres. Jean fut ſe loger dans une chambre à part ; &, quelques jours après, un bruit ſe répandit, qu’il étoit devenu fou à lier. Il eut bientôt ſoin de confirmer ce bruit, en courant les ruës, & en tombant dans les fantaiſies les plus burleſques, qui aïent jamais été produites par un cerveau malade.
Bientôt les Poliſſons des ruës l’honorérent de pluſieurs Sobriquets. Tantôt ils l’appelloient, Jean le Pelé, tantôt Jean le Flamand, quelquefois Jean le Lanternier, d’autrefois Jean le Gueux, & ſouvent le furieux Jean du Nord[95] : & ce fut ſous une de ces denominations, ou bien ſous toutes enſemble, tout comme il plaira au ſavant Lecteur de le déterminer, qu’il donna l’origine à la très-illuſtre & très-épidemique Secte des Æoliſtes[96], qui honorent encore, avec reconnoiſſance, le fameux Jean comme leur Fondateur.
Je ne fais ici que gliſſer ſur cette matiere, parce que je me prépare à gratifier le public au premier jour d’une ample Diſſertation ſur l’Origine, les Principes, & les Dogmes de cette Secte,
SECTION VII.
Digreſſion à la louange
des Digreſſions.
Ai entendu parler quelquefois d’une
Iliade dans une Coque de noix[97] ;
mais, je puis dire avoir vu ſouvent
moi-même une Coque de noix dans une Iliade[98]. Il eſt certain, que le genre-humain a reçû de grands avantages de
l’un, & de l’autre ; mais, à laquelle des
deux il a les plus fortes obligations,
c’eſt un problème que j’abandonne aux
curieux, comme très-digne de leurs
doctes Lucubrations. Pour ce qui regarde
la derniere, j’ôſe avancer, que le Monde
ſavant en eſt ſur-tout redevable à la
grande vogue que les Modernes ont donnée
aux Digreſſions. Nos rafinemens en
matiere de ſavoir ſont exactement
paralleles à ceux de notre cuiſine, dont
la delicateſſe, du conſentement unanime
de tous les Palais judicieux, conſiſte dans la varieté des ingrediens, qui compoſent
les ſoupes, les fricaſſées, les ragouts, & les pots-pourris.
Il eſt vrai, qu’on trouve une certaine race mal élevée, mediſante, & miſantropique, qui prétend tourner en ridicule ces innovations polies, qui ſe ſont gliſſées dans la République des Lettres. Ils admettent la comparaiſon tirée de la cuiſine ; mais, ils ſont aſſez hardis, pour déclarer que nos ragouts mêmes ſont une preuve de la corruption de notre gout. Ils nous débitent, que la mode d’entaſſer péle-mêle, dans un même plat, cent choſes de differente nature, n’a été introduite, qu’en faveur de certains appetits dereglez, cauſez par une mauvaiſe Conſtitution ; & qu’un homme, qui dans un Pot-pourri va à la chaſſe d’une tête d’Oye, ou d’une aile de Cocq de Bruiere, ou d’un ris de veau, prouve qu’il n’a pas l’eſtomac aſſez robuſte, pour digerer des mets plus ſimples, & plus ſolides. Ils ſoutiennent encore, que des Digreſſions dans un Livre reſſemblent à des troupes étrangeres dans un Etat ; qui font ſoupçonner que les Habitans même manquent de force & de courage ; & qui, bien ſouvent, les mettent ſous le joug, ou les chaſſent dans les Cantons les plus ſteriles.
En dépit de toutes ces objections de quelques Cenſeurs dédaigneux, il eſt évident que la Societé des Auteurs ſeroit bientot reduite à un très-petit nombre, ſi l’on vouloit empriſonner le Genie de ceux, qui compoſent les Livres, dans les bornes étroites de leur ſujet.
J’avoue que, ſi nous étions dans le même cas, où ſe trouvoient les Grecs & les Romains du tems que le ſavoir étoit encore au berceau, & qu’il falloit le nourrir & l’emmaillotter par le moïen de l’invention, il ſeroit aiſé de faire des volumes entiers, ſans s’écarter du ſujet, que par de petites courſes néceſſaires pour avancer le deſſein principal. Mais, il en a été des Sciences, comme d’une nombreuſe armée campée dans un Païs fertile. Pendant quelque tems, elle ſubſiſte par les productions mêmes du terroir ; mais, dans la ſuite, elle eſt forcée d’aller en fourage à pluſieurs lieuës de-là, parmi les amis ou les ennemis, tout comme elle peut. Les terres voiſines cependant ſont entierement foulées, & ravagées ; elles deviennent nuës & ſeches, & ne produiſent plus rien, que des nuages de pouſſiere.
L’Etat de la République des Lettres étant ainſi changé par une revolution totale, les ſages Modernes, qui en ſont parfaitement inſtruits, ont decouvert une methode plus courte & plus prudente de devenir ſavans & beaux eſprits. La lecture & la méditation y entrent pour rien ; & il n’y a plus que deux manieres parfaites de ſe ſervir d’un Livre comme il faut. La premiere eſt la même dont pluſieurs gens uſent à l’égard des grands Seigneurs ; ils aprennent par cœur leurs titres, & enſuite ils ſe vantent d’en être les amis intimes. La ſeconde, qui eſt la mieux choiſie, & la plus profonde, conſiſte à s’atacher à la Table des Matieres, par laquelle un Livre eſt dirigé, comme un Vaiſſeau par le Gouvernail.
Pour entrer dans le Palais des Sciences par la grande porte, il faut du tems & des ſoins : c’eſt pourquoi, les perſonnes expeditives, & ennemies du Cérémonial, ſe contentent d’y entrer par la porte de derriere. N’ont-elles pas raiſon ? Les Sciences reſſemblent à des troupes en marche, qu’on ne bat jamais plus facilement, qu’en tombant ſur l’arriere-garde. C’eſt par la même méthode, que les Medecins jugent de la Conſtitution de tout un corps, en conſultant ce qui en découle par en bas. C’eſt ainſi que les Enfans attrapent les moneaux, en leur mettant un peu de ſel ſur la queuë. C’eſt ainſi que, pour ſe conduire ſagement, il faut, ſelon la maxime d’un Philoſophe, prendre toûjours garde ſur la fin. On ſe met en poſſeſſion des Sciences comme Hercule trouva ſes taureaux, en les remenant vers leurs traces, & non pas en les ſuivant[99]. Enfin, le ſavoir doit être effilé comme un vieux bas, en commençant par le pied.
D’ailleurs, toute l’armée des Sciences a été rangée depuis peu, par l’effort le plus penible de la diſcipline militaire, dans un ordre ſi ſerré, qu’on peut la paſſer en revuë en moins de rien. Nous ſommes redevables de ce bonheur aux Syſtêmes & aux Abregez, que les Peres modernes du ſavoir ont dreſſez à la ſueur de leur corps, pour la commodité de leurs chers Enfans. Le travail n’eſt autre choſe, que la ſemence de la pareſſe ; & c’eſt le bonheur particulier de notre âge de jouir paiſiblement du fruit produit par cette bienheureuſe ſemence.
Or, la methode de parvenir à un ſavoir profond & ſublime, étant devenuë ſi reguliere, & ſi ſyſtematique, il faut de neceſſité, que le nombre des Auteurs augmente à proportion, & que leur habileté parvienne à une certaine hauteur, qui rend abſolument néceſſaire leur Commerce mutuel. De plus, on a calculé, qu’il ne reſte plus dans la nature une quantité ſuffiſante de ſujets nouveaux, pour fournir à l’étenduë d’un ſeul volume. Je puis aſſeurer le Lecteur que j’en ai vu une demonſtration dans les formes, fondée ſur les principes inconteſtables de l’Arithmétique.
Ce que je viens d’avancer pourroit bien être combatu par certains Philoſophes, qui ſoutiennent l’infinité de la matiere, & qui, pour cette raiſon prétendent, qu’aucune eſpece ne ſauroit être entierement épuiſée. Pour voir la futilité de cette objection, examinons la branche la plus noble de l’eſprit & de l’invention moderne, ſi bien cultivée dans cet heureux ſiécle, qu’elle a porté des fruits plus beaux & plus nombreux qu’aucune de ſes Compagnes. Je ſai qu’on trouve quelques échantillons de cette ſorte d’eſprit parmi les Anciens : mais, ils n’ont jamais été ramaſſez, que je ſache, dans quelque Recueil pour l’uſage des Modernes ; &, par conſequent, nous pouvons ſoutenir à notre honneur & gloire, que nous en ſommes les Inventeurs, & que nous l’avons portée juſqu’au plus haut degré de perfection.
La ſorte d’eſprit, dont je parle ici, eſt ce talent merveilleux d’inventer des comparaiſons & des alluſions fort agréables, ſurprenantes, & appliquables, à l’égard de toutes les matieres, qui concernent la propagation du genre-humain ; ſujet, dont la politeſſe éloigne abſolument la proprieté des termes.
Quelquefois, en conſiderant, que c’étoit-là le ſeul ſujet, ſur lequel on puiſſe briller à préſent du côté de l’invention, je me ſuis imaginé que l’heureux Genie, qui éclate, cet égard, dans ce ſiecle & dans cette nation, a été prophetiquement dépeinte, ſous le type de certains Pygmées Indiens, dont la taille ne paſſoit pas la hauteur de deux pieds, ſed quorum pudenda erant craſſa, & ad talos uſque pertingentia.
Quand j’éxamine nos dernieres productions, où les beautez de cette nature brillent avec le plus grand éclat, je vois bien, que la ſource en a été extrémement abondante ; mais, quoiqu’on faſſe tous ſes efforts, pour la tenir ouverte, & pour la dilater à la maniere des Scythes, accoutumez à ſoufler dans les parties honteuſes de leurs cavalles, pour qu’elles donnaſſent plus de lait, je crains bien qu’elle ne ſoit prête à ſe tarir pour jamais.
En ce cas-là, ſi l’on ne trouve pas un nouveau fond d’eſprit, adieu la nouveauté ; il faudra recourir à la répetition ſur cette matiere, comme ſur toutes les autres.
On m’avouera, je crois, que ce que je viens de dire prouve invinciblement, qu’il ne faut pas compter ſur l’infinité de la matiere, comme ſur une ſource intariſſable d’invention. Que nous reſte-t-il donc, que d’avoir recours aux grands Indices, aux petits Abregez, & aux Recueils de citations rangées par ordre Alphabétique. Pour y réüſſir, il eſt peu utile de conſulter les Auteurs, mais abſolument néceſſaire de s’adreſſer aux Critiques, aux Commentateurs, & aux Dictionaires : ſur-tout faut-il ſoigneuſement feuilleter certaines Collections de Fleurs de Rhetoriques, & de Penſées ingenieuſes, qu’on apelle, par une figure très-juſte, les Tamis & les Bluteaux du ſavoir & de l’eſprit. Il eſt vrai qu’on laiſſe indécis s’il faut eſtimer le plus ce qui y paſſe, ou bien ce qui y reſte.
Par le moïen de cette methode, quelques ſemaines d’application ſont capables de produire un Auteur propre à manier les ſujets les plus profonds & les plus étendus. Qu’importe que ſa tête ſoit vuide, pourvu que ſon Recueil de Lieux-communs ſoit bien rempli ? Il n’en faut pas davantage, pourvu qu’on lui paſſe l’Invention, la Methode, le Stile, & la Grammaire ; & qu’on lui accorde le privilége de copier les autres, & de s’écarter de ſon ſujet. Le voilà en état de compoſer un Traité propre à faire une fort jolie figure dans la boutique d’un Libraire ; un Traité d’un merite aſſez conſiderable pour y être conſervé long-tems, dans une grande propreté, ſans courir riſque d’être engraiſſé par les mains des étudians, ni d’etre condamnez aux chaines & à l’obſcurité dans une Bibliotheque[100]. Sa deſtinée ſera bien plus heureuſe ; le tems ſeul triomphera d’un volume ſi precieux ; il ne ſera ſujet qu’à ſubir le Purgatoire, pour monter enſuite vers le Firmament[101].
Je n’ai attribué à cet Auteur Champignon que des prerogatives, qui doivent être communes à tous les Ecrivains modernes. Sans elles, le moïen d’introduire dans le monde nos Collections, qui roulent ſur tant de matieres de differente nature ! Si l’on nous en vouloit priver injuſtement, quelle perte d’amuſemens & d’inſtructions pour le monde ſavant ! Quelle perte pour nous mêmes, qui ſerions enſevelis pour jamais dans un honteux oubli, avec toute la maſſe du vulgaire !
Les principes, que j’ai établis ci-deſſus, me font eſpérer de voir encore le jour, où le Corps des Auteurs ſera en état de ſurmonter en raſe Campagne tous les autres corps de métier. Ce grand talent de faire des livres eſt derivé juſqu’à nous, avec pluſieurs autres heureuſes diſpoſitions, de nos Ancêtres les Scythes, parmi leſquels les plumes étoient ſi abondantes, que l’Eloquence Grecque n’a pas trouvé de figure plus pathétique pour l’exprimer, que de dire, qu’il étoit impoſſible de voïager dans leurs Pais, à cauſe de la prodigieuſe quantité de plumes, qui y voltigeoit dans l’air[102].
La néceſſité de cette Digreſſion en excuſera facilement l’étendue. Je l’ai placée dans le lieu le plus propre que j’ai pu trouver d’abord ; & ſi le Lecteur ſait lui aſſigner une place plus convenable, je l’en laiſſe le Maître, & je l’autoriſe à la rejetter dans quelque coin du livre, tout comme il le trouvera à propos. Pour moi, je me hâte d’en venir à une matiere plus importante.
SECTION VIII.
Continuation du Conte du Tonneau.
Es ſavans Æoliſtes[103] ſoutiennent
que le Vent eſt l’élement unique
de toutes choſes ; que c’eſt le principe,
par lequel tout l’Univers a été produit,
& dans lequel il doit ſe réſoudre ; & que
le même ſoufle, par lequel la Nature a
été animée, doit à la fin des ſiécles l’éteindre.
C’eſt-là cette Cauſe prémiere, que les Adeptes[104] appellent Anima Mundi, c’eſt-à-dire, le ſoufle ou le vent du monde ; & ſi l’on examine tout ce Syſtême dans chaque partie de la Nature, on verra qu’il eſt appuié ſur la baze la plus ſolide. D’abord, de quelque maniere qu’on veuille appeller cet être, qui diſtingue l’homme d’avec les brutes, ſpiritus, animus, afflatus, anima ; il eſt certain, que ce ne ſont qu’autant de denominations Vent, qui eſt l’élement, qui domine dans tous les êtres compoſez, & dans lequel ils doivent rentrer un jour.
Qu’eſt-ce que c’eſt que la Vie même, ſi-non, conformément à ſon nom le plus ordinaire, le ſoufle de nos narines ? Et c’eſt de-là que les Naturaliſtes ont obſervé, que dans certains myſteres, qui ont avec la vie une relation fort étroite, le vent eſt d’un fort grand ſecours, comme il eſt évident par les heureuſes épithetes de turgidus, & d’inflatus, auſſi appliquables aux organes, qui reçoivent qu’à celles, qui donnent.
Selon tout ce que j’ai pu trouver dans les anciennes Chroniques, touchant la doctrine des Æoliſtes, elle rouloit ſur trente deux points[105], ſur chacun deſquels je ne ſaurois m’étendre, ſans courir riſque de devenir ennuïeux. Mais, je n’ai garde de paſſer ſous ſilence un petit Nombre de Dogmes Fondamentaux, qu’ils en déduiſoient.
Leur premiere Maxime étoit, que, puiſque le Vent dominoit dans la formation & dans les operations de tous les êtres compoſez, ceux-là devoient être de la plus grande excellence, dans leſquels ce Principe éclatoit avec la plus grande ſuperiorité.
L’Homme, par conſequent, eſt la plus parfaite des creatures, puiſque les Philoſophes, par leur grande bonté, l’ont pourvu de trois Ames, ou de trois ſoufles differens ; auſquels les ſages Æoliſtes joignent liberalement un quatriéme, pour ſervir de ſecours & d’ornement aux autres, & pour en égaler le nombre aux parties du Monde[106] ; ce qui a donné occaſion à ce fameux Cabaliſte Ventidius Galimathias de placer le Corps de l’Homme dans une poſition relative aux quatre Vents Cardinaux.
Conſequemment à ce principe, ils ſoutenoient, que chaque homme apporte avec lui dans le Monde une certaine portion de Vent, qu’on peut apeller une Quinteſſence extraite des quatre autres. Cette Quinteſſence eſt d’un uſage univerſel, dans toutes les circonſtances de la vie : elle influe ſur tous les Arts, & ſur toutes les Sciences ; & elle peut être merveilleuſement augmentée & rafinée par l’éducation.
Dès qu’on a réüſſi à l’enfler, juſqu’au point de ſa perfection, on ne doit pas la renfermer, & la reſerver avaricieuſement pour ſoi-même : au contraire, il faut la prodiguer généreuſement à tout le genre-humain.
Fondez ſur ces raiſons, & ſur d’autres du même poids, les Æoliſtes les plus illuminez aſſeurent, que l’Eructation[107] eſt l’acte le plus noble de la Creature humaine ; &, pour en cultiver le talent, en faveur de toute la Societé des hommes, ils ſe ſont ſervis de pluſieurs differentes methodes. Dans certaines Saiſons de l’année, on peut voir les Prêtres d’entr’eux ſe placer à l’oppoſite d’une tempête, la bouche béante. En d’autres tems, vous les verrez arrangez en cercle armez chacun d’un ſouflet, qu’ils appliquent aux parties poſterieures de leur plus proche voiſin, juſqu’à ce qu’à force de l’enfler ils lui aient donné la figure d’un tonneau. De-là vient, que, dans leur langage ordinaire, ils appellent leurs corps, d’une maniere fort propre, leurs Vaiſſeaux.
Dès que par cette cérémonie, & par d’autres ſemblables, ils ſont duëment remplis, ils s’en vont dans le moment ; &, pour l’utilité publique, ils ſe déchargent d’une portion copieuſe de leurs nouvelles acquiſitions dans les machoires de leurs diſciples. Car, il faut remarquer ici, qu’ils ſont d’opinion que tout le ſavoir procède de ce même principe univerſel. Ils le prouvent en premier lieu par cette vérité inconteſtable, que la ſcience enfle : &, en ſecond lieu, ils ſe ſervent du Syllogiſme ſuivant.
Le ſavoir ne conſiſte qu’en paroles ;
Ergo, Le ſavoir n’eſt que du vent.
C’eſt pour cette raiſon, que leurs Docteurs ne communiquoient leurs préceptes à leurs Ecoliers, que par voïe d’Ēructation : ce qu’ils faiſoient avec une grande éloquence, & avec une varieté inexprimable.
Mais, le caractere principal, qui diſtinguoit le plus leurs ſages du premier ordre, étoit une certaine contenance, qui faiſoit comprendre, juſqu’à quel dégré le ſoufle myſterieux les agitoit intérieurement. Ce vent merveilleux, après avoir cauſé d’abord des tranchées, & des convulſions ; après avoir produit, pour ainſi dire, un tremblement de terre dans le Microcoſme du Philoſophe ; s’élevoit en haut par degré, tordoit la bouche, rendoit les jouës bourſouflées, & donnoit un horrible éclat aux yeux. L’Eructation ſuivoit ces grimaces de près. Tous les vents qui leur ſortoient de la bouche paſſoient pour ſacrez : ſurtout, ceux, dont l’odeur étoit la plus forte ; & leurs maigres devots les avaloient avec une conſolation inexprimable. Pour rendre la choſe encore plus touchante, les vents les mieux choiſis, les plus édifians, & les plus vivifians, étoient lâchés par le nez, dont ils prenoient une eſpece de teinture. Ce qui leur donnoit ce nouveau degré de perfection, c’étoit le ſentiment generalement reçû, que le ſoufle de la vie eſt dans nos narines.
Leurs Divinitez étoient les quatre Vents, qu’ils adoroient comme les Eſprits, qui parcourent, & qui animent tout l’Univers ; & deſquels, à proprement parler, toute Inſpiration tire ſon origine.
Cependant, le Chef de ces Dieux, & celui qu’ils honoroient du Culte de Latrie, étoit le grand Borée, une Divinité ancienne, qu’autrefois les Habitans de Megalopolis, dans la Grece, adoroient avec la plus profonde vénération. Omnium Deorum Boream maximè celebrant, dit Pauſanias. Ce Dieu, quoique preſent par-tout, étoit pourtant cenſé, parmi les plus ſavants Æoliſtes, avoir un ſéjour particulier, une eſpece de Ciel Empyrée, où ſon pouvoir éclatoit particulierement. Cet endroit étoit ſitué dans un certain Païs très-connu des anciens Grecs ſous le nom de Σκοτια[108] ou Païs de Ténébres.
Il eſt vrai qu’il s’eſt levé ſur ce ſujet un grand nombre de controverſes : mais, toutes les parties conviennent, comme d’un point inconteſtable, que d’une contrée du même nom les Æoliſtes les plus rafinez tirent leur origine ; & que c’eſt de-là, que, dans tous les ſiecles, les plus zélez d’entre leurs Prêtres ont apporté l’Inſpiration la plus choiſie. Ils ſe font un devoir de l’aller recueillir eux-mêmes à la ſource, dans certaines veſſies, qu’ils ouvrent enſuite au milieu de leurs Sectaires répandus dans toutes les Nations, leſquels brament aprés ce vent ſacré, & l’attendent la bouche ouverte.
C’eſt une choſe très-connuë parmi les ſavans, que les Virtuoſi des ſiècles paſſez avoient inventé un moïen de conſerver les vents dans des Tonneaux ; ce qui étoit très-avantageux pour les voïages de long cours. La perte d’un art ſi utile ne ſauroit jamais être aſſez déplorée ; quoique je ne comprenne pas, par quelle negligence inpardonnable, Pancirollus l’a paſſé abſolument ſous ſilence. Cette invention a été atribuéé à Æole lui-méme, dont toute la Secte a tiré ſon nom ; &, pour célébrer la memoire de leur Fondateur, ils ont encore conſervé juſqu’à préſent un grand nombre de ces Tonneaux[109], jadis dépoſitaires du vent, dont ils en placent un dans chacun de leurs Temples, après l’avoir enfoncé par en haut.
C’eſt dans ce Tonneau, que leur Prêtre entre dans certains jours ſolennels, après s’y être duëment preparé, de la maniere que j’ai dépeinte ci-deſſus. Un entonnoir caché s’étend de ſes parties poſterieures vers le fond dudit Tonneau, juſqu’à une certaine Fente Septentrionale, par où il ſe fournit continuellement de nouveaux vents de la meilleure eſpéce.
Peu à peu vous le voïez s’étendre & s’élargir à la même Groſſeur de ſon Tonneau, qu’il remplit à la fin exactement : &, dans cette poſture, il lache ſur ſon auditoire des tempêtes formelles, à proportion de la violence du ſoufle, qui lui vient d’embas, & qui, ſortant d’un paſſage étroit, ex adytis, ne fait pas ſon devoir ſans lui cauſer de douloureuſes tranchées. Quand ce vent eſt parvenu juſqu’a ſon viſage, il y fait les mêmes impreſſions, qu’il produit ſur la mer. Il le noircit d’abord : il le ride enſuite ; & à la fin il en fait ſortir une épaiſſe fumée.
C’eſt préciſement de cette maniere, que les Æoliſtes ſacrez communiquent leurs Eructations Prophétiques à leurs diſciples haletans. Quelques membres de l’auditoire tiennent cependant la bouche ouverte, pour avaler avec avidité le ſoufle ſanctifiant, tandis que d’autres, chantant les éloges de leurs Dieux, imitent par leur bourdonnement, tantôt plus tantôt moins élevé, les ſoufles agréables de leurs Divinitez appaiſées.
Ce culte, pratiqué parmi les Æoliſtes, donne lieu à pluſieurs Auteurs de ſoutenir, que leur Secte eſt des plus anciennes, parce que leur Eructation Prophetique reſſemble fort à d’autres anciens Oracles, dont on étoit redevable à certaines bouffées de Vent ſouterrain, qui faiſoient les mêmes impreſſions ſur le Prêtre, & qui avoient la même influence ſur l’eſprit du Peuple. Il eſt vrai, que ces Oracles paſſoient ſouvent juſqu’à la multitude, par le canal des Femmes. La raiſon en étoit, ſelon toutes les apparences, que leurs organes paroiſſoient mieux diſpoſez, que ceux des hommes, pour donner entrée à ces Tourbillons prophétiques, qui, paſſant à leur aiſe par un receptacle de plus grande capacité, cauſoient en chemin faiſant certaines demangeaiſons propres à produire des extaſes charnelles, qu’on pouvoit pourtant ſpiritualiſer, par un ménagement un peu adroit.
Cette ſavante conjecture eſt confirmée par la coutume, qui regne encore aujourd’hui parmi les Æoliſtes les plus épurez, de confier le Sacerdoce à des Prêtreſſes, & de ſe plaire à recevoir l’Inſpiration par les mêmes conduits par où les Sybilles & les Pythies les transmettoient à leurs devots.
Lorſque l’eſprit humain lâche la bride à ſes penſées, il ne s’arrête jamais, mais il traverſe, par une courſe continuelle, les extrémitez du haut & du bas, du bon & du mauvais. Les premieres ſaillies de l’imagination le portent d’ordinaire aux idées de ce qu’il y a de plus parfait & de plus accompli : mais, quand il s’eleve au deſſus de ſa portée, il n’eſt plus capable de diſtinguer les limites qui ſéparent la hauteur d’avec la profondeur ; & bientôt, continuant ſon vol avec la même précipitation, mais ſans connoître la route, il tombe juſqu’au fond des abîmes : ſemblable à un voïageur, qui parcourt les mers de l’Eſt juſqu’à l’Oueſt ; ou à une grande perche d’un bois-ſouple, qui, plus il eſt étendu, & plus il ſe courbe en arc de cercle.
La cauſe de ce déreglement de notre eſprit eſt peut-être dans ce fond de malice né avec nous, qui nous porte d’ordinaire à joindre aux idées les plus nobles celles, qui leur ſont préciſement contraires. Peut-être eſt-elle, dans les bornes de notre Raiſon, qui, portant ſes reflexions ſur toute la maſſe des choſes, reſſemble au Soleil, qui, n’éclairant que la moitié de notre Globe, laiſſe l’autre couverte de ténèbres. Peut-être la faut-il chercher dans la foibleſſe de notre Imagination, qui, emploïant toutes ſes forces pour s’élever à ce qu’il y a de plus grand & de meilleur, fatigué, à la fin, & n’en pouvant plus, tombe tout d’un coup à terre, comme un oiſeau de paradis qui vient de mourir au milieu de l’air. Peut-être auſſi, que parmi toutes ces Conjectures Metaphyſiques il n’y en a pas une ſeule de fondée ; mais, cela n’empêche pas, que je n’avance une propoſition très-vraie, en diſant que, ſi les plus groſſiers mêmes d’entre les humains ont porté leurs Lumieres naturelles à l’idée d’un Dieu, ou d’un Etre ſuprême ; ils n’ont auſſi jamais oublié d’occuper leurs fraïeurs de quelques notions afreuſes très-propres à leur ſervir de Diables, quand il n’y en auroit point au monde. Il n’y a rien-là, dans le fond, qui ne ſoit fort naturel ; car, il en eſt d’un homme, dont l’imagination prend l’eſſor vers le Ciel, comme d’un autre dont le corps eſt élevé à une grande hauteur. Plus ils ſe plaiſent tous deux à voir de plus près ce qui eſt au-deſſus d’eux, plus ils ſont effraïez par le précipice qu’ils decouvrent en bas. C’eſt ainſi que, dans le choix d’un Diable, le Genre-humain a toujours eu la methode de jetter les yeux ſur quelque être réel ou fantaſtique, dont il conſideroit toutes les qualitez comme diamétralement oppoſées aux attributs qu’il concevoit dans la Divinité.
C’eſt encore de la même maniere, que la Secte des Æoliſtes a toujours craint, & haï, deux êtres d’une nature maligne, entre leſquels, & ſes Dieux, il y a eu une inimitié mortelle, depuis le commencement du monde. Le premier eſt le Cameleon, l’antipode de l’Inſpiration ; & qui, par pure haine, devore continuellement les influences précieuſes de ces Divinitez, ſans s’en décharger jamais par l’éructation. L’autre eſt un Monſtre afreux, d’une taille plus que giganteſque, nommé Moulin-à-vent, qui, avec ſes quatre bras horribles, livre à ces Dieux une Guerre éternelle, les tournant avec adreſſe, pour les dérober aux coups de ces ennemis, ou pour les leur rendre avec intérêt.
S’étant ainſi fournie de Dieux & de Diables, la Secte des Æoliſtes continue juſqu’à ce jour à faire une grande figure dans le monde. Je ne doute pas, au reſte, que la Nation polie des Lapons ne doive paſſer pour en être une des plus illuſtres branches. Je ſerois fort injuſte à leur égard, ſi je négligeois cette occaſion d’en parler avantageuſement ; puiſqu’ils ſont ſi unis, par l’intérêt, & par les inclinations, à leurs Freres les Æoliſtes, qui habitent parmi nous. Non ſeulement ils prennent les vents en gros, chez les mêmes marchands, mais ils les débitent en détail, d’une maniere toute ſemblable, & à des chalands, qui ſont à peu près du même naturel que ceux qui donnent leur pratique à nos tempêtueux compatriottes.
Si ce Syſtème de Religion a été entiérement formé par notre Ami Jean ; ou ſi, comme il eſt plus vraiſemblable, il l’a copié de l’Original, qui ſe trouve à Delphes, en y mettant des additions & des corrections propres à l’ajuſter aux tems & aux circonſtances ; c’eſt-là un point, ſur lequel je n’ai pas la hardieſſe de décidier. Mais, je crois pouvoir aſſeurer, que c’eſt Jean en propre perſonne, qui y a donné un tour nouveau, & qui l’a préciſement mis dans l’état dont je viens de tracer un fidéle tableau.
Au reſte, il y a long-tems que je cherche une occaſion favorable de rendre juſtice à cette Societé d’Hommes, que j’honore extrémement & dont les opinions, auſſi bien que les cérémonies, ont été entierement défigurées par la malice, ou par l’ignorance, de leurs adverſaires. Je croi, pour moi, qu’une des meilleures actions d’un honnête homme, c’eſt de déraciner les prejugez, & de mettre les choſes dans leur veritable jour. Je viens de m’acquiter de ce grand devoir, ſans aucune vuë d’intéret ; excepté le plaiſir de ſatisfaire à ma conſcience, d’acquerir de la gloire, & de m’attirer des remercimens.
SECTION IX.
Diſſertation ſur l’origine
& ſur les progrès de la Folie,
comme auſſi ſur ſon utilité
dans la Société humaine.
E crains bien que certains Lecteurs
ſuperficiels ne regardent d’un œil
de mépris la Secte des Æoliſtes, par
ce qu’elle reconnoit pour ſon Fondateur un homme comme Jean, dont, de
mon propre aveu, le cerveau s’étoit abſolument dérangé, & qui étoit tombé
dans l’état que nous deſignons par le
mot de Folie, ou de Frénézie. Leur
mépris ſeroit très-mal fondé ; & ils en
ſeront convaincus eux-mêmes, s’ils veulent bien reflechir ſur les plus grandes
actions, qui ont jamais été faites dans
le monde ſous la direction d’un ſeul
homme. Telles ſont l’établiſſement de
nouveaux Empires fait par la force des
armes, l’invention de nouveaux Syſtêmes de Philoſophie, & l’introduction de Religions nouvelles. Il eſt certain,
que tous les grands hommes, à qui on eft redevable de toutes ces fameuſes révolutions ont ſoufert de grandes alterations dans leur bon-ſens, par leur nourriture, par leur éducation, par une
certaine inclination dominante, ou par
une influence particuliere de l’air qu’ils
reſpiroient, ou du climat ſous lequel ils
ont été obligez de vivre.
D’ailleurs, il y a dans l’eſprit humain quelque choſe de ſingulier & d’individuel, qui ſe reveille ſouvent par le choc accidentel de certaines circonſtances, qui, minces & peu conſiderables en elles-mêmes, ne laiſſent pas de produire ſouvent les évenemens les plus merveilleux. Les grandes revolutions n’ont pas toûjours de grandes ſources, & il importe peu par quelle cauſe les paſſions ſont enflammées, pourvu que les fumées s’en elevent juſqu’au cerveau. La Région ſuperieure de notre tête eſt dans la même ſituation, que la moïenne Region de l’air : les matiéres, qui s’y conduiſent, en ſont d’une nature très-differentes ; mais, elles y deviennent toutes de la même ſubſtance, & produiſent les mêmes effets. Les vapeurs s’élevent de la terre, les exhalaiſons de la mer, & la fumée du feu. Cependant, toutes les nuées ſont de la même nature ; & l’odeur, qui ſort d’un fumier, fait un nuage d’un auſſi grand mérite, que celle qui ſe répand d’une maſſe précieuſe d’encens.
De ces veritez de fait, qu’on ne ſauroit me conteſter, il ſuit évidemment, que comme l’air ne produit jamais de la pluïe, que lorſqu’il eſt troublé & ſurchargé d’exhalaiſons ; de la même maniere, l’eſprit humain, qui habite le cerveau, doit étre troublé, & accablé de vapeurs exhalées des parties inférieures, pour produire quelque choſe d’extraordinaire. Oops !
Or, quoique ces vapeurs, comme je l’ai déja dit, ſortent d’autant de differentes ſources que celles qui montent vers le Ciel, l’effet, qu’elles produiſent, ne ſe ſent point de cette difference. Il eſt ſeulement varié, tant par rapport à l’eſpece, qu’au degré, ſelon la differente ſituation du cerveau, dans lequel il eſt formé. Je me ſervirai ici de deux fameux exemples, pour prouver, & pour éclaircir ce que je viens d’avancer.
Un certain Prince de par le monde leva un jour une grande armée, remplit ſes coffres de treſors immenſes, & arma une Flotte invincible, ſans communiquer ſon deſſein, ni à ſes plus habiles Miniſtres, ni à ſes plus chers Favoris. Ces grands préparatifs allarmerent d’abord tout le monde : les Monarques voiſins attendirent, en tremblant, de quel côté l’orage devoit crever ; & les Politiques ſubalternes y trouverent la matiere de mille profondes ſpéculations[110]. L’un ſe mettoit dans l’eſprit, que ce Prince en vouloit à la Monarchie univerſelle. Un autre, après une meure déliberation, concluoit, qu’il s’agiſſoit de détrôner le Pape, & d’établir la Religion Proteſtante, dont ce Prince avoit fait autrefois profeſſion. Un troiſiéme, d’une ſagacité encore plus étonnante, envoïoit. notre Heros dans l’Aſie, pour détruire l’Empire Ottoman, & pour conquerir la Terre Sainte[111].
Au milieu de tous ces beaux Raiſonnemens, un certain Chirurgien d’Etat vint à connoître, que tous ces grands Projets n’étoient que l’effet d’un cerveau malade. Il en fut pleinement convaincu par les Syntomes du mal ; & il entreprit de le guerir. Il fit l’operation néceſſaire d’un ſeul coup : la veſſie ſe créve, la vapeur ſe diſſipe ; & rien n’auroit manqué à l’heureuſe guériſon du Prince, s’il n’étoit pas mort au beau milieu de la cure.
Le Lecteur eſt fort curieux apparemment de ſavoir, de quelle ſource étoit venuë cette vapeur, qui avoit effraïé ſi long-tems tous les Peuples de l’Europe, & quel reſſort ſecret avoit mis en mouvement une machine ſi terrible ; mais, il ſera bien ſurpris, quand je lui dirai, que c’étoit uniquement une Femme abſente, dont les yeux avoyent cauſé chez le pauvre Prince une certaine tumeur, & qui s’étoit retirée dans le Païs ennemi, avant que cette tumeur ſe fut miſe à ſuppurer. Quel parti pouvoit prendre le malheureux Monarque, dans une conjoncture ſi délicate ? Il eut beau eſſaïer le remède preſcrit par un Poëte, qui ſoutient, la maladie, qu’une Femme nous cauſe, peut être guerie par toute autre Femme. Il n’en reçut pas le moindre ſoulagement ; par ce que, ſelon Lucrece,
Idque petit Corpus, mens unde eſt ſaucia amore,
Unde feritur, eo tendit, geſtitque coire.
La matiere entaſſée dans les vaſa ſeminalia s’enflamma bientôt, devint aduſte, ſe changea en bile, prit ſon cours vers le conduit ſpinal, & monta de-là dans le cerveau.
C’eſt ainſi que le même Principe, qui porte un Breteur à caſſer les vitres d’une Femme de mediocre vertu dont il a été la dupe, anime un grand Prince à mettre des Armées en Campagne, & à ne ſe remplir la tête que de Sièges, de Batailles, & de Victoires.
Cunnus teterrima belli
Cauſa
Mon ſecond exemple eſt un trait d’Hiſtoire que j’ai lu dans une Chronique très-ancienne. Le voici.
Il y avoit autrefois un Roi fort puiſſant, qui dans l’eſpace de trente années conſécutives s’étoit amuſé à prendre & à perdre des Villes, à battre des armées & à ſe laiſſer battre, à chaſſer les Princes de leurs Etats, à éfraïer les Enfans d’une maniere à leur faire tomber les tartines des mains ; en un mot, à bruler, à ravager, à dragonner, à ſaccager, à maſſacrer, ſujets & ennemis, mâles & femelles[112]. Les Philoſophes Contemporains de ce Prince mettoient leur eſprit à la gêne, pour trouver les cauſes Phyſiques, Politique, & Morales, dont il falloit déduire ce Phénomene ſurprenant. A la fin, la vapeur, qui troubloit le cerveau de ce Conquerant, s’étant miſe à circuler, ſe fixa ſur cet endroit du Corps humain ſi renommé, par ſon talent de produire la Zibeta Occidentalis[113] ; &, ſe raſſemblant-là dans une tumeur, laiſſa dans cet intervalle l’Univers en repos.
On voit par-là de quelle conſequence eſt le cours que prennent ces exhalaiſons, & comme il importe peu de quelle origine elles dérivent. Les mêmes fumées, qui, s’élevant vers le cerveau, ſont capables de conquerir des Roïaumes, n’ont qu’à ſe jetter ſur l’Anus, pour aboutir à une Fiſtule[114].
Paſſons à préſent à ces Grands Introducteurs de nouveaux Syſtèmes de Philoſophie : voyons de quelle Faculté de l’ame ſe leve l’inclination de pouſſer dans le monde, avec un zèle ſi opiniâtre, de nouvelles idées, à l’égard de certaines choſes, dont, de l’aveu de tout le monde, il eſt impoſſible de connoître la nature ; examinons, de quelle ſource dérive ce penchant, & à quelle proprieté de l’eſprit-humain ces Illuſtres doivent leur gloire, & leurs diſciples.
Il eſt certain, que pluſieurs des principaux d’entr’eux, tant anciens, que modernes, ont été pris par leurs adverſaires, &, ſi vous en exceptez leurs Partiſans, par tout le Genre humain, pour des gens qui avoient le cerveau bouleverſé. Il eſt ſûr même, qu’ils ſe ſont écartez extrémement des maximes du ſens-commun, dans leur maniere ordinaire d’agir & de parler ; & qu’ils ont été des types exacts de leurs legitimes Succeſſeurs, qui peuplent à préſent l’Univerſité moderne de Bedlam[115].
Tels ont été jadis Epicure, Diogene, Apollonius, Lucrece, Paracelſe, Deſcartes, qui, s’ils étoient dans le Monde à l’heure qu’il eſt, arachez, & ſeparez de leurs Diſciples, ſeroient expoſez ſans doute à la Phlebotomie, aux coups de nerfs de bœuf, aux tenebres, & à la paille. Auſſi, comment ſe peut-il qu’un homme, en ſuivant les ſimples & pures lumieres du bon ſens, ſe mette dans la tête de jetter les idées de tout le Genre-humain dans le moule de ſes propres conceptions ? C’eſt pourtant-là l’humble & l’obligeante prétenſion de tous les Innovateurs dans l’Empire de la Raiſon. Epicure, par exemple, eſperoit modeſtement, que, par un certain concours fortuit des opinions humaines, après un choc perpetuel des pointues & des unies, des legeres & des péſantes, des rondes & des quarrées[116], tous les hommes s’uniroient à la fin, par certaines inclinaiſons, dans les notions du vuide & des atomes, tout de même que ceux-ci ſe ſont accrochez, en formant cet Univers.
Il eſt évident que Deſcartes ne ſe flattoit pas moins, & qu’il contoit bien de voir, avant ſa mort, tous les Philoſophes, comme autant d’étoiles de moindre grandeur, attirez & abſorbez dans ſon propre tourbillon.
Or, je voudrois bien ſavoir, comment il eſt poſſible de rendre raiſon de pareilles Fantaiſies, ſans avoir recours à mon Syſtême des Vapeurs, qui, montant dans le cerveau, s’y condenſent & ſe diſtillent en certaines conceptions, que la ſterilité de notre langue ne ſauroit déſigner, que par les noms de Frénézie, & d’Extravagance.
Examinons à préſent d’où peut venir, qu’aucun de ces Innovateurs ne manque jamais de gagner à ſes nouvelles idées à un grand nombre de Diſciples prêts à recevoir les plus biſarres opinions par le moïen de la foi implicite. La raiſon en eſt auſſi facile à trouver qu’elle eſt ſolide. La voici.
Dans l’Harmonie de l’Entendement humain, il y a une certaine corde particuliere, qui, chez pluſiers individus ſoi-diſant raiſonnables, eſt montée préciſément ſur le même ton. Dès que quelqu’un eſt aſſez heureux, pour tirer du ſon de cette corde parmi les eſprits à l’uniſſon, il arrive par une ſimpathie néceſſaire, qu’ils produiſent les mêmes tons, avec la derniere exactitude. C’eſt en cela ſeul, que conſiſte tout le bonheur, ou toute l’habileté, de nos Auteurs de Syſtèmes ; car, ſi par hazard vous donnez quelque coup d’archèt en préſence de ceux dont la corde eſt montée trop haut, ou trop bas, pour s’accorder avec la vôtre, bien loin de gouter vos tons, ils vous traiteront de Fou, ils vous enchaineront, & vous mettront au pain & à l’eau. C’eſt par conſéquent une affaire fort délicate à menager ; & il faut une grande circonſpection, pour ajuſter ce talent, comme il faut, aux differentes conjonctures des tems, & aux differentes diſpoſitions des perſonnes. Ciceron a raiſonné fort juſte là-deſſus dans une Lettre, qu’il écrit à un de ſes Amis en Angleterre, ou, parmi d’autres avis très-importans, il le précautionne contre la fourberie des fiacres, qui étoient aparemment alors d’auſſi grands faquins, qu’ils le ſont à préſent.
Il ſe ſert dans cette Epitre de ces expreſſions très-remarquables, eſt quod gaudeas te in iſta loca veniſſe, ubi aliquid ſapere viderere : vous êtes heureux d’être venu dans un Païs, où vous ne ſauriez manquer de paſſer pour un eſprit ſuperieur.
Cette Sentence eſt pleine de ſens, & de juſteſſe ; car, pour dire ici une verité un peu hardie, ſe peut-il un plus grand défaut de conduite, que d’aller paſſer dans une Compagnie pour un extravagant, quand on eſt le Maître de ſe faire conſidérer dans un autre comme un Philoſophe ? Je prens ici la liberté de conjurer quelques Meſſieurs de ma connoiſſance, de s’en ſouvenir en tems & lieux, comme d’un avertiſſement dont ils peuvent tirer de grands uſages.
Telle a été la faute de mon digne ami M. Wotton, un perſonnage deſtiné à former & à exécuter heureuſement les plus grands deſſeins, ſi l’on en peut juger par ſes Regards, & par ſon Génie. Plût au Ciel que ſes heureux Talens, perdus dans les ſpéculations d’une vaine Philoſophie, ſe fuſſent exercez ſur les ſonges, & ſur les viſions, où l’eſprit & l’air égarez ſont d’un ſi grand uſage. On auroit vu, que jamais homme ne ſe produiſit dans le public avec de plus grandes diſpoſitions de l’ame & du corps, pour l’établiſſement d’une nouvelle Religion. S’il avoit enfilé cette noble route, jamais le monde mediſant & calomniateur n’auroit oſé débiter, que le cerveau de ce grand homme eſt abſolument détracqué ; jamais ſes Freres les Modernes n’auroient pouſſé l’ingratitude j’uſqu’à s’entredire cette nouvelle à l’oreille, mais aſſez haut pourtant, pour que je le puiſſe entendre du Galetas où j’enfante ce Divin Traité.
Je reviens à mon Syſtême des Vapeurs. Quiconque réflechira ſur cette ſource de l’enthouſiaſme qu’elles produiſent dans le cerveau, & de laquelle dans tous les ſiécles ſont ſortis des ruiſſeaux ſi abondans, remarquera que les eaux en ſont auſſi troubles & auſſi chargées de bouës au commencement qu’au milieu de leur cours. Cette verité n’empêche pas, qu’il n’y ait rien de plus utile, qu’une forte doze de ces vapeurs, nommées par les hommes extravagance. Sans elle le Monde ne ſeroit pas privé ſeulement de ces deux grands avantages, les Conqêtes, & les Syſtémes ; mais, tout le Genre-humain ſeroit malheureuſement borné dans la même croïance touchant les choſes inviſibles
Après avoir prouvé, qu’il eſt indifferent de quelle origine les vapeurs ſuſ-dites procedent, mais qu’il importe beaucoup de quelle nature eſt le cerveau qu’elles accablent, & ſur quelle partie du cerveau elles ſe jettent, il me reſte encore à déveloper un point de la derniere delicateſſe. Il s’agit de faire voir au Lecteur curieux & ſubtil la raiſon propre & ſpécifique, pourquoi les mêmes exhalaiſons ſont capables de produire une ſi grande varieté d’effets, dans les cerveaux d’une differente Conſtitution : il s’agit d’entrer dans le détail des cauſes qui font ſortir des mêmes vapeurs les Caracteres d’un Alexandre le Grand d’un Jean de Leyden[117], & d’un Deſcartes. C’eſt-là la matiere la plus abſtraite, qui ait jamais occupé mes reflexions : elle exige de mon génie les derniers efforts ; & je conjure le Lecteur de me prêter l’attention la plus forte, & de ne me pas perdre un moment de vuë, pendant que je travaillerai à défaire ce Nœud Gordien.
de cette Difficulté capable d’étonner tout autre Génie.
M’en étant débaraſſé avec tant de ſuccès, je ne doute point que le Lecteur ne m’accorde la concluſion où aboutiſſent tous mes raiſonnemens précédens ; ſavoir, que, ſi les Modernes entendent par Extravagance les troubles cauſez dans le cerveau par les vapeurs, c’eſt à l’Extravagance, qu’on eſt redevable de toutes les reſolutions, qui ſont jamais arrivées dans les Empires, dans la Philoſophie, & dans la Religion.
L’entendement humain, dans ſa ſituation calme & naturelle, porte l’homme à paſſer ſa vie uniment, ſans le moindre deſſein d’aſſujettir les autres à ſon pouvoir, à ſes raiſons, & à ſes chimeres. Plus quelqu’un s’applique à former ſon eſprit par l’érudition, & moins il a du penchant à procurer des Partiſans à ſes Opinions particulieres ; parce qu’elle l’inſtruit auſſi bien de ſa propre foibleſſe, que de la ſtupide ignorance du vulgaire.
Mais, quand la fantaiſie d’un homme ſe met à califorchon ſur ſa raiſon, quand ſon imagination fait le coup de poing avec ſes ſens, le pauvre ſens-commun eſt jetté par les fenetres. Cet homme devient lui-même ſon premier Proſelyte : &, des qu’il en eſt une fois venu à bout, il lui eſt fort aiſé d’en faire d’autres ; puiſqu’une forte illuſion opére avec autant de vigueur au dehors qu’en dedans. Car, le jargon, & les chimeres, procurent la même volupté aux oreilles & aux yeux, que le chatouillement produit ſur le tact ; & les divertiſſemens, qui nous cauſent dans la vie les plaiſirs les plus piquans, ſont préciſément ceux qui dupent nos ſens, & qui font des Tours de Gobelet devant eux.
Si nous examinons attentivement ce qu’on entend en general par bonheur, tant par raport à l’eſprit, qu’à l’égard des ſens, nous verrons évidemment, que toutes les proprietez en ſont renfermées dans cette courte définition.
Le bonheur eſt la poſſeſion tranquille du plaiſir d’être bien & duement trompé.
Par raport à l’eſprit, il eſt certain que la fiction a un avantage très-conſiderable ſur la verité ; & il n’en faut pas chercher la raiſon bien loin.
Quelque effort que faſſent la Nature & la Fortune, elles ne ſauroient jamais égaler, par leurs productions, les Phenomenes admirables, & les Revolutions merveilleuſes, que l’imagination eſt capable de produire. Et dans le fond l’homme eſt-il ſi fort à blâmer de préferer l’une aux autres ? La vérité place des notions dans la mémoire : la fiction introduit des idées dans l’imagination. Il s’agit ſeulement de ſavoir ſi les dernieres n’exiſtent pas auſſi réellement que les prémieres. Il n’eſt pas poſſible d’en diſconvenir : on peut ſoutenir même, que l’imagination l’emporte ſur la mémoire, parce qu’elle eſt, pour ainſi dire, la matrice des choſes, au lieu que l’autre n’en eſt que le tombeau.
Ma définition n’eſt pas moins juſte à l’égard des ſens. Quel air fade, & inſipide, ne trouvons-nous pas dans tous les objets qui ſe preſentent à nos yeux ſans l’envelope de l’illuſion ? Il n’y a rien de ſi plat, que tout ce que nous découvrons dans le miroir de la Nature ; &, ſi nous n’avions pas l’adreſſe de le relever par de faux jours, par du vernis, & par du fard, il n’y auroit dans la plus grande felicité de l’Homme, qu’une grande & ennuieuſe Uniformité. Si je pouvois perſuader au Genre-humain de faire là-deſſus de ſerieuſes réflexions, ils ne regarderoient plus, comme un des plus hauts degrès de Sageſſe, l’art d’expoſer aux yeux du public les côtez foibles, & les defectuoſitez, des choſes : ils y trouveroient autant d’impoliteſſe, que dans la brutalité d’aracher le maſque à quelqu’un ; ce qui paſſe pour un ſi grand affront parmi ceux qui ſavent leur monde.
Je vais plus loin. Dans la même proportion, que la credulité eſt une ſituation d’eſprit plus tranquille que la curioſité ; la Sageſſe, qui s’amuſe à la ſurface des choſes, doit être preferée à la Philoſophie, qui en pénétre les entrailles, & qui, pour toute découverte, s’en vient nous dire enſuite, avec beaucoup de gravité, que l’intérieur n’en vaut rien.
Les deux ſens, auxquels tous les objets s’adreſſent d’abord ; ſont la vûe, & le tact, qui n’examinent jamais que les qualitez que l’Art ou la Nature étalent ſur la ſuperficie de corps. Dans le tems qu’ils s’y amuſent, voilà la Raiſon impertinemment officieuſe, qui, munie d’outils propres à couper, trancher, percer, diſſéquer, s’offre à nous faire voir évidemment, que le dedans eſt fort différent du dehors.
Cela ne s’appelle-t-il pas pêcher groſſierement contre la Nature, qui, conformement à une de ſes Loix éternelles, ſe pare extérieurement de ce qu’elle a de plus beau. C’eſt pourquoi, je me crois obligé en conſcience de ſauver aux hommes les frais d’une pareille Anatomie, en les avertiſſant, que, dans cette occaſion, la Raiſon a le plus grand tort du monde ; puiſqu’il eſt certain, que tous les êtres corporels, autant que j’en connois, ne brillent que du côté de l’ajuſtement. Rien ne m’a confirmé d’avantage dans cette Opinion, que quelques Experiences, que j’ai faites depuis peu.
J’ai vû la ſemaine paſſée le corps d’une Femme, qu’on avait écorché ; & vous ne ſauriez croire, combien elle étoit miſe à ſon deſavantage, dans cette eſpece de deshabillé. Je fais dépouiller hier en ma préſence le cadavre d’un Petit-Maître ; & c’étoit une choſe étonnante de trouver un ſi grand nombre de defectuotez ſous un ſeul & même habit. J’en ouvris enſuite le cerveau, le cœur, & la ratte ; mais, je m’aperçus à chaque operation, que plus j’y allois en avant, & plus les défauts croiſſoient en nombre, & en volume. J’en conclus, qu’un Philoſophe, qui trouveroit l’art de pallier & de plarter les imperfections de la Nature, obligeroit le Genre-humain infiniment d’avantage, que ceux, qu’on eſtime tant, & dont tout le ſavoir conſiſte cependant à ouvrir ces playes, & à expoſer ces taches aux yeux de tout le Monde. Peut-on nier, qu’ils ne ſoient auſſi ridicules qu’un certain homme, qui ſoutenoit que l’Anatomie eſt le But principal de la Medecine ?
A mon avis, un homme, qui poſſederoit l’Art merveilleux & ſatisfaiſant dont je viens de parler ; & qui, avec Epicure, ſauroit ſe contenter de ces images, que la ſuperficie des choſes envoie vers nos ſens ; ſeroit ſeul digne du titre de Sage. Il écremeroit la Nature, & laiſſeroit à la Raiſon, & à la Philoſophie, à en avaler la lie. C’eſt-là ce qui s’appelle le véritable point de la Félicité humaine : voilà cette poſſeſſion tranquille du plaiſir d’être bien & duement trompé, qu’on peut nommer autrement la ſituation calme d’un fou environné de fripons.
Pour en revenir à l’Extravagance, il eſt évident, ſelon le Syſtême que j’ai etabli ſur tant de fortes raiſons, que chacune des differentes eſpeces doit ſon origine à l’abondance exceſſive de certaines vapeurs. Or, comme certaines frenezies redoublent la force des nerfs, d’autres augmentent la vigueur & la vivacité de l’imagination. Il arrive aſſez ſouvent, que ces eſprits actifs, qui en prennent poſſeſion, reſſemblent à certains eſprits folets, qui hantent d’autres habitations vuides, & qui, faute d’occupation, en diſparoiſſant, en emportent une partie avec eux, ou bien y reſtent pour jetter les maiſons par les fenêtres, piece à piece.
On peut conſiderer la conduite de ces Lutins comme un type des deux principales branches de l’Extravagance, que quelques Philoſophes, par une mépriſe groſſiére, ont attribuées, à deux cauſes differentes, ſavoir, à la diſette, & à l’abondance exceſſive des Eſprits ; au lieu que j’ai fait voir clairement, qu’elles doivent la naiſſance à une ſeule & même cauſe.
Il ſuit de-là manifeſtement, que pour être heureux dans ſon extravagance, toute l’habileté de l’homme conſiſte à fournir de l’exercice à cette abondance de vapeurs, & à leur donner l’eſſor dans le tems convenable. Conformement à cette verité, un homme, ſaiſiſſant une occaſion favorable, ſe jette dans un goufre ; c’eſt un Héros, c’eſt le Sauveur de la Patrie : un autre tente la même entrepriſe ; mais, il prend mal ſon tems, & le titre de Fou couvre ſa mémoire d’une honte éternelle. Fondez ſur une diſtnction ſi délicate, nous prononçons le Nom de Curtius avec tendreſſe & avec reſpect, mais celui d’Empedocle avec haine & avec mépris ; & nous concevons ſans peine, que Brutus ne fit l’extravagant, que pour le bien public. Quant à moi, je ſuis convaincu, que l’extravagance de ce grand homme étoit veritable, & que c’étoit une abondance de vapeurs mal appliquée juſqu’alors, que les Latins appellent ingenium per negotiis ; mais, que cette Frénéſie ne revetit les apparences de la Sageſſe, que quand elle trouva ſon veritable element dans les Affaires d’Etat.
Toutes ces raiſons importantes, & pluſieurs autres du même poids, quoi que moins curieuſes, me font ſaiſir cette occaſion de recommander un projet fort utile aux ſoins des Chevaliers Edouard Seymour, Chriflophle Muſgrave, Jean Bowls, & de M. How Ecuïer & d’autres Amateurs de la Patrie[118]. Je les conjure d’emploïer tout leur crédit, pour faire nommer des Commiſſaires deſtinez à avoir inſpection ſur Bedlam, & ſur les lieux voiſins, & autoriſez à examiner le mérite, les qualitez, les diſpoſitions, & la conduite de chaque Membre de cette illuſtre Societé. Si leſ-dits Commiſſaires ont ſoin d’en bien diſtinguer les differens talens, & de les emploïer à des occupations convenables, je ne doute point qu’on n’y trouve une pepiniere de ſujets admirables, pour remplir les Charges de l’Etat, Eccleſiaſtiques, Politiques, Civiles, & Militaires. On n’aura qu’à s’y prendre de la manière, que je vais indiquer ici ; & j’eſpere que le Lecteur benevole ne deſaprouvera pas le mouvement, que je me donne ici, pour faire réüſſir ce deſſein important, en faveur d’un corps renommé, dont j’ai eu autrefois le bonheur d’être membre indigne.
Si un Habitant de ce lieu jure, blaſphême, briſe ſa paille, & la met en pouſſiere, en jettant l’écume par la bouche ; s’il mord dans la grille de ſon cachot, & vuide ſon pot-de-chambre dans le nez des Spectateurs. Que Meſſieurs les Commiſſaires le mettent à la tête d’un Regiment de Dragons, & l’envoient en Flandre ; je réponds du ſuccès.
Un autre s’occupe ſans relâche à babiller, cacqueter, criailler, ſans produire aucun ſon articulé ; que de talens cachez ſous terre ! Qu’au plus vite on lui fourniſſe du papier, un ſac vert, & qu’avec trois ſols dans ſa pôche on l’envoïe vers la Sale de Weſtmunſter[119].
En voici un autre qui prend gravement les dimenſions de ſon appartement. Quoi que condamné à l’obſcurité, il a l’air pénétrant & prévoïant, il marche d’une maniere poſée, il vous demande l’aumone avec gravité & cérémonie ; il parle de la corruption du ſiécle, des taxes, & de la grande paillarde ; il barre ſa cellule préciſement à huit heures du ſoir ; la nuit il ne réve que d’incendies, de voleurs, de chalands de la Cour, & des lieux privilégiez pour les gens inſolvables. Quelle figure ne feroit pas cet homme pourvu de tant de qualitez éminentes, ſi on l’envoïoit au milieu de ſes Freres les Æoliſtes Négotians[120] ?
Prenez garde à ce quatriéme. Il ſemble enfoncé dans une ſerieuſe converſation avec lui-même ; il ſe mord les pouces à des intervalles reglez ; de grandes affaires, des projets, ſont peints dans toute ſa mine ; il marche d’un pas précipité, les yeux fixez ſur un papier : c’eſt un perſonnage, qui aime à épargner le tems ; il a l’ouie dure, la vuë courte, & peu de mémoire ; il eſt toûjours en hate, toûjours accablé d’affaires ; il a un talent merveilleux pour parler à l’oreille, du beau tems, & de la pluie : c’eſt un grand Partiſan des monoſyllabes, & des délays ; ſi prêt à donner ſa parole, qu’il ne la garde jamais ; il a oublié le ſens ordinaire de mots, mais il en retient admirablement bien le ſon ; jamais il ne s’atache long-tems aux mêmes ſujets, ſes grandes occupations l’en détournent à tout moment, ſemblable à un homme qui a pris medecine : ſi vous approchez de ſa grille dans ſes intervalles de familiarité, Monſieur, dit-il, donnez moi un ſou, & je vous chanterai un air, mais donnez moi le ſou auparavant ; dès qu’il a atrapé l’argent, il ſe replonge dans ſes diſtractions. Ne voila-t-il pas une deſcription complette de la Science de la Cour dans toutes ſes branches ; & n’eſt-ce pas dommage, que des diſpoſitions ſi merveilleuſes reſtent inutiles, faute d’être bien appliquées ?
Avancez vers un autre Cachot, mais aïez la précaution de vous boucher le nez auparavant, vous y découvirez un mortel ſombre, arrogant, & mauſſade, ſe vautrant dans ſes propres ordures. Ses alimens digerez font ſes mets les plus délicieux, qui, après une longue circulation, rentrent peu à peu dans le ſein de la matiere par exhalaiſon. Il a le teint d’un jaune tané, & une barbe foible, ſemblable à celle qui couvre ſa nourriture quand elle commence à perdre ſa fraicheur. Il eſt ſemblable à certains inſectes, qui empruntent la couleur & l’odeur de l’excrément, auquel ils doivent leur naiſſance, & leur nourriture : il eſt fort ſobre en paroles, mais en recompenſe fort prodigue de ſon haleine. Il tend ſa main pour recevoir votre ſou ; &, dès qu’il le tient, il ſe renfonce dans ſes occupations ordinaires. N’eſt-ce pas une choſe ſurprenante, que la Societé de Warwick-lane[121], ſe donne ſi peu de mouvemens, pour recouvrer un Membre, qui pourroit lui être d’une ſi grande utilité, & qui vraiſemblablement pourroit devenir un jour le plus grand ornement de cet illuſtre corps.
Un autre Citoïen ſe carre devant vous d’un air fier, il enfle ſes joues, ſes yeux lui ſemblent ſortir de la tête à force de vous régarder du haut en bas : il eſt pourtant aſſez gracieux pour vous donner ſa main à baiſer. Le Chatelain vous avertit de n’en avoir pas peur, & vous aſſure, que c’eſt un garçon qui ne ſait du mal à perſonne : auſſi eſt-il le ſeul qui ait la permiſſion de ſe promener dans l’antichambre. On vous apprend que ce fier perſonnage eſt un Tailleur, à qui l’orgueil a tourné la cervelle. Je paſſe ſous ſilence un grand nombre de ſes autres rares qualitez. J’en ai dit aſſez, pour vous faire comprendre, qu’il ſeroit fort propre à ſes airs & ſes manieres me trompent fort, ſi ce n’eſt pas là ſon veritable élement, & s’il n’y ſeroit pas une figure admirable[122].
Je n’entrerai pas dans un aſſez grand détail, pour faire voir le grand nombre de Petits-Maitres, de Muſiciens, de Poëtes, & de Politiques, que notre Nation gagneroit par une Réformation de cette nature. J’en ai dit aſſez, pour donner une idée du gain, que feroit la Societé, par l’acquiſition d’un grand nombre de perſonnes, dont les talens, enfoüis à preſent, ou du moins s’enrouillant faute d’exercice, pourroient être très-utilement emploïez.
Ce qu’il y a de plus conſiderable encore, c’eſt que toutes ces perſonnes ne manqueroient pas d’exceller chacun dans ſon genre, & de parvenir au plus haut point de perfection ; ce qui paroit clairement par ce que j’ai déja dit, & qui paroitra encore avec plus d’évidence, par un ſeul Exemple remarquable, que je vais vous alleguer. Le Lecteur benevole ſaura s’il lui plait, que moi-même, moi qui lui communique des veritez ſi importantes, je ſuis un perſonnage dont l’imagination, aïant la bouche fort dure, eſt extrémement ſujette à emporter à travers champs mon pauvre bon-ſens, qui, comme j’ai appris par une longue experience, eſt un aſſez mauvais Cavalier.
Mes Amis, qui me connoiſſent là-deſſus, n’oſent jamais me laiſſer ſeul, ſans me ſaire promettre ſolemnellement, que je donnerai de l’air aux exhalaiſons qui portent mon cerveau à prendre le mords aux dents, & que je les laiſſerai évaporer dans quelques ſpeculations utiles au public, & ſemblables à celle-ci. Quand je tiens ma parole, tout va bien, & je ſuis un des prêmiers hommes du monde.
Je m’imagine que le public, voïant les grandes choſes dont je ſuis capable, aura de la peine à ſe perſuader, que je ſois ſuſceptible de pareilles Extravagances, lorſque mes talens merveilleux ſortent de leur Sphere, & s’exercent ſur des ſujets qui ne leur conviennent pas.
de ce qui fuit dans le Manufcript,
après la Section IX.
C Omment Jean & Martin, s’étant
ſeparez, reſolurent de faire chacun
leurs affaires à part. Comment ils voïagerent par Monts, & par Vaux, rencontrerent de fort mauvaiſes avantures,
ſoufrirent beaucoup pour la bonne cauſe, & luterent long-tems contre la diſette ; par où ils prétendirent prouver
enſuite, qu’ils étoient les ſeuls Fils legitimes de leur Pere, & que Pierre n’étoit
qu’un Batard. Comment, ne trouvant
aucune reſſource dans les Domaines de
Pierre, Martin tira du côté du Nord ;
&, trouvant les Thuringiens & autres
Peuples diſpoſez à le favoriſer, il dreſſa
parmi eux un Théatre de Charlatan, décriant les poudres, les emplatres, les onguents, & les drogues de Pierre, qu’il
avoit vendues juſque-là fort cher, ſans
donner à Martin aucune part du profit,
quoi qu’il eut été emploïé ſouvent à les
débiter, & à leur donner Cours. Comment le bon Peuple, ravi d’épargner ſon argent, commença à ſe fier à Martin,
& à lui donner ſa chalandiſe. Comment
pluſieurs Seigneurs ſe laiſſerent emporter au courant, un entre autres[123], qui,
n’aïant pas aſſez d’une ſeule Femme,
& ſouhaitant d’en avoir une ſeconde,
ſans vouloir donner, pour en avoir la
permiſſion, le prix exorbitant que Pierre
en demandoit, fit ſon marché avec Martin, qui prétendoit avoir le même droit
de l’accorder, que Pierre. Comment
pluſieurs autres Seigneurs du Nord,
pour leurs propres intérêts, ſe ſeparérent
avec leurs Familles de Pierre, & ſe lierent avec Martin. Comment Pierre, enragé de la perte de tous ces territoires
& de leurs revenus, fulmina contre Martin, & envoia contre lui les plus terribles de ſes Taureaux, ſans beaucoup de
ſuccès : & comment il le déclara rebelle
& traitre, avec tous ſes adhérants ; ordonnant à tous les fidéles ſujets de ſon empire de prendre les armes, & les animant
par de grandes promeſſes à tuer, brûler, & detruite ſes ennemis, ce qui fut
l’origine de grandes & ſanglantes gueres.
Conment Henri Bravache Seigneur de la Paroiſſe d’Albion[124], un des plus grands Breteurs de ſon ſiécle, envoïa un Cartel à Martin, pour le défier au combat en champ clos ; d’où eſt venue la mode des Gladiateurs en Angleterre, ſi fameux dans ce païs-là, & ſi inconnus par tout ailleurs. Comment Martin, étant un hardi compere, accepta le défi : comment ils combatirent, au grand divertiſſement de Spectateurs ; & comment, après s’être donné maintes belles taillades, ils furent tous deux victorieux : exemple, qui a été pluſieurs fois imité par de fort habiles gens. Comment les partiſans de Martin le congratulerent ſur ſa victoire, & comment les Amis de Henri lui firent de pareils complimens, ſur-tout Mylord Pierre, qui, lui envoïa une belle Aigrette[125], pour être portée ſur ſon bonnet & ſur celui de ſes Succeſſeurs, en memoire du beau combat qu’il avoit ſoutenu pour les intérêts dudit Pierre.
Comment Henri, bouffi d’orgueil à cauſe de ſa prétendue victoire, commença à chercher noiſe à Pierre même ; & comment ils ſe querellerent, pour l’amour d’une Donzelle de médiocre vertu[126]. Comment quelques Sujets de Henri, aimant la nouveauté, commencerent à dire du bien de Martin, & comment ce Seigneur les chatia vigoureuſement ; comme il fit encore à l’égard de ceux, qui tenoient le parti de Pierre : & comment il chaſſa, brúla, & pendit, les uns & les autres[127].
Comment Henri Bravache, après pluſieurs fanfaronnades, querelles, & débauches, mourut, & fut ſuccedé par un bon Garçon[128] ; qui, ſe laiſſant emporter par la foule de ſes ſujets, permit à Martin de répandre ſes drogues par-tout Albion. Comment, après ſa mort, la Paroiſſe tomba entre les mains d’une Dame, qui étoit violemment amoureuſe de Pierre ; & comment elle réſolut de purger tout ſon domaine des Partiſans de Martin, & d’en exterminer juſqu’au nom[129]. Comment Pierre triompha, & débita de nouveau ſes poudres, emplatres, & onguents, comme les ſeuls véritables, ceux de Martin aïant été tous déclarez contrefaits. Comment pluſieurs des Amis de Martin abandonnerent le Païs, & voïageant dans les Regions étrangeres firent connoiſſance avec pluſieurs Partiſans de Jean dont ils prirent les modes & les manieres de vivre, qu’ils introduiſirent enſuite dans leur Paroiſſe, qui étoit alors tombée en partage à une autre Dame plus moderée & plus politique[130]. Comment elle fit de ſon mieux, pour entretenir Commerce en même tems, avec Pierre, & avec Martin, non ſans faire du bien à quelques Partiſans de Jean : & comment elle eſſaïa en vain de réconcilier les trois Freres ; parce que chacun d’eux vouloit faire le Maître, & défendre aux autres de débiter leurs onguents & leurs drogues.
Comment elle les chaſſa tous trois & leva elle-même une Boutique bien fournie de toutes ſortes de beaumes & onguens, tous bons & véritables, compoſez par des Medecins & des Apothicaires établis par elle-même, & qui en avoient dérobé les receptes dans les Livres de Pierre, de Martin, & de Jean. Comment, pour mieux débiter ce Pot-pourri de remedes, elle défendit la vente de ceux des trois Freres, ſur-tout de Pierre, des inventions duquel elle avoit le plus profité. Comment Dame Eliſe, pour mieux affermir ſon nouvel établiſſement, imitant ſagement ſon Pere, dégrada Pierre de ſon prétendu Droit d’Aineſſe, & ſe fit reconnoitre elle-même pour Chef de la Famille. Comment elle ne laiſſa pas pour cela de porter le beau Bonnet de ſon Pere, avec la belle Aigrette, qu’il avoit reçûe de Pierre, pour avoir combatu pour lui ; en quoi elle a été imitée par ſes Succeſſeurs, quoi qu’Ennemis jurez de Pierre, & de ſes partiſans. Comment Dame Eliſe, & ſes Medecins, informez du mauvais effet de pluſieurs de leurs remedes, reſolurent de reformer leur boutique, & de la purger d’une quantité de vilenies, & d’onguens pernicieux, compoſez d’après les receptes de Pierre ; & comme elle en fut empéchée par la mort.
Comment la Paroiſſe tomba en partage au Seigneur d’un petit Village dans le Nord[131], qui prétendit en faire mieux valoir les revenus qu’un autre, quoi qu’il fût à peine capable de bien adminiſtrer ſon pauvre petit Patrimoine. Comment ce nouveau Seigneur, pour montrer ſon adreſſe & ſa valeur, ſe batit contre des Enchanteurs, des Geants, & des Moulins-à-vent, & ſe vanta fort de ſes victoires, quoique, ſans le moindre danger, il fut ſouvent ſujet à inſulter la doublure de ſon haut de chauſſe[132].
Comment ſon Succeſſeur[133] ne fut pas plus ſage que lui, & cauſa de grands deſordres, par les nouvelles coutumes, qu’il vouloit introduire parmi ſes ſujets : comment il entreprit d’établir, dans le Village du Nord, une Boutique d’Apothicaire ſemblable à celle, qui avoit la vogue dans la Paroiſſe du Sud ; & comment il y échoua, a cauſe qu’on y avoit beaucoup de Foi pour les drogues de Jean.
L’Auteur ſe trouve embaraſſé ici, pour avoir fait entrer dans ſon Hiſtoire une Secte differente des trois dont il avoit reſolu de parler ; ce qui eſt fort contraire à ſon reſpect inviolable pour le nombre trois. Pour remédier à cet inconvenient, il prend le parti de ne plus parler de la Boutique de Martin, & de mettre celle de Madame Eliſe à la place ; avertiſſant le Lecteur, que deſormais, par les Partiſans de Martin, il faut entendre la nouvelle Secte fondée par ladite Dame. Ce point important étant duëment éclairci, il reprend le fil de ſon Hiſtoire, & nous décrit les grandes querelles & batailles de Jean & de Martin, dont tantôt l’un avoit le deſſus, & tantôt l’autre, à la grande déſolation de la Paroiſſe & comment ils s’accordérent à la fin à faire pendre le ſuſdit Seigneur, qui prétendit ſoufrir le Martire pour Martin, quoi qu’il eut été infidelle à l’un & à l’autre Parti, & fort ſoupçonné de favoriſer Pierre.
l’utilité, & la nécessité des Guerres,
& des Querelles.
C ette matiere étant d’une grande importance,
l’Auteur, reſolu de la traiter,
d’une maniere étenduë, dans un Ouvrage
à part, ſe contente ici d’en donner
quelques idées.
L’état de Guerre eſt naturel à tous les Animaux ; & la Guerre n’eſt autre choſe, que le deſſein de prendre, par force, ce que d’autres ont, & que nous voudrions avoir. Chaque homme, pleinement convaincu de ſon merite, & ne le voïant pas aſſez conſideré des autres, a un droit naturel de leur aracher tout ce dont il ſe croit plus digne qu’eux ; & chaque Animal, croïant ſes beſoins les plus grands, eſt autoriſé par la nature à s’approprier tout ce qu’il croit propre à y ſatisfaire.
Les Brutes ſont plus modeſtes dans leurs prétenſions à cet égard ; que les Hommes ; & le vulgaire l’eſt d’avantage, que les gens de diſtinction. Plus un homme étend ces ſortes de prétentions, plus il fait de fracas dans le monde ; plus il a de ſuccès, & plus il merite le titre de Héros. Les ames les plus grandes, qui font de la ſuperiorité de leur merite la meſure de leurs beſoins, ont un droit abſolu de prendre chez le Peuple tout ce qui leur manque : c’eſt-là la baze de la Grandeur, & de l’Héroïſme, comme auſſi de leurs diſſerens dégrez. La guerre, par conſequent, eſt néceſſaire, pour établir la ſubordination parmi les hommes ; pour fonder les Villes, les Etats, & les Empires ; & pour purger les Corps Politiques des humeurs ſuperflues. Les Princes ſages ont toujours ſoin de nourrir les Guerres en dehors, pour avoir la Paix en dedans. La Guerre, la Famine, & la Peſte, ſont les remedes ordinaires de la corruption, que l’Abondance cauſe dans les Corps Politiques. L’Auteur promet un Panagyrique formel de chacune des trois. La plus grande partie du Genre-humain aime mieux la Guerre que la Paix ; c’eſt-là l’inclination generale des hommes : & ceux, qui n’ont pas le pouvoir, ou le courage, de faire la Guerre eux-mêmes, païent des gens, afin de la faire pour eux. Voilà ce qui entretient dans le Monde les Breteurs, les Braves, les Aſſaſſins de profeſſion, les Avocats, & les Guerriers. La plus grande partie des Metiers ſeroit inutile, dans une Paix perpetuelle. De-là vient que parmi les Brutes, il n’y a ni Forgerons, ni Procureurs, ni Ingenieurs, ni Magiſtrats, ni Chirugiens. Les Brutes, aiant des deſirs fort bornez, ſont incapables de perpetuer la Guerre contre leurs propres eſpeces, & de former des Armées pour les détruire. Ces prérogatives apartiennent à l’Homme ſeul. L’Excellence de la Nature humaine éclatte dans la multitude des deſirs, des paſſions, & des beſoins, dont nous ſommes environnez. L’Auteur ſe propoſe de traiter ce ſujet plus au long dans ſon Panegyrique du Genre-Humain.
C omment Jean, aiant mis à la place du Vieux Seigneur un de ſes intimes Amis[134], ſe querella de nouveau avec Martin, le chaſſa de la Paroiſſe, pilla
ſa Boutique, & la ruina de fond en comble. Comment le nouveau Seigneur
fit du pis qu’il pouvoit, roua Pierre de
coups, houſpilla Martin, & fit trembler
tout le voiſinage. Comment les Amis de
Jean ſe diviſerent en mille partis, mirent
tout ſens-deſſus-deſſous, & ſe rendirent inſupportables à tout le monde.
Comment ce Seigneur impétueux étant
venu à mourir, Jean fut chaſſé de la
Paroiſſe, à grands coups de pied, par
le nouveau Seigneur[135]
qui rétablit
Martin, & lui laiſſa faire tout ce qu’il
vouloit. Comment Martin, en récompenſe, reſolut de ſe conformer en tout
aux déſirs de ce bon Seigneur, pourvu
que Jean fut tenu bas. Differens eſſorts
de Jean, pour relever la tête, mais tous
ſans ſuccès, juſqu’à ce qu’après la mort
dudit Seigneur, la Paroiſſe tomba entre les mains d’un grand Ami de Pierre[136], qui, pour humilier Martin, traita
Jean avec aſſez de douceur. Comment
Martin, enragé de cette Innovation, introduiſit dans l’Héritage un Etranger[137],
aidé par Jean, qui haïſſoit mortellement le vieux Seigneur, à cauſe de ſes
liaiſons étroites avec Pierre, dans les
bras duquel ce pauvre exilé trouva bon
de ſe jetter. Comment le nouveau Şeigneur rétablit Martin dans la pleine
poſſeſſion de ſes droits, ſans lui permettre pourtant de détruire Jean, qu’il
avoit toujours aimé. Comment Jean
s’acquit dans le Nord une Province entiere, au grand déplaiſir de Martin, qui,
voïant encore, que dans le Sud on permettoit aux Amis de Jean de gagner
paiſiblement leur vie, fut très-mécontent du Seigneur étranger, qu’il avoit
apellé à ſon ſecours. Comment ledit
Seigneur mit ordre à la conduite de
Martin, qui, de rage, tombant dans une
fievre chaude, jura qu’il ſe pendroit,
ou qu’il s’allieroit avec Pierre, à moins
qu’on ne fit mourir de faim tous les
Adherants de Jean. Pluſieurs projets,
qu’on fit pour guerir Martin, &
pour
le reconcilier avec Jean, afin de les
unir enſemble contre Pierre ; mais,
rendus tous infructueux, par certains Amis de Pierre, qui ſe cachoient
parmi ceux de Martin, & qui paroiſſoient les plus zélez pour ſes intérêts[138].
Comment Martin, dans un violent accès
de ſa fiévre, s’étant échapé de ceux qui
le gardoient, parut dans les rues ſi
ſemblable à Pierre dans ſon air, dans
ſes habits, & dans ſes diſcours, que les
voiſins avoient de la peine à l’en diſtinguer ; ſur-tout lorſqu’il ſe fut couvert
de la Cuiraſſe de Pierre, qu’il avoit
empruntée pour combattre Jean. Quels
remedes on emploïa, pour la gueriſon
du pauvre Martin, &c.
NB. Certaines choſes qui ſuivent ceci ne ſe trouvent pas dans le Manuſcrit, & ſemblent avoir été écrites depuis pour remplir la place de ce qu’on ne trouva pas à propos de faire imprimer alors.
Remarque du Traducteur.
Pour moi, je crois plûtôt, que l’Abregé que nous venons de voir eſt un extrait en l’air ; & que l’Auteur du reste de l’Ouvrage n’a jamais fait un Diſcours, dont ce que nous venons de voir puiſſe être le Sommaire. L’Editeur Anglois place ce prétendu Diſcours après la Section 9. & le pouſſe juſqu’au tems du Roi Guillaume. Cependant dans la Section onziéme, l’Hiſtoire n’eſt étenduë que juſques au Regne de Jaques Second.
On dira peut-être, que c’eſt préciſement cette Section, que la petite Note de l’Editeur Anglois a en vuë, & que par conſequent elle ne ſe trouve point dans le Manuſcript ; mais, cette Objection ſeroit des plus frivoles, puiſquil eſt aiſé de remarquer, que c’eſt par-tout le même ſtile, le même tour d’eſprit, la même invention, qui brille dans tout le reſte de l’Ouvrage.
Il n’en eſt pas de même, à mon avis, du Sommaire. Il y a de l’eſprit infiniment ; mais, ce n’eſt pas la même ſorte d’eſprit ſi particulier à l’Auteur du Conte. L’Allegorie n’y est pas par-tout également bien ſoutenuë, & elle eſt de beaucoup trop développée pour répondre à tout le reſte. Toutes les Revolutions que la Religion a eſſuiées en Angleterre, y paroiſſent ſi clairement, qu’il ſuffit d’avoir une legere idée de l’Hiſtoire, pour n’y trouver rien d’Enigmatique ; ce qui eſt fort éloigné du tour, qui regne generalement dans le reſte de l’Ouvrage. Pour ce qui regarde la juſteſſe de l’Allegorie, je crois que tout le Public verra avec moi, que tous les troubles, & les changemens, qui ſont arrivez dans la Grande-Bretagne par raport à la Religion, ne ſont gueres appliquables à une ſimple Paroiſſe, bien moins encore à une Ferme, ou Métairie ; car, c’eſt l’idée dont on s’eſt ſervi dans l’Abregé Anglois. Ainſi, l’Auteur de cette Piece s’y trouve-t-il trop ſerré ; il en ſort plus d’une fois, & entre autres lorſqu’il parle d’une Province entiere dans le Nord, dont Jean s’étoit mis en poſſeſſion. Il dépeint le Corps de Doctrine de chacun des Freres, ſous l’Emblême d’une Boutique d’Apothicaire ; mais cet Emblême eſt trop borné : il s’y reſte pas, parce qu’il n’y ſauroit reſter, ſans donner viſiblement la torture à ſa matiere, & à ſon eſprit. Ce que j’en dis n’eſt pas pour rien ôter au merite de cet Extrait. Je le trouve plein de feu, & de fine plaiſanterie ; & je crois que le Public doit Savoir gré à l’Éditeur Anglois de le lui avoir communiqué, & à moi de l’avoir traduit. J’y ai laiſſé le même tour, qu’il a dans ſa Langue originale, & je n’ai pas craint de devenir ennuieux par l’uniformité des Periodes, qui commencent preſque toutes par Comment &c.
Il s’agit ici d’une eſpece de Roman ; & ceux, qui auront lu les Rolans, & les Amadis, ſe ſouviendront ſans doute, que les Sommaires, qui précédent chaque Livre de ces merveilleux Ouvrages, ſont écrits dans le même gout : Comme Laſcaris combatit le Dragon du Lac, &c. Comme le Damoiſel de l’ardente Epée défit en combat ſingulier, &c. Comme le Soudan Zair & l’Infante Abra ſa Sœur ſe firent chrétienner, &c.
J’avois même quelque démangeaiſon de traduire ce Sommaire en Gaulois, pour le relever davantage par le gout de ce vieux ſtile Romaneſque ; mais, je n’ai pas oſé le hazarder, parce que ce langage n’eſt pas conforme à celui que j’ai employé dans le reste de ma Traduction.
SECTION X.
Compliment de l’Auteur au Public.
N trouve une preuve inconteſtable
de la politeſſe de notre âge, dans
le commerce de civilité, qui ſe fait
depuis quelques années, entre les
Auteurs, & le Public. On ne voit plus
une piéce de Théatre, une brochure, un
petit Poëme, paroître dans le monde, ſans
une Préface pleine de reconnoiſſance pour l’Aplaudiſſement general, avec lequel l’Ouvrage a été reçû. Par qui, quand, ou de quelle maniere ? c’eſt le bon
Dieu ſeul qui le ſait. Suivant un exemple
ſi digne d’être imité, je rends ici de
très-humbles Graces à Sa Majeſté, aux
deux Chambres du Parlement
Seigneurs du Conſeil privé, aux venerables Juges, à la Nobleſſe, au Clergé,
& au tiers Etat de ce Roïaume, &
ſpecialement à mes très dignes Freres
du Caffé de Guillaume, du Collêge de Gresham, de la Societé de Warwic-lane, de Moorsfields, de Scotland-yard, de Guildhal, & de la Sale de Weſtmunſter[139], en un mot à tous les Habitans de la Grande-Bretagne, qui ſe trouvent à la Cour,
à l’Egliſe, à l’Armée, à la Campagne,
& dans la Ville ; je les remercie très-humblement, dis-je, du favorable Accueil, qu’ils ont fait à ce divin Traité. Je
les aſſure, que leur aprobation, & la
bonne opinion, qu’il leur a plu de concevoir de mes petits talens, me touche
de la maniere la plus ſenſible ; & que je
ſuis prêt à me ſervir de toutes les Facultez de mon ame, pour leur faire voir
dans l’occaſion, que l’ingratitude n’eſt
pas mon vice.
Que je ſuis heureux encore de faire briller mon Génie, dans un ſiécle ſi fameux pour la félicité que ſe procurent mutuellement les Auteurs & les Libraires, qui ſont à l’heure qu’il eſt les ſeules perſonnes dans la Grande-Bretagne qui ſoient contentes de leur ſort. Demandez à un Auteur, comment a réüſſi ſon dernier Ouvrage ; il dira que, graces à ſon étoile, le Public l’a traité aſſez favorablement, & qu’il n’a pas la moindre raiſon de regretter ſes peines : &, cependant, c’eſt un Ouvrage, qu’il a expedié dans une ſeule ſemaine, a batons rompus, dans certains quart-d’heures, qu’il a pu dérober de ſes occupations preſſantes. Vous découvrirez la même ſatisfaction dans la Préface ; &, ſi vous voulez ſavoir, juſqu’à quel point elle eſt ſincere, vous n’avez qu’à vous en rapporter au témoignage autentique de celui qui a imprimé cet heureux Ouvrage. Graces à Dieu, dira-t-il, la Piéce eſt generalement goutée : j’en fais déja une nouvelle Edition ; & je n’en ai plus que trois Exemplaires dans ma Boutique.
Si vous voulez rabatre quelque choſe du prix, il vous dira généreuſement qu’il n’y regarde pas de ſi près, dans l’eſperance d’avoir une autrefois votre pratique : &, en même tems, il vous prie de dire à vos Amis, qu’il leur donnera la piéce en queſtion pour le même argent.
Je croi, qu’on n’a pas examiné avec aſſez d’attention, à quelles cauſes, & à quels accidens, le monde eſt redevable de la plus grande partie de ces illuſtres Ouvrages, qui, pour le divertir, partent de la preſſe à chaque heure du jour. A mon avis, ce qui les encourage à s’expoſer à la lumiere, c’eſt un jour pluvieux, le lendemain d’une débauche accès d’affection Hypocondriaque, un cours de Medecine, un Dimanche où l’on ne ſait que faire, un malheureux coup de dez, un compte peu laconique du tailleur, une bourſe vuide, une tête chargée de vapeurs factieuſes, une chaleur exceſſive, un ventre conſtipé, la diſette de bons livres, & un juſte mépris du ſavoir ; en un mot, tout accident de la vie, qui porte l’homme à ſe diſtraire, ou à ſe tirer de l’ennui, ſans ſortir de l’indolence. Sans ces raiſons, & d’autres trop longues à déduire ici, on verroit le nombre des Auteurs, & des Ouvrages, diminuer tellement, que la choſe ſeroit pitoïable à voir. Si vous voulez ſavoir une autre raiſon de la multitude de ces ſortes de Productions, écoutez avec attention les paroles du fameux Philoſophe Troglodyte.
Il eſt demontré, dit-il, qu’il y a certains grains de folie, qui ſemblent entrer dans la compoſition de la Nature humaine. Nous ne ſommes pas les maîtres de nous en défaire : nous n’avons que le choix de les garder au dedans de nous, ou de les étaler au dehors ; & il eſt facile de comprendre à quel parti ce choix ſe détermine d’ordinaire, quand on ſonge que les facultez de notre eſprit reſſemblent aux liqueurs, dont les plus legeres s’élevent toûjours au-deſſus des autres.
Il y a dans notre Ile fameuſe un pitoïable petit Auteur, ennemi juré du Stile Laconique. Je m’aſſure que ſon impertinent Caractere doit être aſſez connu du Lecteur : il ſe mêle d’une pernicieuſe ſorte d’Ouvrages intitulez ſecondes parties ; & il prend d’ordinaire le nom des Auteurs des premieres. Je prevois, que, dès que j’aurai mis bas la plume, ce Compagnon alerte s’en ſaiſira ; & qu’il me traitera auſſi inhumainement, qu’il a déja traité le Docteur Blackmore, le Sieur l’Eſtrange, & d’autres, qu’il eſt inutile de nommer ici.
Cette juſte crainte me fait déja avoir recours par avance à cet Amateur du Genre-humain, ce grand Redreſſeur des Torts, le Docteur Bentley. Je le prie de couvrir mon Traité ſous les ailes de ſa Charité Moderne ; &, s’il arrive par hazard, que, pour mes pechez, la peau d’un Ane me ſoit appliquée ſur le dos, en guiſe de ſeconde partie, je le conjure de m’en décharger à la face de tout le monde, & de la garder chez lui, juſqu’à ce que la veritable bête trouve à propos de la reclamer.
Cependant, afin que le ſuſdit animal ne ſe flatte pas de trouver bientôt occaſion de me jouer ce tour, j’avertis le Public, que j’ai réſolu de prodiguer dans le préſent Ouvrage tous les materiaux que j’ai préparez depuis un grand nombre d’années. Je n’en ſerai pas à deux fois : puiſque ma veine eſt ouverte, je ſuis d’humeur à l’épuiſer tout de ſuite en faveur de ma chere Patrie, & pour le bien de toute la Societé humaine. Mes convives font nombreux, & je veux, comme un bon Hôte, mettre tout par écuelles, ſans me ſoucier de mettre les reſtes dans le garde-manger : ce qu’ils laiſſeront dans les plats ſera pour les pauvres ; permis aux chiens, qui ſe trouveront ſous la table, de ronger les os. Je trouve cette maniere d’agir plus noble, que de donner mal au cœur à la Compagnie, en la priant de revenir le lendemain manger les bribes.
Si le Lecteur veut bien conſiderer attentivement la force de ce que j’ai dit dans ma Section qui roule ſur l’Extravagance, je ſuis ſûr qu’il ſentira une révolution extraordinaire dans ſes idées, & dans ſes opinions ; & qu’il en ſera infiniment plus propre à gouter le plaiſir, que le reſte de cet ouvrage eſt capable de lui donner.
On peut partager tous les Lecteurs en trois Claſſes. Il y en a de ſuperficiels, d’idiots, & de ſavans. Le Lecteur ſuperficiel, en parcourant ce Livre, ſera fort porté à faire de grands éclats de rire. Rien de plus excellent, pour donner de la liberté à la poitrine, & aux poumons : c’eſt d’ailleurs le plus innocent de tous les Diuretiques, & un remede ſouverain contre tous les maux, qui ont leur ſource dans la ratte. Le Lecteur ignorant, entre lequel & le premier, la difference eſt ſi délicate, ſe ſentira diſpoſé à chaque periode à ouvrir de grands yeux. C’eſt un remede admirable pour diſſiper les mauvaiſes humeurs, qui tombent ſur l’œil : il donne de la vigueur & de la vivacité aux eſprits animaux, & contribue merveilleuſement à la tranſpiration
Quant au Lecteur ſavant, pour qui particulierement je veille lorſque les autres dorment, & je dors quand les autres ſont éveillez, il trouvera ici des matieres ſuffiſantes, pour occuper toutes ſes ſpeculations pendant le reſte de ſa vie. Ce ſeroit une choſe fort ſouhaitable pour l’utilité publique, que chaque Souverain voulût bien choiſir dans tous ſes Etats ſept des plus profonds Savans, & qu’il les fit enfermer pendant ſept ans, dans ſept differentes Chambres, avec ordre de faire ſept amples Commentaires ſur cet ouvrage miſterieux. J’ôſe ſoutenir, que, quelque differentes que puiſſent être leurs conjectures, elles pourront être toutes déduites du texte évidemment, & ſans tordre en aucune maniere la ſignification ordinaire des termes. Je deſire ardemment, que, s’il plait à Leurs Majeſtez, on commence au plutôt l’éxécution d’un projet ſi utile ; parce que je ſerois charmé de jouir, avant que de quitter ce monde, d’un bonheur où nous ne ſaurions atteindre d’ordinaire, nous autres Ecrivans myſtiques, avant que d’être couchez dans le tombeau.
La raiſon en eſt peut-être, que la Renommée eſt un fruit enté ſur le Corps humain, & qu’il ne ſauroit croitre, bien loin de parvenir à maturité, avant que le tronc ſoit mis en terre. Peut-être eſt-ce un oiſeau de proie, qui ne ſuit que l’odeur des cadavres. Peut-être encore s’imagine-t-elle, que ſa trompette ne donne jamais un ſon plus fort, & plus propre à ſe répandre par-tout, que quand il part de l’élevation d’une tombe, & qu’il eſt ſecondé par les Echos d’une voute étenduë.
Il eſt certain que tous les Auteurs obſcurs, depuis qu’ils ſe ſont aviſez de l’expedient merveilleux de mourir, ont été extraordinairement heureux, dans la varieté, auſſi bien que dans l’étenduë, de leur réputation. Comme la Nuit eſt la Mere de toutes les choſes, les plus ſages Philoſophes eſtiment tous les Livres féconds en merveilles, à proportion de leur obſcurité ; &, pour cette raiſon, les adeptes, les vrais illuminez, c’eſt-à-dire les plus obſcurs de tous, ſe ſont attiré des Commentateurs ſans nombre, qui, comme habiles Accoucheurs Scolaſtiques, les ont délivrez d’un grand nombre de ſens differens, que les Auteurs eux-mêmes n’avoient jamais eu garde de concevoir. Cela n’empêche pas qu’il ne ſoit juſte de les mettre ſur leur compte ; car, les expreſſions de pareils Ecrivains ſont comme la ſemence, qu’on répand à tout hazard, & qui, rencontrant un terroir fertile, produit une vaſte moiſſon, où le ſemeur lui-même ne ſe ſeroit jamais attendu.
Aiant bien peſé toutes ces conſiderations, je crois utile d’établir ici certaines Regles, qui pourront être d’un grand ſecours aux eſprits ſublimes, qu’on choiſira pour faire un Commentaire univerſel de ce merveilleux Ouvrage. Ils ſauront d’abord, que j’ai caché un grand myſtere dans le nombre des O, qui ſe trouvent dans ce Traité, multipliez par ſept, & diviſez par neuf. De cette maniere, ſi un devot Frere de la Roſe-Croix[140], veut bien prier ardemment, & avec une foi vive, pendant ſoixante & trois matinées, & enſuite tranſpoſer ſelon les regles de l’Art certaines Lettres & certaines Syllabes, dans les Sections ſeconde & cinquiéme, il peut être perſuadé qu’il en reſultera une Recete formelle & complete du grand œuvre. De plus, quiconque voudra ſe donner la peine de calculer exactement le nombre de fois que chaque Lettre ſe trouve dans ce Traité, avec la difference qu’il y a entre tous ces nombres ; & de chercher la cauſe véritable & naturelle de chacune de ces differences ; il trouvera, dans le produit, des découvertes, qui paieront ſes peines avec uſure. Qu’il ſoit pourtant averti de ſe précautionner contre Bythus, & Sigé, & de bien retenir les qualitez d’Acamoth[141]. A cujus lacrymis bumectate prodit ſubſtantia, à riſu lucida, à triſtitia ſolida, & à timore mobilis. C’eſt à cet égard qu’Eugene Pilalethe[142] eſt tombé dans une erreur impardonnable.
SECTION XI.
Continuation du Conte du Tonneau.
Près m’être jetté dans de ſi vaſtes
détours, je me remets dans le chemin, reſolu de ſuivre deſormais mon
ſujet pas à pas, juſqu’à la fin de mon
Voïage, à moins que quelque agréable
perſpective ne ſe preſente à ma vuë, &
ne m’invite à l’examiner de plus près.
S’il m’arrive un pareil accident, ou juſqu’ici je n’ai pas la moindre raiſon de
m’attendre, je demande à mon Lecteur
par avance la grace de vouloir bien
m’accompagner, & de me permettre
de le conduire avec moi vers tous les
objets, qui me paroitront valoir la peine
de s’y arrêter pendant quelques momens.
Il en eſt de ceux qui écrivent, comme des Voyageurs. Si un homme ſe hâte pour revenir chez lui, (ce qui n’eſt pas mon cas, car je ne ſuis jamais ſi deſœuvré que dans ma maiſon), & ſi ſon cheval eſt fatigué par la longueur du voïage, ou par de mauvais chemins, ou parce que c’eſt une mazette, je lui conſeille de ſuivre la route la plus courte & la plus batue, quelque ſale qu’elle puiſſe être. Il eſt vrai qu’un tel homme eſt un aſſez mauvais Compagnon de Voïage : à chaque pas, il s’éclabouſſe lui-même, & ſes camarades. Leurs penſées, leurs deſirs, leurs converſations, ne roulent que ſur le gîte ; &, à chaque embaras, à chaque tas de boue, à chaque fois qu’un des chevaux bronche, ils ſe donnent mutuellement à tous les Diables du meilleur de leur cœur.
Mais, quand un Voyageur & ſon Courſier ſont l’un & l’autre gais & vigoureux, quand le premier à la bourſe pleine, & qu’il a le jour entier à ſa diſpoſition, il ne choiſit que les chemins les plus propres & les plus agréables ; il fait des contes borgnes à ſes compagnons, & les amene avec lui de quelque côté où un effet agreable de l’art ou de la nature, ou de tous les deux, s’offre à ſa vuë : s’ils ſont trop ſtupides, ou trop fatiguez, pour le ſuivre, il les plante-là, bien ſûr de les ratraper à la Ville la plus proche. Dès qu’il y arrive, il y paſſe au grand galop, tous les Habitans, Hommes, Femmes, Poliſſons, ſortent pour le voir. Une centaine de Chiens aboïent après lui ; &, s’il en favoriſe les plus hardis d’un coup de fouet, c’eſt plutôt par divertiſſement, que par vengeance : mais, ſi quelque Dogue hargneux l’approche de trop près, un coup de pied accidentel du courſier, qui par-là ne perd pas un pouce de terrain, l’envoïe chez lui boiteux, & à demi-mort. L’application en eſt aiſée à faire[143].
J’en reviens aux Avantures du fameux Jean. Les Lecteurs ſe ſouviendront ſans doute, de l’état, & des diſpoſitions, où je l’ai laiſſé à la fin d’une des précédentes Sections. Ils n’ont qu’à extraire de tout ce que j’en ai dit ci-deſſus une ſuite d’idées, propre à mettre leur eſprit dans la ſituation néceſſaire pour goûter, comme il faut, ce qui va ſuivre.
Non ſeulement Jean avoit aſſez bien ménagé la révolution arrivée dans ſa cervelle, pour devenir Auteur de la fameuſe Secte des Æoliſtes ; mais, graces à la nouvelle fécondité, que ſa folie donnoit à ſon imagination, il avoit conçu encore une grande quantité d’idées, qui, quoi qu’en aparence ſans rime & ſans raiſon, ne laiſſoient pas de cacher certains myſteres, & de s’attirer des Partiſans zélez.
J’en raporterai les exemples les plus remarquables que j’ai pu ramaſſer dans une tradition inconteſtable, ou dans une immenſe lecture. Je les décrirai avec toute la ſimplicité poſſible, & avec toute la clarté dont des ſujets auſſi profonds & auſſi abſtraits peuvent être ſuſceptibles. Je ne doute pas, qu’ils ne fourniſſent une ample & noble matiere à tous ceux, qui, dans le creuſet de leur imagination, ſavent changer les realitez en types, qui ont l’habileté de former des ombres ſans le ſecours de la lumiere, & de les transformer en ſubſtances ſans en être redevables à la Philoſophie ; en un mot, à ceux qui poſſedent l’heureux talent d’attacher à un ſens clair des Emblêmes, & des Allegories, & de metamorphoſer tout ce qui eſt litteral & ſimple en figures & en myſteres.
Jean s’étoit fourni d’une belle copie du Teſtament de ſon Pere, écrite ſur une grande feuille de parchemin ; &, pour jouer le rolle d’un bon Fils, il devint amoureux à la folie de ce parchemin reſpectable[144].
Quoi que le Teſtament, comme j’ai déja dit pluſieurs fois, ne contint que des Regles claires & aiſées, touchant la maniere de porter, & de menager, les trois Habits, ſoutenues & fortifiées par des promeſſes & par des menaces, le bon-homme Jean ſe mit dans l’eſprit, qu’il y avoit quelque ſens profond & obſcur, & que, ſous cette écorce de ſimplicité, elles cachoient de grands Myſteres[145]. Meſſieurs, diſoit-il à ſes Diſciples, je vous ferai voir, que ce même parchemin, que vous voiez-là, contient du pain, du vin, & des habits ; que c’eſt la Pierre Philoſophale, & la Médecine univerſelle. Conſequemment à cette fantaiſie, il reſolut de s’en ſervir dans les plus viles, auſſi bien que dans les plus grandes circonſtances de la vie. Il avoit trouvé l’Art de le changer en toutes ſortes de figures. Quand il vouloit dormir, il s’en faiſoit un bonnet de nuit ; & quand il faiſoit de la pluïe, il s’en ſervoit en guiſe de Paraſol. Il étoit homme à en mettre un petit morceau autour d’un orteuil bleſſé ; &, quand il avoit un accès de vapeurs, il s’en faiſoit brûler un petit brin ſous le nez. S’il avoit mal à l’eſtomac, il en avaloit autant de raclure, qu’il en pouvoit tenir ſur la ſuperficie d’un ſol. Tous ces remedes paſſoient chez lui pour infaillibles.
Par une Analogie exactement conforme à ces rafinemens, tout ſon Langage étoit emprunté du ſtile du Teſtament : toute ſon éloquence étoit renfermée dans ſes bornes ; & il n’oſoit pas ſe laiſſer échaper une ſyllabe, qui ne tirât de-là ſon autorité[146].
Un jour, ſe trouvant dans une maiſon étrangere, preſſé d’une certaine neceſſité, ſur laquelle il n’eſt pas néceſſaire de s’etendre ; & ne ſe reſſouvenant pas avec aſſez de promtitude de quelque phraze ſanctifiée, pour demander le chemin d’un certain petit apartement ; il préfera à la mondanité de ſe ſervir du terme ordinaire, le parti deſagréable que le Lecteur devinera ſans peine. Ce n’eſt pas tout : la Rhétorique de toute la Compagnie ne fut pas capable de le porter à le faire nettoïer ; parce qu’aïant conſulté le Teſtament ſur un cas de cette conſequence, il y crut trouver un paſſage, qui s’y étoit gliſſé, peut-être par l’ignorance des Copiſtes, par lequel une pareille propreté paroiſſoit être defendue[147].
Il ſe fit auſſi un Dogme de ne dire jamais Graces après avoir diné ; & tout l’Univers n’auroit pas pu lui perſuader de manger comme un Chrétien, ſelon la phraze vulgaire[148].
Il trouvoit un délice extraordinaire à ſe bourrer de Salpetre, auſſi bien que de meches d’une chandelle allumée, qu’il ſavoit atraper & avaler avec une adreſſe inconcevable[149]. De cette maniere, il entrenoit dans ſon ventre une flamme perpetuelle, qui, ſortant comme une vapeur embrazée, de ſes yeux, de ſes narines, & de ſa bouche, faiſoit reſplendir ſa tête dans l’obſcurité, comme le ſquelette d’une tête de veau, où quelque eſpiegle d’Ecolier a mis une chandelle d’un liard pour effraïer les loïaux ſujets de Sa Majeſté : c’étoit le ſeul expedient, dont Maitre Jean ſe ſervoit, pour ſe conduire le ſoir chez lui ; étant acoutumé de dire, que l’homme Sage doit être ſa propre Lanterne.
Il ſe promenoit d’ordinaire dans les ruës, les yeux fermez : &, s’il lui arrivoit de donner de la tête contre un poteau, ou de tomber dans la bouë, deux petit accidens, qui lui étoient fort ordinaires, il diſoit aux apprentifs, qui le regardoient de tous leurs yeux, qu’il ſe ſoumettoit avec reſignation à ſon malheur, comme à un effet de la Deſtinée, avec laquelle il ſavoit par experience, qu’il n’étoit pas ſûr de luter ; puiſque ceux, qui s’y hazardoient, étoient bienheureux de n’y gagner, qu’un nez ſanglant, & un œil poché au beure noir[150].
Il a été ordonné, quelques jours avant la Création, diſoit-il, que mon nez & ce poteau auroient une rencontre enſemble : &, pour cet effet, la Providence nous a envoïez au Monde l’un & l’autre dans le même âge, pour être compatriottes & concitoïens. Or, ſi j’avois tenu mes yeux ouverts, le malheur auroit été bien plus grand, ſelon toutes les apparences ; car, quels terribles faux-pas ne font point les hommes tous les jours, avec toute leur mondaine prévoïance ? Dailleurs, les yeux de l’entendement voient le mieux quand ceux de la chair ſont écartez du chemin : c’eſt pourquoi l’on obſerve, que les aveugles marchent avec plus de conduite, plus de précaution, & plus de jugement, que ceux, qui mettent tant de confiance dans leur Faculté viſuelle, que le moindre accident dérange, & que la moindre humeur, la moindre membrane, détruiſent pour jamais. La vue reſſemble à une lanterne, rencontrée dans la ruë par une bande de Bréteurs ivres, & qui expoſe celui qui la porte, & ſon propre individu, à des ſouflets, & à des coups de pied, qu’ils auroient évitez l’un & l’autre, ſi l’envie de paroitre leur avoit permis de marcher dans les ténébres. Helas ! toutes ces lumieres, dont on vante tant l’utilité méritent, par leur mauvaiſe conduite un ſort encor plus malheureux que celui qu’ils s’attirent journellement. Il eſt vrai, que je viens de me caſſer le nez contre ce poteau, parce que la Providence n’a pas trouvé bon de me tirer par la manche, & de m’avertir d’en éviter la rencontre ; mais, que cet accident n’encourage pas les hommes de ce ſiécle, ni leur poſterité, de donner leur nez à garder à leurs yeux : c’eſt le vrai moïen de le perdre une fois pour toutes. O vous, foibles yeux, ô vous aveugles Guides de nos corps aveugles, que vous êtes de pauvres Gardiens de nos nez fragiles ; vous, dis-je, qui vous fixez ſur le premier précipice que vous trouvez en chemin ; qui tirez enſuite après vous nos miſerables corps trop promts à vous obéir, juſques ſur le bord même de la deſtruction : mais, ce bord eſt d’un bois pourri, le pied nous gliſſe, & nous ſommes précipitez dans le goufre, ſans rencontrer le moindre arbriſſeau officieux, qui puiſſe rompre le coup. Chute afreuſe ! laquelle aucun nez de fabrique mortelle n’eſt capable de reſiſter, excepté celui du Geant Laurcalco qui étoit Seigneur du Pont d’Argent[151]. Ainſi donc, Ô vous foibles yeux, avec grande raiſon vous peut-on comparer à ces feux follets, qui conduiſent l’homme à travers l’ordure les tenebres, pour le faire tomber dans un puits profond, ou dans un goufre empoiſonné.
Voilà un échantillon de l’éloquence de Jean, & de la force de ſon raiſonnement ſur ces fortes de matieres abſtruſes.
Il avoit d’ailleurs de grandes vuës par raport à la dévotion, & il ne négligeoit rien pour en étendre les bornes. Il introduiſit une nouvelle Divinité, à laquelle il concilia un grand nombre d’Adorateurs. Les uns l’appellent Babel ; les autres, Chaos[152]. Il y a un Temple fort ancien, & d’une ſtructure Gothique, qu’on a érigé à ſon honneur dans la Plaine de Salisburi, fameux par ſon Reliquaire honoré par de frequens pelerinages[153].
Lorſqu’il avoit dans l’eſprit de jouer à quelqu’un quelque tour ſcelerat, il ſe jettoit à genoux, quand ç’auroit été au beau milieu du ruiſſeau ; &, les yeux levez vers le Ciel, il ſe mettoit à prier. Auſſi-tôt, ceux, qui connoiſſoient ſes ſaillies, avoient ſoin de s’en éloigner au plus vite ; mais, ſi quelques étrangers attirez par la rareté du fait, s’approchoient pour l’écouter, ou prénoient la liberté de rire de ſes contorſions, il ne manquoit pas de leur lacher ſon urine dans le nez, & de leur jetter la bouë à pleines poignées[154].
En hyver, il marchoit toûjours l’habit déboutonné, & auſſi peu couvert qu’il étoit poſſible, pour donner un libre paſſage à la chaleur répandue dans l’air qui l’environnoit ; &, en Eté, il s’accabloit d’habits, pour lui fermer l’entrée[155].
Dans certaines Revolutions extraordinaires, il ſollicitoit l’emploi de Bourreau general : il montroit une grande adreſſe à en faire les fonctions ; &, comme quelques-uns de ſes Collegues ſe couvrent le viſage d’un maſque, quand ils exercent ce noble emploi, notre Ami Jean croïoit ſe déguiſer de reſte par de longues & ſavantes Prieres[156].
Sa Langue étoit ſi muſculeuſe, & ſi ſubtile dans ſes mouvemens, qu’il ſavoit l’entortiller dans ſon nez, d’où il faiſoit ſortir enſuite un langage tout particulier, & fort pathetique.
Il faut lui rendre encor cette juſtice, qu’il a été le prémier de ces Roïaumes, qui a ſongé à perfectionner le talent de braire, par lequel le grand Sancho ſe ſignala jadis ſi noblement en Eſpagne[157]. Ses oreilles larges étoient toûjours expoſées à l’air, & dreſſées en haut ; & par leur ſecours, il porta ſon art à un tel degré, qu’il étoit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de diſtinguer la Copie de l’Original.
Il étoit attaqué d’une maladie tout-à-fait contraire à celle, qui vient de la morſure de la Tarentule ; il devenoit tout furieux au ſon d’un inſtrument de Muſique, & ſur-tout d’une Muſette[158] : mais il s’en guériſſoit aiſément, en faiſant quelques tours dans la Sale de Weſtmunſter, dans Billing-gate, dans une Ecole, à la Bourſe, ou bien dans un Caffé rempli de Nouvelliſtes[159].
Il ne craignoit pas les couleurs, mais il les haïſſoit mortellement ; &, par conſequent, il avoit une grande averſion, pour toutes ſortes de peintures[160]. Quelquefois même, dans quelqu’un de ſes accès, il ſe promenoit dans les ruës, les poches chargées de pierres, pour abatre les enſeignes des boutiques.
Sa maniere de vivre, telle que je viens de la dépeindre, lui donnant fort ſouvent occaſion de ſe laver, il ſe jettoit quelquefois juſqu’aux oreilles dans l’eau, même au beau milieu de l’Hyver : mais, on a remarqué, qu’il en ſortoit plus ſale qu’il n’y étoit entré[161].
Il a été le premier, qui ait trouvé l’Art de donner un remede ſoporifique par les oreilles. C’étoit un compoſé de ſoufre, de beaume de Galaad, & de l’onguent du Samaritain[162].
Il portoit ſur ſon eſtomac une large emplattre cauſtique, par le moïen de laquelle il jettoit des ſoupirs, & pouſſoit des gemiſſemens, capables de fendre le cœur de ceux qui les entendoient[163].
Quelquefois, il ſe plaçoit au coin d’une ruë ; &, s’adreſſant à ceux, qui paſſoient, il diſoit à l’un, Je vous prie, mon bon Monſieur, favoriſez-moi d’un bon coup de poing dans les dents. A quelque autre, Mon cher Ami, oh ! je vous conjure, faites-moi la grace de me donner un vigoureux coup de pied dans le ventre. Madame, oſerois-je demander à votre Grandeur de me donner de cette petite main potelée un petit ſouflet bien apliqué ? Mon brave Capitaine, vous, qui paroiſſez avoir le bras ſi nerveux, pour l’amour de Dieu, ſanglez-moi une demi douzaine de coups de canne[164].
Quand, par des ſollicitations ſi preſſantes, il avoit réüſſi à s’enfler le corps & l’imagination, il s’en retournoit chez lui content comme un Roi ; & faiſoit mille Contes terribles de tous les malheurs, qu’il avoit ſoufert pour la Cauſe Commune[165]. Voyez un peu ce coup-là, diſoit-il, en ſe découvrant les épaules : un maudit Janiſſairė me le donna ce matin à ſept heures, dans le tems qui je faiſois tous mes efforts, pour repouſſer le grand Turc. Mes chers Voiſins, cette tête caſſée merite bien une emplatre, ce me ſemble. Si le pauvre Jean avoit fait grand cas de ſa caboche, vous auriez vu dès aujourd’hui le Pape & le Roi de France faire rage dans vos familles. Helas ! Peuple Chrétien, le Grand Mogol s’étoit déja avancé juſqu’aux Fauxbourgs de la Ville, & vous n’avez qu’à remercier ces pauvres côtes, de ce qu’il ne vous a pas déja mangés à la poivrade, avec vos Femmes, & vos Enfans.
Un vieux Proverbe Sclavonien dit parfaitement bien, qu’il en eſt des hommes, comme des ames, qu’on ne retient jamais mieux, qu’en les ſaiſiſſant par les oreilles. L’experience fait voir pourtant, que cette regle à ſes exceptions :
Ce qui prouve, qu’en liſant les Maximes des Anciens il faut donner quelque choſe aux tems & aux lieux ; car, ſi nous recourons aux plus anciennes Chroniques, nous y apprendrons, que rien n’a été ſujet à des revolutions auſſi grandes, & auſſi frequentes, que les oreilles humaines.
Il y avoit autrefois une invention curieuſe, pour ſaiſir & pour retenir quelqu’un par les oreilles ; mais, je croi qu’on peut la mettre au nombre des arts perdus. Il n’eſt pas poſſible même que la choſe ſoit autrement ; puiſque, dans ces derniers ſiécles, toute l’eſpéce s’eſt diminuée juſqu’à un degré déplorable, & que ce qui en reſte eſt ſi fort dégénéré, qu’il ſemble ſe moquer de ceux, qui veulent en prendre poſſeſſion. Si l’on a jugé, qu’une fente dans l’oreille d’un ſeul Cerf étoit capable d’étendre cette imperfection ſur tout une forêt, comment pourrions-nous nous étonner de l’abatardiſſement des oreilles humaines ; conſequence naturelle de la mutilation, où les oreilles de nos Peres, & les nôtres, ont été expoſées depuis quelque tems ?
Il eſt vrai que, depuis que notre Ile a été illuminée par la Grace, il y a eu un tems, où l’on a fait de grands efforts pour porter cette partie du Corps humain à ſa grandeur primitive. Son étendue & ſa proportion étoit alors regardée, non ſeulement comme un ornement de l’homme exterieur, mais encor comme un type de la Grace interieure. De plus, les Naturaliſtes nous aſſeurent, que quand il y a une grandeur exceſſive, dans quelque partie ſuperieure du corps humain, comme dans le nez & dans les oreilles, il faut de néceſſité que certaines parties inférieures y répondent. Pour cette raiſon, c’étoit la coutume dans cet âge véritablement pieux, que dans les Aſſemblées chaque homme, à proportion qu’il avoit été favoriſé de ce côté-là par la Nature, étoit fort porté à faire parade de ſes oreilles, & de leurs dépendances. Ils étoient ſi libéraux à les donner en ſpectacle, à cauſe d’un Aphoriſme d’Hypocrate[168], qui nous enſeigne, que l’homme devient Eunuque, dès qu’on lui a coupé la veine qui eſt derriere l’oreille. Les femelles de cet heureux ſiécle n’étoient pas moins portées à les contempler, & à s’édifier par cette contemplation. Celles, qui avoient déja uſé des moïens[169], les regardoient avec une forte attention, dans l’eſperance, que cette vue feroit ſur leur cerveau une impreſſion avantageuſe, pour le fruit futur de leurs ſaintes amours. Pour celles, qui ne faiſoient encore qu’aſpirer au bénéfice du mariage, elles trouvoient-là de quoi choiſir ; bien reſoluës de donner leur inclination aux oreilles les mieux fournies, pour empêcher leur race de dégénérer de ce côté-là. A l’égard des Sœurs diſtinguées par leur Dévotion, elles conſideroient l’étenduë extraordinaire de ce membre, comme des excreſcences ſpirituelles ; & elles honoroient les têtes, qui en étoient chargées, comme des têtes ſanctifiées. C’étoit particulierement au Prédicateur, qu’elles accordoient cette veneration religieuſe ; parce que ſes oreilles étoient d’ordinaire de la prémiere Grandeur, dans ſes Accens de Rhétorique il étoit fort exact à les étaler à la vuë du Peuple, de la maniere la plus avantageuſe, les expoſant tantôt d’un côté, & tantôt de l’autre. De-là vient que la Prédication même eſt exprimée par certains Dévots, juſques dans nos jours, par le terme d’Expoſition.
Tels furent le ſoins des Saints de ce ſiécle-là, pour augmenter le volume des oreilles ; & il eſt probable que le ſuccès y auroit répondu, ſi dans la ſuite du tems il ne s’étoit pas levé un Roi cruel, Perſecuteur de toutes les oreilles qui alloient au de-là d’une certaine meſure. Là-deſſus quelques-uns cachérent une partie de leurs oreilles trop pouſſantes ſous un bandeau noir, d’autres furent empriſonnées ſous une peruque, d’autres furent, ou fendues, ou rognées, ou coupées juſqu’à la racine.
J’en parlerai plus au long dans mon Hiſtoire generale des Oreilles, que je rendrai publique au prémier jour.
De cette courte Relation de la Décadence des Oreilles, dans les ſiécles paſſez ; & du peu de mouvement, qu’on ſe donne dans celui-ci, pour les rétablir dans leur ancienne Grandeur : il ſuit évidement, qu’on eſpéreroit en vain d’arrêter les hommes par un membre ſi petit, ſi ſoible, ſi gliſſant ; & que, pour réuſſir à ſe rendre leur Maitre, il faut inventer quelque autre moïen. Or, celui, qui voudra examiner la nature humaine avec attention, y trouvera des anſes de reſte. Chacun des ſix Sens[170] en fournit une. Il y en a un grand nombre, qui rendent les paſſions maniables ; & il y en a quelques-unes attachées à l’entendement.
Parmi les dernieres eſt la curioſité, qui ſe laiſſe mieux empoigner que toute autre. C’eſt-là, dis-je, cet éperon ſerré contre le flanc, cette bride dans la bouche, cet anneau dans la narine du public pareſſeux, impatient, & grognard ; c’eſt par cette anſe, qu’un Ecrivain intelligent doit ſaiſir ſes Lecteurs. Dès qu’il en eſt une fois le Maître, toute leur réſiſtance eſt vaine ; ils ſont ſes priſonniers, juſqu’à ce que, par laſſitude, ou par ſtupidité, il veut bien les relâcher.
C’eſt par ce moïen que moi, Auteur de ce Traité miraculeux, je me ſuis rendu juſqu’ici le Maître abſolu du Lecteur benevole ; & c’eſt à mon grand regret, que je me vois forcé de lacher priſe, en lui laiſſant la liberté, par rapport à ce qui me reſte à dire, de ſe replonger dans ſon indolence naturelle. Ce que je puis vous dire, Ami Lecteur pour votre Conſolation & pour la mienne, c’eſt que nous ſommes tous deux également intéreſſez dans la malheureuſe perte du reſte de ces Mémoires pleins de tours d’eſprit, d’accidens, & d’évenemens agréables, nouveaux, ſurprenans, & par conſéquent tout-à-fait proportionnez au gout délicat du ſiécle.
Avec tous les efforts, dont ma mémoire eſt capable, je n’en ai pu retenir qu’un petit nombre de Chefs. Il y avoit, entre autres, une Relation exacte de la maniere, dont Pierre obtint un Sauf-conduit du Banc Royal, & d’une Reconciliation faite entre lui & Jean, à l’occaſion d’un deſſein qu’ils avoient de trépaner Martin, pendant une nuit plu vieuſe, dans la maiſon d’un Sergent, & de le dépouiller juſqu’à la peau[171]. Comment Martin à grand peine leur montra une belle paire de talons. Comment un nouvel Arrêt ſortit contre Pierre ; ſur quoi Jean le laiſſa dans la naſſe, lui déroba ſon Sauf-conduit, & s’en ſervit lui-même[172]. Comment les guenilles de Jean vinrent à la mode à la Cour, & dans la Ville ; & comment il monta un ſuperbe Courſier, & mangea du pain d’épice.
Les particularitez, contenuës ſous tous ces Chefs, me ſont abſolument ſorties de la memoire ; &, par conſequent, elles ſont perdues ſans reſſource. Force m’eſt donc de laiſſer mes Lecteurs ſe faire l’un à l’autre des complimens de condoleance, autant que l’humeur de chacun y poura fournir. Je les conjure pourtant, par ce commerce d’amitié, qu’il y a eu parmi nous, depuis le titre, juſqu’à cette page-ci incluſivement, de ne ſe pas alterer la ſanté, pour un malheur qui eſt ſans remede.
Pour moi, je vais m’acquitter d’un devoir de civilité, qu’un Auteur moderne, poli & inſtruit dans les belles manieres, ne ſauroit négliger, ſans ſe rendre coupable d’une irregularité criante. Je veux dire, que je vais prendre congé du public, avec toutes les formalitez requiſes.
La Concluſion.
Orter ſon fruit au de-là du terme
eſt une cauſe réelle de fauſſes couches, auſſi bien que de ne le pas porter aſſez long-tems, quoi qu’elle ſoit
moins frequente. Cette verité a ſur-tout
lieu par raport aux productions de l’eſprit, qui, pour être accomplies, doivent paroitre comme à point nommé.
Beni ſoit donc ce noble Jeſuite[173], qui
le premier des Auteurs s’eſt hazardé à
déclarer publiquement, que les Livres
ont leurs propres Saiſons, comme les mets, les habits, & les plaiſirs. Plus
bénie ſoit encore notre brave Nation
qui a rafiné ſi fort ſur cette Mode Françoiſe. Il ne ſera pas néceſſaire que je
vive fort long-tems pour voir le tems
qu’un Livre, qui ne paroitra pas dans ſa
Saiſon, reſſemblera à un nigaud d’Amant, qui manque l’heure du berger ; &
qu’on n’en fera non plus de cas, que de la
Lune pendant le jour, & des Maqueraux
qui viennent dix ou douze jours après
que la ſaiſon en eſt paſſée.
Perſonne n’a jamais été à cet égard un Obſervateur des tems plus exact, ni un plus fin Connoiſſeur de notre Climat, que le Libraire, qui m’a acheté cette Copie. Il fait ſur le bout du doigt quels ſujets pouſſent le mieux, dans une année ſeche ; & quels autres il faut ſemer dans le Public, quand le Thermometre eſt à grande pluie. Après avoir vu ce Livre, & conſulté ſon Almanac ſur ſa deſtinée, il me fit entendre, qu’aïant meurement réfléchi ſur les principales qualitez de mon Ouvrage, ſavoir, le ſujet, & le volume, il trouvoit qu’il ne réuſſiroit jamais, ſinon après de longues vacances, & dans une mauvaiſe année pour les navets. Là-deſſus, preſſé par mes néceſſitez urgentes, je le priai de me dire, quelle ſorte de Piéce pourroit être propre pour le mois courant. Après avoir tourné ſes yeux du côté de l’Oueſt, Je crois, dit-il, que nous aurons quelque orage ; & ſi vous pouviez faire au plus vite quelque petite Drollerie, mais point en vers ; ou bien quelque petit Traité ſur… ; cela courroit comme le feu Gregeois : mais, ſi le tems s’éclaircit, j’ai un tuteur à mes gages, qui me fera quelque choſe contre le Docteur Bentley, & je ſuis ſur d’y faire mes petites affaires.
A la fin pourtant, il fit ſon marché avec moi ; &, pour corriger les mauvaiſes influences du Ciel, nous convinmes d’un expedient. Si un de ſes Chalands vient lui demander un Exemplaire de mon Livre, & qu’il ſouhaite de ſavoir de lui confidemment le nom de l’Auteur, il lui nommera à l’oreille le Bel-Eſprit qui ſera en vogue cette ſemaine-là : & ſi la derniere Comedie du Sieur Durfey a cours alors, j’aime autant porter pour ce tems ce nom-là, que celui de Congreve. Je ne fais mention de ces bagatelles, que pour donner à la Poſterité une idée du gout de nos Lecteurs. On pourroit les comparer, ce me ſemble, à une mouche, qui, chaſſée d’un pot de confitures, ſe jette avec avidité ſur un excrément, pour y achever ſon diner, avec le même appetit qu’elle l’a commencé.
Avant que de finir, j’ai encor un mot à dire ſur les Auteurs profonds, dans la claſſe deſquels le public judicieux me placera, ſelon toutes les aparences. Il en eſt à mon avis, de ces Ecrivains comme d’un puits. Un homme, qui a les yeux bons, verra le fond du puits qui a le plus de profondeur, pourvu qu’il y ait de l’eau ; mais, s’il n’y a rien que de la bouë, quand le fond n’en ſeroit qu’à une toiſe & demie en terre, il paroitra extrémement profond, parce qu’il eſt extraordinairement obſcur.
J’ai pris depuis peu la réſolution de faire une experience, qui a fort bien réüſſi à pluſieurs Auteurs modernes ; c’eſt d’écrire ſur rien, & de laiſſer toûjours aller la plume ſon grand chemin, quoique le ſujet ſoit abſolument épuiſé. C’eſt comme l’ombre de l’eſprit, qui ſe plait encore à ſe promener ſur le tombeau, où le cadavre eſt enterré. Pour dire la verité, il n’y a point de talent plus rare, que celui de ſavoir bien diſtinguer quand il faut finir quelque choſe. Lorſqu’un Auteur aproche des frontieres de ſon Livre, il croit qu’en chemin faiſant, lui & ſes Lecteurs ſont devenus de vieilles connoiſſances, & qu’ils doivent être au deſeſpoir de ſe ſéparer ; de ſorte que certains Ouvrages reſſemblent à des viſites de cérémonie, où les complimens, qu’on fait en ſe ſéparant, ſont quelquefois plus longs que toute la converſation qui les a précédez. On peut comparer la Concluſion d’un Traité à celle de la Vie humaine, qui peut être comparée à ſon tour à la fin d’un Repas, que peu de convives quittent dès qu’ils ont aſſez mangé, ut conviva ſatur. Ne voit-on pas mille fois, après le Feſtin le plus abondant, les gens reſter aſſis, quand ce ne ſeroit que pour réver, ou pour dormir le reſte du jour. A cet égard-là, je ſuis fort different des autres Auteurs, capables de trouver à redire à un pareil aſſoupiſſement dans leurs Lecteurs. Pour moi, je ſerai charmé, ſi, par mes travaux infatigables, je puis avoir contribué quelque choſe au Repos du Genre-humain, dans un âge ſi tumultueux. Je ne croi pas mène un pareil effet ſi éloigné, qu’on diroit bien, des vuës que doit avoir un Bel-Eſprit : puiſque jadis un Peuple fort poli dans la Grece[174] avoit dreſſé les mêmes Temples aux Muſes, & au Sommeil ; perſuadé qu’il y avoit entre ces Divinitez des liaiſons d’amitié fort étroites.
Je ne ſaurois me réſoudre à quitter la plume, ſans demander encore une grace au Lecteur : c’eſt de ne s’attendre pas à être également inſtruit, & diverti, à chaque ligne, & à chaque page de ce Traité. Il eſt naturel qu’il donne quelque choſe à la ratte de l’Auteur, & à quelques courts intervalles de péſanteur, & de ſtupidité. Ce ſont de petits accidens, où il pourroit être ſujet lui-même en pareil cas. Qu’il me diſe, ſi, ſe promenant dans des ruës ſales, pendant un tems pluvieux, il trouveroit fort poli, à des gens qui le regarderoient à leur aiſe par la fenêtre, de critiquer ſa demarche & de tourner en ridicule ſes habits mouillez ?
Qu’il ſoit averti d’ailleurs, qu’en diſpoſant mon cerveau à la compoſition de cet ouvrage, j’ai fait l’Invention Maîtreſſe de tout, & que je lui ai donné la Raiſon, & la Methode, pour Demoiſelles ſuivantes. J’ai pris cet arrangement, parce que j’ai toûjours obſervé en moi-même, comme une qualité particuliere, une démangeaiſon perpetuelle d’avoir de l’eſprit, dans des occaſions où il s’agiſſoit d’être raiſonnable, ſenſé, & méthodique. J’ai toûjours été trop devoué aux coutumes modernes, pour négliger la moindre aparence d’un bon-mot, qui ſe levât dans mon eſprit, quelques peines que je duſſe emploïer, pour le forcer à entrer dans la converſation. Il eſt vrai que le ſuccès n’a pas toûjours répondu à mon attente ; car, aïant fait avec des peines immenſes une Collection de ſept cens trente huit Fleurs d’Eloquence, ou Saillies ſpirituelles, je n’ai pu en emploïer, pendant cinq ans de tems, qu’une ſeule douzaine, malgré tous mes efforts, pour ſaiſir les vuides de la converſation, afin de les y fourrer comme des chevilles. Pour la moitié encore, ce fut autant d’eſprit ſemé dans la Riviete ; les Compagnies, que j’en voulois honorer, étant incapables de m’en ſavoir gré. Pour les autres, il en coûta tant de tortures à mon pauvre eſprit pour leur ménager une heureuſe entrée, que je fus enfin forcé de renoncer au métier penible d’un diſeur de bons-mots. C’eſt à ce mauvais ſuccès pourtant, que je ſuis redevable de la prémierre idée, qui m’eſt venuë de m’ériger en Auteur ; & il a produit le même effet ſur pluſieurs de mes Amis, qui ne s’en repentent pas, non plus que moi. Combien de fois n’arrive-t-il pas, qu’un tour d’eſprit déplacé a fait pitié dans un entretien, & qu’enſuite rectifié par l’impreſſion il a fait merveilles dans un Livre ?
A préſent que, par la liberté de la Preſſe, je ſuis devenu Maitre abſolu des occaſions propres à faire briller mes Lumieres acquiſes, je commence déja à m’apperçevoir, que mon Capital diminue, & que ma dépenſe va beaucoup plus loin, que ma recette. Je ferai bien, par conſequent, d’être un peu plus économe, & de faire de nouvelles épargnes, juſqu’à ce que mes moïens, ſe trouvant dans une heureuſe harmonie avec les beſoins du Public, m’obligent de nouveau à me mettre en frais.
TABLE
DES
MATIERES.
- ↑ C’eſt une Ruë d’où ſortent la plupart des Brochures ſubalternes, & de ces Chanſons qu’on peut comparer à celles du Pont-neuf.
- ↑ Milord Jean Sommers, Chancelier d’Angleterre, un des hommes les plus illuſtres de ſon Age & de ſa Nation. Grand Protecteur du ſavoir, ce qui lui attira plusieurs Dedicaces, entre autres celle de notre Auteur, qui lui avoit de grandes obligations.
- ↑ La Dédicace ſuivante adreſſée au Prince Poſterité.
- ↑ Mylord Sommers étoit un homme de Robbe, & par conſequent de pareilles louanges ne lui étoient pas applicables : ainſi, l’Auteur turlupine ici finement les faiſeurs de Dédicaces, qui penſent faire merveille en entaſſant vertus ſur vertus, ſans ſe donner la peine de diſcerner, s’il y a la moindre vraiſemblance. à les ajuſter au caractère & à la profeſſion de leurs Heros, & s’ils ne les tournent pas en ridicule au lieu de les louer.
- ↑ C’eſt le Regne de Guillaume III., ſous lequel Mylord Sommers a joué un Rôle conſiderable.
- ↑ Ce Seigneur, aïant été Chancelier, avoit entendu dans la Chambre des Seigneurs force Diſcours, & Harangues, qui n’étoient pas toutes de la même force, & de la même utilité.
- ↑ C’eſt le Libraire premier Editeur de cet Ouvrage.
- ↑ Comme les Anglois n’ont point de Genre, l’Auteur donne à la Poſterite le titre de Prince. La delicateſſe Françoiſe aimeroit mieux Princeſſe mais, comme le ſens de ce mot n’en détermine point le Genre, & que ce qu’on en dit ici eſt plutôt appliquable à un Souverain, qu’à une Souveraine, je n’ai rien changé à ce titre. J’eſpere que le Lecteur me le pardonnera : ſi-non, je m’en mettrai fort peu en peine.
- ↑ Le Tems.
- ↑ Le Tems.
- ↑ Le Tems.
- ↑ Nom d’un Poëte.
- ↑ L’Ouvrage de Bentley ſur les Epitres de Phalaris.
- ↑ Reflexions ſur le Savoir ancien & moderne.
- ↑ L’Antiquité.
- ↑ Voyez le Catalogue qui precede le Titre.
- ↑ Les Auteurs Claſſiques in Uſum Delphini.
- ↑ Livre très-eſtimé de pluſieurs perſonnes, mais qui paroit tres-dangereux à d’autres.
- ↑ L’intention de l’Auteur eſt ici de depeindre l’ignorance, & les mauvaiſes mœurs, des petits-maitres Anglois, qui ne laiſſent pas de ſe mêler de décider étourdiment des matieres les plus graves.
- ↑ Şujette au Peché Philoſophique.
- ↑ Marché dans la Ville de Londres.
- ↑ C’eſt le Cours, où les gens de qualité ſe promenent en Caroſſe, dans les mêmes vuës qu’on le fait par tout ailleurs.
- ↑ Jaques premier, grand Docteur & petit Prince : on a fort joliment dépeint ſon caractere, & celui de la Reine Eliſabet, dans ce ſeul vers Latin.
Rex erat Eliſabet, nunc eſt Regina Jacobus.
- ↑ L’Auteur fait alluſion ici à un Repas dont parle Plutarque, où tous les mèts n’étoient que du Porc differement aſſaiſonné.
- ↑ L’Egliſe de la Cour.
- ↑ C’eſt le Crime de medire des gens titrez, contre lequel les Loix de l’Angleterre ſont très-ſeveres ; mais, comme on n’obſerve dans ce Païs que la lettre des Loix, on a trouvé un moïen très-facile de dire pis que pendre d’un Grand Seigneur, ou de la Famille, ſans avoir rien à craindre. On le nomme même ; mais, on a ſoin de mettre des points à la place de quelques lettres : par exemple, voulez-vous dépeindre un Duc d’Ormond des couleurs les plus noires ; mettez ſeulement Or..nd, faites le rimer même ſi vous voulez avec un terme du même ſon : la Loi n’a point de priſe ſur vous, quoi qu’il ſoit certain, de la derniere certitude, que c’eſt ce Seigneur que vous avez eu en vuë.
- ↑ Je crois que l’Auteur a en vuë les Idées Metaphiſiques de la plûpart des philoſophes, qui ſemblent ſe prerdre dans les nuës, ou elles ne ſauroient être atteintes par les ſimples notions du ſens commun : c’eſt pour cette raiſon, qu’il appelle leurs édifices transſitoires, parce que les nuées paſſent vite. Si un autre entend ce paſſage mieux que moi, je l’en félicite : & ſi l’Auteur eſt dans cet endroit inintelligible, ou que ſon Allegorie ſoit peu juſte, tant pis pour lui.
- ↑ Il s’agit ici des Harangues des Prédicateurs, des futurs Pendus, & des Charlatans.
- ↑ † Il eſt permis & ordinaire aux Avocats, qui dans un Barreau ſont placez à la même hauteur les uns des autres, de s’interrompre très ſouvent.
- ↑ Bench veut dire en Anglois un Tribunal. S’il y a effectivement, dans la Langue Phénicienne, un terme compoſé à peu près des mêmes lettres, c’eſt ce que j’ignore ; & j’aime mieux le croire, que d’y aller voir.
- ↑ Voyez le Catalogue des Livres que l’Auteur promet au public.
- ↑ L’Ecoffe s’appelloit anciennement Calydonia ; & notre Auteur recomande le bois de ce païs pour les Chaires, parce que les Non-conformiſtes, qui font la plus grande figure en Angleterre, ſont les Presbyteriens, qui ont la même diſcipline, & les mêmes opinions, que ceux de la Religion dominante de l’Ecoſſe. Au reſte, il loue ici la figure ſimple & unie de ces Chaires, parce que les Presbyteriens, qui prétendent à une plus grande Spiritualité que les Anglicans, ſe font une affaire de Conſcience de bannir tout ornement de leurs Temples.
- ↑ Il paroit d’abord difficile de comprendre comment les Theatres des Charlatans ſont le ſeminaire des Prédicateurs, & des Pendus. Mais, il faut entendre ceci d’une maniere figurée. La Charlatanerie influe effectivement, non ſeulement ſur la conduite des Voleurs, qui dupent ſouvent les hommes par une fauſſe Oſtentation, mais encore ſur certains Miniſtres de l’Evangile, qui parviennent à la fortune & à la reputation par une fauſſe Parade de Lumieres & de Pietés.
- ↑ L’Eſprit, qu’on emploïe dans les obſcenitez, eſt très-commun, & aiſé à attrapper : c’eſt preſque toûjours la même choſe parmi les Auteurs Dramatiques, qui veulent abſolument faire rire, & qui remplacent, par ces ſottiſes, le ſel comique qui doit regner dans les Comedies. C’eſt pour cette raiſon, que l’Auteur fait rouler cette ſorte d’eſprit en cercle. Il dit proprement dans l’Original, que cet eſprit s’avance en ligne droite, & va toûjours dans un cercle. Peut-être veut-il dire quelque choſe, que je n’oſe exprimer ici, & qu’on devinera de reſte. J’ai pourtant trouvé à propos de preferer la premierre idée dans ma traduction. Quoi qu’il en ſoit, il a grand raiſon de cenſurer la licence des Auteurs Dramatiques de ſa Nation : licence ſi effrénée, que la maniere de garder ſa contenance eſt devenuë un Art dans les formes parmi le beau Sexe Anglois.
- ↑ Les futurs Pendus chantent des Pſeaumes en Angleterre, quand ils ſont ſur le point de paſſer le pas.
- ↑ Les Poëtes font preſque tous Plagiaires.
- ↑ Le Lecteur François n’a qu’à mettre, à la place de ces livres, pluſieurs ouvrages du cru de ſon terroir, qui ſont du même acabit : il trouvera aſſez facilement, ſur-tout dans l’Etat floriſſant où le bel eſprit eſt à préſent en France, à quoi appliquer avec juſteſſe ce que l’Auteur va dire de la Societé de Grubſtreet & de ſes Rivales.
- ↑ Le College de Gresham, & le Caffé de Wills, Aſſemblées de beaux Eſprits, qui ne ſont gueres ſuperieurs, que par la vanité, aux Auteurs de Grubſtreet, à qui la Nation Angloiſe eſt redevable de ſes Vaux-de-Villes, Contes borgnes, en un mot de toutes les productions de l’eſprit du plus bas ordre. L’Auteur va donner dans le moment quelques échantillons de leur ſavoir-faire.
- ↑ Auteurs de Grubſtreet.
- ↑ Moyen de faire ſortir de quelque endroit l’air ou l’eau, par le moyen de la pompe.
- ↑ Les François n’ont qu’à ſubſtituer à pluſieurs de ces livres, les Ouvrages paralleles de la façon de leurs Auteurs ; les Contes de Peau d’Ane, les Contes de Fées, le Baron de Feneſte, Tabarin, &c.
- ↑ Jean Dryden.
- ↑ M. Wotton : c’eſt ſon livre ſur le ſavoir ancien & moderne.
- ↑ C’eſt ici une ſanglante Satyre de pluſieurs Auteurs Mercenaires, dont Londres fourmille, & qui, vendant leur plume au plus offrant, écrivent tantôt pour une Faction, & tantôt pour une autre, & toûjours avec une égale vehémence.
- ↑ Il y a eu un temps, où en Angleterre on ſe plaiſoit fort à donner aux livres les titres les plus biſarres. C’eſt encore le grand goût en Allemagne.
- ↑ Il dedioit un même livre à pluſieurs grands Seigneurs.
- ↑ Les habits, c’eſt la Religion Chrêtienne ; & le Teſtament, qui contient des préceptes ſur la maniere de les porter, & de les conſerver, c’eſt l’Ecriture Sainte.
- ↑ L’Egliſe Primitive.
- ↑ Un Tailleur.
- ↑ Il y a ici dans l’Original un paſſage qu’il n’eſt pas poſſible de mettre en François, parce que c’eſt un badinage qui roule ſur un mot équivoque. L’auteur dit que ce Dieu étoit accompagné d’un Oye, & que cet animal étoit honoré dans ſon temple comme une Divinité ſubalterne. Or le terme Goos, Oye, ſignifie auſſi le Carreau dont les tailleurs ſe ſervent pour aplatir les coutures. J’avertirai ici en même tems, pour rendre plus clair le paſſage qui ſuit, que les Anglois donnent le nom d’Enfer à l’endroit où les tailleurs jettent les piéces d’étoffe, qu’ils trouvent bon de s’approprier, & que nous nommons en François, par badinage, l’œil du tailleur.
- ↑ Une meſure de trois pieds, c’eſt l’aune Angloise.
- ↑ Les ſubtilitez de l’Ecole, & les diſtinctions recherchées, ſont fort propres à éloigner les hommes du bon-ſens & n’ont pas peu contribué à introduire les abus dans la Religion Chrétienne.
- ↑ Nœud d’Epaule eſt exprimé par Shoulder-Knot en Anglois : c’eſt dans l’original ſur la Lettre K, qu’on ne prononce point, que roule la ſubtile diſtinction du plus grand Clerc d’entre les Freres. Il eſt impoſſible de rendre tout ce qui ſe dit là-deſſus, en François ; mais, pour y ſubſtituer un Equivalent, je me ſuis attaché à l’œ, qui n’eſt pas tout-a-fait utile dans le mot Nœud, qu’on peut écrire tout de même par un e ſimple,
- ↑ L’Auteur badine ici avec tout l’eſprit imaginable ſur la Tradition ſur laquelle l’Egliſe Romaine appuie toutes les impertinences, pour leſquelles elle ne trouve pas la moindre baze dans la Révelation. Cette Tradition, quoi qu’ame qui vive ne ſache ce que c’eſt, ni ce qu’elle nous dit de bon, paſſe pourtant pour avoir une autorité égale à celle des Livres ſacrez. Il eſt bon même, qu’elle ne diſe rien du tout : c’eſt le moyen de lui faire dire tout ce que l’on veut.
- ↑ Il eſt apparent que, par cette doublure de ſatin couleur de feu, on entend ici la doctrine du Purgatoire, avec toutes ſes dependances, de laquelle les livres ſacrez ne diſent rien, quoique ce ſoit un point tres-eſſentiel. Le Paſſage du Teſtament, qui ordonue aux Freres de ſe précautionner contre le feu, fait alluſion à un paſſage de St. Pierre, où il eſt fait mention de feu, mais d’une maniere qui n’eſt nullement appliquable aux flammes du Purgatoire. Le Codicille, que le Frere Lettré fait ajoûter au Teſtament, & qui, à ce qu’il dit, fut écrit par un Palfrenier de ſon Grand-Pere, deſigne les Livres Apocryphes, qui n’ont aucune autorité. Ils commandent de prier pour les morts ; & en voila aſſez pour les mettre dans le rang des Livres ſacrez, quoiqu’ils en renverſent les Préceptes.
- ↑ Il s’agit ici probablement de l’établiſſement du Culte des Images, que les Docteurs de l’Egliſe Romaine ſauvent par la merveilleuſe diſtinction entre dulie & latrie, deux termes compoſez de differentes lettres : & en voilà aſſez pour aller directement contre une Loi formelle de Dieu.
- ↑ On voit aſſez qu’il s’agit ici de l’Adoration des Saints mis à la place des Divinitez nombreuſes du Paganiſme.
- ↑ Ceci fait alluſion à la Protection que les Empereurs ont accordée jadis aux Papes, qui, pour récompenſe, ſe ſont nichez dans leur Ville Capitale, & ont uſurpé peu à peu ces Provinces d’Italie, dont ils ſont encore juſqu’ici Princes Temporels.
- ↑ Par ces oiſeaux l’Auteur entend les gens raiſonnables, dont le but principal eſt de profiter de leur Lecture, & de s’amaſſer un tréſor de connoiſſances utiles.
- ↑ Les anciens Comiques faiſoient précéder leurs Pieces d’un Prologue, dans lequel ils s’efforçoient à captiver la bienveillance des Spectateurs. La même coutume regne encore ſur le téatre Anglois.
- ↑ L’Endroit où il jette les lambeaux qu’il vole.
- ↑ Le Carreau du tailleur applanit les coutures : l’eſprit & le ſavoir du Critique conſiſte à cacher la maniere dont il a couſu enſemble les lambeaux de ces Lieux-Communs.
- ↑ Les Tailleurs rognent, & piquent : les Critiques en font autant.
- ↑ Citation imitée d’un Auteur illuſtre. Voyez la Diſſertation de Bentley.
- ↑ Déciſions appuiées ſur la temerité, ſans être ſecondées par le ſavoir.
- ↑ Le Ciel, ou, ſelon d’autres, le Purgatoire.
- ↑ Scrupules de Conſcience, Remords &c. Ce remede conſiſte en abſolutions, pardons, legeres penitences, &c.
- ↑ La Confeſſion.
- ↑ Par cette tête d’ane eſt entendu le Prêtre qui eſt placé dans le Confeſſional, & dans l’oreille duquel les Penitens vuident leur ſac d’ordures.
- ↑ Il y a à Londres un Bureau d’Aſſurance, où, pour une certaine ſomme, on fait aſſurer les maiſons contre les dommages, qu’elles pourroient recevoir par l’incendie. De la même maniere, le Pape Pape a une Boutique de pardons, & d’indulgences, pour aſſeurer les ames contre les flammes du Purgatoire. L’Auteur fait ici mention de pluſieurs choſes, qui ne vallent pas la peine d’être aſſurées contre le feu, ou qui ne ſont pas d’une Nature à avoir beſoin d’une pareille aſſurance. Il turlupine par là la ſottiſe de précautionner contre le feu du Purgatoire les ames, qui ſont immaterielles, & qui par conſequent n’ont pas beſoin d’un pareil onguent contre la brulure.
- ↑ Les Ornemens pompeux, qui ſont un ſi beau Spectacle dans l’Egliſe Romaine.
- ↑ L’Eau benite.
- ↑ Il faut être bien lunatique, en effet, pour donner dans des ſottiſes pareilles.
- ↑ L’Auteur parle dans cet Article des Bulles du Pape. On pourroit s’étonner qu’il les deſigne par l’emblême des Taureaux ; mais, outre que la ſingularité affectée de ſa maniere d’écrire ſuffit pour rendre pardonnable une figure ſi peu uſitée, le Lecteur l’aprouvera ſans doute, quand il ſaura qu’en Anglois le mot Bull ſignifie une bulle & un Taureau. Je n’ai pas eu l’eſprit aſſez inventif, pour trouver en François quelque choſe d’équivalent.
- ↑ Le Sceau attaché au bas des Bulles.
- ↑ Sub annulo piſcatoris.
- ↑ Les Princes qui n’ont pas aſſez de Soupleſſe pour plier ſous l’Autorité du St. Pere.
- ↑ Henry 8. le prémier Roi qui ait ſecoué le Joug du Pape.
- ↑ Ceci fait alluſion aux Tax& Cancellariæ Romanæ, où les crimes les plus affreux ſont taxez à une legere ſomme.
- ↑ Les pardons achetez pour une ſomme ſi modique n’empêchent pas le Criminel, s’il eſt ſaiſi par le Bras ſeculier, d’être pendu ou roué, en dépit de l’Autorité Papale.
- ↑ Le Mariage défendu aux Prêtres, & le Concubinage permis.
- ↑ La défenſe de la Coupe dans la Ste. Cene.
- ↑ La Tranſubſtantiation.
- ↑ Le lait de la Vierge.
- ↑ Le bois de la croix, qui ne céde en rien au lait de la Vierge dans la Faculté de ſe multiplier.
- ↑ La Chapelle de N. D. de Lorette.
- ↑ Certains Partiſans des Modernes. Fontenelle, par exemple, prétend que nous ſommes les Anciens. Je ne ſais pas trop s’il a tort.
- ↑ L’Auteur, quoique Partiſan zélé des Anciens, ne laiſſe pas de turlupiner vivement la prétention ridicule de ſes Collegues, qui prétendent tout trouver dans Homere.
- ↑ Auteurs, qui ont écrit des Réveries ſur la Pierre Philoſophale.
- ↑ Du tems de la Reformation, les nouvelles Inſtitutions des Papes s’étoient ſi fort augmentées, qu’on avoit de la peine à entrevoir ſeulement la Religion de J. Chriſt à travers tout ce Fatras.
- ↑ Par ces Eguillettes ferrées d’argent, que Tailleur avoit attachez à l’habit d’un double point, & dont Martin arrache une poignée au grand détriment de ſon pauvre Juſtaucorps, je ne doute point qu’il ne faille entendre les grandes Charges de l’Egliſe Romaine, qui ſont ſi lucratives, & qui donnent tant d’attachement & de tendreſſe pour cette Egliſe à ceux, qui poſſedent ces Charges, & qui croyent être en droit d’y prétendre. Luther, après avoir aboli le trafic des Indulgences avec beaucoup de ſuccès, bannit auſſi de la Religion le Pontificat ſuprême, & le Cardinalat ; mais, ſa premiere chaleur étant paſſée, & voiant que toucher aux autres Dignitez Eccleſiaſtiques c’étoit riſquer de tout perdre, il aima mieux laiſſer les choſes à cet égard-là dans leur état, que de ruiner de fond en comble ſon projet de Reformation. La Reine Eliſabet a imité cette prudence avec beaucoup de ſuccès : & il eſt fort aparent, que ſi Calvin ſe fut ſervi de cette Politique, qui, dans le fond, ne fait aucun mal eſſentiel à la pureté de notre Culte, nous verrions à préſent toute l’Europe dégagée du Joug de ſa Sainteté.
- ↑ Par la Broderie il faut entendre, comme j’ai déja remarqué, la Pompe du Culte religieux. Martin trouva à propos d’en diminuer ſeulement l’excès, & l’abus, pour ne pas choquer les yeux du Peuple trop acoutumez à cet éclat, pour y renoncer ſans regrèt. L’Egliſe Anglicane en a uſé de même : & c’eſt pour cette raiſon, que l’Auteur en attribuë plûtôt la fondation à Martin, qu’à Jean ; quoique, par raport aux Articles de Foi, Jean en ſoit plûtôt le Fondateur, que Martin.
- ↑ Il doit paroitre d’abord ſurprenant, qu’on atribue ici tant de Chaleur à Jean, & tant de Flegme à Martin. Il eſt certain, que ce dernier pouſſoit la conſtance juſqu’à l’obſtination, & la force d’eſprit juſqu’a la ferocité. Atrox animus Catonis. Calvin, au contraire, paroiſſoit d’un temperament plus doux ; &, d’ailleurs, c’étoit un Genie tout autrement tranſcendant que Luther. Mais, il étoit plus bigot ; & peut-être l’envie de n’etre pas un ſimple Imitateur & de ſe faire Chef de Secte l’a pu porter à faire des Innovations, Evangeliques dans le fond, mais imprudentes, & dangereuſes. Enfin, quel que fût ſon naturel, pluſieurs de ſes actions avoient le même caractere, que ſi elles étoient l’effet d’un zèle inconſideré.
- ↑ Fameuſe Priſon à Londres, où les nouveaux venus ſont obligez de donner pour boire à leurs Compagnons, s’ils ne veulent pas être maltraitez d’une maniere afreuſe.
- ↑ Dans une autre Setion cette matiere est traitée d’une maniere fort étenduë.
- ↑ L’Auteur a ici en vuë les differentes ſortes des Nonconformiſtes.
- ↑ Beaucoup de ſens dans un petit volume.
- ↑ Peu de ſens dans un grand volume.
- ↑ Ceux, qui ont lu les Fables, ſavent que Cacus, fameux Brigand, aïant volé les Bœufs d’Hercule, les tira vers ſa Caverne à réculons afin que ce Heros ne les put pas trouver en ſuivant leurs traces mais, Hercule s’apperçut bientôt de cette fineſſe ; ce qui dans le fond n’étoit pas fort difficile, ſur-tout étant aidé par les mugiſſemens de ſes taureaux.
- ↑ Dans les plus fameuſes Bibliotheques d’Angleterre les livres ſont enchainez.
- ↑ Il ſervira à la fin à alumer des pipes à Tabac & à s’évaporer en l’air.
- ↑ C’eſt, ſi je ne me trompe, Herodote, qui s’exprime ainſi, pour d’écrire la quantité de nége, qui tombe dans les Païs Septentrionaux.
- ↑ Par Æoliſtes l’Auteur entend les Quaquers, Moliniſtes, Pietiſtes, Quietiſtes, & autres Fanatiques, qui détruiſent la Raiſon, pour mettre à ſa place une prétendue Inſpiration.
- ↑ Ceux qui ſont initiez dans les Myſteres du grand œuvre.
- ↑ Alluſion aux 32. points du vent.
- ↑ Les Philoſophes ont doué l’homme de trois Ames, la vegetative, la ſenſitive, & la raiſonnable. Les Fanatiques y ont ajouté l’Ame ſpirituelle. Et de ces quatre, qui répondent aux quatre Points Cardinaux du Vent, ils ont tiré une Quinteſſence, qu’ils nomment dans leur jargon, la Lumiere interieure, la Vie interieure.
- ↑ La Faculté de lâcher les vents par la bouche.
- ↑ Ce mot Grec ſignifie effectivement Obſcurité. C’eſt une alluſion à l’Ecoſſe, qui eſt au Nord de l’Angleterre, & le centre des Presbyteriens, qui donnent le plus dans le Fanatiſme.
- ↑ Ce ſont les Chaires ſans ornement à la Presbyterienne.
- ↑ Ce Prince eſt Henry IV. qui, peu de tems avant ſa mort, fit tous ces Préparatifs dont l’Auteur parle. On les attribua aux deſſeins les plus vaſtes, qui ſont dépeints ici ; mais, l’Auteur oublie un des Projets qu’on attribue à ce Grand Roi ; c’étoit d’établir une Paix perpetuelle dans le Monde, en mettant tous les états de l’Europe dans certaines bornes. C’eſt ce deſſein, qui dans nos jours a donné naiſſance à un Livre très-curieux, qui établit toutes les Maximes neceſſaires, pour parvenir à un but ſi ſouhaitable, & qui s’efforce d’applanir toutes les difficultez, qui pourroient s’y oppoſer. Cet Ouvrage merite d’être lu avec la plus grande attention. Quand il ſeroit deſtitué de ſolidité, ce que perſonne juſqu’ici n’a entrepris de faire voir, il nous donneroit toûjours la Chimere la mieux formée qu’on puiſſe s’imaginer. Il eſt de l’Abbé de St.Pierre,
- ↑ Des gens, qui raffinoient moins ſur les projets de Souverains, ont debité, que la cauſe de tous ces Préparatifs étoit la Princeſſe de Condé, qui avoit donné de l’amour à ce Monarque ſuſceptible, & qui, pour mettre ſon honneur à l’abri de ſes pourſuites, s’étoit retirée dans les Païs-Bas Catholiques. Ils prétendent, que ſon Amant avoit ramaſſé toutes ces forces redoutables, pour conquerir cette Maîtreſſe cruelle, en l’arrachant d’entre les mains des Eſpagnols. Le grand deſſein dont je viens de parler, & ce Projet bas & mépriſable, ne ſont pas incompatibles dans le fond.
- ↑ C’eſt Loüis XIV.
- ↑ Zibeta Orientalis, c’eſt le Muſc. Zibeta Occidentalis, c’eſt quelque choſe de fort contraire au Muſc, quoi qu’elle ſorte d’une ſource toute pareille.
- ↑ L’Auteur a en vuë la fameuſe Fiſtule de Loüis le Grand.
- ↑ L’Hôpital des Fous à Londres.
- ↑ Ce choc des opinions pointues, unies, rondes, quarrées, eſt fort inutile dans cette Allégorie ; n’en déplaiſe aux Admirateurs de cet Ouvrage, parmi leſquels je me range très-volontiers. Ce n’eſt pas le ſeul endroit où l’imagination de l’Auteur s’écarte de la juſteſſe d’eſprit, à force d’outrer les choſes.
- ↑ Ce Jean de Leyden étoit un Tailleur, qui ſe fit Chef d’une Secte de Fanatiques, dans le commencement de la Réformation. Soutenu d’une troupe nombreuſe de ſes partiſans, il s’empara de la Ville de Munſter, & prit le titre de Roi : il y ſoutint le Siege, avec beaucoup d’opiniatreté ; mais, la Ville étant priſe à la fin, il fut puni de mort, comme ſon Fanatiſme ambitieux l’avoit très bien merité.
- ↑ C’étoient dans ce tems les Chiens à grand Collier dans la Chambre des Communes.
- ↑ Qu’on en faſſe un Avocat. La Sale de Weſtmunſter eſt le lieu où l’on plaide : les jeunes Juris-Conſultes, qui frequentent cet endroit, y vont d’ordinaire quatre à quatre dans un fiacre, qui leur coute 3 ſols à chacun.
- ↑ Cet article fait alluſion aux gros Negocians, Quacres & Presbyteriens, auſſi graves dans leur contenance, & réguliers dans l’exterieur de leur conduite, qu’avides de Gain, & atachez à l’Argent.
- ↑ Aſſemblée de Médecins.
- ↑ L’Auteur ne s’explique point clairement ici. Si j’oſois hazarder une conjecture, je devinerois que le Caractere de cet Habitant de l’Hopital des Fous fait alluſion à quelque Favori qui l’orgueil avoit fait tourner la tête.
- ↑ Le Landgrave de Heſſe.
- ↑ Henri VIII. Roi d’Angleterre.
- ↑ Cette belle Aigrette eſt le Titre de Défenſeur de la Foi, que Henri VIII. n’a pas laiſſé de porter, lors même qu’il eut ſecoué le Joug du Pape, & dont les Succeſſeurs font encore parade aujourd’hui.
- ↑ Anne Boulen, cauſe de la rupture fameuſe entre ce Roi & le Pape.
- ↑ La Perſecution de Henri VIII., également furieuſe contre les Proteſtans, & contre ceux qui ne vouloient pas reconnoitre ſa Suprematie au lieu de celle du St. Pere.
- ↑ C’eſt le jeune Edouard, Prince, qui avoit de fort bonnes inclinations, mais qui ne regna pas aſſez long-tems pour faire le bonheur de ſes Peuples.
- ↑ C’eſt la Reine Marie, Femme de Philippe II. Roi d’Eſpagne, fort attachée au St. Siege, & perſecutrice cruelle des Proteſtans.
- ↑ La Reine Eliſabeth.
- ↑ Jaques Premier.
- ↑ Il a toûjours paſſé pour un Prince foible, & ſouverainement poltron.
- ↑ Charles Premier.
- ↑ Cromwel.
- ↑ Charles II.
- ↑ Jaques II
- ↑ Guillaume III.
- ↑ Il arrive aſſez ſouvent, que des Prêtres Papiſtes, & ſur-tout des Jéſuites, ſe mêlent parmi le Clergé Anglican ; & que, faiſant profeſſion de la Religion Proteſtante, ils ne négligent rien, pour ſapper ſourdement l’Etat & l’Egliſe.
- ↑ Aſſemblées differentes de Savans, & de Beaux-Eſprits.
- ↑ Un Adepte, un Partiſan du grand œuvre.
- ↑ Ce ſont quelques Expreſſions miſterieuſes des Adeptes.
- ↑ Il a fait un Livre ſur cet Art merveilleux appellé Anima Magica abſcondita.
- ↑ J’avoue qu’il n’en eſt pas ainſi à mon égard. Le commencement de cette Digreſſion s’entend de reſte : mais, ce Cavalier, qui galoppe par la Ville, qui s’attire les yeux du Peuple, & l’aboiement des Chiens, tout cela eſt un miſtère pour moi ; & j’en laiſſe l’explication aux adeptes, ou aux Commentateurs de profeſſion,
- ↑ Il y a un bon nombre de Dévots ſuperftitieux, qui ont une venération particuliere pour la figure exterieure de la Bible, à l’imitation des Mahometans, qui témoignent le plus profond reſpect pour leur Alcoran.
- ↑ Il eſt certain, qu’il y a des Chrétiens aſſez fous, pour ne trouver rien de litteral dans la Bible, & pour chercher des Myſteres dans les Recits les plus ſimples. Tel eſt un Profeſſeur fameux dans nos Provinces, qui a fait un gros Livre, pour prouver que tous les Miracles de Jeſus-Chriſt ſont autant de Types. D’autres Extravagans cherchent dans les Livres ſacrez la Recepte de la Pierre Philoſophale ; & d’autres, moins groſſiers dans leur Folie, Me. Dacier par exemple, les regardent comme un Traité de Rhetorique. Il y en a même, qui y cherchent leur bonne avanture, en conſultant à l’ouverture du Livre le premier paſſage, qui s’offre à leurs yeux, de la même maniere que les Païens cherchoient leur ſort futur dans Virgile. Ce qu’on appelloit Sortes Vigiliana.
- ↑ Rien au monde n’eſt plus ridicule que l’affectation de ce jargon dévot, qui exprime les choſes les plus ordinaires de la vie par des termes empruntez de l’Ecriture Sainte, qui certainement ne nous eſt pas donnée pour cet uſage-là. D’ailleurs, il n’y a aucune bonté réelle, aucune ſainteté, dans ces expreſſions. C’eſt leur ſens, qui eſt ſacré & utile. Il s’enſuit de-là, que la profanation n’eſt pas tout-à-fait auſſi commune, que le croient les bigots.
- ↑ L’Auteur tourne ici en ridicule certains Saints mauſſades, qui trouvent du crime à tenir leur Vaiſſeau propre ; & qui s’imaginent, que la Sainteté eſt incompatible avec la complaiſance de s’habiller comme le reſte du Genre-humain. Ils feroient bien de ſonger qu’il y a plus d’orgueil à ſe diſtinguer des hommes de ce côté-là, qu’à ſe confondre avec eux. Un Philoſophe dit un jour à Diogene, qu’il voïoit ſon cœur orgueilleux au travers de ſes habits déchirés.
- ↑ Il y a des Sectes, qui trouvent du crime à prier Dieu en ſe mettant à table.
- ↑ Ce Paſſage fait alluſion à la chaleur du Zele, que les Devots s’efforcent d’entretenir dans une vivacite perpetuelle.
- ↑ Toutes les perſonnes, qui admettent la Prédeſtination dans toute ſa rigueur, n’en tirent pas des Conſequences également impertinentes. Il y en a qui croïent, que les Décrets de Dieu ne doivent pas nous empêcher d’agir en Etres raiſonnables, & de nous déterminer vers le parti, qui nous paroit le meilleur ; mais, d’autres abjurent entierement l’excellence de leur Nature, & s’imaginent, qu’il y a de la Vertu, & de la Sageſſe, à ſe conduire en ſimples Machines, & à ſe liever d’une manicre purement paſſive à l’Action de la Divinité.
- ↑ Voyez Don Quichotte.
- ↑ Ceux de l’Egliſe Anglicane accuſent les Presbyteriens d’être ennemis de l’Ordre dans le Culte.
- ↑ C’eſt une piéce monſtrueuſe de Pierres entaſſées ſans ordre avec des peines infinies, ſans qu’on en puiſſe deviner le but.
- ↑ Rien n’eſt plus ordinaire aux Devots de profeſſion, que de couvrir leurs mauvais deſſeins du voile de la pieté ; & ils ne ſont jamais plus à craindre, que lorſqu’ils ſont dans les plus grands accès de leurs extaſes devotes. On dit que Cromwel, fameux Partiſan de Jean, ſe ſervoit quelquefois d’une Ruze aſſez particuliere, pour duper les Ambaſſadeurs, Eſpions privilegiez des Souverains. Quand il ſavoit, que quelqu’un de ces Meſſieurs étoit dans ſon Antichambre pour avoir Audience, il ſe metoit à prier tout haut le bon Dieu, avec toute la ferveur poſſible, de favoriſer tel ou tel deſſein. Le pauvre Ambaſſadeur, ne croïant pas qu’un homme fût capable de ſe moquer du Ciel, pour mieux tromper les hommes, ne manquoit pas de donner dans le Panneau ; &, par-là, ſon Maitre, ſe précautionnant contre un Projet chimerique, ſe rendoit incapable de prévenir les veritables deſſeins de cet illuſtre Fourbe.
- ↑ Les Dévots ſont d’ordinaire ſujets aux fantaiſies les plus biſarres : ils croïent ſe ſanctifier, par des manieres diametralement opoſées à celles des autres hommes.
- ↑ Il n’y a point de gens plus cruels, en general, que ceux qui ſe couvrent du maſque de la Devotion. Toûjours prêts à proſcrire, & même à damner éternellement, ceux qui n’adoptent, ni leurs ſentimens, ni leurs manieres.
- ↑ Ceci réflechit ſur ces tons de voix lamentables, & ces cris ridicules, dont pluſieurs Prédicateurs devots touchent les ſens de leurs auditeurs, au lieu de convaincre leur raiſon par de bonnes preuves.
- ↑ Certains Devots, partiſans de Jean, ont la Muſique en horreur, comme la plus affreuſe mondanité ; quoi que rien au monde ne ſoit plus innocent : ils la trouvent ſur-tout abominable dans le Culte religieux.
- ↑ Ce ſont tous des lieux, où il ſe fait un bruit auſſi grand, que deſagréable.
- ↑ Les Presbyteriens ont une haine furieuſe contre toutes ſortes de peintures expoſées dans les Egliſes, dans quelque vue que ce ſoit.
- ↑ Cet endroit paroit un peu obſcur ; je crois l’entendre pourtant. Certains Devots, pieux par grimace, & réellement criminels, comme les Phariſiens, ſe croïent nettoïer de leurs défauts, par des jeunes, & des penitences exterieures, qui, ne venant pas d’un bon principe, & étant mêlées d’Hypocriſie, deviennent des crimes elles-mêmes. De cette maniere, le Devot devient plus ſale, à force de ſe laver.
- ↑ Ce ſont les Sermons, dont quelquefois la Rhetorique eſt un mélange de chaleur, d’aigreur, & de douceur.
- ↑ Tout le monde connoit les Soupirs & les Gemiſſemens continuels des Bigots. On diroit que ces gens-la prennent la vertu pour une diſpoſion étrangere de l’ame, qui lui donne la torture. Ce qui eſt très-faux, ſur-tout par raport à une Pieté avancée. Elle met l’ame dans ſon plus haut degré de perfection ; &, lui faiſant ſentir fortement l’excellence de la nature, elle doit la remplir de ſatisfaction & de joye : elle doit même répandre la tranquillité, & le contentement, dans tout l’exterieur.
- ↑ Le faux Zêle porte ſouvent les Devots à s’expoſer ſans néceſſité à la Perſecution, contre la premiere loi de la nature, qui eſt le principe de toute la morale & contre les ordres expres de notre Sauveur. La Vanité a ſouvent beaucoup de part à cette conduite. C’eſt un beau titre, que celui de Martir de la Verité, c’eſt un titre fort flatteur ; mais, le nombre de ceux qui le meritent eſt bien petit.
- ↑ Il n’eſt pas rare de trouver des gens, qui ſe vantent de ce qu’ils ont ſoufert pour l’Egliſe, & qui par-la veulent ſe faire conſiderer, comme les grands boulevards de la Religion.
- ↑ Il eſt certain que les Papiſtes, & les Presbyteriens, ſe contrecarrent avec plus d’affectation, que les mêmes Papiſtes, & les autres Sectes d’entre les Proteſtans. Cependant, leur pieté eſt plus ſemblable quelquefois, qu’ils ne penſent : ils ſont fort étroitement unis par une certaine Devotion Monachale, par le Quiétiſme, par les Auſteritez, & par ces marques exterieures de pieté, qui ſont le vrai Phariſéiſme. N’oublions pas l’Intolerance, qui eſt auſſi incompatible avec une Vertu raiſonnée qu’inſéparable de la Bigotterie.
- ↑ Les Devots ont bien ſouvent un air aſſez ſemblable à celui d’un homme conſtipé ; & ils mettent une Dévotion toute particuliere dans une certaine tournure afreuſe, qu’ils ſavent donner à leurs yeux.
- ↑ Libr. de aere, locis, & aquis.
- ↑ C’eſt une Expreſſion devote, pour dire ſaintement, avoir Commerce avec un Homme.
- ↑ Scaliger en établit un ſixiéme.
- ↑ Ce Paſſage fait alluſion au Regne de Jaques II., qui abolit les Loix penales faites contre ceux de l’Egliſe de Rome, & contre les Nonconformiſtes.
- ↑ Guillaume III remit en vigueur les Loix contre le Papiſme ; mais, il trouva à propos de tolérer les Presbyteriens.
- ↑ Le Pére d’Orleans,
- ↑ C’étoient les Habitans de Trezene.