bookLe Conte du tonneau(1704)Jonathan SwiftHenri Scheurleer1732La HayeTTome premierSwift - Le Conte du tonneau - tome 1 - Scheurleer 1732.djvuSwift - Le Conte du tonneau - tome 1 - Scheurleer 1732.djvu/10-
LE CONTE
DU
TONNEAU,
Contenant tout ce que les
ARTS, & les SCIENCES
Ont de plus SUBLIME,
Et de plus MYSTERIEUX ;
Avec pluſieurs autres Pieces très-curieuſes.
Par Jonathan Swift,
Doïen de St. Patrick en Irlande.
Traduit de l’Anglois.
TOME PREMIER.
À LA HAYE,
Chez HENRI SCHEURLEER.
M. DCC. XXXII.
AU
TRÈS NOBLE
ET PUISSANT SEIGNEUR
ADRIEN PIERRE
BARON de HINOJOSA,
PRESIDENT DE LA COUR D’HOLLANDE, ZEELANDE, ET DE WESTFRISE ; &c. &c. &c.
oble et puissant seigneur,
Offrir à quelqu’un ce que
la Nation du Monde la plus
ſpirituelle & la plus ſenſée a produit de plus judicieux & de
plus delicat, c’eſt ſupposer indubitablement
en celui à qui on
le dédie beaucoup de Penetration
& de grandes Lumieres.
Cette Verité, Noble & Puiſſant Seigneur, me meneroit naturellement
aux Eloges qui
ſont dus à Vos belles Qualités,
si j’étois aſſez imprudent
pour me livrer au Zèle que je
me ſens pour tout ce qui eſt
eſtimable en Vous.
Nous vivons dans un Siecle,
où le vrai Merite doit
conſiderer comme une Inſulte
les Louanges, qui ne font
qu’enfler un Discours ſans lui
donner le moindre Corps ; &
qui, à force d’être appliquées indifferemment à toutes ſortes
d’Objets, ont perdu le droit
de ſignifier quelque choſe.
Quand même les Eloges
ſeroient auſſi rares que les
Vertus dont ils devroient être
naturellement la Récompenſe ;
je ſerois inconſideré, ſi je me
donnois les Airs d’entreprendre
Votre Panegyrique. Je n’ai
pas aſſez de Vanité, pour croire
que mon Approbation ſoit
de niveau avec Votre Merite ;
& je ſuis trop vain, pour vouloir
paſſer dans le Monde pour le
Plagiaire de la Voix publique.
Je me contente, Noble &Puiſſant Seigneur, de Vous
prier de recevoir avec Votre
Bonté ordinaire cette foible Marque de mon Dévoûment :
&, en implorant Votre Bienveillance,
je ſouhaite que cet
Ouvrage puiſſe contribuer à
vous délaſſer agréablement
l’Eſprit, quand il eſt fatigué
des Peines infinies que Vous
vous donnez ſans relâche, pour
sauver les Biens, l’Honneur, &
la Vie des Hommes, de cette
Mer orageuſe de Chicanes, qui
inondent les Tribunaux.
Je ſuis avec un très-profond
Respect,
Noble & Puiſſant Seigneur,
VOTRE
très-humble & très-obéïſſant Serviteur,
H. SCHEURLEER.
PREFACE DU TRADUCTEUR.
i jamais Livre a eu beſoin
d’une Préface, j’oſe dire que
c’eſt celui-ci. Il est vrai,
qu’il eſt déja tout chargé de
toutes ſortes de Diſcours préliminaires ;
mais, ce n’eſt nullement dans le deſſein
de nous faire entrer dans les veritables
Vuës de l’Auteur : ce ſont plûtôt des
parties de l’Ouvrage même ; & les
Ironies Satiriques, dont ils ſont tout
remplis, tendent au même But que tout
le Livre.
Les Anglois le conſidérent avec raiſon
comme un Chef-d’Oeuvre de fine
Plaiſanterie ; &, malgré la langueur,
qu’une Traduction doit de neceſſité donner
à ces ſortes de Productions d’Eſprit,
je croi que le Lecteur conviendra, qu’il eſt difficile de trouver dans
aucune Langue un Ouvrage ſi plein de
feu, & d’imagination. Il eſt vrai en
même tems, qu’il ne ſe peut rien de plus
biſarre. La Narration eſt interrompuë
continuellement par des Digreſſions, qui
occupent plus de place que le Sujet principal ;
mais, cette Biſarrerie n’eſt point
l’effet d’un Eſprit dereglé, qui s’échape
à ſoi-même, & dont la Raiſon ne
ſauroit maitriſer la fougue : ce Deſordre
eſt affecté, pour tourner en ridicule les
Auteurs Anglois les plus modernes, qui
ſe plaiſent à ces ſortes d’Ecarts impertinens,
uniquement pour donner du volume
à leurs Productions.
Ces Digreſſions, d’ailleurs, ſont d’un
Tour ſi particulier, & pleines d’un Badinage
ſi ingénieux, & ſi peu commun,
qu’il eſt impoſſible qu’un Lecteur,
qui a aſſez de pénétration & de jugement,
pour déveloper la délicate ſolidité
de ces Ironies, s’impatiente de retourner
au Sujet principal.
La plûpart de ces Diſſertations incidentes
ſervent à jetter un Ridicule ſur les
Modernes, & ſur-tout ſur ceux d’entr’eux
qui s’emparent du beau Nom de
Critiques. L’Auteur de cet Ouvrage eſt grand Partiſan des Anciens, & peut-être
Partiſan outré. J’aurois tort de
décider là-deſſus, parce que adhuc ſub Judice Lis eſt. Le Procès n’eſt pas encore
vuidé, & peut-être ne le ſera-t-il
jamais. Quoiqu’il en ſoit, jamais le Parti des Anciens n’eut un plus habile Defenſeur.
Juſqu’ici, les Avocats de cette
Faction n’ont été gueres que des Savantas, qui ne ſavoient que dire des Injures
groſſieres, & oppoſer à leurs Antagoniſtes
un Bouvelard faſtueux de Citations
inutiles, fondé ſur un Orgueil pédantefque.
C’étoient des gens ſi familiariſez
avec les Langues ſavantes, qu’ils
ne ſavoient qu’à peine tourner une Période
dans leur Langue maternelle ; &, par
malheur pour eux, ils avoient à faire à
des gens, qui avoient de l’Eſprit, du
feu, du ſtile, & qui ſavoient s’inſinuer
dans l’Eſprit du Lecteur par un Badinage
élégant, & par une Raillerie délicate.
Notre Auteur eſt le premier de ſon
Parti, qui ait ſu mettre les Rieurs de ſon
coté, & combatre les Modernes avec
leurs propres Armes.
Ceux, à qui il en veut le plus, ſont les
Critiques de profeſſion, Race de petits
Eſprits, dont le mince bon-ſens animé par une bonne doze de malignité, ne s’ocupe qu’à
raſſembler les endroits foibles
des Auteurs les plus illuſtres, ſans leur
rendre la moindre juſtice ſur l’art qui
anime tout le corps de leurs ouvrages,
& ſur les paſſages admirables, qui les embelliſſent
par-tout. C’eſt avec raiſon,
que l’Auteur fait main baſſe ſur cette
lâche Vermine de Garçons Beaux-Eſprits ;
& je ſuis perſuadé, que les plus éclairez
d’entre les Modernes lui en ſauront
autant de gré, que les plus zélez Partiſans
de la venerable Antiquité.
La Pièce principale, qu’on trouvera
dans ce premier Volume, eſt intitulée Le Conte du Tonneau, pour les Raiſons qu’on
trouvera dans la Préface de l’Auteur. Le
But en eſt de tourner en ridicule la Superſtition,
& le Fanatiſme, qui deshonorent
abſolument une Religion, qui,
dans ſon Inſtitution primitive, n’a eu
pour toute Parure qu’une raiſonnable
Simplicité. Tout cet Ouvrage eſt une
Allégorie parfaitement bien ſoutenue
d’un bout à l’autre, & très-propre à
faire revenir d’un Paganiſme déguiſé,
ceux qui ſe font une gloire d’être apellez
Chrétiens : elle eſt capable de les
faire renoncer à de certaines Subtilitez metaphyſiques, qui éblouiſſent le
plus ceux qui les comprennent le
moins, & à de certaines Imaginations
creuſes, qu’on honore du titre d’Inſpirations,
quoiqu’elles ne ſoient réellement que
l’effet de certaines Vapeurs ordinaires
à des Conſtitutions atrabilaires
& hypocondriaques.
Pour mettre le Lecteur au fait de cet
Ouvrage Allégorique, il ſera bon, je
crois, de lui en tracer ici un Plan abrégé.
Un Père a trois Fils. Avant que de
mourir, il leur donne à chacun un Habit
neuf d’une grande Simplicité, mais qui
en recompenſe a la propriété de ne s’uſer
jamais, & d’etre toujours juſte au
corps de celui qui le porte. Il leur ordonne
ſous de grandes peines de le broſſer ſouvent, mais de n’y rien changer,
ni de le relever par aucun Ornement. Il
leur donne encore un Teſtament, qui
contient tous les Préceptes, qu’ils doivent
obſerver, pour porter leur Habit
conformément à ſa volonté, & pour
vivre enſemble dans une Amitié fraternelle.
Ils obſèrvent ponctuellement ces
ordres pendant quelque tems ; mais, ſe
voïant mépriſez, parce qu’ils ne ſe conformoient
pas à la Mode, ils ne négligent rien pour expliquer les Préceptes
du Teſtament d’une manière favorable
à leurs Caprices. Un d’entreux, le plus
verſé dans la Philoſophie, leur applanit
toutes les Difficultez, par des Sophiſmes ſubtils, & leur fait charger leurs
Habits de toutes ces Parures introduites
par la Folie inconſtante du Genre-humain :
il leur perſuade même à la fin
d’enfermer le Teſtament dans un coffre-fort,
pour s’épargner la fatigue continuelle
de l’Interprétation. Enorgueilli
par ſes prétenduës Lumières, il s’érige
peu à peu en Tyran, & veut obliger
ſes Freres à ſouſcrire à ſes imaginations
les plus chimeriques & les plus contradictoires :
il porte même l’extravagance
juſqu’à vouloir être apellé Mylord Pierre ;
&, voïant que leur ſoumiſſion n’alloit
pas auſſi loin que ſes fantaiſies, il les
chaſſe de la Maiſon Paternelle. Avant
que de le quitter, ils ſont aſſez habiles
pour tirer du Teſtament une Copie Autentique ;
&, dès qu’ils s’en ſont emparez
ils prennent l’un le Nom de
Martin, & l’autre celui de Jean.
Ils ſe logent dans une même Maiſon,
& ſe mettent d’abord à réformer leurs
Habits. Martin le fait d’une manière calme & ſenſée, & aime mieux y laiſſer
quelque Ornement peu eſſentiel, que de
le déchirer. Pour, Jean il n’écoute que
ſon Zele ; il le met tout en lambeaux :
& voïant que ſon Frère ne veut pas l’imiter,
il ſe brouille avec lui, cherche
un quartier ailleurs, & donne dans les
plus hautes Extravagances.
On voit facilement, que, dans cette
Allégorie, les Habits ſimples, c’eſt la Religion
Chrétienne dans ſa premiere Pureté ;
le Teſtament du Père, les Livres
du Nouveau Teſtament ; ces Parures,
les Ceremonies & les Dogmes de la
Religion Catholique ; Mylord Pierre,
le Pape, ou l’Egliſe Romaine ; Martin, la Religion Lutherienne, Jean,
la Religion Reformée ; & ainſi du suite.
L’Auteur paroit favoriſer ici Martin,
aux Dépens de Jean, dont il turlupine
preſque par-tout le Zele inconſideré.
La raiſon en eſt, qu’il veut plaider la
Cauſe de l’Egliſe Anglicane, qui, à l’Exemple
des Luthériens, a gardé pluſieurs
Cérémonies des Catholiques, dont elle
croïoit la Reforme trop dangereuſe : au
lieu que les Calviniſtes, pour vouloir reformer avec trop de rigueur, ont mis eux-mêmes des bornes à leur Réformation.
D’ailleurs, il range ſous les Etendarts
de Jean toutes les différentes Sectes
de Fanatiques, qu’il regarde comme
ſorties du ſein de la R. Réformée, telle
qu’elle eſt établie en Angleterre ſous le
Nom de Presbyterianiſme.
Je ſuis perſuadé que ce que je viens
de dire à l’avantage de ce Conte ſurprendra
beaucoup la plupart des perſonnes,
qui en ont entendu parler. Tous les
Dévots en Angleterre regardent cet Ouvrage
comme le dernier Effort d’une
Imagination libertine, qui ne ſonge,
qu’à fonder l’Irréligion ſur la Ruine de
toutes les Sectes Chrétiennes. De la
manière dont la maſſe générale des hommes,
qui ont une Religion, eſt faite, il
faut de neceſſité qu’elle en forme ce jugement.
D’ordinaire, chaque individu
humain embraſſe les opinions de ſa Secte,
pour ainſi dire, en bloc ; & il croit impoſſible
d’être d’une telle, ou d’une
telle Religion, ſi l’on héſite ſeulement
ſur le moindre Article de ſa Confeſſion
de Foi. Nous héritons la Religion de nos
Parens : ils nous en délivrent les Dogmes
ſolides & raiſonnables pêle-mêle
avec le Fanatiſme & la Superſtition. Heritiers crédules, & inconſiderez, nous
ne diſtinguons pas ce qu’il y a de réellement
beau & d’utile dans ce Tréſor,
d’avec la fauſſe monoye, qui, la plûpart
du tems, brille & frappe d’avantage que
l’or pur & veritable. Dans cette malheureuſe
prévention, un homme, qui
examine, & qui oſe trouver quelque
choſe à redire à la moindre particularité
étrangère de chaque Secte Chrêtienne,
paſſe dans notre Eſprit pour un Libertin,
qui les rejette abſolument les unes
& les autres, & qui eſt indigne de porter
le nom de Chrêtien.
Il eſt impoſſible, cependant, qu’un
homme, qui a des Lumieres, & qui
prend l’Evidence pour la ſeule Regle de
ſes Opinions, ne ſoit pas dans cette
ſituation d’Eſprit ; & qu’il trouve quelque
part un Corps de Doctrine & de
Cérémonies religieuſes, où l’attention
la plus forte ne ſoit pas capable de
ſentir le moindre défaut, le moindre
foible.
Tous les Chefs de Sectes ont été des
Hommes : il eſt naturel, que la vanité,
le dépit, & l’eſprit de contradiction,
les aïent jettez dans quelque égarement ;
& qu’un homme, qui ſe trouve dans une aſſiette calme & Philoſophique,
s’en apperçoive ſans peine.
J’ôſe promettre à tous ceux, qui ſont
capables de ſentir cette Verité, qu’ils
ne trouveront rien ici, qui ait le moindre
Air de Libertinage, & d’Irreligion.
L’Auteur ne touche jamais à aucun de
ces Dogmes, que toutes les Sectes
Chrêtiennes regardent comme fondamentaux.
Il turlupine, dans l’Egliſe
Romaine, ce qu’il conſidere, comme
des Doctrines inventées, pour aſſervir la
Raiſon à l’Autorité humaine, & à une ſtupide
Credulité ; &, par raport aux differentes
Branches de la Religion Proteſtante,
il tourne en ridicule cet Eſprit
d’Enthouſiaſme & de Fanatiſme, qui
rend la Pieté incompatible avec le Sens-commun.
Je m’imagine que toutes les
perſonnes ſenſées en ſeront obligées à
l’Auteur. On ne ſauroit rendre veritablement
un plus grand ſervice à la ſeule
Religion raiſonnable, & digne de la
Majeſté de Dieu & de l’Excellence de
la Nature humaine, que de la debaraſſer
de la Superſtition, & de la Chimere,
qui, non ſeulement l’aviliſſent, mais la
détruiſent de fond en comble, en l’arrachant
de ſa baze unique & ſolide, laRaison & le Bon-Sens. La Pieté eſt pour
ainſi dire la Santé de l’Ame : les Superſtitieux,
& les Fanatiques, en font une
Fièvre chaude ; & quiconque s’efforce à
y remedier efficacement mérite les plus
grands éloges.
Certaines perſonnes m’objecteront
ſans doute, qu’il eſt contraire à la bienſéance
de railler ſur les Matières de Religion ;
&, qu’au lieu de turlupiner,
l’Auteur auroit bien fait de découvrir
l’Extravagance de ceux qu’il a en vuë,
par des Raiſonnemens graves & ſerieux.
La Réponſe ſuit d’elle-même de ce que
j’ai déjà établi : il ne s’agit point ici de
Matieres de Religion il s’agit de certaines
Extravagances, & de certains Egaremens
d’Eſprit, qui n’ont rien de
commun avec la Religion, & qui y
ſont preſque auſſi contraires que l’Irreligion
même. D’ailleurs, le moïen de
raiſonner ſerieuſement avec des gens,
qui n’admettent pas le bon-ſens comme
juge naturel de leur ſentimens, & qui
trouvent du crime à y avoir recours ?
S’il y a quelque choſe qui puiſſe reveiller
leur Raiſon de la Lethargie où ils
la jettent de propos déliberé, c’eſt le
ſel piquant de la Raillerie.
J’avoue que l’Auteur auroit bien fait
de badiner un peu plus ſagement, &
de ne pas mêler à ſes Ironies certains
Tours gaillards, qui révoltent une Imagination
un peu délicate. J’ai adouci
ces Endroits autant qu’il m’a été poſſible ;
& j’oſe eſperer que la Pudeur du
Public François ne ſe gendarmera jamais
contre mes Expreſſions.
Je conviens encore, qu’à mon avis
l’Auteur auroit agi ſagement, en écartant
toujours de ſes Badinages tout Paſſage
formel de l’Ecriture Sainte. Il eſt
vrai qu’il ne les turlupine jamais dans
leur Sens naturel, qui dans le fond eſt
le ſeul reſpectable ; il n’en tourne en
ridicule que l’aplication honteuſe, qu’en
font des eſprits foibles : mais, tous les
Lecteurs ne ſont pas capables de faire
cette Diſtinction, qui eſt quelquefois
aſſez délicate ; & il y a de la charité,
& de la prudence, à leur épargner ces
ſortes de Scandales.
Il n’importe gueres, qui ſoit l’Auteur
de cet Ouvrage. Je drai pourtant,
que des gens l’ont attribué au célèbre
Chevalier Temple ; mais, que l’Opinion
générale le donne au Docteur Swift, Miniſtre
Anglican, & un des plus beaux Eſprits de la Grande-Bretagne. Si réellement
il y a de grands Lambeaux de ce
Livre qui ſe ſont perdus ; ou bien ſi
l’Auteur a afecté d’y laiſſer un bon
nombre de Lacunes, pour le faire mieux
reſſembler à un Manuſcrit ancien c’eſt
ce que j’ignore abſolument : & le Public
peut l’ignorer avec moi, ſans y perdre
beaucoup.
Je dirai peu de choſes de ma Traduction.
J’ai fait tous mes efforts pour la
rendre bonne, malgré la Difficulté terrible,
qu’il y a à faire paſſer heureuſement
d’une Langue dans une autre tout
ce que l’Ironie a de plus fin, tout ce
que la Raillerie a de plus vif, & tout ce
que les Expreſſions figurées ont de plus
hardi. Cette Difficulté eſt ſi grande,
que juſqu’ici perſonne n’a entrepris de
les ſurmonter ; & que je mérite le titre
de Téméraire, ſi je l’ai tenté ſans le
moindre ſuccès.
Ce que je ſai d’avance, c’eſt que,
quand j’aurois réüſſi autant que je puis
le ſouhaiter, les Beaux-Eſprits Anglois
ne ſeront pas trop contens de ma Traduction :
du moins, ils ne manqueront
pas d’en parler ſur ce pied-là. Ce ſont
des gens ſpirituels, & judicieux, s’il y en a au monde ; & il y auroit de la ſottiſe
à leur diſputer ces qualitez : mais,
ils excellent du coté de l’amour-propre
autant que du coté du mérite ; & je
n’en ai jamais vu un ſeul, qui parlât
avec éloge d’un Livre eſtimé chez eux,
& traduit dans un autre Langue. Il faut
avouer que leur vanité ſe conduit à cet
égard avec beaucoup de fineſſe : ſi un
Ouvrage, dont ils font grand cas, déplaît
aux Etrangers, c’eſt la faute du
Traducteur ; &, s’il eſt aprouvé, ils donnent
la plus haute idée de l’Original, en
faiſant croire qu’il a été affoibli par la
Traduction.
Ils me permettront pourtant de leur
dire, qu’en parlant avec mépris généralement
de tout ce qui paſſe de leur Langue
dans une autre, ils ne peuvent que décrediter
leurs Productions dans l’Eſprit
des gens qui réfléchiſſent : ils font
penſer, qu’il eſt impoſſible de bien traduire
leurs Ouvrages ; ce qui fait ſoupçonner
naturellement, que ce qui y frappe
le plus conſiſte plutôt dans l’Expreſſion,
que dans le Sens. Pour moi, qui
ſuis au fait, & qui ai lu avec attention
ce qu’ils ont produit de plus eſtimé, je ne
ſaurois être de cette Opinion ; je ſais que leurs meilleurs Ouvrages ont une
Bonté réelle, qui ne dépend pas du
Langage, & dont on peut rendre à peu
près l’équivalent dans toutes les Langues
du Monde.
Si leurs plaintes, ſur le ſujet en queſtion, a encore quelque autre motif que
la vanité, je croi qu’on peut le deviner
ſans peine.
Les Anglois ſont outrez, & libres à
l’excès, dans leur tour d’Eſprit, comme
dans leur Conduite, & dans leurs
Manières : leur Imagination pétulante s’évapore
toute entière en Comparaiſons,
& en Métaphores ; & je ſuis ſurpris que
leurs plus habiles gens ont une eſtime
& une vénération ſi grande pour les
Anciens, dont ils imitent ſi mal le Naturel
& la noble Simplicité. J’avouë que
d’ordinaire leurs Expreſſions figurées,
malgré la biſarrerie d’imagination qui
s’y découvre, ont un Sens admirablement
exact ; mais, dans le grand nombre,
il s’en trouve d’extrêmement forcées,
& dont il faut chercher la juſteſſe. Quoique ces Endroits frapent & charment
les Lecteurs Anglois, dont le tour
d’Eſprit eſt au niveau de celui des Auteurs,
ils ne ſauroient que déplaire à des Etrangers d’un Eſprit plus exact, &
moins fougueux ; &, par-là, un Traducteur
sensé ſe voit dans l’obligation de
mettre dans ſes Periodes quelque degré
de chaleur de moins. Les Beaux-Eſprits
Britanniques s’en aperçoivent ; & ils
prennent un effet de prudence, pour
un défaut de génie, & d’imagination :
ils ſe plaignent de ce qui mérite peut-être
des éloges.
Je finirai cette Préface, peut-être
déjà trop longue, en avertiſſant que
j’ai trouvé à propos de faire quelques
Remarques dans les Endroits qui me paroissent
pouvoir arrêter un Lecteur judicieux.
Si j’avois voulu en faire aſſez
pour rendre tout clair à des gens qui n’ont
ni lecture, ni pénétration, le Commentaire
auroit étouffé le Livre.
CATALOGUE
DE PLUSIEURS
TRAITEZ,
Faits par le même Auteur, & dont il fait mention dans les Diſcours ſuivans, comme d’Ouvrages qui verront bien-tôt le jour.
1 Le Caractere de l’Aſſortiment de Beaux-Eſprits qu’on trouve à preſent en Angleterre.
2 Un Eſſai de Panégyrique ſur le Nombre Trois.
3 Une Diſſertation ſur les Productions principales d’une Ruë de Londres nommée Grubſtreet[1].
4 Des Lettres ſur la Diſſection de la Nature Humaine.
5 Le Panegyrique du Monde.
6 Un Diſcours Analytique sur le Zêle,
conſideré Hiſtori-Theo-Phyſi-Logicalement.
7 Hiſtoire Générale des Oreilles.
8 Défenſe modeſte de la Conduite de
la Populace dans tous les Ages.
9 Deſcription du Roiaume des Abſurditez.
10 Un Voiage par l’Angleterre, fait
par un Noble de la Terre Auſtrale inconnuë,
traduit de l’Original.
P Uiſque l’Auteur a fait une ample
Dedicace à un Prince[3] dont aparemment je n’aurai jamais l’honneur d’être connu, & qui est fort peu conſideré par les Ecrivains de nôtre ſiécle, me trouvant exempt de l’eſclavage que les Auteurs impoſent ſouvent aux Libraires, je me croi ſage dans ma preſomption, en oſant dedier à Vôtre Grandeur les Ecrits ſuivans, & les confier à sa protection. Je laiſſe au bon Dieu & à Votre Grandeur, à en connoitre
le merite & les defauts : pour moi,
je n’y comprend rien ; & quand tout
le monde n’y entendroit pas plus de fineſſe,
que moi, le débit de l’Ouvrage
n’en ſera pas moins grand. Le nom de
Votre Grandeur, brillant au fronſtipice
du livre en lettres Capitales, me débaraſſera
facilement d’une Edition tout au
moins ; & je ne demanderois pas davantage,
pour m’élever à la qualité d’Echevin,
que le privilege de dedier à VotreGrandeur, à l’excluſion de tout autre
Auteur ou Libraire.
Me prevalant du droit d’un faiſeur de
Dedicaces, je devrois ici vous donner
une liſte de vos propres vertus, sans
avoir pourtant le moindre deſſein de
choquer votre modeſtie. Sur-tout, ce
ſeroit ici le lieu de faire un portrait
pompeux de votre généroſité pour des
gens qui joignent de grands talens à
une petite fortune, & de vous faire entendre
d’une maniere entre groſſiere &
délicate, que je m’entends par-là moi-même.
Je vous avouerai franchement, Mylord,
que j’ai eu l’intention de ſuivre
cette route batue, & que j’avois déja commencé à extraire d’une centaine
d’Epitres Dédicatoires une Quinteſſence de louanges appliquables à Votre
Grandeur, quand je fus arrêté par un
accident imprevu. En jettant par hazard
les yeux ſur la couverture de ces Ecrits,
j’y trouvai en grandes lettres les mots
ſuivans, Detur digniſſimo ; & je les
ſoupçonnai auſſi-tôt d’enveloper un ſens
digne d’attention.
Il arriva par hazard, qu’aucun des Auteurs
que j’emploïe n’entendît le Latin,
quoique je les aïe païez ſouvent
pour la traduction de livres écrits en cette
langue. Je fus donc obligé d’avoir
recours au Curé de ma Paroiſſe, qui
traduiſit ces mots ainſi, que ceci ſoit
donné au plus digne ; & ſon commentaire
me fit comprendre, que l’intention
de l’Auteur étoit que cet Ouvrage fut
dedié au Genie le plus ſublime du ſiecle
pour l’eſprit, le ſavoir, le jugement,
l’Eloquence, & la Sageſſe.
Là-deſſus, je donne un coup de pied
pour aller trouver un Poëte, qui travaille
pour ma boutique, & qui demeure
dans un cu-de-ſac proche de ma maiſon.
Je lui montre la verſion Angloiſe des
mots en queſtion, & je le prie de me guider dans la recherche que je voulois
faire du perſonnage que l’Auteur a eu
dans l’Eſprit.
Après avoir médité quelques momens,
il me dit, que la Vanité étoit
une choſe qu’il avoit en horreur, mais
qu’il étoit obligé en conſcience de m’avouer,
qu’il étoit ſûr que la choſe le regardoit
lui-même ; & en même temps
il m’offrit fort obligeamment de faire
pour moi gratis une Dedicace adreſſée à ſon
propre mérite. Ne voulant pas
lui diſputer la ſuperiorité qu’il s’attribuoit,
je le priai de faire une ſeconde
conjecture : eh mais ! me répondit-il, ce
doit être moi, ou Mylord Somers. Delà,
je fus viſiter un grand nombre d’autres
beaux-eſprits de ma connoiſſance,
avec grande fatigue, & grand riſque
de me caſſer le cou ſur tant de degrés
obſcurs qui conduiſent aux Galetas.
C’étoit par-tout la même choſe : je
trouvois tous les habitans du plus haut
étage dans la même admiration d’eux-mêmes,
& de Votre Grandeur.
Ne croyez pas, Mylord, que je
prétende debiter, comme un effet de ma
propre induſtrie, ces meſures ſi bien
concertées pour répondre juſte à l’intention de mon Auteur ; j’avouë ingénûment,
que je les dois à une Maxime que
j’ai retenuë, & qui dit que celui, à qui
tout le monde aſſigne la ſéconde place
du mérite, a un titre inconteſtable pour
occuper la premiere.
Conformement à cette verité, mes
viſites me perſuadérent que Votre Grandeur
étoit la perſonne que je cherchois ;
& auſſi-tôt j’emploïai mes beaux-eſprits
à raſſembler des idées & des ingrediens
propres à entrer dans le Panegyrique de
vos vertus.
Deux jours après, ils m’apportèrent
dix feuilles de papier remplies de tous
côtez ; & ils me jurérent, qu’ils avoient
ſaccagé tout ce qu’on peut trouver de
beau dans les caracteres de Socrate,
d’Ariſtide, d’Epaminondas, de Caton,
de Ciceron, d’Atticus, & d’autres grands
Noms difficiles à retenir. Je croi pourtant
que ce ſont des fourbes, qui en impoſoient
à mon ignorance car, quand
je me mis à examiner leurs collections,
je n’y vis rien que moi & tout autre ne
fuſſions auſſi bien qu’eux : ce qui me fit
croire, qu’au lieu de piller les anciens, mes
drolles n’ont fait que copier ce que les
modernes diſent unanimement ſur votre Chapitre. De cette maniere, Mylord,
j’en tiens pour mes cinq piſtoles, que
j’ai debourſées ſans aucune utilité.
Si encore en changeant le titre, je
pouvois faire ſervir les mêmes materiaux
pour une autre Dédicace, comme
font ſouvent pluſieurs gens qui me
valent bien, ma perte ſeroit réparable :
mais des gens ſenſez, à qui j’ai communiqué
ces préparatifs, y eurent à peine
jetté les yeux, qu’ils m’aſſurérent,
qu’il n’étoit pas faiſable d’appliquer tout cela
à tout autre qu’à Votre Grandeur.
Je m’attendois du moins à y trouver
quelque choſe de la conduite de Votre
Grandeur à la tête d’une armée, de
votre intrepidité à monter une breche,
ou à eſcalader une muraille[4]. Je me flattois
d’y voir votre illuſtre race deſcendant
en ligne directe de la maiſon d’Autriche ; avec vos talens merveilleux
pour l’ajuſtement & pour la danſe,
& avec votre profond ſavoir dans l’Algèbre,
les Mathematiques, & les Langues
Orientales : en un mot, je m’attendois
à quelque choſe, où ni moi ni le
public ne devions pas naturellement
nous attendre. C’eſt-là ce qui m’auroit
accommodé à merveille : car, d’aller jetter
à la tête des gens la vieille Hiſtoire
de votre génie, de votre ſavoir, de votre
ſageſſe, de votre juſtice, de votre
politeſſe, de votre candeur, de l’égalité
de votre ame dans toutes les revolutions
differentes de la vie humaine, de
votre diſcernement à déterrer le merite,
& de votre promptitude à l’honorer
de vos bienfaits, & mille autres lieux communs, ce ſeroit en vérité ſe moquer du monde. Qui peut ignorer, qu’il n’y a point de vertu qui concerne, tant la vie publique, que la vie particulière, dont dans les différentes conjonctures de la vôtre vous n’aïez donné de brillans exemples ? Il eſt bien vrai, que vous avez un petit nombre de grandes qualitez, qui auroient été inconnues à vos amis, faute d’occaſion de paroitre avec éclat ; mais, vos Ennemis ont eu le ſoin de les étaler, & de les mettre dans leur
plus beau jour, en leur donnant de l’exercice.
Dans le fond, je ſerois bien faché que
le grand exemple de vos vertus fut perdu
pour nos neveux : ce ſeroit grand
dommage pour eux & pour vous ; ſurtout,
parce qu’il ſeroit ſi propre à ſervir
d’ornement à l’Hiſtoire du[5] dernier Regne :
mais, c’eſt de-là même que je tire
une forte raiſon pour garder là-deſſus le
ſilence ; des gens ſages m’ont aſſuré
que, du cours que prenoient les Dedicaces
depuis quelques années, il y auroit
peu d’Hiſtoriens qui vouluſſent y aller
puiſer leurs caracteres.
Quoi que je ſois l’homme du monde
le plus porté à approuver tout, il y a
un ſeul petit article ſur lequel il me ſemble que
les faiſeurs de Dédicaces ne feroient pas
mal de changer de plan. Au
lieu de nous étendre ſi fort ſur la généroſité
de nos Mecenas, nous ne ferions
pas mal de dire un petit mot de leur
patience. Pour moi, je ne puis pas faire
un meilleur éloge de celle de Votre Grandeur, qu’en lui procurant un ſi
vaſte champ pour la mettre en œuvre.
Je crains pourtant, que je ne puiſſe pas
vous en faire un ſi grand merite : la
familiarité que vous avez eue autrefois
avec tant de Harangues ennuïeuſes[6], &
auſſi inutiles pour les moins que la preſente
Epitre, vous rendra ſans doute
plus promt à me la pardonner ; ſur-tout,
ſi vous voulez bien conſidérer, qu’elle,
vient de celui qui eſt avec toute ſorte
de reſpect, & de vénération,
I L y a déjà ſix ans que ces Ecrits me ſont tombez entre les mains, & je
crois qu’il y avait alors à peu près douze
mois qu’ils avaient été faits : car, l’Auteur
nous dit dans la Préface qui précéde le
premier Traité, qu’il l’avoit deſtiné pour
l’année 1697 ; & il paroit par differens
paſſages, qu’il les a compoſez environ dans ce
tems-là.
Pour ce qui régarde l’Auteur, je n’en
puis rien dire avec certitude mais, je puis
avancer avec quelque probabilité, que cette
Edition ſe fait ſans qu’il en ſache rien :
j’ai apris, qu’il croit ſa copie perduë, l’aïant
prêtée à une perſonne, qui eſt morte depuis,
& ne l’aïant jamais revuë, depuis
qu’il s’en eſt déſaiſi. De manière qu’il y
a grande aparence, qu’on ignorera toujours
s’il y a mis la dernière main, ou ſi ſon
intention a été d’en remplir les lacunes.
Si je me mettois dans l’eſprit de rendre
compte au Lecteur de l’Avanture qui m’a
rendu poſſeſſeur de ces Ouvrages, ce ſiécle
incredule prendroit ſans doute tout ce que
je pourois dire là-deſſus pour un vrai jargon
de commerce : il eſt bon, par conſéquentque j’épargne cette peine, & à moi, & à
mon Lecteur.
On ſera curieux, peut-être, de ſavoir
pourquoi je n’ai pas plutôt donné ces Ouvrages au public : je reponds, que c’eſt pour
deux raiſons. Premierement, j’ai cru pendant tout ce tems pouvoir m’occuper d’une
maniere plus lucrative : en ſecond lieu, j’ai
toujours eſperé d’entendre quelque nouvelle
de l’Auteur, & de recevoir de ſa part
quelques avis utiles pour mon Edition. Si
je me ſuis déterminé enfin à m’en paſſer,
c’eſt que j’étois averti qu’on menaçoit ſourdement le public d’une certaine Copie, qu’un
des plus beaux Eſprits du ſiécle s’étoit donné la peine de polir, ou, comme parlent
nos Auteurs à la mode, qu’il avoit accommodé au goût de notre âge. Ni l’expreſſion,
ni la choſe même, ne ſont pas tout-à-fait
nouvelles : on a déjà pratiqué cette methode avec grand ſuccès à l’égard de Don Quichotte, de Boccalin, de la Bruyere, & d’autres Auteurs diſtinguez. Quelque
jolie que ſoit cette invention, j’ai trouvé
plus de franchiſe à donner l’Ouvrage in puris naturalibus.
Si quelqu’un veut me procurer une Clef propre à en découvrir les Miſtéres, je lui en ſerai très-obligé, & je la ferai imprimer avec plaiſir.
J ’Offre ici à Votre Alteſſe le fruit de
quelques heures de loiſir dérobées
aux occupations importantes dont
m’accable un Emploi fort éloigné de
pareils Amuſemens. C’eſt la pauvre
production d’un temps de rebut qui m’a
peſé ſur les épaules pendant une longue
Prorogation du Parlement, une grande
ſterilité de nouvelles étrangéres, & une
ennuieuſe ſuite de jours pluvieux. Pour
cette raiſon, & pour pluſieurs autres, elle ſe flatte de mériter la protection de
Votre Alteſſe, dont les vertus ſans nombre,
acquiſes dans un âge ſi tendre, vous
font conſiderer des hommes, comme
l’exemple futur de tous les Princes à venir.
A peine Votre Alteſſe eſt elle ſortie
du berceau, que déja tout le monde
ſavant appelle à ſes deciſions, avec la reſignation
la plus humble & la plus ſoumiſe ;
perſuadé, que le ſort vous a deſtiné
à être l’unique arbitre des productions
d’eſprit, qui fourmillent dans notre
âge, cet âge ſi accomphi, & qui ſe diſtingue
par une ſi grande politeſſe. Le
nombre des appellans eſt ſi prodigieux,
qu’il étonneroit tout autre Juge d’un
Genie plus limité que le vôtre.
Mais, Monſeigneur, il ſemble qu’on
envie à V. A. des deciſions ſi glorieuſes.
Je ſai de bonne part que la perſonne[9],
à qui on a confié le ſoin de votre
éducation, a reſolu de vous tenir dans
une ignorance générale de nos ſavans
efforts, dont l’examen vous appartient
par un droit héréditaire. La Hardieſſe
de ce perſonnage me paroit étonnante.
Quoi ! Il oſera vous perſuader à la face
du Soleil, que notre ſiecle eſt plongé dans l’ignorance, & qu’il a produit à
peine un ſeul Auteur dans quelque Genre
d’écrire que ce ſoit ? Je ſai fort bien,
que quand Votre Alteſſe ſera parvenue
à un âge plus meur, & qu’elle parcourra
le ſavoir de tous les ſiecles, elle aura
trop de curioſité pour ne pas s’informer
des Auteurs de l’âge qui précède immediatement
le ſien. Mais, qu’arrivera-t-il ?
Cet inſolent va les reduire, dans
le détail qu’il vous en prepare, à un
nombre ſi mepriſable, que j’ai honte
de l’exprimer. Quand j’y penſe, ma
bile s’échauffe, mon zele me ronge,
j’en ſuis au deſeſpoir pour l’amour de ce
corps de Beaux-Eſprits auſſi vaſte que
floriſſant : je le ſuis encor plus pour l’amour
de moi-même, contre lequel il
nourrit dans ſon cœur des deſſeins d’une
malignité toute particulière.
Il eſt aſſez vrai-ſemblable, que lorſqu’un
jour V. A. jettera un œil atentif ſur
ce que j’écris à preſent, elle aura quelque
diſpute avec ſon[10] Gouverneur,
ſur la vérité de ce que j’oſe affirmer ici ;
& qu’elle lui commandera d’offrir à ſes
yeux quelques-uns de nos fameux Ouvrages.
Je ſuis ſi bien Informé de ſes malignes intentions, que je ſai d’avance
ce qu’il vous dira là-deſſus. Pour toute
reponſe, il vous demandera, où ſont ces
ouvrages, ce qu’ils ſont devenus ; &,
en vous faiſant voir qu’ils n’exiſtent plus,
il prétendra vous démontrer par-là qu’ils
n’ont jamais exiſté. Qu’ils n’exiſtent plus ! Grand Dieu ! Qui les a égarez ?
Sont-ils abimez dans des goufres impénétrables ?
Helas ! ils avoient aſſez de
legereté pour nager éternellement ſur
la ſurface de l’Univers. A qui en eſt donc
la faute, ſi non à celui[11] qui leur a attaché
aux talons un fardeau aſſez péſant
pour les enfoncer juſqu’au centre
de la Terre ? Leur eſſence même eſt-elle
détruite ? Ont-ils été noiez dans des
potions Médicinales ? Le feu des pippes
allumées leur a-t-il fait ſoufrir le martire ?
Quel inſolent les a dérobez aux
yeux des hommes, pour les faire périr
dans un réduit ſecret, au ſervice d’un
maître qui ne vit jamais la lumière du
jour ?
Il faut que je me décharge le cœur, &
que je mette V. A. au fait de la cauſe veritable
de cette deſtruction univerſelle. Je-vous
conjure de remarquer cette Faux large & redoutable, dont votre Gouverneur
affecte de s’armer la main ; obſervez,
je vous prie, la longueur, la force,
la dureté, & le tranchant de ſes
dents & de ſes ongles ; prenez garde à
ſon Haleine empeſtée, qui répand la
corruption ſur tout ; & jugez, s’il eſt
poſſible au papier & à l’ancre de cette
generation, de ſoutenir un ſiege contre
un ennemi qui l’attaque avec tant d’armes
irreſiſtibles ? Plût au Ciel, Monfeigneur,
que vous priſſiez un jour la
genereuſe réſolution de deſarmer ce furieux
& tyrannique Maire du Palais, &
que vous miſſiez ainſi votre Souveraineté
hors de Page.
Je n’aurois jamais fait, ſi je voulois
entrer dans le détail des meſures que
prend votre barbare Gouverneur, pour
réuſſir à détruire les plus nobles Ecrits
de ce ſiecle ; il ſuffira de dire à V. A.,
que de pluſieurs milliers de livres, qui
paroiſſent pendant une ſeule année dans
notre fameuſe Capitale, il n’y en a pas
un dont on entende parler, après que
le Soleil a achevé ſa carrière annuelle ;
Malheureux Enfans, qu’on voit périr
avant qu’ils aïent ſeulement aſſez apris
de leur langue maternelle pour implorer la pitié de leur Perſecuteur ! Il étouffe
les uns dans leurs berceaux, il effraye
tellement les autres qu’ils meurent dans
les couvulſions, il demembre ceux-ci
peu à peu, il écorche tous vifs ceux-là,
il en ſacriſie des bandes entieres à
Moloch, & le reſte infecté de ſon Haleine
languit & meurt de Conſomtion.
Ce qui me touche le plus vivement
dans ce malheur general, c’eſt le ſort du
corps de nos Verſificateurs, de la part
deſquels je preſenterai au premier jour
une Requête à Votre Alteſſe, ſignée de
cent trente ſix Suplians du premier
rang, dont pourtant les productions
immortelles ne ſeront peut-être jamais
honorées de vos regards. Le moindre
d’entr’eux ne laiſſe pas de briguer la
couronne de Laurier avec autant d’humilité,
que d’ardeur, & de fonder ſes
pretentions ſur quelques volumes de fort
bonne mine. En dépit d’un droit ſi
bien fondé, votre injuſte Gouverneur a
conſacré à une mort inévitable les œuvres
de tant de perſonnages illuſtres, ces
œuvres dignes de braver la durée des
ſiécles ; & pourquoi ? C’eſt uniquement
pour faire accroire à Votre Alteſſe, que notre âge n’a pas donné naiſſance à un
ſeul Poëte.
Nous confeſſons tous, que l’Immortalité
eſt une grande Déeſſe, mais, en
vain lui offrons-nous nos vœux & nos
ſacrifices. Votre Gouverneur, qui a
uſurpé le ſacerdoce dans le temple de
cette Divinité, auſſi avide qu’ambitieux,
les intercepte & les devore tous.
Affirmer que notre ſiécle eſt abſolument
ignorant, & deſtitué de toutes
ſortes d’Auteurs, me paroit dans le fond
une théſe ſi fauſſe & ſi hardie, que je
m’imagine quelquefois, qu’on peut faire
voir le contraire par des démonſtrations
formelles. Il eſt bien vrai, que,
quoique leur nombre ſoit prodigieux,
& leurs productions innombrables, ils
diſparoiſſent de la Scene avec tant de
rapidité, que non ſeulement ils échappent
à notre mémoire, mais qu’ils ſemblent
tromper nos yeux.
Pour faire voir à V. A. juſqu’à quel
point ces apparitions ſont momentanées,
je lui dirai que, lorſque je pris le
deſſein de vous adreſſer la preſente Epitre,
j’avois envie de l’accompagner d’un
Catalogue de Titres, comme d’une preuve
autentique de ce que je viens d’avancer touchant nos Ecrivains, & leurs
Ouvrages. J’avois vu ces Titres fraîchement
attachez au coin de chaque ruë ;
mais, quand je revins, quelques heures
après, pour les copier, je les vis tous
dechirez, & leurs Succeſſeurs briller à
leur place. Je m’informai de leur deſtinée
chez les Libraires, & chez les Amateurs
de la Lecture ; mais, mes recherches
furent vaines : la memoire en
étoit perduë parmi les hommes ; leur
place même n’étoit plus à trouver. L’étonnement,
que me donna ce Phenomene,
me fit paſſer pour un Campagnard,
ou pour un Pedant deſtitué de
gout & de politeſſe, & peu verſé dans
tout ce qui ſe paſſe dans les meilleures
Compagnies de la Cour & de la Ville.
Conformément à cette triſte experience,
je puis bien aſſurer à V. A.,
qu’il y a parmi nous de l’eſprit & du
ſavoir copieuſement ; mais, pour le prouver
en détail, c’eſt une entrepriſe
trop ſcabreuſe pour une capacité auſſi
mince que la mienne.
Permettez-moi, Monſeigneur, d’éclaircir
ce que je viens de dire par une
comparaiſon. Si, pendant un temps orageux,
j’oſe ſoutenir à Votre Alteſſe, que près de l’Horizon il y a un grand
nuage de la figure d’un ours, un autre
vers le Zenith avec une tête d’ane,
un troiſiéme vers l’Occident avec des
griffes de Dragon ; & ſi vous attendez
ſeulement un petit nombre de minutes
à en examiner la verité : il eſt certain,
que tout ce que je viens de voir ſera
changé de figure & de poſition. De
nouveaux nuages ſe ſeront levez ; & la
ſeule choſe, ſur laquelle vous conviendrez
avec moi, c’eſt que le ciel eſt
couvert de nuées : mais, vous ſoutiendrez,
que je me ſuis mépris groſſierement
par rapport à leur ſorme, & à leur ſituation.
Quoique cette preuve doive
être ſuffiſante pour fermer la bouche à
Votre Gouverneur, je prevois pourtant,
qu’il inſiſtera, & qu’il vous preſſera de
nouveau. Qu’eſt devenu donc, vous
demandera-t-il, la quantité terrible de
papier, qui doit avoir été employé dans
un ſi grand nombre de volumes ? Odieuſe
difficulté, à laquelle je ne ſai
comment répondre. Il y a trop de diſtance
entre Votre Alteſſe & moi, pour
vous envoïer, comme témoin oculaires à
des Fours, & à certains endroits les plus
neceſſaires & les moins reſpectez des maiſons. Préſenterai-je à vos yeux quelques
lanternes craſſeuſes, ou les fenêtres
de quelque ſale temple de Venus ?
Les livres, Monſeigneur, reſſemblent
à leurs Auteurs : ils n’ont qu’un ſeul chemin
pour entrer au monde ; mais, ils en
ont dix mille pour en ſortir, &
pour n’y retourner plus.
Je proteſte à Votre Alteſſe, dans l’integrité
de mon cœur ; que ce que je
vais dire à preſent eſt vrai à la lettre,
dans l’inſtant même que j’écris ceci.
Pour les cataſtrophes qui peuvent arriver
avant qu’il ſoit en état d’être lu,
je ne ſuis garant de rien. Je vous ſupplie
pourtant de l’agréer comme un
échantillon de notre érudition, de notre
genie, & de notre politeſſe.
Je vous aſſure donc en homme d’honneur,
qu’actuellement il exiſte dans
notre Capitale un homme nommé Jean Dryden, qui a fait imprimer depuis peu
une traduction de Virgile, in fol., bien reliée ;
& ſi l’on en vouloit faire une exacte
recherche, je crois qu’à l’heure qu’il eſt
on pourroit encore parvenir à la voir.
Il y en a encore un autre intitulé Nahum[12]Tate, qui eſt tout prêt à declarer ſous ſerment, qu’il a donné au public pluſieurs
rames de papiers tous chargez de
vers, dont & l’Auteur & le Libraire
ſont encore en état de produire quelques
copies autentiques ; ce qui prouve la
malignité du monde, qui ſemble faire
un ſecrèt de toute cette affaire. Il y en
a un troiſiéme connu ſous le nom de
Thomas d’Urfey, Poëte d’une capacité
vaſte, d’une érudition immenſe, & d’un
Genie univerſel. Je connois encore un
certain Rymer, & un certain Dennis,
tous deux Critiques d’une grande Profondeur.
J’aurois tort d’oublier le Docteur
Bentley, qui a écrit près de[13] mille
pages d’un ſavoir infini, pour nous donner
une idée veritable & exacte d’une
certaine Querelle de très-grande importance,
qu’il a euë avec un Libraire.
C’eſt un Auteur d’un eſprit auſſi ſublime
qu’agréable ; le premier homme
du monde, pour la fine plaiſanterie, &
pour les ſaillies vives.
Je puis proteſter encore à V. A.
que j’ai vu, mais vu de mes propres yeux,
la perſonne de Guillaume Wotton, qui a fait un volume[14] de fort belle taille
contre une des grandes[15] Amies de Votre
Gouverneur, duquel pour cette raiſon
il ne doit pas attendre la moindre grace.
Il eſt vrai, qu’il s’y eſt pris de la maniere
la plus civile, la plus polie, la
plus galante, la plus digne d’un Gentilhomme.
D’ailleurs, tout cet Ouvrage
eſt rempli de decouvertes, auſſi eſtimables
pour leur nouveauté, que pour leur
utilité : il eſt embelli & relevé
par des traits d’eſprit ſi vifs, ſi piquans, ſi
convenables au ſujèt, qu’on lui feroit tort
de ne le pas conſiderer comme ſeul digne
de faire un attellage avec le venerable
Docteur dont je viens de parler.
Si je voulois entrer dans un plus grand
detail, je pourrois charger un volume
entier d’éloges dûs à mes illuſtres
contemporains. J’ai entrepris de leur rendre
cette juſtice dans un[16] Ouvrage de
plus longue haleine, où j’ai réſolu de
tracer le caractere de toute la bande de
nos beaux eſprits : j’y depeindrai leur Figure en grand, & leurs Genies en
mignature.
En attendant, je prens ici la hardieſſe,
Monſeigneur, d’offrir à V. A. un extrait
fidelle, tiré du corps univerſel de tous
les Arts, & de toutes les Sciences ; &
je le deſtine entierement à votre divertiſſement,
& à votre inſtruction. Je
ne doute en aucune maniere, que Votre
Alteſſe n’en faſſe le même uſage, & n’en
tire les mêmes fruits conſiderables, que
pluſieurs jeunes Princes de notre Age
ont tiré d’un grand nombre de volumes
faits exprès pour faciliter leurs études[17].
Puiſſe V. A. avancer en ſavoir & en
vertu, comme elle avance en âge ; puiſſe-t-elle
effacer un jour la reputation de
ſes Auguſtes Ancêtres. Ce ſont les
vœux ardens & continuels de celui
qui ſe fera toujours une gloire d’être,
Monseigneur,
De votre Alteſſe, &c.
Decemb. 1697,
PREFACE.
L ES Beaux-Eſprits de notre Age
étant fort remarquables, par leur
nombre & par leur pénétration, ils
commencent à cauſer des frayeurs mortelles
aux Mattadors de l’Etat, & de
l’Egliſe. Ces hommes vénérables tremblent
à la ſeule idée que leurs ſpirituels
ennemis pourroient bien emploïer le
loiſir d’une longue paix à faire des breches
dans les endroits foibles de la Religion
& de la Politique. Après avoir
médité long-tems ſur les moïens de
prévenir ces deſſeins dangereux, d’émouſſer
les curieuſes recherches de ces
ennemis publics, & de les détourner d’une
matiere ſi delicate, ils ſe ſont arrêtez
unanimement à un projet dont l’exécution
coûtera beaucoup de temps & de
peines. Le danger cependant s’augmente
d’heure en heure ; & il y a tout à
craindre des nouvelles recrues de beaux
eſprits, tous équipez d’encre, de papier,
& de plumes, & prêts à paroitre en
bataille, au premier ordre, avec leurs armes offenſives, dans la vaſte Campagne
des Brochures. Par conſequent, ce
n’eſt pas ſans raiſon qu’on a jugé abſolument
neceſſaire de ſe ſervir de quelque
promt expédient, en attendant que la
grande entrepriſe, dont je viens de parler,
ſoit en état d’être executée.
Il y a quelques jours, que dans un grand
Committé où l’on déliberoit ſur ce ſujet,
un homme d’un eſprit très-ſubtil remarqua
que c’eſt une coutume parmi
les gens de Mer, quand ils rencontrent
une Baleine, de lui jetter un Tonneau
vuide, pour l’amuſer & pour la détourner
d’attaquer le vaiſſeau même. On ſe mit
d’abord à interpreter cette Parabole.
Par la Baleine, on entendit le[18]Leviathan de Hobbes, qui ſe plait à ſecouer & à
ballotter tous les Syſtèmes de Religion,
dont il y a pluſieurs qui ſont ſecs,
creux, ſujèts à corruption, & qui font
d’autant plus de bruit, qu’ils ſont vuides.
C’eſt de ce Leviathan, qu’on dit
que nos redoutables genies empruntent
la plupart de leurs armes pernicieuſes.
Le Vaiſſeau paſſa, comme il eſt naturel, pour le type de la Societé civile. La
grande difficulté fut de donner un ſens
juſte au Tonneau ; mais, après un long débat,
il fut reſolu de le conſerver dans le
ſens literal ; &, pour empêcher nos Leviathans
d’aujourd’hui de balotter la Societé
humaine, qui d’elle même n’eſt
que trop ſujette à voguer ſans rames &
ſans voiles, on décréta, qu’il falloit les
amuſer par un Conte du Tonneau. On
me fit l’honneur de m’en donner la commiſſion
comme ayant, pour m’en acquitter,
des diſpoſitions paſſablement heureuſes.
C’est dans cette vuë, que je donne au
Public le Traité ſuivant, qui pourra ſervir,
par interim, de jouet à notre bande
quiéte de Beaux-Eſprits, en attendant
qu’on mette la derniere main à notre
grand Ouvrage, ſur lequel il eſt bon de
donner ici en paſſant quelques lumieres
au Lecteur benevole.
[19]Notre intention eſt d’ériger un
grand College, capable de contenir neuf mille ſept cens & quarante quatre perſonnes ; ce qui, par un calcul modeſte,
monte à peu près au nombre courant
des Beaux-Génies de notre Ile. Ils doivent
être partagez dans differentes claſſes,
ſelon leur different tour d’eſprit.
L’entrepreneur lui-même en doit donner
au premier jour un plan exact, auquel
je renvoïe le Lecteur curieux ; me
contenant de lui donner ici une foible
idée d’un petit nombre des claſſes principales.
Telles ſont : une grande Claſſe
Pederaſtique[20] dirigée par des maîtres de
langue François & Italiens ; la Claſſe pour apprendre à épeller, vaiſſeau d’une étenduë prodigieuſe ; la Claſſe des Lunettes ; la Claſſe des Juremens ; la Claſſe de la Critique ; la Claſſe de la Salivation ; la Claſſe de la Science d’aller à cheval ſur un Baton ; la Claſſe de la Poeſie ; la Claſſe de l’Art de foeter le Sabot ; la Claſſe de l’Hypocondre ; la Claſſe du Jeu ; & un
grand nombre d’autres, dont la liſte pourroit
devenir ennuieuſe. Perſonne ne
ſera admis comme membre de ce College,
ſans apporter un Certificat de Bel-Eſprit,
ſigné par deux perſonnes capables
d’en juger, & à ce commiſes.
Il eſt temps de finir cette parentheſe,
pour revenir au but principal de ma
Préface.
Je puis dire ſans vanité, qu’une Préface
eſt une piece d’eſprit dont je connois
fort bien le point de perfection :
plût au ciel, que j’euſſe aſſez d’habileté
pour y arriver. Trois fois j’ai mis mon
imagination à la gêne, pour en faire une,
dont le tour fut de mon invention ; &
trois fois mes efforts ont été infructueux.
Je ne m’en étonne point : mon genie a
été mis à ſec par le Traité même que je
publie ici.
Il n’en eſt pas ainſi de mes féconds
Confreres les Modernes, qui ne ſe laiſſent
jamais échapper une Preface, ou
une Epitre Dedicatoire, ſans la diſtinguer
par quelque trait propre à étonner
le Lecteur à l’entrée de l’Ouvrage, & à
exciter en lui une impatience merveilleuſe
pour ce qui va ſuivre. Tel étoit
ce coup de maître d’un Poëte fort ingenieux,
qui, pour ne rien dire de commun,
ſe compare lui-même au Boureau,
& ſon Mecenas au Criminel. Voilà ce
qui s’appelle inſigne, recens, indictum
ore alieno.
Rare & ſublime effort d’une imaginative,
Qui ne le cede en rien à perſonne qui vive.
Dans mon Cours de Prefaces que
j’ai fait, cours auſſi noble qu’utile, j’ai
remarqué pluſieurs traits de la même
force. Je ne ferai pas l’affront aux Auteurs
de tirer ces traits de leur place,
afin de les inſérer ici : je ſai trop, que
rien n’eſt plus delicat, & moins capable
de ſoufrir le tranſport, qu’un bon-mot
à la moderne.
Il y a des choſes qui ſont infiniment
ſpirituelles aujourd’hui, ou à jeun, ou
dans un tel lieu, ou à huit heures, ou
entre la poire & le fromage, ou dites par Monſieur un tel,
ou dans une matinée d’Eté ; qui ſont aneanties, par le moindre
changement de ſituation, ou d’application.
C’eſt ainſi que l’eſprit a ſes
promenades limitées, dont il ne ſauroit
s’éloigner de l’épaiſſeur d’un cheveu,
ſans courir riſque de ſe perdre abſolument.
Nos Modernes ont trouvé l’art de
fixer ce Mercure, en l’attachant aux
tems, aux lieux, & aux perſonnes. Il y a
tel trait d’eſprit, qui ne ſauroit ſortir dans
ſon entier de la place de[21]Covent-garden : il y en a tel, qui n’eſt intilligible
que dans un coin de Hide-park[22]
J’avouë que je ſuis quelquefois touché d’une douleur ſincere, en ſongeant que tant de paſſages aſſaiſonnez par la mode, auxquels je vais donner l’effort dans mon Ouvrage, ſeront hors de vogue, au premier changement de décorations. Je ſuis
pourtant trop ſincere, pour ne pas approuver ce gout de
notre âge : je voudrois bien ſavoir pourquoi nous nous mettrions en frais, pour fournir d’eſprit les ſiécles futurs ; puiſque les précédens n’ont pas ſongé à
faire de pareilles proviſions pour nous.
Du moins, c’eſt-là mon ſentiment, parce
que c’eſt celui de nos Critiques les plus
modernes, & par conſequent les plus
orthodoxes.
L’envie cependant que j’ai, que toutes les perſonnes accomplies, qui ont
acquis une part dans le gout qui doit
avoir cours dans le preſent mois d’Août
1697., puiſſent pénétrer juſqu’au fond
du ſublime, qui regne dans tout mon
Ouvrage, m’oblige d’établir ici en leur faveur la maxime generale que voici.
Tout Lecteur, qui ſouhaite d’entrer
comme il faut dans les penſées d’un Auteur, ne ſauroit mieux faire, que de ſe placer dans la ſituation ou ſe trouvoit l’Auteur lui-même à meſure que chaque paſſage important couloit de ſa plume. Rien
n’eſt plus propre que cette methode à lier l’Auteur & le Lecteur par une correſpondance exacte d’idées. Pour faciliter au public cette methode ſi delicate, autant que les bornes d’une Préface le peuvent permettre. Je lui dira
d’abord, que les Pieces les plus rafinées
de mon Traité ont été miſes au monde
dans un lit placé dans un Galetas. Il
faura encore que, pour des raiſons que
je trouve bon de garder par devers moi,
j’ai jugé à propos d’éguiſer ſouvent mon
genie par la faim ; & que tout l’Ouvrage a été commencé, continué, & fini pendant un long Cours de Medecine, &
une grande diſette d’argent.
Il faut, par conſequent, que le Lecteur
benevole, s’il veut pénétrer dans un
grand nombre de mes plus brillantes
penſées, s’en rende l’entrée facile, en
s’y preparant duëment ſelon les inſtructions que je viens de lui donner, C’eſt-là mon principal Poſtulatum,
Comme je fais profeſſion de m’accommoder
en tout au gout des Modernes,
j’ai grand’peur qu’on ne me reproche
d’avoir pouſſé ma Préface ſi loin,
ſans déclamer, ſelon la coutume, contre
cette multitude d’Ecrivains, de laquelle
toute la multitude des Ecrivains ſe plaint
avec tant de raiſon. Je viens juſtement
de parcourir une centaine de Préfaces,
qui, dès l’entrée, adreſſent au public leur
juſtes plaintes ſur un deſordre ſi criant.
J’en ai retenu un petit nombre d’exemples,
que je vai expoſer aux yeux du Lecteur
avec toute l’exactitude, que ma
memoire me voudra permettre. Une
de ces Préface commence ainſi :
Se mettre dans l’eſprit d’être Auteur, dans un temps où la Preſſe fourmille, &c.
Une autre,
La taxe qu’on a miſe ſur le papier ne diminue pas le nombre des petits Ecrivains qui infectent, &c.
Une autre,
Quand chaqueGarçon Bel-Espritprend la plume en main, il eſt ridicule d’entrer dans le Catalogue, &c.
Une autre,
Lorſqu’on remarque quelle Friperie accable à préſent la Preſſe, &c.
Une autre,
Monſieur,
C’eſt uniquement pour obéir à vos ordres,
que je me fais imprimer. A moins d’une
raiſon de cette force, qui voudroit ſe mettre
au niveau de cette Populace de petits
Auteurs, &c.
J’avouë que l’objection, qu’une coutume
ſi bien établie fournit contre moi,
eſt forte. On me permettra pourtant
d’y répondre en deux mots. Premierement,
je ſuis fort éloigné de croire, que
le nombre des Auteurs ſoit préjudiciable
à notre Nation ; & je crois avoir
vigoureuſement plaidé pour le contraire
dans pluſieurs endroits de mon Ouvrage.
En ſecond lieu, je ne comprens pas
trop bien le procédé qu’on veut me donner
pour modelle. J’ai obſervé qu’un bon nombre de ces Préfaces polies ſont
de la même main, & quelles ſont compoſées
juſtement par ceux-là, qui accablent
le public par les productions les
plus volumineuſes. Le Lecteur ne trouvera
pas mauvais, j’eſpere, que je lui
debite là-deſſus un petit Conte.
Un Charlatan, s’étant poſté dans la
Place nommée Leiceſter-fields, avoit
attiré autour de lui une Aſſemblée des plus
nombreuſes. Un de ceux qui la compoſoient
étoit un gros drolle, qui étoit
preſque étouffé par la preſſe. Il s’écrioit
à tout moment, Bon Dieu ! quelle chienne
de canaille s’eſt attroupée ici ? Eh,
je vous prie, bonnes gens, faites un peu
de place. Quel Diable peut avoir mis enſemble
cette populace abominable ? Au Diable
ſoient les marauts, qui me preſſent de cette
force ? Homme de bien, au nom du Seigneur,
ôtez de-là votre coude. Un Tiſſeran,
qui ſe trouvoit tout près de cet
animal plaintif, n’étant à la fin plus
maître de ſon indignation, & le regardant
de travers : Que la peſte vous
crêve, dit-il. Bœuf engraiſſé que vous
étes. Dites-nous, au nom du Diable
qui d’entre nous tous contribue autant à
la preſſe que vous ? Ne voyez-vous pas quevotre chienne de Figure prend plus de place
que cinq autres ? La place n’eſt-elle pas
autant à nous qu’à votre bédaine ? Mettez
vos diables d’inteſtins dans une eſpace
raiſonnable, & il y aura place pour
nous tous.
En voilà bien aſſez ſur ce ſujet.
Il me reſte encor à avertir mes Lecteurs,
qu’il y a certains privileges communs
à tous les Ecrivains, dont je me
flatte qu’on me laiſſera jouïr en repos.
Une de ces prerogatives veut que dans
les endroits, où l’on ne m’entendra pas,
on ſuppoſera qu’il y a quelque choſe
de profond & d’utile, caché ſous ces
tenèbres : une autre, que tout ce qu’on
verra en lettres italiques ſera cenſé
contenir quelque choſe d’extraordinaire,
ou dans le genre fleuri, ou dans
le genre ſublime.
Pour ce qui regarde la Liberté que j’ai
cru pouvoir prendre quelque fois de me
louer moi-même, il n’eſt pas neceſſaire
de l’excuſer ; puiſque cette pratique
eſt fondée ſur l’autorité ſuffiſante d’un
grand nombre d’illuſtres exemples.
Je dois remarquer, qu’anciennement
l’Eloge étoit une Penſion, qu’on recevoit de la main du public ; mais, les Modernes, voïant qu’il y avoit trop de peine à la recueillir, ont depuis peu pris
ſagement le parti d’acheter le Fief tout
entier. Depuis ce tems, ils en poſſedent le domaine à pur & à plein, & ils jouiſſent du revenu, comme ils le
trouvent à propos. C’eſt pour cette
raiſon, que quand un Auteur fait ſon propre Panegyrique, il ſe ſert d’une eſpece de formulaire, par lequel il declare le droit qu’il a d’en uſer ainſi, & qui conſiſte d’ordinaire dans ces paroles, je parle ſans vanité. Ce qui marque
clairement, qu’il ſe croit autoriſé par
quelque autre titre que l’amour-propre.
Comme la repetition de ce formulaire
pourroit être ennuieuſe à la fin, j’avertis ici une fois pour toutes, que dans
toutes les occaſions où je rends juſtice
à mes propres talens, ledit formulaire
eſt ſous-enténdu.
Je ſens ma conſcience fort au large
de ce que, dans tout le cours d’un Traité
ſi travaillé & ſi utile, je n’ai pas donné
l’eſſor au moindre petit trait de Satire ;
ce qui eſt l’unique article, ſur lequel je
me ſuis hazardé à m’éloigner des fameux modelles, que ma Patrie a produits dans notre âge. J’ai obſervé, que quelques eſprits ſatiriques agiſſent avec le public de la même maniere, qu’un maître d’école traite un méchant garçon
qu’il vient fraichement de foéter pour
le rendre meilleur. Il commence par lui
mettre devant les yeux
toutes les particularitez du cas, qui eſt le motif de la
correction : il s’étend enſuite ſur la neceſſité du chatiment ; & il finit chaque periode par un bon coup de verges.
Si j’entens quelque choſe dans les
affaires de ce monde, nos Cenſeurs feroient fort bien de s’épargner la peine de donner tant de coups de foûet inutilement. Il n’y a pas dans toute la nature un membre plus dur, & plus couvert
d’un calus impénétrable, que les parties
poſterieures du public, qui ſont également inſenſibles, ſoit qu’on les attaque à coups de pied ou à coups de verges.
D’ailleurs, pluſieurs de nos Satiriques me
paroiſſent être dans une grande erreur,
en s’imaginant, que, parce que les orties
piquent, toutes les autres mauvaiſes herbes doivent avoir la même proprieté.
Cette comparaiſon ne tend en aucune
maniere à diminuer l’opinion, qu’on
doit avoir du mérite de ce dignes Aureurs ; car, c’eſt une choſe très-connue
parmi les Naturaliſtes, que les mauvaiſes
herbes ont la prééminence ſur tous les
vegetaux. C’eſt pourquoi le premier[23]
Monarque de toute notre Ile, dont le
gout étoit ſi ſubtil & ſi rafiné, fit très-ſagement, en ôtant la Roſe du Collier
de notre Ordre, pour mettre le Chardon
à la place. De-là de profonds Antiquaires ont conjecturé, que la démangeaiſon ſatyrique, qui s’étend ſi fort parmi
nous, nous eſt venue du Nord de l’Ile.
Puiſſe-t-elle fleurir long-temps ici ; puiſſe-t-elle regarder de haut en bas le mépris des hommes, & égaler ſon dédain
pour le public à l’inſenſibilité qu’il a pour ſes plus rudes coups ; que ſa propre ſtupidité, ni celle de ſes partiſans, ne l’empêche pas de pouſſer ſes généreux deſſeins ; & qu’elle ſe ſouvienne toûjours
qu’il en eſt de l’eſprit comme d’un razoir,
qui n’eſt jamais ſi propre à faire des balafres, que quand il a perdu ſon tranchant.
Qu’elle n’oublie pas que ceux, dont
les Dents ſont trop pourries, pour pouvoir mordre vigoureuſement, ſont très-bien qualifiez pour ſuppléer à ce défaut par leur Haleine.
Je ne ſuis pas ſuſceptible de cette baſſe jalouſie, qui pouſſe le vulgaire à mépriſer les talens qui ſont au-deſſus de ſa portée ; & je ſuis très-porté à rendre juſtice à cette Secte de nos Beaux-Eſprits Britanniques. J’eſpere auſſi, que
ce petit Panegyrique aura l’honneur de lui plaire, puiſque j’y ſacrifie mes propres intérêts à ſa gloire.
Il faut avouer auſſi, que la Nature même a mis les choſes ſur un tel pied, que, par la Satire, on acquiert de l’honneur & de la reputation à meilleur marché, que par aucune autre production de l’eſprit.
Il y a un certain Auteur ancien, qui propoſe comme un problême, Pourquoi les Dedicaces, & d’autres aſſortimens de flatterie, ne roulent que ſur
de vieux lieux-communs tout rouillez,
ſans la moindre teinture de nouveauté ?
Pourquoi elles ſont ſi capables de jetter
le Lecteur Chrêtien dans le degout, & même, ſi l’on n’en previent promptement l’effet, de répandre la lethargie
generalement par tout le Royaume : au lieu qu’il y a fort peu de Satires, qui n’animent l’attention du public par quelque choſe de ſingulier ?
On artribue d’ordinaire cette malheureuſe deſtinée des Eloges à un défaut
d’invention dans ceux qui ſe mélent
de les débiter ; mais, à tort : la veritable ſolution de cette difficulté eſt aiſée
& naturelle. Les Materiaux du Panegyrique, étant renfermez dans des bornes très-étroites, ont été épuiſez il y a
long-tems : car, comme la ſanté eſt unique, au lieu que les maladies ſont nombreuſes, & reçoivent de jour en jour
quelques nouvelles compagnes ; de même, les vertus ſont en petit nombre, mais les vices & les extravagances
ſont innombrables, & le tems y ajoute continuellement quelque nouvelle eſpece,
Ainſi, tout ce qu’un pauvre Auteur peut
faire, c’eſt d’aprendre par cœur une liſte
des Vertus Cardinales, & de les prodiguer à ſon Heros, ou à ſon Mecenas. Il a beau les accommoder de differentes manieres, & jetter quelque varieté dans
ſes Phraſes, le Lecteur eſt bientôt au fait ;
il voit bientôt au travers de toute cette
difference de ſources, que tout cela n’eſtque du[24]Cochon. L’Auteur n’en peut
mais : nos expreſſions ne ſauroient aller plus loin que nos idées ; &, quand celles-ci ſont épuiſées, les termes doivent
de neceſſité ſubir le même ſort.
Mais, quand même le ſujet du Panegyrique ſeroit auſſi fécond que celui de la Satire, il ne ſeroit pas difficile
pourtant de trouver la raiſon veritable, qui rend la derniere plus ſavoureuſe que l’autre.
L’Eloge ne roulant d’ordinaire que ſur une perſonne à la fois, qu’il nomme ou qu’il deſigne clairement, doit par-là, de neceſſité, exciter l’envie de ceux qui n’ont point de part au gateau, & Soufrir de leur mauvaiſe humeur. Mais,
la Satire ne nomme point les originaux de ſes portraits : elle ſemble viſer à tous les hommes ; &, graces à notre vanité aucun individu humain ne s’en croit l’objet particulier. Chacun rejette ſagement ſa part du fardeau ſur les épaules du Monde entier, qui ſont aſſez larges dans le fond pour le ſoutenir.
Cette verité d’experience m’a fait réflechir pluſieurs fois ſur la difference
qu’il y a à cet égard entre l’Angleterre
& l’ancienne Athenes. Dans la République
d’Athenes c’étoit le droit héréditaire de chaque Citoïen, de chaque Poëte, d’attaquer publiquement, & même de jouer ſur le Theatre, les perſonages les plus illuſtres, un Créon, un Hyperbolus, un Alcibiade, un Demoſthene.
On les nommoit même, afin que le public n’en prétendit point cauſe d’ignorance. Le moindre mot, au contraire,
qui ſembloit réfléchir ſur le Peuple en
general, étoit auſſi-tôt relevé & s’attiroit une punition exemplaire, quelque diſtinguée que fut la perſonne qui eut
eu l’audace de le lacher.
Chez nous, c’eſt juſtement le Revers
de la Medaille ; on y peut emploïer en
ſureté toute la force de ſon éloquence
contre la Societé en general, & dire en
face à tout un Auditoire même ſes veritez les plus odieuſes.
Vous pouvez declarer hardiment, que tous les hommes ont pris des chemins tortus ; qu’il ne reſte plus au monde un ſeul homme integre ; que notre âge eſt la lie des ſiecles ; que la ſcelerateſſe & l’atheiſme ſe repandent parmi nous comme desmaladies contagieuſes ; que la bonne-foi a quitté la Terre avec Aſtrée. Vous pouvez
vous étendre ſur de pareils lieux-communs auſſi nouveaux que brillans, autant que votre éloquente bile le trouve
à propos ; &, quand vous aurez fini,
tous les auditeurs vous en ſauront gré,
comme à un Orateur, qui vient de répandre un beau jour ſur les veritez les
plus utiles, & les plus precieuſes.
Je dis plus : vous ne courrez aucun
riſque, que celui d’épuiſer vos poumons,
en préchant dans l’Egliſe de Covent-garden contre les Airs petits-maîtres,
contre la Fornication, & quelque choſe
de pis encore. Vous avez la liberté, en
celle de Whitball[25], de declamer contre
l’Orgeuil, la Diſſimulation, & la Baſſeſſe
de ſe laiſſer gagner par des préſens : dans
celle, qui eſt la plus frequentée par les
gens de Robbe, vous pouvez attaquer
avec fureur l’Injuſtice & la Rapine ; &
dans une Chaire bourgeoiſe, au milieu de
la Cité, perſonne ne vous conteſtera le
droit de vous emporter contre l’Avarice,
l’Hypocriſie, & l’Extorſion. Ce n’eſt
qu’une balle jettée à tout hazard au milieu du Peuple ; chaque Auditeur eſt
armé d’une raquête, & ſait habilement
éloigner la balle de lui & la renvoïer
dans la multitude.
Mais, d’un autre côté, n’allez pas vous
tromper aſſez groſſierement ſur la nature des choſes, pour vous laiſſer échaper
en public le moindre mot touchant un
tel, qui a fait mourir de faim la moitié
d’une Armée navale, & qui a empoiſonné le reſte ; ni touchant un autre,
qui s’atache aſſez aux veritables principes de l’amour & de l’honneur, pour
ne païer aucunes dettes, excepté celles
qui concernent le Jeu, & les Courtiſanes. Ne dites rien d’un troiſiéme, qui
troque les grands biens de ſes Ancêtres
contre les maladies les plus infames.
Taiſez-vous ſur le Chapitre de Paris, qui,
gagné également par Venus, & par Junon, écoute tout leur plaidoïé en dormant. Ne vous émancipez pas ſur le
chapitre de cet Orateur, qui fait de longues Harangues dans le Senat, avec
beaucoup de méditation, très-peu de
ſens, & fort mal-à-propos. Quiconque
ôſe entrer étourdiment dans un pareil
détail doit s’attendre à être empriſonné,
pourſuivi en juſtice, comme un Calomniateur, & declaré coupable du crime qu’on nomme[26]Scandalum Magnatum.
Mais, je ne ſonge pas que je m’étends
ſur un ſujet, où je ne ſuis nullement intéreſſé, puiſque je n’ai, ni talent, ni inclination, pour la Satire. A cela près, je
ſuis ſi ſatisfait de tout le cours préſent
des affaires humaines, que je prépare déja depuis pluſieurs années les Matériaux
d’un Panegyrique du Genre Humain, auquel j’ai deſſein d’ajouter une ſeconde
Partie intitulée, Defenſe modeſte du Procedé de la Populace dans tous les Ages.
J’avois quelque envie de joindre l’un
& l’autre de ces Traitez à cet Ouvrage-ci, en qualité d’Appendix ; mais, voïant
que mon livre de Lieux-communs ſe remplit
plus lentement que je n’avois eſperé,
j’ai trouvé bon de differer cette affaire
juſques à quelque occaſion plus favorable.
D’ailleurs, j’ai été détourné de
l’exécution de ce deſſein par un malheur
domeſtique, dont, ſelon la coutume des
Modernes, je devrois ici informer le
Lecteur benevole. Cette particularité
ſeroit d’un grand ſecours, pour donner
à ma Préface le volume, qui eſt à préſent
en vogue, & qui doit être étendu
à proportion que l’Ouvrage même eſt
petit. Néanmoins, malgré toutes ces
conſiderations, je n’arrêterai pas plus
long-temps, dans le Veſtibule, l’impatience
de mon Lecteur ; &, lui aïant
duëment préparé l’eſprit par ce Diſcours
préliminaire, je ſuis prêt à l’introduire
dans les ſublimes Myſtéres qui ſuivent.
LE CONTE DU TONNEAU
SECTION I
Introduction.
QUiconque a l’ambition de ſe faire
entendre dans une grande preſſe
eſt obligé de pouſſer, de remuer
les coudes, & de grimper juſqu’à ce qu’il
puiſſe s’élever à un certain dégré de
hauteur au-deſſus de la multitude.
Or, toutes les Aſſemblées, quelques
ſérrées qu’elles ſoient, ont cette propriété
particuliere, qu’il y a de la place
de reſte au-deſſus d’elles. La difficulté
eſt d’y parvenir ; puiſqu’il eſt auſſi mal
aiſé de gagner le deſſus ſur le vulgaire,
que de ſe tirer des Enfers.
– – – – – – – – – Evadere ad auras, Hoc Opus, hic Labor eſt.
Pour y réuſſir pourtant, les Philoſophes
de tous les âges ont pris le parti
d’ériger certains édifices dans l’air ;
mais, malgré la réputation dont ces ſortes
de batimens ont été de tout tems
en poſſeſſion, je crois (en ſoumettant
mes lumieres à celles des autres) que
tous, ſans en excepter le pannier ou ſe
ſuſpendit Socrate, pour faciliter ſes Meditations,
ont été ſujets à deux inconveniens.
Premierement, leur baze étant
poſée trop haut, ils ont été d’ordinaire
hors de la portée des yeux, & toûjours
hors de la portée des oreilles : en
ſecond lieu, leurs matériaux étant de
leur nature fort[27]tranſitoires ont toûjours ſouffert beaucoup des injures de l’air,
ſur-tout dans nos païs ſituez du côté du
Nord-Oueſt.
Pour ſurmonter ces obſtacles, nos
ancêtres ont trouvé bon dans leur grande
ſageſſe, afin d’encourager tous les
avanturiers, qui aſpirent à l’élevation
dont il s’agit, d’inventer trois Machines
de Bois, très-utiles pour tous ceux
qui veulent parler ſans être interrompus :
ce font la Chaire, l’Echelle, & le
Théatre ambulant[28].
Pour ce qui regarde le Barreau, quoiqu’il
ſoit de la même matiere, & deſtiné
au même uſage, on ne ſauroit cependant
lui attribuer avec juſtice une
quatriéme place ; parce qu’il eſt à rès
de chauſſée avec l’Auditoire, & par-là
ſujet à une interruption collaterale†[29]
Le Tribunal lui-même, quoique placé
dans une hauteur convenable, brigueroit
en vain cet honneur ; car, ſi l’on
veut remonter à ſon Origine, on reconnoitra ſans
peine, que l’uſage, auquel on
le deſtine à préſent, répond avec une
parfaite exactitude à ſon inſtitution primitive, & que l’un & l’autre ont une
conformité entière avec l’Etymologie
du mot[30] Il Vient de la Langue Phenicienne,
dans laquelle il eſt très-ſignificatif,
puiſqu’expliqué à la lettre il déſigne
un lieu deſtiné au ſommeil. Sa ſignification
ordinaire parmi nous ne s’éloigne
pas trop de ce ſens original : car,
ce terme de Tribunal exprime parmi
nous un ſiége duëment renverſé, & fourni
de couſſins, pour la commodité de
membres gouteux & affoiblis par l’âge ;
Senes ut in otia tuta recedant.
Rien dans le fond n’eſt mieux entendu,
& plus juſte : il eſt naturel que ceux,
qui, dans leur jeuneſſe ont parlé long-tems,
pendant que les autres dormoient,
aïent la permiſſion de dormir à leur aiſe
auſſi long-tems que les autres babillent.
D’ailleurs, quand il me ſeroit impoſſible
de trouver la moindre raiſon ſolide, pour bannir le Barreau & le Tribunal de
la liſte des Machines Oratoires, il me
ſuffiroit, pour leur donner l’excluſion,
que je ne veux pas m’écarter d’un certain
nombre que j’ai reſolu d’établir dans
toutes mes Diviſions, en dépit de tout
ce qu’il en pourra coûter à mon bon ſens.
Je ne ferai qu’imiter là-dedans pluſieurs Philoſophes, & autres génies ſublimes, qui s’attachent avec paſſion à
un certain Nombre myſtique, que leur
imagination a conſacré à un tel point,
qu’ils forcent la Raiſon à lui trouver place
dans chaque partie de la Nature. Ils
y reduiſent, ils ajuſtent, chaque genre,
chaque eſpéce : ils en joignent quelques-uns
enſemble, en dépit d’eux & de
leur dents ; & ils exilent de leur Syſtême
ceux qui ne veulent abſolument pas
ſe ſoumettre à un enchainement pareil.
Pour moi, c’eſt le Nombre Trois, c’eſt ce
nombre profond, qui a toûjours occupé
mes contemplations les plus ſublimes,
& qui m’a dedomagé de mes penibles
recherches, par des delices infinies. Auſſi,
le public verra-t-il bien-tôt ſortir de la
preſſe[31] mon Eſſay de Panegyrique touchant ce Nombre. Je me flatte d’y avoir
demontré, par les preuves les plus convaincantes, que tous les Sens & tous les Elemens doivent être rangez ſous les
étendarts de ce Nombre Sacré ; & déja
j’ai cauſé une terrible deſertion parmi
tous ceux qui ont affecté juſqu’ici de
ſuivre la banniere de ſes deux rivaux,
Sept & Neuf. Je retourne à mon ſujet.
De ces Machines Oratoires, la premiere en élevation, auſſi bien qu’en dignité, c’eſt la Chaire. Il y en a differentes ſortes dans notre Ile ; mais, celles que j’eſtime uniquement ſont faites d’un bois coupé dans la Forêt Calydonienne[32]. Plus elles ſont veilles, & meilleures elles ſont, à cauſe de la direction du Son, & pour d’autres raiſons qui ſeront mentionnées :
dans le moment. Leur degré de perfection,
par rapport à la taille & à la figure,
conſiſte, à mon avis, à être extrêmement
étroites, & deſtituées de tout ornement.
Il eſt bon même, qu’elles n’ayent
pas une eſpece de Dais au deſſus d’elles ;
car, ſelon la regle ancienne, ce doit être
le ſeul vaiſſeau découvert, dans toutes
les Aſſemblées où l’on en fait un legitime uſage. De cette manière, elles auront
une reſſemblance aſſez grande avec
un Pilori ce qui leur donnera une influence
eſſicace ſur les oreilles humaines.
La ſeconde Machine en queſtion, c’eſt
l’Echelle, ſur laquelle je ne m’étendrai
pas. Les étrangers même ont remarqué,
à la gloire de notre Patrie, que nous,
ſurpaſſons tous les peuples par rapport à
l’intelligence, & au veritable uſage, de cette
Machine.
Les Orateurs, qui s’y élèvent par dégrez,
n’obligent pas ſeulement leur auditoire
par la charmante manière dont
ils débitent leurs Harangues ; ils favoriſent
même tout le monde en les rendant
publiques de bonne heure, avant
que de les prononcer.
Tom. I pag. 58.
Je regarde ces diſcours comme le
treſor le plus choiſi de notre éloquence
Britannique : & j’apprends avec joïe,
que notre digne Citoyen & Libraire, le
Sieur Jean Dutton, en a fait une fidelle
& penible Collection, qu’il a deſſein de
publier au premier jour en douze volumes in folio enrichis de figures ; Ouvrage, auſſi curieux qu’utile, & digne de
la main qui nous le communique.
La derniere Machine des Orateurs eſt le Théatre ambulant, dreſſé avec beaucoup de ſagacité, ſub Jove pluvio, intriviis, & quadriviis. C’eſt le grand ſeminaire des deux autres[33] : & les Orateurs, qui y montent, ſont quelque-fois admis à figurer ſur la premiere, & quelquefois ſur la ſeconde, ſelon leur different mérite ; la liaiſon, qu’il y a entre ces trois Machines, étant auſſi étroite :
qu’il eſt poſſible de ſe l’imaginer.
Il paroit évidemment, par ce que je
viens de dire, que l’élevation du lieu eſt
abſolument requiſe pour s’attirer l’attention
du public : mais, quoique tout le
monde convienne du fait, les opinions
ſont fort diférentes ſur la cauſe ; & je
penſe, quant à moi, que peu de Philoſophes
ont eu le bonheur de trouver une
explication aiſée & naturelle de ce
Phénomêne. Voici celle qui me paroit
la plus profonde, & la mieux ſuivie.
L’air étant un corps peſant, &, par
conſequent, ſelon le Syſteme d’Epicure,
tendant toûjours vers la terre,
doit indubitablement deſcendre avec
plus de force, quand il eſt chargé de
paroles, autres corps d’un poids conſiderable,
comme il paroit évidemment par
les profondes impreſſions qu’elles font
ſur nous. Il ſuit de-là, que ces paroles
doivent être répanduës d’une hauteur
ſuffiſante, ſi l’on veut qu’elles parviennent
à leur but, & qu’elles tombent avec
aſſez de force.
Corpoream enim vocem conſtare fatendum eſt, Et ſonitum quoniam poſſunt impellere ſenſus. Lucret : lib. 4.
Cette raiſon acquiert encore un nouveau
dégré de force par une obſervation
très-commune ; ſavoir que, dans tous les
auditoires des differentes eſpéces d’Orateurs,
la nature elle-même enſeigne à
ceux qui compoſent l’Aſſemblée, à ſe
tenir la bouche ouverte, dans une poſition
parallele à l’horiſon, de maniere
qu’ils ſont coupez par une ligne perpendiculaire
qui tombe du zenith vers le
centre de notre globe. Dans cette ſituation, ſi l’Aſſemblée eſt compacte &
ſerrée comme il faut, rien ne ſauroit
tomber à terre, & chaque Auditeur
emporte chez ſoi ſa portion de la Harangue.
Il faut avouër, qu’il y a quelque
choſe de plus rafiné encore dans l’Architecture
des Batimens modernes deſtinez
aux Ouvrages Dramatiques. Premierement,
le Parterre s’abbaiſſe devant le
Theatre, afin que, ſelon nos Remarques
précédentes, toutes les matieres de poids qui ſe répandent de-là, qu’elles
ſoient or, ou plomb, puiſſent tomber tout
droit dans les machoires de certains animaux
nommez Critiques, qui les attendent
la gueule béante, pour les devorer.
Les Loges, qu’en faveur des Dames
on a placées de niveau avec le Théatre,
ſont arrangées en cercle, parce qu’on a
obſervé que cette grande doze d’eſprit,
qu’on emploïe à exciter parmi le beau
Sexe certaines démangeaiſons, ſuivent
ordinairement une route circulaire[34].
Certains ſentimens langoureux, &certaines
penſées minces & étiques, s’élevent tout doucement par leur extrême
légéreté juſqu’à la moïenne region de
la ſale ; & là elles ſe gêlent par le moïen
de l’entendement froid des habitans
des ſecondes loges.
Le Galimathias & la Boufonnerie,
qui ſont encore d’une plus grande legereté,
montent avec aſſez de précipitation
au deſſus de l’air qui eſt plus peſant,
& ſe perdroient certainement dans la
voute, ſi le prudent Architecte n’avoit
pas eu la précaution d’y pratiquer un
quatriéme étage, appellé le Paradis,
& ſi l’on n’y avoit placé une Colonie
bigarrée, qui les arrête dans leur paſſage,
& qui s’en ſaiſit avec ardeur.
Le Lecteur ſaura, que ce Syſteme
Phyſico-Logical des Machines Oratoires
cache de grands Miſtéres, & que c’eſt
un type, un ſigne, une embleme, une
ombre, un ſimbole, qui a une analogie
exacte avec la République des Auteurs, & avec les meſures qu’ils doivent
prendre pour s’élever au deſſus du
vulgaire.
Par la Chaire, doivent être entendus les
Ecrits des Saints modernes de la Grande Bretagne ; écrits ſpiritualiſez, épurez,
debaraſſez de la craſſe des ſens &
de la raiſon humaine. Le bois pourri
doit être, comme j’ai dit, la matiere
de cette machine, pour deux raiſons ;
premierement, parce que le bois pourri
a la qualité d’éclairer dans les tenebres ;
& en ſecond lieu, parce que les cavitez
en ſont remplies de vers : deux types,
qui, maniez avec l’addreſſe ordinaire des
Commentateurs, ſignifient clairement
les deux qualitez principales requiſes
dans l’Orateur, & les deux Deſtinées
qui attendent ſes Ouvrages.
Pour l’Echelle, c’eſt un ſymbole naturel
de la Faction, & de la Poëſie, auxquelles
un ſi grand nombre de perſonnes
illuſtres ſont redevables de leur
réputation. Elle eſt le ſimbole de la
Faction, parce que…
❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋
Hiatus in MS.❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋
❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋
Elle eſt le ſimbole de la Poëſie, parce
que les Orateurs de cette eſpece
finiſſent toûjours leur Harangue par une
Piece de Poëſie[35], qu’ils montent les dégrez de cette machine avec lenteur, &
que le Sort les précipite du haut en bas
long-tems avant qu’ils en aïent gagné
le ſommet. Enfin, l’Echelle eſt un type
de la Poëſie, parce qu’on parvient
d’ordinaire à ce poſte de diſtinction, par un
tranſport de proprieté, & en confondant
le mien & le tien[36].
Par le Théatre ambulant, ſont dépeintes
toutes les productions de l’eſprit, qui
ont une relation particuliere avec le
divertiſſement des mortels. Telles ſont ces
Pieces aimables intitulées, De l’Eſprit
à deux liards ; Groteſques de Weſtmunſter ;
Contes facetieux ; Les parfaits Railleurs, &
d’autres ſemblables [37]. C’eſt par elles, que
les Ecrivains de Grubſtreet ont depuis
quelques années ſi noblement triomphé
du tems, qu’ils ont coupé ſes ailes,
rogné ſes ongles, limé ſes dents,
émouſſé ſa ſaux, & reculé ſon fatal Clepſydre.
C’eſt dans le Catalogue de ces fameux
Ouvrages, que j’ai la preſomtion
d’enregiſtrer ce livre-ci, aïant eu depuis
peu l’honneur d’être choiſi membre de
cette ſocieté ſi vantée.
Je ne ſai que trop les pernicieux deſſeins
qui ont été machinez dans ces dernieres
années contre cet illuſtre corps,
par deux ſocietez nouvellement érigées,
qui ont fait tous leurs efforts, pour tourner
nos Auteurs en ridicule, comme indignes
du rang qu’ils occupent dans la
République des Lettres. Ceux, qui en
ſont coupables, aprendront d’abord par
leur propre conſcience, que c’eſt eux,
que j’indique. Le public n’a pas été
Spectateur aſſez indifferent de leurs jaloux
projets pour ſoufrir avec patience
que les Academies de Gresham, & de Wills[38], fondent leur reputation ſur la ruine de la nôtre. Notre douleur devient
plus ſenſible & plus violente, quand
nous conſiderons leur procedé à notre
égard, non ſeulement comme injuſte,
mais encore comme ingrat, & contraire
à la nature même. Le monde peut-il
oublier, ces corps peuvent-ils oublier
eux-mêmes, quand nos annales ne ſeroient
pas auſſi formelles là-deſſus qu’elles
le ſont, que l’un & l’autre ils ſont des
pepiniéres que nous avons, non ſeulement
plantées, mais encore arroſées ?
On m’a informé que ces deux rivaux
ont dreſſé les préliminaires d’une ligue
contre nous, & qu’ils ont reſolu d’unir
leurs forces, pour nous defier, par un
Cartel, d’entrer avec eux dans une
comparaiſon de Livres produits de part &
d’autre, tant par rapport au nombre qu’à
l’égard du poids. Comme notre Préſident
m’a chargé de leur répondre, je
vais m’en acquitter ici. En premier lieu,
je ſoutiens que leur propoſition reſſemble
à celle, qu’Archimede fit dans un
cas moins important, & que l’exécution
en eſt abſolument impoſſible. Ou
trouver des balances d’une capacité aſſez
vaſte pour peſer ces volumes de
part & d’autre ? Quel Arithméticien ſera aſſez audacieux, pour entreprendre
d’en calculer le nombre ? En ſecond lieu,
je dis que nous acceptons le défi, à
condition, qu’on nous déſigne une perſonne
impartiale, pour décider à quelle ſocieté
chaque livre, chaque traité, & chaque
brochure, doivent être attribuez.
La déciſion n’en eſt rien moins que
facile. Nous ſommes prêts à produire un
Catalogue de pluſieurs milliers de
volumes, ſur leſquels notre Corps a un
droit inconteſtable, & que pourtant
certains Auteurs revoltez ont l’audace
d’approprier à nos ennemis. Ce ſeroit
donc à nous une imprudence impardonnable
de reconnoître pour nos Juges
ces mêmes Auteurs, dans un
tems où les cabales & les intrigues
de nos adverſaires ont cauſé une
revolte ſi generale contre nous, que
les plus intimes amis, qui nous reſtent
encore, ſe tiennent éloignez de nous,
comme s’ils avoient honte de nous
connoître.
Voilà tout ce que je ſuis autoriſé à
dire ſur un ſujet ſi mortifiant & ſi
melancolique. Nous ne ſommes nullement
portez à nourrir une haine, qui pourroit
être également fatale à tous les partis, & nous aimerions beaucoup mieux
que ce different fût accommodé à l’amiable.
Notre corps eſt tout prêt à
recevoir à bras ouverts ces deux enfans
prodigues, pourvu qu’ils renoncent à
leurs Proſtituées & à manger avec les
Cochons, je veux dire, à leurs indignes
occupations ; &, comme un pere indulgent,
il ne manquera pas de leur rendre
la tendreſſe, & ſa benediction. Après
l’inconſtance de toutes les choſes
ſublunaires, rien n’a plus decredité les
productions de notre ſocieté, que ce tour
d’eſprit ſuperficiel, qui regne generalement
parmi les Lecteurs de cet âge,
qui ſont trop indolens pour creuſer dans
les entrailles des matieres.
La Sageſſe pourtant eſt un Renard, à
qui ſouvent on donne en vain la chaſſe,
ſi on ne le force pas à ſortir de ſa
tanniere ; c’eſt un Fromage, qui eſt d’autant
meilleur, qu’il eſt couvert d’une croute
épaiſſe, coriaſſe, & dégoutante ; c’eſt
du Chocolat, qui devient plus excellent
à meſure qu’on approche du fond. La
Sageſſe eſt une Poule, dont il faut eſſuïer
le chant deſagréable, parce qu’il eſt
ſuivi d’un œuf : elle reſſemble à une noix,
qui, ſi elle n’eſt pas choiſie judicieuſement, peut vous couter une dent, &
ne vous païer que d’un ver.
C’eſt conformement à ces veritez,
que nos ſages Grubéens[39] ont toûjours
voulu conduire leurs préceptes vers
notre eſprit dans le Vehicule des fables
& des types. Peut-être les ont-ils plus
ornées quelque fois, qu’il étoit neceſſaire ;
& par-là ces Vehicules ont eu le
ſort de ces Caroſſes ſi bien peints &
dorez, dont l’éclat éblouït tellement
les Spectateurs, qu’ils ne remarquent pas
ſeulement celui qui en occupe le fond.
Nous nous conſolons pourtant de ce malheur,
parce qu’il nous eſt commun avec
Pitagore, Eſope, Socrate, & pluſieurs
autres de nos illuſtres Prédéceſſeurs.
Neanmoins, afin que, ni le public, ni
nous, ne ſoufrions pas davantage de ce
défaut de pénétration, je me ſuis laiſſé
vaincre par l’importunité de quelques
amis ; & j’ai reſolu d’entreprendre une
Diſſertation laborieuſe ſur les principales
productions de notre Societé, qui,
ſous un exterieur aſſez brillant pour contenter
un Lecteur ſuperficiel, ont envelopé
les plans les plus finis de tous les Arts & de toutes les Sciences. Je me fai fort
de les expoſer aux yeux des Curieux ;
&, s’ils ſont trop embaraſſez dans leurs
enveloppes, je ſaurai bien les en tirer
par le moyen de l’inciſion, ou de l’exantlation[40].
Il y a quelques années, qu’un de nos
plus habiles Membres entreprit cet
Ouvrage important. Il commença par
l’Hiſtoire de Maître Renard ; mais, il
ne vécut pas aſſez long-temps, pour
publier un traité ſi utile, ni pour aller
plus loin dans un ſi grand deſſein. On
ne ſauroit trop regretter ce grand
homme, ne fut-ce que pour la découverte
qu’il avoit faite ſur ce ſujet, &
communiquée à ſes amis. La ſolidité n’en
eſt conteſtée à préſent par aucun Savant
de quelque Reputation ; & perſonne ne
doute que ladite Hiſtoire ne contienne
un Corps complet, ou plutôt une Revelation,
une Apocalypſe, de tous les Secrets de la Politique.
Pour moi, j’ai pouſſé cette entrepriſe
beaucoup plus loin, ayant déja mis la
derniere main à mes Commentaires ſur pluſieurs douzaines de Traitez d’une
pareille force. Je crois obliger le Lecteur,
en lui en donnant ici quelques
idées ſuffiſantes pour le mettre au fait.
La premiere Piece[41], à laquelle je me
ſuis attaché, c’eſt le petit Poucet, dont
l’Auteur étoit de la Secte de Pythagore.
C’eſt un traité ténébreux, qui contient
tout le plan de la Metampſicoſe, & qui
conduit l’ame dans toutes ſes differentes
revolutions.
Le ſecond eſt le Docteur Fauſtus, écrit
par Artephius, un Auteur bonæ notæ
& un adepte. Il le publia dans ſa
neuf-cent-quatre-vingt-quatriéme année. Ce
Sage procede entierement par la voye
de la réincrudation, ou par la voye humide.
Le Mariage entre Fauſtus & Helene ne
ſert qu’à répandre du jour ſur la fermentation du Dragon mâle, & du Dragon
femelle.
Whittington & ſon Chat eſt l’Ouvrage
du miſterieux Rabbin JehudaHannaſi, contenant la défenſe de
la Guemara de la Miſna de Jeruſalem,
& prouvant ſa ſuperiorité ſur celle de
Babilone, contre l’opinion reçuë.
La Biche & la Panthere. C’eſt le Chef-d’œuvre d’un fameux Savant[42] qui exiſte
encore : le but de cet ouvrage eſt de
nous donner un extrait fidéle de ſeize
mille Auteurs Scholaſtiques, depuís Scot
juſqu’à Bellarmin.
Le Flacon de Gregoire. C’eſt une Piéce
qu’on ſupoſe être de la même main,
& qu’on regarde comme un Suplément
du Traité qui precede.
Le Sage de Gotham, cum Appendice.
C’eſt-là veritablement un Traité d’une
érudition immenſe : on peut l’apeller
la ſource originale de ces argumens,
qu’on pouſſe à préſent avec tant de
vigueur, en France & en Angleterre,
pour défendre le ſavoir & l’eſprit des
Modernes, contre la préſomption, l’orgueil,
& l’ignorance des Anciens. Cet
Auteur a tellement épuiſé cette matiere,
que tout ce qu’on a écrit là-deſſus
depuis ne ſauroit paſſer que pour pure
repétition, chez un Lecteur un peu pénétrant. Un Membre diſtingué de
notre Societé a publié depuis peu un
Abregé de cette excellente Piece[43].
Ces petits échantillons ſuffiſent, pour
faire entrer le public dans le goût de
tout l’Ouvrage : il occupe à préſent
toutes mes penſées, & toutes mes études ;
& ſi je puis y mettre la derniere main
avant ma mort, je croirai avoir parfaitement
bien emploïé les pauvres reſtes
d’une vie infortunée.
[44]Helas ! je n’ai pas raiſon d’attendre
encore tant de vigueur d’une plume uſée
au ſervice de l’Etat, dans des Diſſertations
pour & contre, ſur les Conſpirations
des Papiſtes, ſur les Loix d’excluſion,
ſur l’obéiſſance paſſive, ſur la
liberté de conſcience, &c. Je n’ai pas
lieu de l’attendre d’une conſcience, qui
tombe en lambeaux, & qui montre partout
la corde à force d’être retournée ;
d’une tête fracaſſée par les coups de barre de la faction contraire ; ni d’un
corps conſumé par certaines maladies
mal gueries, graces à quelques
Donzelles & à quelques Chirurgiens, qui,
comme il a paru dans la ſuite, étoient
les ennemis declarez de l’Etat, & les
miens, & qui ſoutenoient les intérêts
de leur parti, aux dépens de mes jambes
& de mon nez.
J’ai mis au jour quatre-vingt-onze
brochures, ſous trois regnes, & en
faveur de trente-ſix factions : mais, voïant
que l’Etat n’a plus beſoin de mon encre,
je me retire pour la répandre dans des
Speculations plus aſſorties au caractere
d’un Philoſophe ; ſatisfait de pouvoir
me rendre cette juſtice, que j’ai paſſé
une longue vie ſans offenſe envers Dieu & les Hommes.
Pour en revenir à mon ſujet, j’attends
de la juſtice du public, que
l’échantillon du Commentaire que je viens
de lui doner, ſuffira pour effacer de
toutes les productions de notre Societé
une tache qui ne leur eſt venuë, que par
l’envie & l’ignorance de nos Adverſaires.
Je me flatte, qu’on ſe perſuadera à
la fin, que le merite de cet ouvrage s’êtend
plus loin, que les ſimples agrémens de l’eſprit & du ſtile, que nos plus hardis
Calomniateurs ne leur ont jamais oſé
diſputer.
Pour faire ſentir cette beauté exterieure,
auſſi-bien que le ſens caché &
myſtique, j’ai ſuivi exactement les
Originaux le plus généralement aprouvez ;
&, pour qu’il n’y manque rien,
j’ai fait en ſorte, à force de donner la
torture à mon eſprit, que le titre[45], ſous
lequel cet excellent Commentaire doit
être connu à la Cour & dans la Ville,
réponde exactement aux heureux modeles
que notre Societé me fournit ſi abondamment.
Je conviens que j’ai été un peu prodigue
à en multiplier les titres ; mais,
j’ai remarqué que c’eſt-là le grand goût
parmi certains Auteurs, que je reſpecte
extraordinairement.
Ont-ils tort ? Neſt-il pas raiſonnable,
que les Livres, ces Fils du cerveau, aient
l’honneur de briller par une grande
varieté de noms, auſſi-bien que les autres
Enfans d’une qualité diſtinguée ? Notre fameux Dryden s’eſt hazardé même
d’aller plus loin, en faiſant tous ſes
efforts, pour introduire l’uſage de donner
au même Livre pluſieurs Parains[46].
C’eſt une pitié, que cette belle invention
n’ait pas été mieux ſoutenuë par
une imitation exacte, autoriſée par un
exemple de cette force : j’ai fait de
mon mieux, quant à moi, pour donner
la vogue à cette mode ; mais, je ne
ſongeois pas alors, qu’il y a une malheureuſe
dépenſe attachée à l’honneur de
procurer des Parains à ſes Enfans, dépenſe
dont on tire d’ordinaire de forts maigres
revenus. La raiſon m’en eſt abſolument
cachée : tout ce que je puis dire,
c’eſt que, dans le cas dont il s’agit ici,
j’ai perdu & mes frais & la gloire que
je voulois m’acquerir par ce moïen. J’avois
emploïé des meditations, & des
efforts d’eſprit prodigieux, pour couper
le Traité ſuivant en quarante Sections ;
mais, aïant ſupplié autant de Lords de
ma connoiſſance d’en vouloir bien être
les Parains, ils s’en ſont excuſez tous,
en m’envoïant dire, qu’ils s’en faiſoient
un cas de Conſcience.
SECTION II.
Commencement du Conte.
IL y avoit un jour un homme, qui
avoit trois Fils de la même Femme,
& d’une même couche, ils étoient venus
au monde d’une manière ſi miraculeuſe,
que la Sage-Femme elle-même
ne pouvoit pas dire, qui des trois étoit
l’Ainé. Le Père mourut, lorſqu’ils
étoient encore fort jeunes. Mais, avant
que de rendre l’ame, il les fit approcher
de ſon lit, & leur tint le discours
ſuivant :
Mes Fils Je n’ai jamais cherché les biens
de ce Monde, & je n’en ai point hérité de
mes Péres. C’eſt pourquoi, j’ai rêvé long-tems
en vain ſur les moïens de vous laiſſer
quelque choſe de bon & d’utile. A la fin,
à force de ſoins & de dépenſes, je vous ai
pourvus chacun d’un bon habit neuf[47] ; les
voici tous trois. Vous ſaurez, mesEnfansque ces habits ont deux qualitez,
particulieres, La premiere eſt, qu’en les
ſoignant comme il faut, ils auront toûjours
ce même air neuf, que vous leur voïez
à cette heure : la ſeconde, qu’ils croitront
dans la même proportion avec vos corps,
s’étendant & s’élargiſſant d’une maniere
à s’ajuſter toujours à vos tailles. Mettez
les, mes Fils, afin que je les voie ſur vous
avant que de mourir… Fort bien ; ſoïez
propres, je vous en prie, & aïez ſoin de
les vergeter ſouvent. Vous trouverez dans
mon Teſtament, que voici, toutes les inſtructions
nécéſſaires touchant la maniere
de les porter, & de les ménager : obſervez
les exactement, ſi vous voulez éviter
les chatimens attachez à la moindre tranſgreſſion
de mes ordres, & ſi vous avez à
cœur votre bonheur futur. J’ai ordonné
encore dans mon Teſtament, que vous demeuriez
tous trois enſemble, comme amis,
& comme Freres ; c’eſt-là l’unique moïen
pour vous de proſperer dans le monde.
Après avoir fini ce Diſcours, le bonhomme
mourut, à ce que dit l’Hiſtoire ;
& ſes trois Fils s’en allérent enſemble
chercher des avantures.
Je ne vous importunerai pas par le recit de celles, qu’ils rencontrérent pendant
les premieres ſept années[48]. Je dirai
ſeulement, qu’ils ſe conformérent exactement
au Teſtament de leur Pere,
& qu’ils gardérent leurs habits en fort
bon état. Au reſte, ils parcoururent
pluſieurs païs, eurent a faire à un grand
nombre de Geants, & eurent le bonheur
de défaire le monde de pluſieurs
Dragons.
Parvenus à l’âge de ſe produire dans
le Monde, ils prirent maiſon en ville,
& ſe mirent à faire l’amour aux Dames,
ſur-tout à trois d’entr’elles, qui avoient
la vogue, à ſavoir à la Ducheſſe d’Argent,
à Madame de Grands-Titres, &
à la Comteſſe d’Orgueuil.
Ils furent d’abord aſſez mal reçûs ;
mais, en aïant déterré la cauſe avec une
grande pénétration, ils attrapérent
bientôt les bonnes manieres. En moins
de rien, on les vit écrire, rimer, railler,
chanter, parler & ne rien dire :
ils beuvoient, ſe battoient, juroient,
prenoient du tabac, & couroient le bon
bord. Ils alloient à la premiere repréſentation
des Piéces de Théâtre, battoient le Guet, ſe divertiſſoient avec
les belles, & s’en trouvoient fort mal.
Ils donnoient aux Fiacres des coups
de baton, au lieu d’argent. Ils s’endettoient chez les marchans, & couchoient avec leurs Femmes. Ils roſſoient les Sergens, jettoient les violons par la fenêtre, dinoient chez le
plus fameux traiteur, & faiſoient la
digeſtion au Caffé des petits Maîtres.
Ils parloient des appartemens, où ils
n’avoient jamais mis le pied ; dinoient
avec des Mylords, ſans les voir ; parloient à l’oreille à une Ducheſſe, ſans lui dire le moindre mot ; faiſoient paſſer le griffonnage de leurs blanchiſſeuſes,
pour des billets doux de qualité. Ils ne
faiſoient que revenir de la Cour, ſans y
avoir jamais été vus ; ils étoient au levé du Roi ſub dio ; dans une Compagnie ils apprenoient par cœur une liſte
des Pairs du Roïaume, & dans une
autre ils en farciſſoient leurs diſcours,
d’un petit air fort familier.
Ils ne negligeoient pas ſur-tout de
comparoitre regulierement dans l’Aſſemblée de ces Senateurs, qui n’ont rien
à dire dans le Parlement, & qui parlent haut au Caffé, où ils s’ajournenttous les ſoirs pour remacher les affaires
politiques, entourez d’un cercle de curieux promts à ramaſſer leurs miettes.
Les trois Freres avoient acquis mille
autres belles manieres, dont le détail
ſeroit ennuieux ; &, par conſequent,
ils paſſoient avec juſtice pour les Cavaliers les plus accomplis de la ville.
Mais, tout cela ne faiſoit que blanchir ;
leurs Maitreſſes reſtoient toûjours inſenſibles.
Pour en faire bien ſentir la raiſon, il
faut qu’avec la permiſſion du patient
Lecteur je m’étende un peu ſur un
point d’importance, qui n’a pas été
ſufiſamment éclairci par les Auteurs de
ce ſiecle-là.
Une nouvelle Secte s’éleva environ
ces tems, & ſes adherans ſe répandirent
au long & au large, ſur-tout parmi le
beau monde. Ils adreſſoient leur culte
à une certaine Divinité[49], qui, ſelon
leur Doctrine, s’occupoit journellement à créer les hommes par une operation mechanique. Elle étoit placée, dans
la partie la plus élevée de la maiſon, ſur un Autel haut environ de trois pieds.
La Divinité y étoit aſſiſe dans la poſture d’un Empereur Oriental, avec les
jambes croiſées ſous lui[50].
A main gauche de l’Autel, l’Enfer
ſembloit ouvrir ſa Gueule, pour dévorer
les animaux, à la création deſquels le
Dieu s’occupoit ; mais, pour en rallentir la faım inſatiable, certains Prêtres y
jettoient de tems en tems quelques pieces de matiere informe, & ſouvent même des membres entiers déja vivifiez,
que ce goufre afreux avaloit d’une maniere terrible à voir.
Cette Divinité paſſoit pour avoir inventé la[51]verge, & l’éguille : ſi c’eſt
en qualité de Dieu des Mariniers, ou
s’il faut prendre cette expreſſion dans
un autre ſens miſterieux & allegorique, c’eſt un point ſur lequel juſqu’ici
on n’a pas répandu le jour neceſſaire.
Les Adorateurs de ce Dieu avoient un
Syſtéme de Doctrine, qui rouloit à peu
près ſur les Dogmes Fondamentaux,
que voici.
L’Univers, diſoient-ils, n’eſt autre
choſe, qu’un habillement complet, qui
revêt toutes choſes : la terre eſt habillée
par l’air, l’air par les Etoiles, & les
Etoiles par le primum mobile. Jettez les
yeux ſur notre Globe, vous verrez que
C’eſt un habit dans les formes, & d’un
très-bon goût ; ce que certaines gens
apellent la Terre n’eſt autre choſe, qu’un
ſur-tout avec des paremens verds.
Qu’eſt-ce que la mer, ſi-non une veſte
d’un beau tabis ? Examinez chaque ouvrage particulier de la création, vous
verrez quelle habile couturiere la nature a été, en habilant tous les vegetaux à
la Cavaliere. De quelle perruque galante n’a-t-elle pas coeffé le hetre ? De quel
beau pourpoint de ſatin blanc n’a-t-elle
pas ajuſté le bouleau ? Pour faire court,
l’homme lui-même eſt-il autre choſe
qu’une Microveſte, ou, pour mieux dire, un habit complet, avec toutes ſes
fournitures ? Par rapport au corps, la
choſe eſt inconteſtable ; mais, à examiner même toutes les qualitez de ſon ame,
on n’y trouvera rien, qui n’ait une relation étroite avec les differentes piéces qui compoſent notre ajuſtement.
La Religion eſt un manteau ; l’intégrité eſt une paire de ſouliers uſez à force de marcher dans les bouës ; l’amour-propre eſt un ſur-tout, la vanité, une
chemiſe : pour la conſcience, c’eſt un
haut-de-chauſe, deſtiné à couvrir la volupté & l’ordure ; mais, qu’on laiſſe
tomber fort promtement, quand on ſe
veut livrer à l’une, ou à l’autre.
Ces poſtulata étant admis, il s’enſuit,
par une conſequence legitime, que les
êtres, appellez improprement par les
hommes habits, compoſent réellement
l’eſpece la plus finie des animaux, ou
pour aller encore plus loin, ſont réellement hommes, ou animaux raiſonnables, N’eſt-il pas évident, qu’ils ſe meuvent, qu’ils vivent, qu’ils parlent, &
qu’ils s’acquittent de tous les autres devoirs de la vie humaine ? Ces êtres ne ſe
promenent-ils pas dans les ruës ? Ne rempliſſent-ils pas le Parlement, les caffés,
les téatres, & les temples de Cythere ? Il
eſt vrai, que ces annimaux, nommez vulgairement habits, doivent être appellez
differement, ſelon la difference de la matiere & de la forme, qui les compoſent.
L’Aſſemblage d’une chaine d’or, d’une robbe d’écarlatte doublée d’hermines, & d’une baguette blanche, placé
ſur un grand cheval, eſt un Lord-Maire.
Certaines autres fourures, accommodées d’une certaine maniere, compoſent un Juge ; & un mélange de toile
fine, & de ſatin noir, eſt un Evêque.
Il y avoit des Profeſſeurs parmi cette Secte, qui, quoi qu’ils admiſſent eſſentiellement le même Syſtême, ne laiſſoient pas de raffiner ſur certains points.
Ils ſoutenoient que l’homme eſt compoſé de deux habillemens differens
l’un celeſte, l’autre artificiel ; dont le prémier eſt le Corps, & le ſecond l’Ame ;
que l’ame étoit l’habit exterieur, & le
corps l’habit interieur ; que le dernier
eſt ex traduce, mais que l’autre procedoit d’une création, & d’une circomfuſion quotidienne. Ils prouvoient cette derniere partie de la propoſition, par
l’Ecriture, parce que dans eux nous nous mouvons, nous vivons, & nous avons l’être ; & par la Philoſophie, parce que ces habits exterieurs ſont tout dans le tout, & tout dans chaque partie. D’ailleurs, diſoient-ils, ſeparez ces deux habillemens, & vous trouverez que le corps n’eſt qu’une vile carcaſſe deſtituée d’intelligence ; &, par conſequent, il eſt clair que ce qu’on nomme habit exterieur doit étre l’ame. A ce Syſtême de Religion étoient attachez certains dogmes ſubalternes, qui avoient une grande vogue.
Les Savans ſe diſtinguoient ſur-tout à déduire de-là les differentes facultez de l’ame. Chez eux, la broderie étoit
grand fond d’eſprit ; les franges d’or, agréable converſation ; les galons d’argent, repartie vive ; la perruque carrée, un tour d’eſprit particulier ; & un habit, chargé de poudre du haut en bas, étoit fine plaiſanterie. Ils ſoutenoient, d’ailleurs, que tous ces talens vouloient être maniez avec une extrême delicateſſe, & dirigez avec grand jugement, ſelon les tems, & les modes.
C’eſt avec beaucoup de peines, & par le moïen d’une Lecture infatigable, que j’ai ramaſſé, chez les anciens Auteurs, ce Syſtême de Theologie, & de Philoſophie, qui paroit avoir eu ſa ſource dans une maniere de penſer, qui n’a rien de
commun, ni avec les Syſtêmes anciens, ni avec les modernes. En m’engageant dans ces penibles recherches, mon but a été, moins de ſatisfaire la curioſité du Lecteur, que de lui faciliter l’intelligence de pluſieurs particularitez de l’Hiſtoire ſuivante ; car, à moins d’être inſtruit des diſpoſitions où ſe ſont trouvez les hommes, & des opinions, qui ont regné parmi eux, dans un ſiécle ſi éloigné, il ne ſera pas en état de comprendre les grands événemens, qui en ſont derivez comme de leur ſource.
C’eſt pourquoi, je ne puis trop l’avertir de lire & de relire, avec toute l’attention imaginable, ce que je viens d’écrire ſur ce ſujet.
Je reprens le fil de mon Hiſtoire,
Nos trois Freres n’étoient pas dans un petit embarras, en voïant les ſuſdites opinions ſi généralement reçuës & ſuivies par tout ce que la Cour & la Ville avoit de plus poli. Leurs maîtreſſes en étoient tellement imbues, qu’elles
étoient toujours au plus haut faite de la
mode, & qu’elles avoient un profond
mépris, pour tout ce qui reſtoit au deſſous
d’elle de l’épaiſſeur d’un ſeul cheveu.
Cependant, le Pere de nos Cavaliers
leur avoit ordonné formellement, ſous
peine des châtimens les plus rigoureux,
de ne rien ajouter à leurs habits, & de
n’en rien ôter, ſans un ordre exprès contenu dans ledit Teſtament. Il eſt vrai,
que ces habits étoient d’un bon drap, &
d’ailleurs couſu ſi delicatement, qu’on
auroit juré, qu’ils étoient tout d’une
piéce ; mais, ils étoient fort unis, & preſque deſtituez de tout ornement.
A peine avoient-ils été un mois dans
la ville, que tout d’un coup la mode vint
de porter des Nœuds d’Epaule : d’abord
tout le monde devint nœud d’Epaule ; il
n’y avoit pas moïen d’aprocher des ruelles, ſans cette marque de diſtinction.
Une triſte experience aprit bientôt aux
trois Avanturiers, juſqu’à quel point
cette piece leur étoit neceſſaire : ils ne
faiſoient pas un tour de promenade,
qu’ils ne reçuſſent mille mortifications.
Quand ils alloient à la Comedie, le
Portier leur demandoit, s’ils ne vouloient pas ſe mettre au Paradis ; appelloient-ils un fiacre, le cocher les prioit de
monter ſur le derriere en attendant leur
maître ; lorſqu’ils entroient dans un
Cabaret, le Garçon leur diſoit obligeamment, on ne vend point de biere ici, mes amis ; & s’ils vouloient rendre viſite à
quelque Dame, le Laquais les arrêtoit
à la porte, pour les prier de lui dire
ſeulement leur meſſage, & qu’il leur
rendroit réponſe dans le moment.
Dans cette malheureuſe ſituation, ils
ne manquérent pas de conſulter le Teſtament de leur Pere. Mais, altum filentium ſur les Nœuds d’Epaule. D’un côté,
l’obéiſſance étoit un point abſolument
neceſſaire ; mais, de l’autre, ſans les
Nœuds d’Epaule, point de ſalut.
Après une meure deliberation, un des
Freres, plus lettré que les autres, s’aviſa
d’un expédient. Il eſt vrai, dit-il, que
le Teſtament ne fait point mention des
Nœuds d’Epaule, totidem verbis ; mais, je
conjecture, qu’il en parle incluſivement,
ou totidem ſillabis[52]. Cette diſtinction
Tom. I pag. 90.
fut d’abord goutée, & l’on ſe mit de
nouveau à examiner ; mais, une malheureuſe étoile avoit tellement influé là-deſſus, que la premiere ſyllabe ne ſe trouvoit pas dans tout l’écrit : néanmoins,
celui qui étoit l’Auteur de cette invention reprit courage. Mes Freres, dit-il, ne vous affligez pas : l’affaire n’eſt
pas encor tout-à-fait deſeſpérée. Si
nous ne trouvons pas ce que nous cherchons, totidem verbis, ni totidem ſillabis, je me fais fort de le trouver, totidem litteris. L’expedient parut merveilleux, & les voilà auſſi-tôt à l’ouvrage. En moins
de rien, ils firent un recueil des lettres ſuivantes N, U, D, S, D, E, P, A, U, L, E ; mais, ils avoient beau fureter par-tout, la ſeconde lettre O E ne paroiſſoit
nulle-part[53]. La difficulté ſembla d’abord
importante ; mais, le Frere à diſtinctions, qui étoit en train de faire merveille,
trouva bientôt de quoi remédier à cet
inconvenient. Selon lui, l’O E étoit une
lettre pedanteſque, qui n’étoit d’aucune utilité, & qu’on pouvoit remplacer facilement par un E ſimple, qui faiſoit dans le fond le même effet.
Voilà la difficulté évanouie : ils ſont
évidemment autoriſez à ſuivre la mode,
jure paterno ; & mes Damoiſeaux ſe carrent dans les ruës avec des Neuds d’Epaule auſſi copieux & auſſi flottants,
que ceux d’aucun Fils de bonne Mere.
Comme le bonheur de ce monde eſt
ſujèt à paſſer comme un éclair, les modes, dont ce bonheur dépend entierement, étoient ſoumiſes à la même inconſtance dans ce ſiécle-là ; & le regne
des Neuds d’épaule fut de courte durée.
Un Seigneur, arrivé nouvellement de
la Cour de France, s’étala en public, tout
couvert d’une cinquantaine d’aunes de
galons d’or parcourant exactement les
Méandres, où les conduiſoit la mode
deſtinée à regner à Paris pendant le mois
courant. Deux jours après, tout le monde parut habillé d’or en barre : quiconque ôſoit paroitre en compagnie ſans cette perfection, avoit l’air auſſi honteux qu’un Eunuque, & étoit tout auſſi
mal reçu des Femmes. Quel parti prendront ici mes galans ? Ils ont donné
déja une entorſe aſſez violente à la derniere volonté de leur Pere. Elle ne dit
rien du tout ſur ce nouvel article bien
plus important que le premier. Le Neud-d’Epaule, n’étoit qu’un petit ornement
détaché & ſuperficiel ; au lieu que le galon
d’or cauſe une alteration plus conſiderable, puiſqu’il adhère en quelque
ſorte à la ſubſtance même de la choſe.
Le moyen donc d’en porter ſans un ordre poſitif !
Il arriva heureuſement dans ce tems,
que
le Frere ſavant venoit de lire les
Dialectiques d’Ariſtote, & particulierement ſon merveilleux traité de l’interpretation, qui nous enſeigne à trouver en
tout paſſage tous les ſens du monde, excepté celui de l’Auteur ; Ouvrage utile
par conſequent aux Commentateurs des
Revelations, qui expliquent les Propheties, ſans entendre un mot du texte Original.
Eclairé de ces nouvelles lumieres, il
apoſtrophe ſes Freres de la maniere ſuivante[54]. Apprenez, mes chers Freres ; qu’il y a deux ſortes de Teſtamens, Nuncupatorium, & Scriptorium ; que le Teftament écrit, que nous avons devant nos yeux,
ne fait pas mention de galons d’or, bien
loin d’en ordonner poſitivement l’uſage.
Conceditur. Mais, ſi on ſoutient la même
choſe par raport à une derniere volonté exprimée de vive voix ; negatur : car, mes
Freres, vous vous ſouvenez bien ſans doute, que, dans notre enfance, nous avons
entendu dire par un certain quidam, qu’il
avoit entendu dire d’un valet de notre Pere, qu’il avoit entendu dire de notre Pere
lui-même, que nous ferions bien de charger nos habits de galons d’or, dès que nous
aurions aſſez d’argent, pour en acheter.
Sur mon Dieu, il n’y a rien de plus vrai,
s’écria un autre Frere. Je m’en ſouviensparfaitement bien, ajoûte le troiſiéme ;
&, ſans s’alambiquer le cerveau d’avantage, ils ſe mirent à acheter le galon
d’or le plus large de tout le quartier,
& ſe firent braves comme des Milords.
Quelque tems après, la mode vint
de doubler les habits d’une petite étoffe
de ſatin couleur de feu[55]. Auſſi-tôt un marchand en porta un échantillon à nos Cavaliers. Reverence parler, Meſſieurs, leur dit-il, Mylord Guts & le Chevalier Walter ont pris hier au ſoir des doublures de la
même piéce : vous ne ſauriez croire laquantité que j’en vends ; & je ſuis ſur, que
demain matin à dix heures il ne m’en reſtera pas de quoi faire un Pelotton à ma Femme.
Là-deſſus, nouvel examen du Teſtament. Le cas demandoit un ordre poſitif, auſſi bien que le précédent ; puiſque
la doublure eſt conſiderée par tous les
Auteurs orthodoxes, comme étant de
l’eſſence de l’habit. Tout ce qui parut
les favoriſer en quelque ſorte étoit un
Avertiſſement contenu dans ladite derniere volonté de ſe précautionner contre le feu, & d’avoir ſoin d’éteindre
leurs chandelles, en ſe couchant. Ces
mots, rectifiez par un Commentateur
adroit, pouvoient bien aller juſqu’à approcher aſſez d’un commandement poſitif ; mais, comme ils ne tranquilliſoient
pas encor tout-à-fait ces conſciences timorées, le Frere Docteur, reſolu de remedier une fois pour toutes aux inconveniens preſens & futurs, ſe mit à haranguer de nouveau. Je me ſouviens, dit-il, d’avoir vu pluſieurs Teſtamens, où il étoit fait mention d’un Codicille annexe,
qui eſt cenſé faire partie du Teſtament, & avoir la même Autorité. Or, le Teſtament de notre Pere n’eſt pas accompagné d’untel Codicille ; &, par conſequent, de ce coté-là, il eſt manifeſtement défectueux.
C’eſt pour cette raiſon, que j’ai reſolu d’y en attacher un habilement. J’en ſuis déja en poſeſſion depuis long-tems : il a été dreſſé par un Palfrenier de notre Grand-Pere ; &, par le plus grand bonheur du monde, il y eſt parlé fort au long de ce même ſatin couleur de feu.
Ce projet paſſa avec le même conſentement unanime. Un vieux parchemin ridé eſt attaché au Teſtament en
guiſe de Codicille : on achette le ſatin,
& on le porte.
L’Hyver ſuivant, un Acteur, gagné
exprès par le corps des Faiſeurs de Franges, joua ſon role dans une Piéce nouvelle, tôut couvert de franges d’argent ;
&, par-là, conformement à la louable
coutume, il en introduiſit la mode.
Les trois Freres conſultant la-deſſus de
nouveau le Teſtament en queſtion, ils
y trouverent à leur grand étonnement
ces paroles accablantes : J’ordonne & commande à mes trois Fils de ne porter jamais des franges d’argent ſur leurs habits, ni à l’entour d’iceux. Ces mots étoient
ſuivis d’une longue liſte de punitions,
dont ils étoient menacez, en cas de desobéiſſance. Plus les difficultez ſont
grandes, plus il y a de gloire à les ſurmonter. Un Article ſi foudroïant ne
découragea pas celui des Freres, dont
j’ai déja ſi ſouvent loué l’érudition. C’étoit un homme expert dans la Critique,
& il avoit trouvé dans un certain Auteur, qu’il ne nommoit pas pour certaines raiſons, que le terme frange, mentionné dans le Teſtament, ſignifie auſſi
un manche-à-balai ;[56] &, ſelon lui, c’étoit
dans ce ſens-là qu’il falloit le prendre en
cette occaſion. Un de ſes Freres declara avec humilité, qu’il n’étoit pas de
cet avis-là, à cauſe que l’Epithête, d’argent, ne lui paroiſſoit pas tout-à-fait
applicable à un manche à-balai. Il eut
pour réponſe, que cette Epithête devoit être entendue dans un ſens miſterieux & allegorique ; mais, il ne laiſſa pas
d’objecter de nouveau, qu’il ne comprenoit pas pourquoi ſon Pere leur auroit défendu de porter des manches-à-balai ſur leurs habits ; précaution inutile, & même impertinente. Son Frere la-deſſus prit un air grave, & l’arrêta tout court, comme un homme qui
parloit avec irrévérence d’un miſtere,
qui, ſans doute, étoit très-ſignificatif, &
très-utile ; mais, dans lequel il n’étoit pas
permis à la Raiſon humaine de creuſer
trop avant.
Cette réponſe ſenſée mit fin à la diſpute ; & comme le Teſtament du Pere
perdoit chaque jour quelque choſe de
ſon Autorité, on prit d’une maniere
docile ce joli tour de Critique, dont je
viens de parler, pour une Permiſſion
dans les formes de ſe jetter à corps perdu dans les franges d’argent.
Quelque tems après, une vieille mode
fut remiſe ſur pied. C’étoit une broderie à la Chinoiſe chargée de Figures
d’Hommes, de Femmes, & d’Enfans[57].
Dans cette occaſion, il ne s’agiſſoit
pas ſeulement de conſulter la derniere
volonté du Pere : les Damoiſeaux ne
ſe reſſouvenoient que trop de l’horreur qu’il avoit toûjours témoignée contre
cette mode. Ils ſavoient que,
pluſieurs Articles dreſſez exprès, il l’avoit
deteſtée ; & qu’il leur avoit donné ſa
malediction éternelle, s’ils étoient jamais
aſſez hardis pour la ſuivre. Malgré tant
de déclarations ſi formelles, il ne ſe
paſſa pas deux jours, qu’ils ne portaſſent
cette mode juſqu’à l’excès. Ils alleguoient en leur faveur, que ces Figures
n’étoient point du tout les mêmes, qui
avoient été en vogue autrefois &
dont le teſtateur avoit voulu parler :
d’ailleurs, ils ne portoient pas cette broderie, dans le ſens dans lequel elle leur
avoit été défendue ; mais, uniquement,
pour ſuivre une coutume, qui tendoit
au bien public. A leur avis, ces Articles du Teſtament devoient être interpretez cum grano ſalis.
Les modes étant ſujettes à une revolution perpetuelle, le Frere à diſtinctions
ſe laſſa à la fin de chercher des échappatoires, & de luter contre des obſtacles, qui ſe ſuccedoient ſans ceſſe les uns
aux autres. Il voïoit ſes Freres, auſſi
bien que lui, reſolus à s’aſſujettir à la
mode, à quelque prix que ce fût : ainſi,
il ne lui fut pas difficile de les déterminer à renfermer le Teſtament fatal
dans un Coffre-fort, qui leur étoit venu
de Gréce ou d’Italie ; & à ne l’alleguer
deſormais, que dans les cas ou il s’accorderoit avec leurs intérêts.
Conformement à cette reſolution
quand la mode vint de porter un nombre infini d’éguillettes ferrées d’argent,
notre ſavant Critique prononça ex Cathedra, qu’ils étoient autoriſez à porter
de ces équillettes, Jure Paterno. Qu’il
étoit bien vrai, que la mode alloit un
peu au delà de la permiſſion que leur
accordoit le Teſtament : mais, qu’en
qualité de Succeſſeurs de leur Pere, ils
avoient le pouvoir d’y ajouter certaines
clauſes, pour l’accommoder au bien public ; &, quand même ces clauſes n’auroient pas une liaiſon exacte avec le Teſtament, qu’il falloit pourtant les admettre, de peur de tomber dans certaines
incongruitez, ne multa abſurda ſequerentur. Cette déciſion paſſa auſſi-tôt
pour Canonicale ; &, le Dimanche ſuivant, ils parurent à l’Egliſe tous lardez d’éguillettes.
Ce Frere avoit acquis par ſon ſavoir
une ſi grande reputation, que ſes affaires n’étant pas en trop bon état, il eut le bonheur d’être placé chez un
certain Lord, pour avoir ſoin de l’éducation
de ſes Enfans. Ce Seigneur
étant mort quelque tems après : il ſut
donner un tour ſi adroit à quelques paſſages
du Teſtament de ſon Pere, qu’il
y trouva un titre pour s’approprier les
biens de feu ſon Maître. Il en prit auſſitôt
poſſeſſion : il en chaſſa ſes éleves ;
& donna leurs appartemens à ſes Freres[58].
SECTION III.
Digreſſion touchant Meſſieurs les Critiques.
QUoique juſqu’ici j’aye pris toute
la précaution poſſible, pour ſuivre exactement les regles, & la maniere d’écrire, de nos Illuſtres Modernes,
je me vois cependant, par un tour que
me jouë ma malheureuſe memoire,
dans un égarement, dont il faut que je
me tire, avant que je puiſſe avec bienſéance continuer la tractation de mon ſujet. J’avouë avec honte, que c’eſt
une négligence impardonnable d’y être
entré ſi avant, ſans avoir adreſſé à nos
Seigneurs les Critiques les diſcours uſitez, tant expoſtulatoires, & ſupplicatoires, que déprécatoires.
Pour les en dédommager, je prends
ici humblement la hardieſſe de leur preſenter une courte Diſſertation ſur eux-mêmes, & ſur leur art. Je vais en examiner briévement l’Etimologie & la Généalogie, & le conſidérer, tant par rapport
à l’état, où il ſe trouvoit autrefois, qu’à l’égard de celui où nous le voïons préſentement.
Par le mot Critiques, ſi uſité dans nos
converſations d’aujourdhui, on a entendu autrefois trois eſpeces d’hommes
fort differentes, ſelon ce que j’en ai pu
découvrir dans les livres, & dans les
brochures des Anciens. Ce terme deſigna d’abord des perſonnes, qui s’occupoient à inventer & à établir certaines
regles, pour eux-mêmes, & pour le public, par l’obſervation deſquelles un Lecteur judicieux pouvoit ſe rendre capable de décider des productions des ſavans, entrer dans le vrai goût du ſublime & du merveilleux, & diſtinguer
les veritables beautez du ſtile ou de
la matiere, d’avec le faux brillant qui les
imite. Ils s’efforçoient, dans leurs Lectures, à remarquer ce que les livres avoient de défectueux, l’inutilité, la fadeur, l’abſurdité. Mais, ils s’y prenoient avec la
même précaution, dont ſe ſert un homme, qui paſſe par une ruë ſale. S’il jette un œil attentif ſur les tas de bouë
qu’il rencontre en ſon chemin, ce n’eſt
pas dans le deſſein d’en examiner la couleur, d’en prendre les dimenſions, d’y gouter, ou de s’y vautrer ; c’eſt uniquement pour s’en tirer le plus proprement qu’il lui eſt poſſible.
On prétend, mais à tort, que ces
perſonnes-là ont véritablement compris
le ſens litteral de leur dénomination, &
qu’une partie conſiderable du devoir
d’un Critique eſt de rendre juſtice au
mérite. Un Critique, dit-on, qui ne
lit, que pour chercher les occaſions de
cenſurer, reſſemble à un Juge, qui prendroit la reſolution de condamner à la
potence tous ceux qui paroitroient
devant ſon tribunal.
En ſecond lieu, on a deſigné, par le
terme de Critiques, ces Reſtaurateurs
du ſavoir, ces hommes ſavans, qui ont
tiré les belles Lettres du tombeau, qui
les ont delivrées de Vers, & qui ont ſecoué la pouſſiere qui couvroit les Manuſcrits.
Il y a déja quelques ſiécles, que ces
deux races ont été abſolument éteintes ; &, par conſequent, il ſeroit fort
inutile d’en parler plus au long.
La troiſiéme & la plus noble eſpece eſt celle des veritables Critiques, dont
l’origine eſt bien plus illuſtre que celle
des autres. Chaque veritables Critiques,
eſt un Demi-Dieu de naiſſance, puiſqu’il deſcend en ligne directe de Momus &
de Hybris, qui engendrerent Zoïle,
qui engendra Tigellius, qui engendra
& cætera premier du nom, qui engendra Bentley, Rymer, Perrault, & Dennis, qui engendra & cætera ſecond du
nom.
Ce ſont-là ces Critiques, qui de tous
tems ont prodigué tellement leurs bienfaits à la République des Lettres, que
la reconnoiſſance de leurs Admirateurs
eſt allé juſqu’à leur chercher une origine dans le Ciel, à côté de celle de Théſée, de Perſée, d’Hercule, & d’autres
Bienfaiteurs du Genre-Humain.
Mais, la Vertu Heroïque même n’a
pas toujours été exemte de la Calomnie. On a oſé obſcurcir la gloire de tous ces grands hommes, en ſoutenant,
que, fameux par leurs combats contre
les Geans, les Dragons, & les Brigands, ils avoient été plus nuiſibles eux-mêmes à la Societé humaine, que les
Monſtres qu’ils avoient vaincus ; &,
qu’après les avoir détruits, ils auroient
bien fait d’exercer la même juſtice ſur
leurs propres individus. Hercule l’a fait
avec beaucoup de generoſité ; ce qui
lui a procuré plus de temples, & plus d’encens, que n’en ont obtenu les plus
illuſtres de ſes compagnons.
C’eſt pour cette raiſon, je croi, que
certaines gens ſe ſont mis dans l’eſprit,
que chaque veritable Critique, après
avoir achevé ſa tache, feroit une œuvre très-méritoire & très-utile pour le
bien public du monde ſavant, s’il vouloit bien s’attacher à une corde un peu
forte, ou ſe précipiter d’une hauteur
un peu raiſonnable. Ils font même du
ſentiment, qu’il ne faudroit donner place à perſonne dans le Catalogue des
vrais Critiques, avant qu’il eût mis
fin à cette perilleuſe avanture.
De cette origine celeſte d’un art ſi
noble, & de ſon étroite analogie avec
la Vertu Heroïque, on peut deduire aiſément les devoirs d’un vrai Critique.
Il doit parcourir la Republique des Lettres, pour donner la chaſſe aux défauts
monſtrueux, qu’elle nourrit dans ſon
ſein ; forcer les erreurs à ſortir de leurs
niches, comme Cacus de ſa Caverne.
Il faut qu’il les multiplie, comme les
têtes de l’Hydre ; & qu’il les ramaſſe,
comme le fumier de l’Étable d’Augée.
Il faut, ſur-tout, qu’il pourſuive ſans relache certains oiſeaux, qui ont l’inclination perverſe d’arracher des branches entieres de l’Arbre de Science, comme les oiſeaux Stymphaliens, qui privoient les vergers de leurs meilleurs
fruits[59].
Il ſuit de-là, que la plus parfaite définition qu’on puiſſe donner d’un vrai Critique eſt celle-ci. Un vrai Critique eſt un bomme, qui découvre, & qui raſſemble, les fautes des Auteurs. Quiconque.
voudra examiner toutes les eſpeces d’ouvrages, dont cette Secte ancienne a favoriſé le monde, verra d’abord par toute
leur teneur, que les penſées de leurs
Acteurs ſe ſont uniquement, attachées
aux fautes & aux négligences des autres.
Ecrivains. Quelque ſujet qu’ils traitent,
leur imagination eſt tellement remplie
& occupée de tous ces paſſages défectueux, que la quinteſſence même de
ce qu’ils ont remarqué de mauvais ſe
diſtile dans leurs propres écrits, & que
leurs ouvrages d’un bout à l’autre ne paroiſſent qu’un extrait de tout ce qui a
ſervi de matiére à leurs réflexions.
Après avoir ainſi conſideré l’origine
& les occupations d’un Critique, à prendre ce mot dans le ſens le plus general
& le plus noble, il eſt tems de refuter
les objections de ceux, qui prétendent
prouver par le ſilence des Auteurs, que
l’Art Critique, comme il eſt exercé à
préſent, & comme je viens de l’expliquer, eſt tout-à-fait moderne ; & que, par conſéquent, nos Critiques Anglois
& François, ne ſont pas d’une Nobleſſe auſſi ancienne, que celle dont je les ai mis en poſſeſſion.
Or, ſi je fais voir clairement, que
l’Antiquité la plus reculée nous a dépeint
le vrai Critique & ſes devoirs, d’une
maniere, qui répond exactement à ma
définition, on m’avouera, que cette
grande objection, tirée du ſilence des
Auteurs, doit tomber néceſſairement.
Je confeſſe, que j’ai été long-tems moi-même dans une erreur ſi pernicieuſe,
& que je ne m’en ſuis tiré, que par le
ſecours de nos illuſtres Modernes, dont
je creuſe jour & nuit les volumes édifians, pour mon propre bien, & pour
celui de ma Patrie. Ce ſont ces grands hommes, dont les travaux infatigables
ont découvert les endroits foibles des
Anciens, & nous en ont donné un Catalogue copieux. Ce ſont eux, qui ont
demontré, que les plus belles choſes, qui
nous ſont communiquées par l’Antiquité, ont été inventées & miſes en lumiere
par des plumes beaucoup plus recentes ;
& que les plus grandes découvertes,
qu’on lui attribuë par raport à la Nature & aux Sciences, avoient déja été trouvées par le Genie tranſcendant de nos
contemporains : ce qui montre évidemment, combien le merite des Anciens eſt
mince, & doit mettre des bornes à
cette admiration aveugle dont ils ſont
honorez par des gens enſevelis dans la
pouſſiere du Cabinet, & aſſez malheureux pour ignorer ce qui ſe paſſe à préſent dans le Monde.
En déliberant meurement ſur toutes
ces choſes, & ſur les proprietez eſſentielles de l’eſprit humain, je n’ai pû
m’empêcher d’en conclure, que les Anciens, perſuadez fortement de leurs nombreuſes imperfections, doivent s’être
efforcez dans quelques paſſages de leurs
livres, à l’imitation de leurs Maîtres les
Modernes, à détourner ou à adoucir les eſprits Cenſeurs, en faiſant l’Eloge
ou la Satyre des vrais Critiques. Inſtruit de cet uſage moderne, par la longue & utile étude que j’ai faite des
Prefaces à la mode, je me ſuis déterminé
à déterrer la même louable coutume
dans les Ecrits anciens, & ſur-tout dans
ceux des prémiers ſiécles. Par ces recherches, j’ai trouvé à mon grand étonnement, qu’ils nous ont laiſſé tous des
portraits du vrai Critique, plus ou moins
favorables, ſelon que leur plume étoit
guidée par l’eſperance, ou par la crainte ; mais, qu’ils s’y ſont pris avec la derniere précaution, envelopant tout
ce qu’ils avoient à dire ſur ce ſujet,
dans des Fables, & dans des Hieroglyfes.
C’eſt aparemment cette circonſpection, qui a donné lieu à des Lecteurs
ſuperficiels de faire valoir le ſilence des
Auteurs contre l’Antiquité des vrais Critiques. Cependant, les types, que ces
Auteurs ont emploïez, ſont ſi juſtes, &
l’application en eſt ſi naturelle, qu’il
eſt difficile à comprendre, comment il
eſt faiſable, qu’un Lecteur d’un goût
& d’une pénétration moderne ne s’en
aperçoive pas. Je me contenterai de choiſir un petit nombre d’échantillons
de cette immenſe quantité de types &
d’allegories, dont il s’agit ici ; & je ſuis
convaincu, qu’ils ſeront capables de
mettre fin à cette diſpute.
Ce qui merite bien d’être remarqué,
c’eſt que tous ces Auteurs anciens, en
voulant traiter ce ſujet d’une maniere
énigmatique, ſe ſont rencontrez tous dans
la même Allegorie, dont ils ont ſeulement varié la ſuperficie, conformement
à leurs paſſions, ou à leur tour d’eſprit.
D’abord, Pauſanias eſt du ſentiment
que la perfection de l’Art d’écrire eſt
duë à l’établiſſement des Critiques. Et
il eſt évident, qu’il a en vuë les vrais Critiques, par la deſcription qu’il en
fait dans les mots ſuivans. C’eſt, dit-il, une race d’hommes qui ſe plait à vétiller ſur les ſuperfluitez & ſur les excreſcences des livres ; ce qui aïant été à la fin remarqué par les Savans, ils ont reſolu, de leur propre mouvement, de retrancher, de leurs ouvrages, les branches pourries, mortes, deſtituées de ſuc, & celles-là même dont l’unique défaut étoit de pouſſer trop.
Il envelope ce fait adroitement dans une Allegorie, en diſant que les Naupliens, dans l’Argie, avoient appris des Anes l’Art de tailler les vignes ; en obſervant, que quand ces animaux en avoient rongé quelques branches elles en croiſſoient mieux, & en portoient de meilleur fruit.
Herodote, en ſe ſervant du même Hieroglyfe, s’exprime encor plus clairement. Il eſt bien aſſez hardi, pour taxer
les Critiques ouvertement de malignité
& d’ignorance ; car, il nous rapporte en
pleins termes, que dans la partie occidentale de la Libye il ſe trouve des Anes avec des cornes. Sur quoi Cteſias rencherit encore, en faiſant mention de certains
anes de la même figure, qui ſont dans les
Indes : au lieu, dit-il, que tous les autres Anes n’ont point de fiel, ces Anes cornus en ont une telle abondance, qu’il n’eſt pas poſſible d’en manger la chair, à cauſe de ſon extrême amertume.
La raiſon, pourquoi les Anciens n’ont
traité ce grand ſujet que figurément,
étoit la crainte qu’ils avoient des attaques d’un parti auſſi redoutable que celui que formoient les Critiques de ces
tems. Le ſon terrible de leur voix étoit
capable de faire trembler une legion entiere d’Auteurs, & de leur faire tomber
la plume des mains : ce qu’Herodote
exprime clairement, en nous contant
qu’un jour une grande Armée de Scythes avoit été miſe en déroute, par la terreur panique qu’y répandit le braire d’un ane.
C’eſt même de-là que certains profonds Litterateurs ont conjecturé, que le reſpect, que nos Auteurs Anglois païent aux vrais Critiques, nous eſt venu de nos Ancêtres les Scythes.
Cette terreur des écrivains de l’antiquité devint peu à peu ſi generale, & s’augmenta ſi fort, que ceux, qui avoient
envie de parler librement ſur le Chapitre des vrais Critiques, furent obligez de renoncer à cette ancienne Allegorie, comme trop approchante du Prototype, & de ſe ſervir de figures plus cachées & plus miſterieuſes. C’eſt ainſi que Diodore, voulant déclarer ſon ſentiment ſur la même matiere, ſe hazarde ſeulement à nous débiter, que ſur les montagnes de l’Helicon il croit une mauvaiſe herbe, dont la fleur eſt d’une odeur ſi abominable, qu’elle empoiſonne ceux qui la ſentent. Lucrece en donne préciſement la même deſcription.
Eſt etiam in magnis Heliconis montibus arbos, Floris odore bominem retro conſueta necare.
Pour Cteſias, dont j’ai déja parlé,
il étoit beaucoup plus hardi : il avoit
été fort mal traité par les vrais Critiques de ſon âge ; & il étoit bien aiſe de
laiſſer à la poſterité une marque ſenſible
de ſa vengeance contre toute cette tribu. Le ſens en eſt ſi clair, que je ne
conçois pas comment il a pu reſter caché à ceux qui nient l’Antiquité de
cette illuſtre race.
C’eſt en traçant le portrait de pluſieurs animaux des Indes, qu’il s’eſt
ſervi de ces expreſſions remarquables. Il y a entre autres un Serpent, qui ne ſauroit mordre, parce qu’il n’a point de dents ; mais, en récompenſe, quand il vomit, ce qu’il fait très-ſouvent, il cauſe une corruption generale dans toutes les matieres, ſur leſquelles il répand ce qui lui ſort des entrailles. Ces Serpens ſe trouvent d’ordinaire ſur les montagnes où croiſſent les Pierres precieuſes : ils ſont fort ſujets à jetter de leur gueule une liqueur empoiſonnée ; & ſi quelqu’un s’aviſe d’en boirequelques goûtes, ſa cervelle lui ſort auſſi-tót par les narines.
Il y avoit encore parmi les Anciens
une ſorte de Critiques qui ne differoient
pas des premiers en eſpece, mais ſeulement en taille, & en degré. Il y a de
l’apparence, qu’ils étoient comme les
apprentifs des autres ; & cependant on
en fait mention, d’ordinaire, comme d’une Secte à part, à cauſe de la difference de leurs occupations. L’exercice
ordinaire de ces Etudians étoit de frequenter les Spectacles, & d’y épier les
plus mauvais endroits des pieces de théatre, deſquels ils étoient obligés de rendre un conte exact à leurs Gouverneurs.
Mis en goût par cette petite proïe,
comme de jeunes Loups, ils acqueroient
avec le tems aſſez de force & de vigueur,
pour ſe jetter ſur une proïe plus conſiderable : car, il a été obſervé par les anciens, auſſi bien que parmi les modernes, qu’un vrai Critique a de commun avec un Echevin & avec une Courtiſane, qu’il ne perd jamais ſon titre ;
& qu’un Critique en gerbe a toujours
été un Critique en herbe : ſes talens naturels aïant été ſeulement augmentez
par ſes lumieres acquiſes ; ſemblable au chanvre, dont la ſémence même, ſelon les Naturaliſtes, donne des ſuffocations. C’eſt à cette race de Garçons Critiques, qu’on eſt redevable de l’invention,
ou du moins du rafinement, des Prologues des pieces de théatre[60] ; & ce ſont eux,
dont Terence a fait ſi ſouvent mention ſous le nom de Malevoli.
Il eſt certain que l’établiſſement de
la race Critique eſt d’une neceſſité abſoluë pour le monde ſavant ; car, toutes
les actions humaines ont une relation
exacte avec les Talens de Thémiſtocle,
& de ſon Compagnon. L’un fait racler le boïau, & l’autre fait faire d’un petit Bourg une grande Ville ; & celui
qui ne ſait faire, ni l’un, ni l’autre, merite d’être chaſſé de l’univers à coups
de pied. C’eſt ſans doute l’envie d’éviter une pareille punition, qui a donné
naiſſance au Peuple Critique, & une
occaſion aux Calomniateurs de débiter,
que chaque membre de ce corps eſt une eſpece d’ouvrier, qui leve boutique,
avec la même facilité qu’un tailleur.
Auſſi, ſelon ces detracteurs du merite, il y a une étroite conformité entre
les talens & les outils de l’un & de
l’autre. L’Œil du tailleur[61] eſt un type
parfait des Lieux-communs d’un Critique :
& le Carreau du premier repreſente
fort au juſte l’eſprit & le ſavoir du ſecond[62] Leur courage eſt de la même nature, & leurs armes ſont d’une figure fort reſſemblante[63].
On peut repondre pluſieurs choſes
très-ſolides à toutes ces odieuſes objections. Rien au monde n’eſt plus faux
que ce qu’on oſe avancer ſur la facilité,
qu’il y a, à s’ériger en vrai Critique.
Au contraire, rien n’eſt plus difficile ; &
il faut ſe mettre plus en frais, pour être
membre privilégié de ce corps, que de
tout autre : car, tout de même que, pour briguer l’honneur d’être un Gueux dans les formes, il en coutte au plus riche aſpirant juſqu’à ſon dernier ſou ; ainſi,
pour qu’un homme puiſſe s’établir dans
le monde ſur le pied d’un vrai Critique,
il lui en coute toutes les bonnes qualitez de ſon eſprit. Ce qui ſeroit un aſſez
ſot marché, s’il s’agiſſoit de toute autre
acquiſition moins importante.
Après avoir prouvé de cette maniere
l’Antiquité de la Critique, & dépeint ſon
état primitif, il me reſte d’entrer dans
l’examen de l’état préſent de ce floriſſant Empire, & de faire voir l’exacte conformité de l’un & de l’autre.
Un certain Auteur, dont les Ouvrages ont été entierement perdus depuis
pluſieurs ſiécles, en parlant des Critiques,
dans ſon Livre 5. Chap. 8. appelle leurs Ouvrages les Miroirs de l’Erudition[64]. Or, quiconque ſait, que les
miroirs des anciens étoit faits de cuivre,
& fine Mercurio, doit comprendre par-là d’abord les deux principales qualitez
d’un veritable Critique moderne, & être
convaincu, qu’elles ont toûjours été les mêmes, & doivent reſter les mêmes éternellement. Car, le cuivre eſt l’emblème
d’une longue durée ; &, quand il eſt artiſtement bruni, les reflections ſe font
ſur ſa propre ſuperficie, ſans qu’il ſoit
beſoin qu’il ait du Mercure derriere
lui[65].
Les autres talens d’un Critique ne
meritent pas un détail particulier, étant
renfermez dans ceux dont je viens de
faire mention, ou pouvant en être déduits ſans peine. Je ne veux pas finir,
pourtant, ſans établir ici trois maximes, qui ſerviront de marques caractériſtiques, pour diſtinguer un vrai Critique moderne, d’avec un Uſurpateur
de ce titre ; & qui ſeront d’un grand
uſage, pour ceux qui veulent s’engager dans une carriere ſi utile, & ſi
agréable.
La premiere eſt, que la Critique, oppoſée en cela diametralement à toutes les autres Facultez de l’Ame, paſſe toûjours pour la plus veritable, & pour la meilleure, quand elle ſort fraichement
de l’eſprit de ſon Auteur. Il en eſt comme de la prémiere viſée d’un chaſſeur, qui eſt d’ordinaire la plus ſeure ; s’il ne s’en tient pas-là, il y a mille contre un qu’il n’attrapera pas le but.
Seconde Maxime. Les vrais Critiques
ſont connus par leur penchant à voltiger autour des plus nobles Ouvrages ;
à quoi ils ſont ſimplement portez par le
même inſtinct, qui guide les ſouris vers
le fromage le plus gras, & les guêpes
vers le plus excellent fruit. C’eſt ainſi,
que quand le Roi eſt à cheval, il peut
compter d’être le plus ſale perſonnage
de toute la calvalcade, puiſque ceux,
qui lui font le mieux la Cour, ſont préciſement ceux, qui l’éclabouſſent le plus.
Troiſiéme Maxime. Un vrai Critique
reſſemble à un Dogue, qui eſt à un
Feſtin, & qui attend la Gueule béante
ce que les convives jettent à terre, &
qui ne gronde jamais tant, que lorſqu’il
y a peu d’os.
Je me flatte que ce Diſcours aura l’honneur de contenter mes Patrons les vrais Critiques modernes, & de les dedommager du ſilence, où juſqu’ici je ſuis demeuré à leur égard, auſſi bien que de celui que je pourrois bien obſerver à l’avenir. Je crois en avoir aſſez bien
uſé avec tout leur illuſtre corps, pour
en pouvoir eſperer une genereuſe indulgence.
Dans cette attente, je m’en vais pourſuivre
hardiment l’Hiſtoire, que j’ai ſi
heureuſement commencée.
SECTION IV.
Continuation du Conte du Tonneau.
J’Ai déja conduit le Lecteur avec de grands efforts juſqu’à une periode,
où il doit s’attendre à de grands événemens.
A peine notre Frere Docteur ſe vit-il
proprietaire d’une bonne maiſon, qu’il
commença à faire le gros dos, & à ſe
donner de grands airs ; en ſorte que, ſi
le Lecteur n’a pas la bonté d’étendre un
peu l’idée que j’en ai donnée juſqu’ici,
je crains fort, qu’il ne reconnoiſſe plus
notre Heros, tant il y a de changement
dans ſon rolle, dans ſes ajuſtemens, &
dans la mine.
Il commença par dire à ſes Freres,
qu’il vouloit bien qu’ils ſuſſent, qu’il
étoit l’ainé, & par conſequent l’unique
heritier de leur Pere. Quelque tems
après, il ne voulut plus, qu’ils l’apellaſſent leur Frere ; il vouloit être nommé d’eux Monſieur Pierre, ou Pere Pierre, & quelquefois même, Mylord Pierre.
Pour ſoutenir ces grands airs, qui
étoient fort au-deſſus de ſes moïens, il
s’établit dans le monde ſur le pied d’un
Virtuoſo, ou Inventeur de Projets. Il
fit ce nouveau métier avec tant de ſuccès,
que pluſieurs fameuſes découvertes,
& un grand nombre de machines,
qui ſont encore à preſent en vogue, doivent
leur naiſſance au ſubtil eſprit de
Mylord Pierre. Je donnerai ici un détail
des principales, ſans me mettre beaucoup
en peine de l’ordre des tems ou
elles ont été inventées : auſſi bien les
Auteurs ne ſont-ils pas trop bien d’accord
ſur ce point.
Comme j’ôſe aſſeurer que ce préſent
Ouvrage eſt d’un merite conſiderable,
par les peines, qu’il m’en a couté, pour
en amaſſer les materiaux, par la fidelité
de la relation, & par l’utilité du
ſujèt, je ne doute pas qu’on ne me rende
la juſtice de le traduire dans toutes
les Langues étrangeres. Je me flatte en
ce cas, que les dignes membres de toutes
les Academies de l’Europe, & ſur-tout
celles de France & d’Italie, conſidereront
cet eſſai, comme un des grands ſecours,
pour parvenir à la connoiſſance univerſelle de tout ce qui mérite d’être ſû.
Je dois avertir encor ici les Reverends
Peres des Miſſions Orientales, que,
pour l’amour d’eux, j’ai choiſi exprès
les Tours & les Phraſes les plus propres
à être traduites facilement dans les Langues
de l’Orient, & ſur-tout en Chinois.
Après cette petite Digreſſion, je
vais mon chemin, extaſié par la contemplation
des fruits conſiderables, que tous
les Habitans de notre Globe recueilleront
aparemment de mes travaux.
La prémiere entrepriſe de Mylord
Pierre tendit à ſe mettre en poſſeſſion
d’un continent fort étendu ſitué dans
un païs nommé Terra Auſtralis incognita[66]. Il l’acheta pour peu de choſe de
ceux qui l’avoient découvert, quoi qu’il
y ait des gens qui ſoutiennent, que les
vendeurs n’y ont jamais mis le pied. Il
le partagea en differens Cantons, & les
revendit en détail à pluſieurs Marchands,
qui y voulurent conduire des Colonies,
mais qui perirent tous dans le Voïage.
Enſuite, Mylord Pierre vendit de nouveau
ce même continent à d’autres, puis à d’autres, & puis encore à d’autres ;
& toujours avec le même ſuccès,
demeurant toûjours Poſſeſſeur de ce
qu’il avoit vendu.
Son ſecond projèt étoit le débit d’un
remède ſouverain contre les vers, &
ſur-tout contre ceux, qui ont leur ſejour
dans la ratte[67]. Ce remede étoit fort
aiſé à prendre : il s’agiſſoit ſeulement
d’être trois nuits ſans manger quoique
ce ſoit après ſoupé ; d’avoir ſoin en ſe
couchant de ſe mettre ſur un coté, &
de ſe tourner, dès qu’on étoit las de cette
ſituation. Il falloit encore attacher
en même tems les deux yeux ſur le même
objet, & ſe garder avec ſoin de lâcher
des vents par devant & par derriere,
dans le même inſtant. Par l’obſervation
exacte de cette recette, les vers
ſortoient imperceptiblement par tranſpiration
au travers du cerveau.
Sa troiſiéme invention fut l’établiſſement
d’un Bureau pour le bien commun
des Hypocondriaques[68] ; & de ceux qui
étoient tourmentez de la Colique, des curieux impertinens, des Medecins, des Sages-Femmes, des Politiques du bas ordre, des Poëtes plagiaires, des amis brouillez, des amans heureux ou deſeſperez, des Courtiſanes, des Pages, des Paraſites, & des Bouffons ; en un mot, de tous ceux qui courent riſque de crever à force de vent.
Dans ce Bureau la tête d’un Ane étoit
placée avec tant d’adreſſe, que le malade
pouvoit aiſément apliquer ſa bouche
à l’une ou à l’autre oreille de cet animal[69].
Lorſqu’il s’étoit tenu dans cette
poſture pendant quelques momens, il
ſe trouvoit d’abord ſoulagé par une Faculté attractive particuliere aux oreilles
de cette Bête, qui lui faiſoit vuider la
ſource de ſon mal par eructation, expiration, ou evomition.
Un autre projet fort utile de Mylord
Pierre étoit l’érection d’un Bureau
d’Aſſurance[70] en faveur des pipes-à-tabac, des Martirs du zèle moderne,
des recueils de Poëſies, des ombres
& des rivieres ; tendant
à les garantir contre les dommages qu’ils
pourroient recevoir par le feu.
Il paroit de-là, que nos Societez, établies
dans des vuës ſemblables, ne ſont
que des Copies de Milord Pierre,
quoiqu’elles ne s’en trouvent pas mal, non
plus que lui.
Le même Seigneur Pierre paſſe encore
pour l’Inventeur des Marionettes, &
des Curioſitez[71], dont l’utilité eſt trop
reconnue dans le monde, pour qu’il ſoit
neceſſaire de m’y étendre.
J’aurois tort de paſſer ici ſous ſilence
une autre découverte, qui lui acquit
une grande réputation : c’eſt ſa fameuſe Saumure univerſelle[72].
Aïant remarqué, que notre ſaumure
ordinaire n’avoit pas d’autre uſage,
que de conſerver la viande morte, &
quelques eſpeces de vegétaux, il trouva
le moïen, avec beaucoup d’art & de
dépenſe, d’en étendre l’utilité. Il en
compoſa une propre à garantir de tout
mal, Maiſons, Jardins, Villes, Femmes,
Hommes, Enfans, & Bétail ;
& il y conſervoit tout cela auſſi ſain &
auſſi entier, que les Inſectes ſont conſervez dans l’Ambre.
Cette ſaumure paroiſſoit au goût, à
l’odeur, & à la vuë, préciſement la même,
que celle, où nous mettons notre
bœuf, notre beure, & nos harangs ;
mais, c’étoit bien autre choſe, par raport
à ſes rares qualitez. Dès que Pierre
y avoit mis une petite pincée de ſa
poudre prelimpimpim, elle changeoit de
nature, & produiſoit des effets miraculeux.
L’Operation étoit faite par aſperſion ;
&, pour être ſur du ſuccès, il falloit la
mettre en œuvre dans un certain tems de la Lune[73]. Si le Patient qu’il falloit
arroſer étoit une Maiſon, elle étoit
par cette operation en ſureté contre les
rats, les belettes, & les arragnées. Si
c’étoit un chien, il étoit garanti de la
gale, de la rage, & de la faim. Elle
delivroit auſſi ſans faute les Enfans des
poux & de la rogne.
Mais, de toutes les pieces que Pierre
poſſedoit, celles, qu’il eſtimoit le plus,
étoit une certaine race de Taureaux,
deſcendus en ligne droite de ceux, qui
garderent jadis la Toiſon d’Or[74]. Il eſt
vrai que certaines gens, qui les avoient
examinez avec attention, prétendoient,
que quelque ſang roturier devoit s’être
gliſſé furtivement dans les veines de ces
animaux, parce qu’ils avoient fort degenerez, par raport à certaines qualitez
de leurs Ancetres, & qu’ils en avoient
acquis d’autres fort extraordinaires.
On ſait que les Taureaux de Colchos
étoient fameux par leurs pieds d’airain ;
mais, il étoit arrivé, ou par la mauvaiſe
nourriture, ou par quelques intrigues
de leurs Aïeules, ou par quelque
affoibliſſement accidentel dans la
ſemence, ou par la ſuite des tems, qui
a ſi fort abatardi toute la Nature dans
ces derniers malheureux ſiécles ; enfin
il étoit arrivé, dis-je, que le métail de
leurs pieds avoit fort baiſſé en valeur,
& que ce n’étoit plus que du plomb ordinaire.[75]
D’un autre côté, ils avoient conſervé
ces horribles mugiſſemens ſi particuliers
à leurs prémiers Parens, auſſi-bien que
le Don de ſoufler le feu par les Narines,
que quelques Calomniateurs taxoient
de n’être qu’un pur artifice ; ſoutenant
que ce Phénomene n’étoit pas ſi terrible
qu’il paroiſſoit, & qu’il n’étoit cauſé,
que par la nourriture de ces animaux,
qui conſiſtoit en fuſées & en
petards.
Quoi qu’il en ſoit, il eſt certain,
qu’ils avoient deux marques, qui les
diſtinguoient extrémement de leurs Peres
contemporains de Jaſon, & que je
n’ai jamais trouvées dans la deſcription
d’aucun monſtre, excepté celui dont
parle Horace. Varias inducere plumas ; atrum deſivnit in piſcem. Ils avoient
effectivement des queues de poiſſon[76] ; &
cependant, en certaines occaſions, ils
voloient avec plus de rapidité, qu’aucun oiſeau au monde.
Pierre ſe ſervoit de ces Taureaux avec
beaucoup de ſuccès. Il les faiſoit mugir
quelquefois pour effraïer & pour
faire taire les Enfans qui n’étoient pas jolis[77]. D’autres fois, il leur envoïoit faire
des commiſſions fort importantes. Mais,
ce qu’il y avoit de remarquable dans
toutes leurs actions, & que le Lecteur
prudent aura de la peine à croire, ils
faiſoient voir un amour enragé pour
l’Or. C’étoit aparemment un inſtinct,
qui étoit paſſé dans toute la race de
leurs nobles Ancêtres les Gardiens de la Toiſon. Ils ſuivoient cet inſtinct avec
tant de fureur, que quand Pierre les
envoïoit ſeulement faire un compliment
à quelqu’un, ils ſe mettoient à rotter, à
jetter du feu par les narines, à mugir par
devant & par derriere : en un mot, ils
faiſoient le diable à quatre, juſqu’à ce
qu’on leur eut jetté une bouchée d’or
dans la gueule ; mais alors, pulveris exigui jactu, ils devenoient doux comme
des agneaux.
Cette prodigieuſe avidité pour l’Or,
encouragée, à ce qu’on prétend, par la
connivence de leur Maitre, les faiſoient
regarder par-tout comme une troupe de
Gueux inſolens : c’étoit avec grande
raiſon ; car, par-tout où on leur refuſoit
l’aumone, ils faiſoient un tintamarre
à faire avorter les Femmes, & à jetter
les Enfans dans des convulſions. Ils
pouſſerent enfin leur effronterie ſi loin,
qu’elle devint inſuportable à tout le
voiſinage, & que certains Habitans du
Nord-Oueſt envoïérent contre eux une
meute de Dogues Anglois[78], qui leur
donnérent des coups de dents ſi terribles, qu’ils s’en reſſentirent toute leur
vie.
Il faut, avant que de finir, que je faſſe
encore mention d’un autre projet de Mylord
Pierre, qui fait bien voir, que c’eſt
un Maître homme, & d’une imagination
très-riche & très-féconde[79].
Quand il arrivoit que quelque Scelerat
étoit condamné à être pendu, Pierre
ſe donnoit les airs de lui offrir le pardon,
pour une ſomme d’argent. Lorſque
le pauvre Diable avoit fait tous ſes
efforts pour la ramaſſer, & qu’il l’avoit
envoïée à ſa Grandeur, il en recevoit
pour recompenſe un Papier contenant le
Formulaire ſuivant.
A tous Baillifs, Prevôts, Geoliers,
Sergens, Archers, &c. Salut.
Comme nous ſommes informez que le nommé
N. étant ſous ſentence de mort ſe trouve
actuellement entre vos mains, nous
voulons, & ordonnons, qu’à la vuë de
la preſente, vous aïez à relacher le dit
priſonnier, & à le laiſſer retourner librement
à ſa demeure, quel que puiſſe être le
cas, pour lequel il eſt condamné, Meurtre,Vol, Blaſpheme, Inceſte, Sacrilege,
Trahiſon, Sodomie ; &c. Et ſi vous étes aſſez
hardis, pour y manquer, que le Ciel
vous puniſſe vous & les vôtres éternellement.
Dieu vous ait en ſa ſainte & digne
Garde.
Le très-humble Serviteur de vos Serviteurs,
L’Empereur PIERRE.
Qu’arrivoit-il ? Les malheureux, qui ſe
fioient à ces belles patentes, perdoient
leur argent, & leur vie par-deſſus le
marché[80].
Avant que de paſſer outre, je dois
avertir ceux, à qui la Poſterité ſavante
confiera l’honneur de commenter ce
Traité merveilleux, d’en manier avec
beaucoup de précaution certains points
obſcurs, deſquels ceux, qui ne ſont pas
verè adepti, pourroient tirer certaines
concluſions trop précipitées. Ce danger
eſt ſur-tout à craindre par rapport à certaines periodes Myſtiques, où l’on
a joint, pour l’amour de la brieveté,
certains Arcana, qui doivent être diviſez
dans l’operation. Je ne doute pas
que les Fils futurs du grand Art ne païent
à ma memoire des reſpects reconnoiſſans,
pour un avertiſſement d’une auſſi
grande utilité.
Il ne ſera pas difficile de perſuader
aux Lecteurs, que tant de grandes
decouvertes de Mylord Pierre eurent un
ſuccès prodigieux dans le monde. Je
puis proteſter cependant, que je n’en ai
raporté que la moindre partie. Mon
intention n’a été que de vous communiquer
celles, qui meritent le plus d’être
imitées, & qui ſont les plus propres à
donner une idée exacte du Genie de
l’Inventeur.
Il eſt aiſé de s’imaginer, qu’elles lui
avoient procuré des richeſſes immenſes.
Mais, helas ! le pauvre Seigneur s’étoit
donné une entorſe au cerveau, à force de
mettre ſon eſprit à la torture. Son orgueil
& ſes projets de Scelerateſſe l’avoient
rendu fou à lier ; & ſon imagination
s’étoit remplie des plus biſarres
rêveries qu’on puiſſe concevoir. Dans
les plus terribles accès, (comme il arrive ſouvent à ceux, à qui la vanité fait
tourner l’eſprit) il s’appelloit quelque-fois le Monarque de l’Univers, le Dieu
tout-puiſſant.
Je l’ai vu un jour, dit mon Auteur
prendre trois vieux Chapeaux en pain
de ſucre, & ſe les planter ſur la tête
l’un deſſus l’autre, comme une Couronne
à triple étage. Dans cet état, je l’ai
vu ſe montrer aux hommes, avec une
Ligne à pêcher à la main, & avec un
énorme trouſſeau de Clefs pendu à ſa
ceinture.
Dans cette venerable poſture, ſi
quelqu’un vouloit lui donner la main en
ſigne d’Amitié, il lui tendoit galamment
la jambe ; & ſi l’autre ne prenoit
pas goût à cette civilité, il la levoit aſſez
haut, pour lui ſangler un vigoureux coup
de pied ſur les machoires. Voilà ce qu’il
apelloit ſaluer les gens. Quand quelqu’un
paſſoit devant lui, ſans ſonger à
lui faire la reverence, il lui faiſoit tomber
le chapeau dans la bouë, en ſouflant
deſſus ; car, il avoit le ſoufle d’une
force étonnante.
Au milieu de toutes ces extravagances,
ſes affaires de famille étoient dans
un deſordre pitoïable, & ſes Freres paſſoient fort mal leur tems. La prémiere
boutade par laquelle il s’étoit ſignalé
à leur égard, c’eſt de chaſſer un
beau matin de la maiſon leurs Femmes,
auſſi bien que la ſienne, & d’y faire
entrer à leur place trois franches
Donzelles, qu’il avoit ramaſſées dans les
ruës[81]. Quelques jours après, il ſe mit
dans l’eſprit de clouer la porte de la
Cave, pour faire manger ſes pauvres
Freres, ſans leur donner à boire[82].
Dinant un jour en Ville chez un
Echevin, il l’écouta avec attention
haranguer ſur un alloyau de bœuf.
Le bœuf, diſoit ce ſage Magiſtrat,
eſt le Roi des mets : le bœuf contient
la Quinteſſence de perdreau, du faiſan,
de la caille de toutes ſortes de
venaiſon ; & même du podding, & du
flan.
Il ne laiſſa pas tomber à terre cette
belle penſée ; &, dès qu’il fut revenu
chez lui, il ſut y donner un ſi bon tour,
qu’il en fit un dogme très-utile pour
lui, en la rendant appliquable au pain. Le Pain, dit-il, mes chers Freres eſt le ſoutien de la vie : dans le Pain ſont renfermez incluſivè, le mouton, le veau, le gibier, le flan, & le podding[83]. Et
même, pour en faire un aliment complet
il y a une doze néceſſaire d’eau, qui, aiant
perdu ſa crudité par la chaleur & par la
fermentation, eſt devenuë une liqueur
extrémement ſaine répanduë par toute la maſſe.
Conformement à ces beaux principes,
un grand pain fut ſervi le lendemain à
dîner avec toute la formalité d’une Noce
Bourgeoiſe. Allons, mes Freres, dit
Pierre, n’épargnez pas ces mets. Je vous
garentis ce mouton excellent. Servez-vous
s’il vous plait ; ou bien, je m’en vais vous
ſervir moi-même, puiſque j’y ſuis. En
même tems, avec beaucoup de Cérémonies,
armé d’un couteau & d’une fourchette
il leur coupe à chacun une tranche
maſſive de ce pain, & il la leur préſente
ſur une aſſiette. L’aîné des deux,
n’entrant pas d’abord dans l’idée de Mylord
Pierre, commença d’une maniere fort
humble à lui demander le ſens de ce
Miſtere. Mylord, dit-il, avec tout le reſpect que je vous dois, il me ſemble qu’il y a quelque mépriſe ici. Comment donc !repondit bruſquement Pierre. Nous allez-vous débiter ici quelque plaiſanterie de votre façon ? Nullement, Mylord, repliqua
le pauvre garçon. Je m’étois imaginé, que Votre Grandeur avoit parlé d’une piéce de mouton ; & je ne ſerois pas faché de la voir paroître ſur la table. Que voullez-vous dire ? repartit Pierre d’un air
fort ſurpris. Je veux mourir, ſi je vous comprends. Le plus jeune trouva à
propos là-deſſus de ſe méler de la converſation,
afin d’éclaircir la matiere. Mylord,
dit-il, mon Frere a faim, aparemment ; & il voudroit bien tater de ce morceau de mouton, que Votre Grandeur vient de nous promettre. Quel peſte de jargon eſt ceci ? repartit Pierre. Avez-vous
le Diable au corps l’un & l’autre ? Treve
de railleries, s’il vous plait. Si vous, qui
avez commencé cette farce, n’aimez pas
votre morceau, je m’en vais vous en couper
un autre, quoiqu’à mon avis ce ſoit le
plus friand Gobet d’appetit de toute
l’Epaule. Comment donc, Mylord ! répondit
le prémier. C’eſt donc-là une Epaule de mouton, à votre avis ? Monſieur, Monſieur mon Frere, repartit Pierre aigrement, vuidez votre aſſiette, s’il vous plait. Je ne ſuis point du tout en humeur de ſoufrirvos fades boufonneries. Pouſſé à bout par
la gravité affectée de Pierre, le pauvre
Cadet ne put s’empêcher de ſortir du
reſpect. Parbleu, Mylord, dit-il, tout ce que je puis vous dire, c’eſt qu’à en juger par mes yeux, mes doits, mes dents, & mon nez, ceci n’eſt autre choſe qu’un gros Quignon de pain. A quoi l’autre ajoûta,
que de ſes jours il n’avoit vû un morceau de mouton, qui reſſemblát ſi fort à une tranche d’un pain de douze ſols. Ecoutez, Meſſieurs, s’écria Pierre là-deſſus
d’un ton furieux. Pour vous faire voir,
que vous n’étes qu’un couple de fats, aveugles,
ignorans, & deciſifs, je ne me ſervirai
que de ce ſeul Argument. Ceci eſt
d’auſſi bon & d’auſſi veritable mouton,
qu’il y en a dans toute la boucherie :
& Dieu vous damne éternellement, ſi
vous étes aſſez hardis, pour n’y pas ajoûter foi.
Une preuve auſſi foudroïante que
celle-là ne laiſſa aucun lieu à de
nouvelles objections, & les pauvres gens
rentrerent dans leur coquille tout au
plus vite. En effet, dit le premier, en conſiderant la choſe plus meurement…
Après y avoir mieux ſongé, interrompit
l’autre, il me ſemble que Vôtre Grandeurraiſonne avec beaucoup de juſteſſe. Bon cela,
repondit Pierre. Je ſuis bien-aize de vous
voir rentrer ſi-tôt en vous mêmes. He !
Garçon, rempliſſez-moi un verre à bierre
de vin rouge. A vous, Meſſieurs, de tout
mon cœur.
Les deux Freres, ravis de voir cet
orage paſſé, le remerciérent très-humblement,
& lui firent entendre, qu’ils
ſeroient bien-aiſes de lui faire raiſon.
C’eſt bien-là mon intention, leur dit
Pierre. Je ne ſuis pas homme à vous
refuſer rien qui ſoit raiſonnable. Le
vin pris avec moderation eſt le plus excellent
de cordiaux. Tenez, prenez chacun
votre verre. C’eſt le jus naturel de la grappe :
il n’a point paſſé par la braſſerie de
nos Empoiſonneurs, je vous en reponds.
Aïant prononcé ces dignes paroles,
il leur tendit à chacun une autre
croute ſeche. Que honte ne vous faſſe point dommage, mes Enfans, dit-il.
Buvez hardiment : il ne vous montera pas à la tête ; croyez-moi. Les deux
Freres, après avoir emploïé quelques
minutes à s’acquiter d’un devoir
très-naturel dans une conjoncture ſi delicate ;
je veux dire, après avoir regardé
fixement Mylord Pierre, & s’être entreregardez l’un l’autre avec la même
attention ; pliérent les épaules, voïant
bien qu’il étoit inutile d’entrer là-deſſus
dans une nouvelle diſpute. Ils remarquoient
aſſez, que Mylord étoit dans un
de ſes accès d’extravagance ; & que,
le contrarier, c’étoit vouloir le rendre
infiniment plus intraitable.
J’ai trouvé néceſſaire de raporter ici
cette affaire importante dans toutes ſes
circonſtances ; parce que ce fut-là
l’origine principale de la rupture, qui
arriva environ ce tems entre ces Freres,
qu’on n’a jamais pu racomoder dans la
ſuite. Mais, j’aurai occaſion de parler
plus au long de ce ſujet dans une des
Sections ſuivantes. Il ne faut pas croire
que Mylord Pierre n’eut de tems en
tems de bons intervalles ; mais, dans ce
tems-là même, il étoit fort libertin dans
ſes expreſſions, chicaneur, deciſif,
porté plutôt à ſe créver les poumons
en diſputant, qu’à convenir qu’il s’étoit
trompé dans la moindre choſe. D’ailleurs,
il avoit un abominable talent de
débiter de gros menſonges palpables,
qu’il appuïoit par des Sermens afreux,
en maudiſſant tous ceux qui refuſoient de les croire, & en les donnant à tous
les cent mille Diables.
Il jura un jour, qu’il avoit vû une
Vache, qui donnoit aſſez de lait en une
ſeule fois, pour en remplir trois mille
Egliſes ; & que ce lait ne devenoit
jamais aigre, quand on le garderoit
pendant dix ou douze ſiécles[84]. Une autre
fois, il conta que ſon Pere avoit un vieux
Poteau, capable de fournir aſſez de
bois & de fer pour conſtruire ſix grands
Vaiſſeaux de Guerre.[85]
Dans une Compagnie, où l’on
s’entretenoit de certains petits chariots
Chinois capables d’aller à la voile par-deſſus
les montagnes, il ſe mit à rire. Bon !
dit-il, voilà une belle merveille. J’ai
vu, moi, qui vous parle, une grande
maiſon, faite de chaux & de briques,
faire un voïage, par mer & par terre,
de plus de deux mille lieues d’Allemagne.
Il eſt vrai qu’elle ſe repoſoit de tems en
tems dans quelque gite[86]. Il lardoit ce beau
Conte de mille Sermens afreux, qui
tendoient à perſuader aux Auditeurs, qu’il n’avoit jamais menti de ſa vie.
En conſcience, Meſſieurs, diſoit-il à chaque
moment, je ne vous dis que verité. Que le Diable broie éternellement tous ceux qui ne veulent pas m’en croire.
Pour faire court, la Conduite de Pierre
devint à la fin ſi ſcandaleuſe, que
tout le voiſinage le traita unanimement
du plus grand maraut de la terre
habitable ; & que ſes Freres, fatiguez
depuis long-tems de ſes impertinences,
reſolurent de le planter-là : mais, avant
que d’exécuter ce deſſein, ils lui
demanderent honnêtement une Copie du
Teſtament de leur Pere, dont ils avoient eu
tout le tems d’oublier le contenu. Au
lieu de leur accorder une choſe ſi juſte,
il leur donna les noms de fils de chienne,
de coquins, de traitres, en un mot
les plus vilains que ſa memoire fut
capable de lui fournir.
Néanmoins, un jour qu’il étoit ſorti
pour travailler à faire réuſſir quelques-uns
de ſes projets, ils prirent leur tems,
ſe gliſſerent dans l’endroit où le Teſtament
en queſtion étoit renfermé, &
ils en firent une Copie autentique, qui
leur fit voir en moins de rien les erreurs afreuſes dans leſquelles Pierre les avoit
engagez.
Leur Pere leur avoit laiſſé à tous trois
ſon héritage à portions égales, avec un
ordre poſitif, que tout ce qu’ils gagneroient
ſeroit en commun. Autoriſez par-là,
ils enfoncerent la porte de la Cave,
& en tirerent un peu de vin, pour
s’égaïer le cœur & pour rétablir leur
eſtomac.
En copiant le Teſtament de leur Pere,
ils y avoient remarqué un Article
formel, contre la paillardiſe, & contre
le divorce ; c’eſt pourquoi, leur prémier
ſoin fut de faire revenir leurs Femmes,
& de chaſſer leurs Concubines.
Pendant qu’ils étoient dans toutes ces
occupations, certain Solliciteur de Procès
entra dans la maiſon, dans le deſſein de
demander à Mylord Pierre un acte de
pardon pour un Voleur, qui devoit être
pendu le lendemain.
Les deux Freres lui dirent qu’il étoit
un grand fat de vouloir obtenir un pareil
acte d’un faquin, qui méritoit la
potence lui-même : ils lui dévelopérent
toutte l’Impoſture, de la maniere
que je l’ai déduite ci-deſſus, & lui conſeil
Tom. I pag. 146.
lérent de s’adreſſer au Roi, & non pas
à leur fourbe de Frere.
Au milieu de cette converſation voilà
Pierre qui entre bruſquement, ſuivi d’une
troupe de Dragons ; &, après les
avoir accablez de pluſieurs millions d’injures,
& de maledidions canailleuſes,
qu’il n’eſt pas trop néceſſaire de répéter
ici, il les fait ſortir de la maiſon à grands
coups de pieds, avec menaces de les
traiter encor bien plus mal, ſi jamais ils
avoient la hardieſſe d’y revenir : auſſi
s’en ſont-ils bien gardez depuis ce tems-là
juſqu’à l’heure preſente.
SECTION V.
Digreſſion à la moderne.
NOus, que le monde honore du titre
d’Auteurs Modernes, nous ne nous
mettrions jamais dans l’eſprit la flatteuſe
idée d’une réputation immortelle, ſi nous
n’étions perſuadez de l’utilité infinie,
que nos ſavans efforts procurent au
genre-humain.
O vous, vaſte Univers, c’eſt ce glorieux deſſein de vous prodiguer mes
bienfaits, qui m’oblige à prendre le titre
de votre Secretaire. C’eſt ce but, qui
C’eſt dans cette vue, que je travaille
il y a quelque tems, avec des peines inexprimables, à la diſſection de la nature
humaine, & que j’ai fait pluſieurs leçons curieuſes ſur ſes differentes parties,
tant contenantes, que contenues, juſqu’à ce
qu’enfin ce corps a commencé à ſentir
ſi mauvais, qu’il m’a été impoſſible de le conſerver plus long-tems. J’ai pourtant réüſſi, non ſans des frais conſiderables, à en placer tous les os dans leur
connexion, & dans leur ſimétrie naturelle ; en ſorte que je ſuis tout prét à
en faire voir le Squelette complet à tous
les curieux.
Mais, pour ne m’écarter pas davantage au milieu d’une Digreſſion, à l’exemple de pluſieurs Auteurs, qui mettent les Digreſſions les unes dans les autres, comme un nid de boetes, ou comme
les peaux d’un oignon ; je me contenterai de déclarer ici, qu’en m’occupant
à cette Anatomie, j’ai fait une découverte auſſi extraordinaire qu’importante : ſavoir, qu’il n’y a que deux moïens
d’être utile à la Societé humaine,
l’Inſtruction, & le Divertiſſement. Pourvu que les leçons que j’ai faites ſur ce
ſujet
ſoient aſſez fortunées pour être
volées par quelqu’un, ou qu’un ami
me force par ſes importunitez à les rendre publiques, on y verra clairement
demontré que le genre humain, diſpoſé
comme il eſt à preſent, a plus beſoin
d’être diverti, que d’etre inſtruit. La
raiſon en eſt, que ſes maladies les plus ordinaires ſont le dégoût, l’ennui, &
l’indolence.
Néanmoins, j’ai voulu ſuivre un précepte fort ancien & d’une grande Autorité, & j’y ai réüſſi dans la derniere
perfection dans toute l’étendue de ce divin Ouvrage. Je veux dire, que j’y ai mis
par-tout, avec une proportion exacte,
tantôt une couche d’utile, & tantôt une
couche d’agréable.
Nos illuſtres Modernes ont éclipſé &
écarté du Commerce du monde poli
les foibles lumieres des Anciens, juſqu’à
un tel point, que nos beaux eſprits les
plus diſtinguez révoquent en doute ſi
les Anciens ont jamais exiſté[87]. C’eſt
un Problême, ſur lequel nous attendons
de grands éclairciſſemens de la ſavante
plume du fameux Bentley ; & je n’y
reflechis jamais, ſans m’étonner, qu’aucun Moderne pour faire valoir la prodigieuſe ſupériorité de notre ſiécle, n’ait
pas entrepris de renfermer, dans quelque
petit volume de poche, un Syſteme général de tout ce qu’il faut ſavoir, croire,& mettre en pratique. Je dois avouer
pourtant, que j’en ai vu une legere idée,
dans l’écrit d’un grand Philoſophe du
Brezil Oriental, qu’on a trouvé parmi
ſes papiers aprés ſa mort. C’eſt une
eſpece de Recepte, que la tendreſſe que
je me ſens pour les Savans Modernes,
me porte à leur communiquer, afin d’animer quelqu’un d’entr’eux à la mettre
en œuvre, & à rafiner ſur les uſages
qu’on en peut tirer.
Prenez de belles Editions, bien reliées en veau, ayant leur titres au dos en lettres d’or, & contenant toutes sortes de matieres, en toutes ſortes de langues ; faites les fondre enſemble au Bain Marie : infuſez y une doze ſuffiſante de la Quinteſſence de Pavots, avec Pinte d’eau de Lethé, qu’on peut trouver chez tous les Apoticaires : otez en ſoigneuſement leCaput mortuum, & laiſſez évaporer tout ce qu’il y a de volatil.
Vous n’en garderez que le premier extrait, que vous diſtillerez de nouveau dix-ſept fois, jusqu’à ce que le reſte ne montera qu’à demi-chopine. Vous le conſerverez, dans une bouteille hermetiquement fermée, pendant vingt & un jours. Aprèscela, vous pouvez commencer votre Traité Univerſel, en prenant tous les matins à jeun trois goutes de cet Elixir. Notez qu’il faut premierement bien ſecouer la bouteille, & prendre leſdites trois goutes par le nez. Elles ſe dilateront par toute votre cervelle, ſi vous en avez, en quatorze minutes de tems ; &, tout d’un coup, vous aurez l’imagination remplie d’extraits, de ſommaires, d’abrégez, de recueils, de Medullæ, Excerpta, Florilegia, &c. tous diſpoſez dans l’ordre néceſſaire, & prêts à s’arranger ſur le papier.
Je ſuis obligé de convenir, que c’eſt
par le ſecours de ce ſecrèt, que, malgré
mon incapacité naturelle, je me ſuis haſardé à entreprendre ce préſent Ouvrage, qu’on peut apeller réellement la
Moëlle de toutes les Connoiſſances imaginables.
Ce hardi deſſein n’a jamais été formé,
que je ſache, avant moi, ſi-non par un
certain Homere, dans lequel, quoi
qu’il eut quelque talens, & que ſon genie fut paſſable pour un Ancien, j’ai
découvert quantité de fautes groſſieres,
qu’on ne ſauroit pardonner à ſes cendres
mêmes, ſi elles exiſtent encore. On nous aſſure que ſon Ouvrage a été deſtiné à faire un corps complet de Sciences divines & humaines, politiques & mechaniques[88] ; mais, il eſt évident, qu’il
y a des ſujets qu’il a négligez entierement, & d’autres qu’il n’a touché qu’en paſſant. Premierement, il faut avouer, que, pour un auſſi grand Cabaliſte qu’on prétend qu’il a été, ce qu’il nous dit du grand œuvre eſt pauvre & defectueux. On diroit qu’il n’a lu que ſuperficiellement tout ce qu’on trouve là-deſſus dans Sendivogus, dans Behmen, & dans l’Antropoſophia Theomagica[89].
D’ailleurs, il ſe trompe ſur la Sphére Pyroplaſtique, d’une maniere ſi impardonnable, que (le Lecteur me permettra bien une cenſure ſi ſévére) vix crederem Authorem hunc unquam audiviſſe ignis vocem.
Ses mepriſes ne ſont pas moins lourdes à l’égard de pluſieurs parties des Mechaniques ; car, aïant lu ſes Ouvrages, avec toute l’attention uſitée
parmi mes illuſtres contemporains, je n’y
ai rien trouvé du tout ſur la ſtructure
de cet inſtrument utile qu’on apelle un
Binet ; &, ſans les lumieres des Modernes, nous ſerions encore dans de profondes tenebres à cet égard.
Mais, voici une négligence tout autrement importante. Cet Auteur ſi vanté n’a pas dit un mot touchant les Loix Communes de ce Roïaume, non plus
que ſur la Doctrine & ſur le Ceremoniel de l’Egliſe Anglicane : omiſſion pour laquelle, & Homere, & tous les autres
Anciens, ſont cenſurez avec beaucoup
de juſtice, par mon grand & illuſtre ami
M. Wotton, Bachelier en Théologie,
dans ſon Traité incomparable ſur l’Erudition ancienne & moderne. C’eſt un
Livre, qu’on ne ſauroit jamais aſſez eſtimer, de quelque côté qu’on le conſidere. Ses tours d’eſprit ingenieux, ſes
découvertes ſublimes ſur les mouches
& ſur la ſalive, l’éloquence laborieuſe
de ſon ſtile, tout en eſt merveilleux. Et
je ne ſaurois m’empécher de témoigner
ici publiquement ma reconnoiſſance à
l’Auteur, pour les ſecours que j’ai tiré de cette Piéce ſans pareille, en compoſant le préſent Traité.
Il eſt aiſé de découvrir pluſieurs autres négligences dans les Œuvres du fameux Homere : mais, je croi qu’il n’en doit pas être auſſi reſponſable, que du
reſte ; parce que, depuis ſon ſiecle, chaque branche des Sciences s’eſt étendue
d’une maniere très-conſiderable, particulierement dans ces trois dernieres
années. Ce qui fait voir évidemment,
qu’il n’a pas pu pénétrer auſſi avant
dans nos découvertes modernes, que
ſes Partiſans le pretendent.
Nous le reconnoiſſons avec plaiſir
pour l’Inventeur de la bouſſole, de la
poudre à Canon, & de la circulation
du ſang ; mais, je défie tous ſes Adorateurs de me faire voir dans tous ſes Ouvrages un détail exact de la Ratte. Nous
dit-il ſeulement un mot touchant les
Charlataneries Politiques ; & y a-t-il rien
de plus défectueux, & de moins ſatisfaiſant, que ſa grande Diſſertation ſur
le Thé ? Pour ce qui regarde ſa methode de ſaliver ſans Mercure, je puis informer le public, que j’ai appris à mes
propres depens, qu’il n’eſt pas bon de
s’y fier.
Ce n’a été que pour ſuppléer à des
défectuoſitez ſi importantes, que j’ai
mis la main à la plume, après en avoir
éte longtems ſollicité ; & j’ôſe aſſeurer le Lecteur judicieux, qu’il trouvera ici tout ce qui peut être de la moindre utilité, dans toutes les circonſtances
de la vie. Je ſuis perſuadé d’avoir épuiſé & renfermé dans mon Ouvrage tout
ce qui peut être contenu dans l’eſpace
immenſe de l’imagination humaine. Je
recommande ſur-tout à la méditation
des Savans certaines découvertes de ma façon, auxquelles mes Prédeceſſeurs n’ont pas ſongé ſeulement : telle eſt entr’autres mon nouveau ſecours pour la teinture du ſavoir, ou l’art de devenir profondement ſavant, par une Lecture ſuperficielle ; une invention curieuſe concernant les ſouricieres ; une regle univerſelle de raiſonnement, autrement intitulée, chaque homme ſon propre Ecuier tranchant ; une Machine utile pour prendre les hiboux ; & pluſieurs autres que le Lecteur curieux verra expoſées au large dans les differentes parties de ce Livre.
Je me crois obligé d’aider le public,
autant qu’il m’eſt poſſible, à ſentir toutes les beautez de ce que j’écris ; parce que c’eſt-là la coutume des plus fameux
Ecrivains de cet âge poli & ſavant,
quand ils veulent corriger le mauvais
naturel du Lecteur Critique, ou remédier à l’ignorance du Lecteur Benevole.
D’ailleurs, on a rendu publiques depuis
peu pluſieurs piéces en vers & en proſe,
dans leſquelles, ſi les Auteurs, pouſſez
par la charité qu’on doit au public, ne
nous avoient pas donné un détail exact
du merveilleux qu’elles contenoient, il
y a à parier milles contre un, que nous
n’en aurions pas apperçu un ſeul grain.
J’avoue que tout ce que je viens de
dire, conformement à cette mode, auroit paru dans une Préface avec beaucoup plus de bienſeance : mais, je trouve à propos de me mettre ici en poſſeſſion du privilege attaché au bonheur
d’écrire, après tous les autres ; &, comme le plus moderne entre les modernes,
je me ſers du pouvoir deſpotique, que
cette qualité me donne ſur tous les Auteurs mes devanciers. Autoriſé par ce
titre, je declare, que je deſaprouve cette
coutume pernicieuſe de détailler dans
une Préface tous les matériaux qui doivent compoſer l’Ouvrage qui le ſuit. J’y
trouve la même extravagance, qu’il y a dans la conduite de ceux, qui vont promener, dans les Foires, des monſtres &
des animaux étrangers, & qui placent
au-deſſus de leur porte un grand tableau de ce qu’ils ont à nous montrer,
avec une ample & éloquente deſcription
de toutes ſes proprietez. J’avoue que
cet uſage m’a ſauvé mainte piéce de
deux ſols. Il ſatisfait ma curioſité, au
lieu de l’exciter d’avantage ; & je reſiſte ſans peine à la Rhetorique preſſante de l’Orateur, quand il m’attaqueroit
par ce trait pathetique : ſur ma parole, Monſieur, nous allons commencer dans le moment.
Voilà préciſement la Deſtinée de nos
Prefaces, Epitres, Introductions, Dedicaces, Avertiſſemens aux Lecteurs, Diſcours préliminaires, & autres Avant-coureurs des Livres. C’étoit d’abord un
expedient admirable ; & notre grand
Dryden en a ciré tout le ſervice poſſible. Il m’a dit ſouvent en confidence,
que les hommes ne l’auroient jamais
ſoupçonné d’être un Poëte du premier
ordre, s’il ne le leur avoit pas ſi ſouvent apris dans ſes Préfaces, qu’il
leur étoit impoſſible d’en douter, ou
de l’oublier
Je n’ai garde de lui donner un démentir là-deſſus ; mais, je crains bien,
qu’à force de ſe ſervir de cet expédient,
il n’ait rendu à la fin les Lecteurs plus
habiles, qu’il ne le ſouhaitoit. Ils ont
été ſi ſouvent les Dupes de ces grands
préparatifs, qu’il eſt douloureux de
voir à preſent, avec quel air dédaigneux
on ſaute, comme ſi c’étoit autant de
Latin, les cinquante ou ſoixante pages,
qui font à peu près l’étenduë moderne
à d’une Préface, ou d’une Epitre Dedicatoire.
On ne ſauroit nier pourtant, d’un autre côté, qu’un nombre conſiderable de
perſonnes ne deviennent Critiques &
Beaux-Eſprits, par cette ſeule Lecture.
La choſe eſt inconteſtable ; & l’on peut
avec beaucoup de juſteſſe partager tous
les Lecteurs d’à-préſent dans ces deux
Claſſes. Les uns ne liſent que les Diſcours préliminaites, & les autres n’en
liſent jamais. Pour moi, je fais profeſſion d’être de la derniere ; &, pour cette
raiſon, me ſentant la démangeaiſon
moderne de m’étendre ſur le mérite de
mes propres productions, & d’en déveloper les parties les plus brillantes, j’ai
jugé à propos de le faire dans le corps de l’Ouvrage même, ce qui en augmente
conſidérablement le volume : profit,
qui n’eſt point du tout à negliger pour
un Auteur qui ſait un peu ſes intérêts.
C’eſt ainſi, que j’ai cru devoir marquer
mon reſpect pour la loüable coutume
des Auteurs de cet âge, par une Digreſſion,
que perſonne ne me demandoit,
& par une Cenſure générale, qu’ame
qui vive n’avoit méritée de moi.
C’eſt ainſi, que j’ai trouvé néceſſaire
d’étaler, par un travail pénible, avec
autant de charité pour moi-méme, que
de franchiſe pour mon prochain, mes
propres perfections, & les défauts d’autrui.
A preſent, m’étant acquité de ce
devoir important, je reprends le fil de
mon Hiſtoire, à la grande ſatisfaction
de l’Auteur & du Public.
SECTION VI.
Continuation du Conte du Tonneau.
NOus avons laiſſé Mylord Pierre
dans une rupture ouverte avec
ſes Freres, chaſſez tous deux de ſa
maiſon, & envoïez chercher fortune dans
ce vaſte Univers, ſans avoir ſur quoi la
fonder. Triſtes circonſtances, qui les
rendent les ſujèts naturels de la plume
charitable d’un Auteur de bien, pour
qui d’ordinaire les Scenes les plus déplorables
préparent une moiſſon de grandes
& belles avantures.
C’eſt ici qu’on doit remarquer la difference,
qu’il y a entre un Ecrivain généreux,
& un Ami ordinaire. Le dernier
s’attache inviolablement à la
proſperité ; mais, il décampe au plus vite, à
la moindre révolution. L’Auteur généreux,
au contraire, ſe plait à trouver ſon
Heros ſur le fumier, à l’en tirer, & à
l’élever, par dégrez, juſque ſur le Trône.
Il ſe retire enſuite, ſans attendre
ſeulement qu’on le remercie de ſes bontez.
Pour imiter un ſi bel exemple, j’ai
placé Mylord Pierre dans une bonne maiſon, je lui ai donné un titre & de
l’argent pour ſes menus plaiſirs. C’eſt-là
que je le laiſſerai pour un tems, pour
aller charitablement au ſecours de ſes
pauvres Freres, que la fortune a mis au
plus bas de ſa rouë. Ma charité ne ſera
pas aſſez aveugle pourtant, pour me
détourner du devoir d’un fidelle Hiſtorien ;
& je ſuis reſolu de ſuivre l’exacte
verité, de quelque coté qu’elle puiſſe
diriger mes pas.
Nos deux exilez, ſi étroitement unis
par le ſang & par les intérêts, prirent
le parti de ſe loger dans une même
chambre, où ils eurent tout le loiſir de
ſonger aux malheurs de leur vie paſſée.
Ils eurent de la peine à comprendre à
quelle irrégularité dans leur conduite
ils devoient les imputer, juſqu’à ce
qu’ils euſſent porté leurs réflexions ſur
la Copie du Teſtament de leur Pere,
qu’ils avoient ſi heureuſement atrapée.
L’aiant examinée avec la plus grande
attention, ils ſe déterminérent d’abord
à rectifier tout ce qu’il y avoit eu
juſques-là de défectueux dans leurs actions,
& à prendre pour l’avenir toutes les
meſures néceſſaires pour ſe conformer exactement aux ordres que ledit Teſtament
leur preſcrivoit.
Le Lecteur n’aura pas oublié, j’eſpere,
qu’il rouloit preſque tout entier
ſur leurs habits, & ſur la maniere d’en
faire uſage. Quand les deux Freres ſe
mirent à confronter, Article par Article,
la doctrine avec la pratique, jamais
on ne vit une difference plus grande
entre deux choſes : il n’y avoit pas
un ſeul point à l’égard duquel la conduite,
& les préceptes, ne fuſſent diamétralement
opoſez. Cette facheuſe
découverte les fit travailler ſans delai,
à corriger toutes leurs fautes paſſées,
& à conformer leurs habits exactement
au modelle, que leur Pere leur en avoit
tracez.
Il eſt bon d’arrêter ici un moment le
Lecteur précipité, toûjours impatient
pour voir la fin d’une avanture, avant
que nous autres Auteurs l’y puiſſent
duëment préparer.
Il faut qu’il ſache, qu’environ ce tems,
nos deux Chevaliers malencontreux
commencérent à être diſtinguez par
certains noms : l’un ſe fit appeller Martin,
& l’autre prit le nom de Jean.
Ils avoient vécu enſemble dans une grande harmonie ſous la Tyrannie de
Pierre ; comme il eſt aſſez ordinaire
aux Compagnons de ſoufrance. Les
hommes, qui ſont dans l’infortune,
reſſemblent à ceux qui ſont environnez de
ténébres, & à qui toutes les couleurs
paroiſſent abſolument les mêmes. Mais,
à peine ces deux Freres furent-ils ſortis
de ce goufre de miſeres, qu’ils ſe
dévelopérent, non ſeulement aux yeux
l’un de l’autre, mais encore aux yeux
du public. Leurs humeurs parurent
extrémement différentes, & la ſituation
de leurs affaires leur en fit donner bientôt
les plus fortes preuves.
Je crains bien, dans cet endroit, les
juſtes réprimandes d’un Lecteur ſevere,
qui me taxera ſans doute d’un défaut de
memoire, auquel dans le fond il n’eſt gueres
poſſible qu’un Ecrivain moderne ne
ſoit un peu ſujet. J’en dirai la raiſon en
paſſant. Comme la memoire eſt une
Faculté qui s’exerce ſur les choſes paſſées,
elle doit de neceſſité ſe rouiller
dans l’inaction, parmi les Savans de notre
âge, qui, ne ſe mêlant que de l’invention,
font ſortir toutes leurs productions
d’eux-mêmes, ou du moins du
frottement de leur propre eſprit, contre celui de leurs contemporains. C’eſt
conformément à cette verité d’experience,
que nous croïons très-juſte
d’alleguer notre peu de Memoire, comme
une preuve inconteſtable de notre
Génie, & de nos Lumieres naturelles.
Quoi qu’il en ſoit, je confeſſe que,
ſelon les regles ordinaires de la Methode,
j’aurois dû inſtruire mes Lecteurs une
cinquantaine de pages plus haut d’une
Fantaiſie de Mylord Pierre, qu’il eut
l’adreſſe de communiquer à ſes Cadèts.
Il les avoit portez à charger leurs habits
de tous les ornemens, qu’il avoit plu à
la mode de mettre en vogue, & à les
entaſſer les uns ſur les autres, ſans que
les premiers fiſſent jamais place aux ſuivans ;
ce qui fit, avec le tems, la figure
la plus groteſque qu’on puiſſe s’imaginer.
Dans le tems de leur rupture, il
n’y avoit pas moïen d’entrevoir ſeulement
le fond de leurs habits[90] : ce
n’étoit qu’un cahos de galons, de rubans,
de franges, & d’éguilletes ferrées d’argent ; car, les autres étoient tombées
peu à peu.
Voilà cette particularité importante,
dont j’avois oublié de parler dans ſon
veritable lieu. Mais, le malheur n’eſt pas
grand : elle vient ici comme de cire ;
puiſque je vais parler de la Reforme, que
nos deux Avanturiers tachérent de donner
à leurs habillemens, après avoir ſecoué
le joug de Mylord Pierre.
Ils s’appliquerent unanimement à cet
Ouvrage, en jettant les yeux, tantôt ſur
leurs Habits, & tantôt ſur le Teſtament.
Martin y mit la main le premier. D’un
ſeul coup, il abatit toute une poignée d’éguillettes[91], & d’un autre il arracha plus de douze aunes de frange ; mais, après
cette éxécution vigoureuſe, il s’arrêta
pendant quelques momens. Ce n’eſt
pas qu’il ne fut très-perſuadé, qu’il lui
reſtoit encore beaucoup à faire ; mais,
ſa grande chaleur s’étant évaporée, il
reſolut d’y aller plus modérément. Il
n’avoit pas tort, puiſqu’il avoit failli
dechirer une grande partie du drap,
en arrachant cette poignée d’éguillettes,
qui, étant ferrées d’argent, avoient été
attachées d’un double point par le
prudent tailleur, afin de les empêcher de
tomber. Il les laiſſa donc-là, & ſe mit
en devoir de débaraſſer ſon habit d’une
quantité prodigieuſe de galon d’or : il
commença à les découdre avec beaucoup
de précaution, en épluchant les
fils détachez à meſure qu’il avançoit ;
ce qui étoit un ouvrage de longue haleine.
L’aïant achevé, il tomba ſur la broderie
chinoiſe chargée de figures d’hommes,
de femmes, & d’enfans ; contre
laquelle, comme vous avez apris ci-deſſus,
le Teſtament ſe déclaroit d’une
maniere très-claire, & très-vigoureuſe.
Il en vint abſolument à bout, à force
d’adreſſe & d’application. Pour la
broderie d’or, ou d’argent, il y travailla
avec moins de ſuccès, quoiqu’avec la
même prudence. Dans certains endroits,
elle étoit ſi épaiſſe, qu’il étoit impoſſible
de la défaire ſans endommager l’habit même :
dans d’autres, elle ſervoit à
fortifier l’étoffe, & en cachoit certaines
parties foibles, uſées à force de
paſſer par les mains des Ouvriers. Le
bon Martin crut que le meilleur parti
étoit de n’y pas toucher[92], & qu’il faloit
Tom. I pag. 168.
plûtôt laiſſer la Réforme imparfaite, que
de gâter ſon habit de fond en comble.
C’étoit-là, à ſon avis, la meilleure
méthode, pour ſe conformer à l’intention
& au véritable ſens des ordres de ſon
Pere. Voilà la relation la plus exacte,
que mes laborieuſes recherches m’ont
mis en état de vous donner du procédé
de Martin, dans une conjoncture ſi
delicate.
Pour ſon Frere Jean, dont les Avantures
extraordinaires abſorberont une
grande partie de ce qui me reſte a écrire,
il travailla à la déconfiture[93] de ſes
ajuſtemens ſuperflus dans des diſpoſitions fort differentes, & dans tout un
autre eſprit. Il y donna tête baiſſée.
Le ſouvenir des injuſtices de Mylord
Pierre le porta à un tel dégré d’indignation
& de haine, qu’il influa beaucoup
plus ſur ſes actions, que les ordres du
Pere, qui ne ſervirent chez lui, que
d’un motif ſubalterne, propre à ſeconder
& à pallier les autres. A ce mélange
de motifs il menagea un nom fort
prevenant, en l’honorant du titre de
Zêle, le terme le plus ſignificatif,
qu’aucune langue puiſſe jamais produire.
C’eſt ce que j’ai prouvé invinciblement
dans mon excellent Traité Analytique,
où je donne un détail Hiſtori-Theo-Phyſico-Logical du Zèle : faiſant voir, de
quelle maniere, de Notion, il étoit
devenu Mot ; & comment, parvenu enſuite
à ſa pleine maturité, pendant une
Automne exceſſivement chaude il s’étoit
changé en ſubſtance palpable. Cet
Ouvrage fait trois grands volumes in
folio, & en peu de jours je prétends
le rendre public, par la voïe moderne
de la ſouſcription ; convaincu que la
Nobleſſe, & les gens riches du Païs, mis
en goût par ce qu’ils ont déja lu de ma
façon, ne négligeront rien, pour encourager mon Génie à de nouveaux efforts.
Frere Jean, plein comme un œuf de cette
merveilleuſe compoſition nommée
Zêle, ſongeant avec fureur à la tyrannie
de Pierre, & pouſſé à bout par le Flegme
de Martin, s’animoit lui-même à
faire le Diable à quatre. Comment !
diſoit-il : un Maraut qui nous a laiſſez
mourir de ſoif, qui a chaſſé nos Femmes
à grands coups de pied dans le ventre, qui
nous a voulu faire paſſer ſes maudites croutes
de pain noir pour du mouton ! Un
fourbe, qui nous a fraudé de notre héritage !
Un coquin, d’ailleurs, dont tout le
monde connoit la Scelerateſſe ! Et je ſerois
aſſez lache, pour ſuivre encore ſes abominables
modes ! J’aimerois mieux qu’il fut
pendu, le double chien.
Aïant de cette maniere enflammé ſa
bile au plus haut degré, & par conſequent
ſe trouvant dans une charmante
humeur pour commencer une Réformation,
il mit la main à l’œuvre ; &, en
trois minutes, il depêcha plus d’ouvrage,
que Martin n’avoit fait dans un
jour entier. Le Lecteur benevole ſaura,
s’il lui plait, qu’on ne peut jamais rendre
un plus grand ſervice au Zêle, que quand on l’emploïe à déchirer ; &, par-là, il
comprendra ſans peine, que Jean, qui
regardoit le zêle comme ſa meilleure
qualité, étoit dans ſon veritable élément,
en ſe livrant tout entier à cette noble
& divertiſſante occupation. En effet,
il s’y abandonna tellement, qu’en
voulant arracher un morceau de Galon,
il déchira ſon habit depuis le haut juſqu’au
bas ; &, comme il n’étoit pas fort
habile à rentaire le drap, il ſe contenta
d’en raccrocher les Lambeaux, avec
de la groſſe corde & une éguille à emballer.
C’étoit bien pis encor, & je ne
ſaurois m’en reſſouvenir ſans larmes ; c’étoit
bien pis encore, dis-je, quand il
tomba ſur la broderie. Le pauvre garçon,
qui étoit naturellement auſſi mal
adroit qu’impatient, voïant à ſes yeux
un million de points à défaire, ce qui
demandoit beaucoup de flegme & une
main très-délicate ; & perſuadé, qu’il
n’en ſortiroit pas à ſon honneur ; ſe mit
dans une telle rage, qu’il arracha toute
la piéce, tant drap que broderie, &
qu’il la jetta dans la rue. Ah ! mon cher Frere, dit-il en s’applaudiſſant de
cette belle expedition, faites comme moi, tirez, arrachez, dechirez, afin que rienne paroiſſe ſur nous, qui nous donne la moindre reſſemblance avec ce double maraut de
Pierre. Je ſerois au deſeſpoir de porter la
moindre choſe qui pût faire ſoupçonner dans
le voiſinage, que je fuſſe des Parens de ce
Diable incarné.
Martin, qui par bonheur étoit alors
dans une humeur fort moderée, pria ſon
Frere d’avoir ſoin d’épargner ſon habit,
puiſqu’il lui étoit impoſſible d’en trouver
un autre de cette bonté-là. Il le
ſupplia de conſiderer, qu’ils ne devoient
pas regler leurs actions ſur leurs juſtes
reſſentimens contre Pierre, mais ſur les
maximes établies dans le Teſtament.
Souvenez-vous, continua-t-il, que Pierre
eſt toujours notre propre Frere, malgré
ſes Injuſtices & ſa Tyrannie ; évitez
autant qu’il vous eſt poſſible, de vous
croire innocent ou coupable, à meſure que vous
ferez vos efforts, pour le contrarier.
Il eſt certain, ajouta-t-il, que les
ordres de notre Pere ſont formels, pour ce qui
regarde la maniere de nous ſervir de nos
habits ; mais, ils ne le ſont pas moins, par
raport à l’affection fraternelle, qui doit
regner parmi nous : &, s’il y a quelque
précepte dans le Teſtament, dont latransgreſſion puiſſe étre pardonnable, ce ſera
plûtôt, ſi elle tend à ſerrer les liens de notre
amitié mutuelle, que ſi elle a pour but
de nous deſunir pour jamais.
Martin alloit continuer avec la même
gravité, & il nous auroit laiſſé ſans
doute un admirable diſcours, propre à
procurer à mes Lecteurs le repos du
corps & de l’ame, le veritable but de
la bonne Morale ; mais, Jean avoit perdu
patience : il n’étoit plus en état de
l’écouter, bien éloigné de pouvoir
profiter de ſes leçons, On remarque que
dans les diſputes de l’Ecole, rien
n’échauffe davantage la bile de celui qui
argumente, qu’un certain calme
pedanteſque dans le Répondant. Il en eſt
comme de deux balances chargées d’un
poids inégal : la peſanteur de l’une
augmente la legereté de l’autre ; &, plus la
prémiere deſcend, plus l’autre vole en
haut avec rapidité. C’eſt juſtement le
cas dont il s’agit ici : la gravité des
raiſonnemens de Martin augmentoit
la vivacité de Jean, & le faiſoit regimber
contre la moderation de ſon Frere.
En un mot, le flegme de l’un jettoit
l’autre dans les derniers emportemens.
Il enrageoit ſur-tout, en voiant l’habit de Martin ſi bien remis dans l’état de
ſimplicité & d’innocence primitive ; au
lieu que le ſien étoit tout en lambeaux,
& qu’il continuoit toûjours à porter la
livrée de Pierre, dans les endroits qui
avoient échappé à ſes cruelles griffes.
Dans cet équipage, il avoit tout l’air
d’un petit Maître ivre, qui ſort d’entre
les mains de quelques Breteurs ; ou
d’un nouvel Habitant de Newgate,
qui a manqué de païer la bienvenue
à ſes Compagnons[94] ; ou d’une
Maquerelle en vieille jupe de velours, livrée au
bras ſeculier de la Canaille ; ou d’un
Voleur de boutique pris ſur le fait, &
abandonné à la merci des marchands
de la foire. Le pauvre Jean reſſembloit
à chacun de ces malheureux, & même
à tous enſemble, couvert de ce noble
aſſortiment de guenilles, de déchirures,
de vieux galons, & de franges à moitié
arrachées. Il auroit été ravi de voir
ſon habit ſemblable à celui de ſon Frere ;
mais, il auroit été infiniment plus
charmé de voir celui de ſon Frere dans l’état où il venoit de réduire le ſien.
Mais, remarquant qu’il n’y avoit point
de remede, il fit de ſon mieux pour
donner un air de vertu à ce qui étoit un
effet néceſſaire de ſon imprudente
précipitation. Il emploïa toute ſa Rhétorique,
pour porter Martin à l’imiter.
Jamais le Renard de la Fable n’aporta
plus d’argumens ſubtils, pour porter toute
ſon eſpéce à ſe faire couper la queuë,
que Jean en décocha contre ſon Frere,
pour le mettre à la raiſon ; c’eſt-à-dire,
pour le reduire aux mêmes Lambeaux,
dont il ſe voïoit couvert lui-même.
Mais, helas ! il ne fit que tirer ſa
poudre aux moineaux ; ce qui le mit dans
une telle fureur, qu’etouffant de dépit
& d’indignation, il accabla Martin de
mille invectives canailleuſes. Pour faire
court, voilà une bréche irréparable
dans l’amitié des deux Freres. Jean fut
ſe loger dans une chambre à part ; &,
quelques jours après, un bruit ſe répandit,
qu’il étoit devenu fou à lier. Il eut
bientôt ſoin de confirmer ce bruit, en
courant les ruës, & en tombant dans
les fantaiſies les plus burleſques, qui
aïent jamais été produites par un cerveau malade.
Bientôt les Poliſſons des ruës
l’honorérent de pluſieurs Sobriquets. Tantôt
ils l’appelloient, Jean le Pelé,
tantôt Jean le Flamand, quelquefois
Jean le Lanternier, d’autrefois Jean le Gueux, & ſouvent le furieux Jean du Nord[95] : & ce fut ſous une de ces
denominations, ou bien ſous toutes enſemble,
tout comme il plaira au ſavant
Lecteur de le déterminer, qu’il donna
l’origine à la très-illuſtre & très-épidemique
Secte des Æoliſtes[96], qui honorent
encore, avec reconnoiſſance, le
fameux Jean comme leur Fondateur.
Je ne fais ici que gliſſer ſur cette
matiere, parce que je me prépare à gratifier
le public au premier jour d’une
ample Diſſertation ſur l’Origine, les
Principes, & les Dogmes de cette Secte,
Mellæo contingens cuncta lepore.
SECTION VII.
Digreſſion à la louange des Digreſſions.
J’Ai entendu parler quelquefois d’une
Iliade dans une Coque de noix[97] ;
mais, je puis dire avoir vu ſouvent
moi-même une Coque de noix dans une Iliade[98]. Il eſt certain, que le genre-humain a reçû de grands avantages de
l’un, & de l’autre ; mais, à laquelle des
deux il a les plus fortes obligations,
c’eſt un problème que j’abandonne aux
curieux, comme très-digne de leurs
doctes Lucubrations. Pour ce qui regarde
la derniere, j’ôſe avancer, que le Monde
ſavant en eſt ſur-tout redevable à la
grande vogue que les Modernes ont donnée
aux Digreſſions. Nos rafinemens en
matiere de ſavoir ſont exactement
paralleles à ceux de notre cuiſine, dont
la delicateſſe, du conſentement unanime
de tous les Palais judicieux, conſiſte dans la varieté des ingrediens, qui compoſent
les ſoupes, les fricaſſées, les ragouts, & les pots-pourris.
Il eſt vrai, qu’on trouve une certaine
race mal élevée, mediſante, & miſantropique,
qui prétend tourner en ridicule
ces innovations polies, qui ſe ſont
gliſſées dans la République des Lettres.
Ils admettent la comparaiſon tirée de la
cuiſine ; mais, ils ſont aſſez hardis, pour
déclarer que nos ragouts mêmes ſont
une preuve de la corruption de notre
gout. Ils nous débitent, que la mode
d’entaſſer péle-mêle, dans un même plat,
cent choſes de differente nature, n’a été
introduite, qu’en faveur de certains
appetits dereglez, cauſez par une mauvaiſe
Conſtitution ; & qu’un homme, qui dans
un Pot-pourri va à la chaſſe d’une tête
d’Oye, ou d’une aile de Cocq de Bruiere,
ou d’un ris de veau, prouve qu’il
n’a pas l’eſtomac aſſez robuſte, pour
digerer des mets plus ſimples, & plus
ſolides. Ils ſoutiennent encore, que des
Digreſſions dans un Livre reſſemblent à
des troupes étrangeres dans un Etat ; qui
font ſoupçonner que les Habitans même
manquent de force & de courage ; &
qui, bien ſouvent, les mettent ſous le joug, ou les chaſſent dans les Cantons
les plus ſteriles.
En dépit de toutes ces objections de
quelques Cenſeurs dédaigneux, il eſt
évident que la Societé des Auteurs
ſeroit bientot reduite à un très-petit
nombre, ſi l’on vouloit empriſonner le
Genie de ceux, qui compoſent les Livres,
dans les bornes étroites de leur
ſujet.
J’avoue que, ſi nous étions dans le
même cas, où ſe trouvoient les Grecs &
les Romains du tems que le ſavoir étoit
encore au berceau, & qu’il falloit le
nourrir & l’emmaillotter par le moïen
de l’invention, il ſeroit aiſé de faire des
volumes entiers, ſans s’écarter du ſujet,
que par de petites courſes néceſſaires
pour avancer le deſſein principal. Mais, il
en a été des Sciences, comme d’une nombreuſe
armée campée dans un Païs fertile.
Pendant quelque tems, elle ſubſiſte par
les productions mêmes du terroir ; mais,
dans la ſuite, elle eſt forcée d’aller en
fourage à pluſieurs lieuës de-là, parmi les amis
ou les ennemis, tout comme elle peut.
Les terres voiſines cependant ſont
entierement foulées, & ravagées ; elles
deviennent nuës & ſeches, & ne produiſent plus rien, que des nuages de
pouſſiere.
L’Etat de la République des Lettres
étant ainſi changé par une revolution
totale, les ſages Modernes, qui en ſont
parfaitement inſtruits, ont decouvert une
methode plus courte & plus prudente
de devenir ſavans & beaux eſprits. La
lecture & la méditation y entrent pour
rien ; & il n’y a plus que deux manieres
parfaites de ſe ſervir d’un Livre comme
il faut. La premiere eſt la même dont
pluſieurs gens uſent à l’égard des grands
Seigneurs ; ils aprennent par cœur
leurs titres, & enſuite ils ſe vantent
d’en être les amis intimes. La ſeconde,
qui eſt la mieux choiſie, & la plus
profonde, conſiſte à s’atacher à la Table
des Matieres, par laquelle un Livre eſt
dirigé, comme un Vaiſſeau par le Gouvernail.
Pour entrer dans le Palais des Sciences
par la grande porte, il faut du tems
& des ſoins : c’eſt pourquoi, les
perſonnes expeditives, & ennemies du
Cérémonial, ſe contentent d’y entrer par la
porte de derriere. N’ont-elles pas raiſon ?
Les Sciences reſſemblent à des
troupes en marche, qu’on ne bat jamais plus facilement, qu’en tombant ſur
l’arriere-garde. C’eſt par la même méthode,
que les Medecins jugent de la Conſtitution
de tout un corps, en conſultant
ce qui en découle par en bas. C’eſt ainſi
que les Enfans attrapent les moneaux,
en leur mettant un peu de ſel ſur la
queuë. C’eſt ainſi que, pour ſe conduire
ſagement, il faut, ſelon la maxime
d’un Philoſophe, prendre toûjours garde ſur la fin. On ſe met en poſſeſſion des
Sciences comme Hercule trouva ſes taureaux,
en les remenant vers leurs traces,
& non pas en les ſuivant[99]. Enfin, le
ſavoir doit être effilé comme un vieux bas,
en commençant par le pied.
D’ailleurs, toute l’armée des Sciences
a été rangée depuis peu, par l’effort le
plus penible de la diſcipline militaire,
dans un ordre ſi ſerré, qu’on peut la
paſſer en revuë en moins de rien. Nous ſommes redevables de ce bonheur aux
Syſtêmes & aux Abregez, que les Peres modernes du ſavoir ont
dreſſez à la ſueur
de leur corps, pour la commodité de
leurs chers Enfans. Le travail n’eſt
autre choſe, que la ſemence de la pareſſe ;
& c’eſt le bonheur particulier de
notre âge de jouir paiſiblement du fruit
produit par cette bienheureuſe ſemence.
Or, la methode de parvenir à un ſavoir
profond & ſublime, étant devenuë
ſi reguliere, & ſi ſyſtematique, il faut
de neceſſité, que le nombre des Auteurs
augmente à proportion, & que leur
habileté parvienne à une certaine hauteur,
qui rend abſolument néceſſaire
leur Commerce mutuel. De plus, on a
calculé, qu’il ne reſte plus dans la nature
une quantité ſuffiſante de ſujets nouveaux,
pour fournir à l’étenduë d’un
ſeul volume. Je puis aſſeurer le Lecteur
que j’en ai vu une demonſtration dans
les formes, fondée ſur les principes
inconteſtables de l’Arithmétique.
Ce que je viens d’avancer pourroit
bien être combatu par certains Philoſophes,
qui ſoutiennent l’infinité de la matiere, & qui, pour cette raiſon
prétendent, qu’aucune eſpece ne ſauroit être entierement épuiſée. Pour voir la
futilité de cette objection, examinons
la branche la plus noble de l’eſprit & de
l’invention moderne, ſi bien cultivée
dans cet heureux ſiécle, qu’elle a porté
des fruits plus beaux & plus nombreux
qu’aucune de ſes Compagnes. Je ſai
qu’on trouve quelques échantillons de
cette ſorte d’eſprit parmi les Anciens :
mais, ils n’ont jamais été ramaſſez, que
je ſache, dans quelque Recueil pour l’uſage
des Modernes ; &, par conſequent,
nous pouvons ſoutenir à notre honneur
& gloire, que nous en ſommes les
Inventeurs, & que nous l’avons portée
juſqu’au plus haut degré de perfection.
La ſorte d’eſprit, dont je parle ici, eſt
ce talent merveilleux d’inventer des
comparaiſons & des alluſions fort agréables, ſurprenantes, & appliquables, à
l’égard de toutes les matieres, qui
concernent la propagation du genre-humain ;
ſujet, dont la politeſſe éloigne
abſolument la proprieté des termes.
Quelquefois, en conſiderant, que
c’étoit-là le ſeul ſujet, ſur lequel on
puiſſe briller à préſent du côté de l’invention,
je me ſuis imaginé que l’heureux
Genie, qui éclate, cet égard, dans ce ſiecle & dans cette nation, a été prophetiquement
dépeinte, ſous le type de certains
Pygmées Indiens, dont la taille ne
paſſoit pas la hauteur de deux pieds,
ſed quorum pudenda erant craſſa, & ad talos uſque pertingentia.
Quand j’éxamine nos dernieres productions,
où les beautez de cette nature
brillent avec le plus grand éclat, je
vois bien, que la ſource en a été extrémement
abondante ; mais, quoiqu’on faſſe
tous ſes efforts, pour la tenir ouverte,
& pour la dilater à la maniere des Scythes,
accoutumez à ſoufler dans les
parties honteuſes de leurs cavalles, pour
qu’elles donnaſſent plus de lait, je crains
bien qu’elle ne ſoit prête à ſe tarir
pour jamais.
En ce cas-là, ſi l’on ne trouve pas
un nouveau fond d’eſprit, adieu la nouveauté ;
il faudra recourir à la répetition ſur
cette matiere, comme ſur toutes les autres.
On m’avouera, je crois, que ce que
je viens de dire prouve invinciblement,
qu’il ne faut pas compter ſur l’infinité
de la matiere, comme ſur une ſource
intariſſable d’invention. Que nous reſte-t-il
donc, que d’avoir recours aux grands Indices, aux petits Abregez, &
aux Recueils de citations rangées par ordre
Alphabétique. Pour y réüſſir, il
eſt peu utile de conſulter les Auteurs,
mais abſolument néceſſaire de s’adreſſer
aux Critiques, aux Commentateurs, &
aux Dictionaires : ſur-tout faut-il
ſoigneuſement feuilleter certaines Collections
de Fleurs de Rhetoriques, & de
Penſées ingenieuſes, qu’on apelle, par
une figure très-juſte, les Tamis & les
Bluteaux du ſavoir & de l’eſprit. Il eſt
vrai qu’on laiſſe indécis s’il faut eſtimer
le plus ce qui y paſſe, ou bien ce qui
y reſte.
Par le moïen de cette methode, quelques
ſemaines d’application ſont capables
de produire un Auteur propre à
manier les ſujets les plus profonds & les
plus étendus. Qu’importe que ſa tête
ſoit vuide, pourvu que ſon Recueil de Lieux-communs ſoit bien rempli ? Il n’en
faut pas davantage, pourvu qu’on lui
paſſe l’Invention, la Methode, le Stile,
& la Grammaire ; & qu’on lui accorde
le privilége de copier les autres, & de
s’écarter de ſon ſujet. Le voilà en état
de compoſer un Traité propre à faire
une fort jolie figure dans la boutique d’un Libraire ; un Traité d’un merite
aſſez conſiderable pour y être conſervé
long-tems, dans une grande propreté,
ſans courir riſque d’être engraiſſé par les
mains des étudians, ni d’etre condamnez
aux chaines & à l’obſcurité dans
une Bibliotheque[100]. Sa deſtinée ſera bien
plus heureuſe ; le tems ſeul triomphera
d’un volume ſi precieux ; il ne ſera ſujet
qu’à ſubir le Purgatoire, pour monter
enſuite vers le Firmament[101].
Je n’ai attribué à cet Auteur Champignon
que des prerogatives, qui doivent
être communes à tous les Ecrivains
modernes. Sans elles, le moïen d’introduire
dans le monde nos Collections,
qui roulent ſur tant de matieres de
differente nature ! Si l’on nous en vouloit
priver injuſtement, quelle perte d’amuſemens
& d’inſtructions pour le monde
ſavant ! Quelle perte pour nous mêmes,
qui ſerions enſevelis pour jamais dans
un honteux oubli, avec toute la maſſe
du vulgaire !
Les principes, que j’ai établis ci-deſſus,
me font eſpérer de voir encore le
jour, où le Corps des Auteurs ſera en état
de ſurmonter en raſe Campagne tous les
autres corps de métier. Ce grand talent
de faire des livres eſt derivé juſqu’à nous,
avec pluſieurs autres heureuſes diſpoſitions,
de nos Ancêtres les Scythes,
parmi leſquels les plumes étoient ſi abondantes,
que l’Eloquence Grecque n’a
pas trouvé de figure plus pathétique
pour l’exprimer, que de dire, qu’il étoit impoſſible de voïager dans leurs Pais, à cauſe de la prodigieuſe quantité de plumes, qui y voltigeoit dans l’air[102].
La néceſſité de cette Digreſſion en
excuſera facilement l’étendue. Je l’ai
placée dans le lieu le plus propre que
j’ai pu trouver d’abord ; & ſi le Lecteur
ſait lui aſſigner une place plus convenable,
je l’en laiſſe le Maître, & je l’autoriſe
à la rejetter dans quelque coin du
livre, tout comme il le trouvera à propos.
Pour moi, je me hâte d’en venir à
une matiere plus importante.
SECTION VIII.
Continuation du Conte du Tonneau.
LEs ſavans Æoliſtes[103] ſoutiennent
que le Vent eſt l’élement unique
de toutes choſes ; que c’eſt le principe,
par lequel tout l’Univers a été produit,
& dans lequel il doit ſe réſoudre ; & que
le même ſoufle, par lequel la Nature a
été animée, doit à la fin des ſiécles l’éteindre.
Quod procul à nobis flectat Fortuna gubernans.
C’eſt-là cette Cauſe prémiere, que les
Adeptes[104] appellent Anima Mundi, c’eſt-à-dire, le ſoufle ou le vent du monde ; &
ſi l’on examine tout ce Syſtême dans
chaque partie de la Nature, on verra qu’il eſt appuié ſur la baze la plus ſolide.
D’abord, de quelque maniere qu’on
veuille appeller cet être, qui diſtingue
l’homme d’avec les brutes, ſpiritus, animus, afflatus, anima ; il eſt certain,
que ce ne ſont qu’autant de denominations
Vent, qui eſt l’élement, qui
domine dans tous les êtres compoſez, &
dans lequel ils doivent rentrer un jour.
Qu’eſt-ce que c’eſt que la Vie même,
ſi-non, conformément à ſon nom le
plus ordinaire, le ſoufle de nos narines ?
Et c’eſt de-là que les Naturaliſtes ont
obſervé, que dans certains myſteres, qui
ont avec la vie une relation fort étroite,
le vent eſt d’un fort grand ſecours,
comme il eſt évident par les heureuſes
épithetes de turgidus, & d’inflatus,
auſſi appliquables aux organes, qui reçoivent qu’à celles, qui donnent.
Selon tout ce que j’ai pu trouver
dans les anciennes Chroniques, touchant
la doctrine des Æoliſtes, elle rouloit
ſur trente deux points[105], ſur chacun
deſquels je ne ſaurois m’étendre, ſans
courir riſque de devenir ennuïeux. Mais,
je n’ai garde de paſſer ſous ſilence un petit Nombre de Dogmes Fondamentaux,
qu’ils en déduiſoient.
Leur premiere Maxime étoit, que,
puiſque le Vent dominoit dans la
formation & dans les operations de tous
les êtres compoſez, ceux-là devoient être
de la plus grande excellence, dans leſquels
ce Principe éclatoit avec la plus
grande ſuperiorité.
L’Homme, par conſequent, eſt la plus
parfaite des creatures, puiſque les
Philoſophes, par leur grande bonté, l’ont
pourvu de trois Ames, ou de trois
ſoufles differens ; auſquels les ſages
Æoliſtes joignent liberalement un quatriéme,
pour ſervir de ſecours & d’ornement
aux autres, & pour en égaler le nombre
aux parties du Monde[106] ; ce qui a donné
occaſion à ce fameux Cabaliſte Ventidius Galimathias de placer le Corps de
l’Homme dans une poſition relative aux
quatre Vents Cardinaux.
Conſequemment à ce principe, ils
ſoutenoient, que chaque homme apporte
avec lui dans le Monde une certaine
portion de Vent, qu’on peut apeller une
Quinteſſence extraite des quatre autres.
Cette Quinteſſence eſt d’un uſage
univerſel, dans toutes les circonſtances de
la vie : elle influe ſur tous les Arts, &
ſur toutes les Sciences ; & elle peut être
merveilleuſement augmentée & rafinée
par l’éducation.
Dès qu’on a réüſſi à l’enfler, juſqu’au
point de ſa perfection, on ne doit pas
la renfermer, & la reſerver avaricieuſement
pour ſoi-même : au contraire, il
faut la prodiguer généreuſement à tout
le genre-humain.
Fondez ſur ces raiſons, & ſur d’autres
du même poids, les Æoliſtes les plus
illuminez aſſeurent, que l’Eructation[107]
eſt l’acte le plus noble de la Creature
humaine ; &, pour en cultiver le talent,
en faveur de toute la Societé des hommes,
ils ſe ſont ſervis de pluſieurs
differentes methodes. Dans certaines
Saiſons de l’année, on peut voir les Prêtres d’entr’eux ſe placer à l’oppoſite d’une
tempête, la bouche béante. En d’autres
tems, vous les verrez arrangez en
cercle armez chacun d’un ſouflet,
qu’ils appliquent aux parties poſterieures
de leur plus proche voiſin, juſqu’à
ce qu’à force de l’enfler ils lui aient
donné la figure d’un tonneau. De-là
vient, que, dans leur langage ordinaire,
ils appellent leurs corps, d’une maniere
fort propre, leurs Vaiſſeaux.
Dès que par cette cérémonie, & par
d’autres ſemblables, ils ſont duëment
remplis, ils s’en vont dans le moment ;
&, pour l’utilité publique, ils ſe déchargent
d’une portion copieuſe de leurs
nouvelles acquiſitions dans les machoires
de leurs diſciples. Car, il faut remarquer
ici, qu’ils ſont d’opinion que
tout le ſavoir procède de ce même principe univerſel. Ils le prouvent en
premier lieu par cette vérité inconteſtable,
que la ſcience enfle : &, en ſecond lieu,
ils ſe ſervent du Syllogiſme ſuivant.
Ergo,Les paroles ne ſont que du vent ; Ergo,Le ſavoir ne conſiſte qu’en paroles ;
Ergo, Le ſavoir n’eſt que du vent.
C’eſt pour cette raiſon, que leurs Docteurs ne communiquoient leurs préceptes
à leurs Ecoliers, que par voïe d’Ēructation :
ce qu’ils faiſoient avec une
grande éloquence, & avec une varieté inexprimable.
Mais, le caractere principal, qui diſtinguoit
le plus leurs ſages du premier ordre, étoit une certaine contenance,
qui faiſoit comprendre, juſqu’à quel dégré
le ſoufle myſterieux les agitoit
intérieurement. Ce vent merveilleux, après
avoir cauſé d’abord des tranchées, &
des convulſions ; après avoir produit,
pour ainſi dire, un tremblement de terre
dans le Microcoſme du Philoſophe ;
s’élevoit en haut par degré, tordoit la
bouche, rendoit les jouës bourſouflées, &
donnoit un horrible éclat aux yeux.
L’Eructation ſuivoit ces grimaces de
près. Tous les vents qui leur ſortoient
de la bouche paſſoient pour ſacrez : ſurtout,
ceux, dont l’odeur étoit la plus forte ;
& leurs maigres devots les avaloient
avec une conſolation inexprimable. Pour
rendre la choſe encore plus touchante,
les vents les mieux choiſis, les plus édifians,
& les plus vivifians, étoient lâchés
par le nez, dont ils prenoient une eſpece
de teinture. Ce qui leur donnoit ce nouveau degré de perfection, c’étoit
le ſentiment generalement reçû, que
le ſoufle de la vie eſt dans nos narines.
Leurs Divinitez étoient les quatre Vents, qu’ils adoroient comme les
Eſprits, qui parcourent, & qui animent
tout l’Univers ; & deſquels, à proprement
parler, toute Inſpiration tire ſon
origine.
Cependant, le Chef de ces Dieux, &
celui qu’ils honoroient du Culte de
Latrie, étoit le grand Borée, une Divinité
ancienne, qu’autrefois les Habitans de
Megalopolis, dans la Grece, adoroient
avec la plus profonde vénération.
Omnium Deorum Boream maximè celebrant,
dit Pauſanias. Ce Dieu, quoique preſent
par-tout, étoit pourtant cenſé,
parmi les plus ſavants Æoliſtes, avoir
un ſéjour particulier, une eſpece de
Ciel Empyrée, où ſon pouvoir éclatoit
particulierement. Cet endroit étoit ſitué
dans un certain Païs très-connu des anciens
Grecs ſous le nom de Σκοτια[108] ou
Païs de Ténébres.
Il eſt vrai qu’il s’eſt levé ſur ce ſujet
un grand nombre de controverſes : mais,
toutes les parties conviennent, comme
d’un point inconteſtable, que d’une contrée
du même nom les Æoliſtes les plus
rafinez tirent leur origine ; & que c’eſt
de-là, que, dans tous les ſiecles, les plus
zélez d’entre leurs Prêtres ont apporté
l’Inſpiration la plus choiſie. Ils
ſe font un devoir de l’aller recueillir
eux-mêmes à la ſource, dans certaines
veſſies, qu’ils ouvrent enſuite au
milieu de leurs Sectaires répandus dans
toutes les Nations, leſquels brament
aprés ce vent ſacré, & l’attendent la
bouche ouverte.
C’eſt une choſe très-connuë parmi les
ſavans, que les Virtuoſi des ſiècles
paſſez avoient inventé un moïen de
conſerver les vents dans des Tonneaux ; ce
qui étoit très-avantageux pour les voïages
de long cours. La perte d’un art ſi
utile ne ſauroit jamais être aſſez déplorée ;
quoique je ne comprenne pas, par
quelle negligence inpardonnable,
Pancirollus l’a paſſé abſolument ſous ſilence.
Cette invention a été atribuéé à
Æole lui-méme, dont toute la Secte a
tiré ſon nom ; &, pour célébrer la memoire de leur Fondateur, ils ont encore
conſervé juſqu’à préſent un grand nombre
de ces Tonneaux[109], jadis dépoſitaires
du vent, dont ils en placent un
dans chacun de leurs Temples, après
l’avoir enfoncé par en haut.
C’eſt dans ce Tonneau, que leur Prêtre
entre dans certains jours ſolennels,
après s’y être duëment preparé, de la
maniere que j’ai dépeinte ci-deſſus. Un
entonnoir caché s’étend de ſes parties
poſterieures vers le fond dudit Tonneau,
juſqu’à une certaine Fente
Septentrionale, par où il ſe fournit
continuellement de nouveaux vents de la
meilleure eſpéce.
Peu à peu vous le voïez s’étendre &
s’élargir à la même Groſſeur de ſon
Tonneau, qu’il remplit à la fin exactement :
&, dans cette poſture, il lache ſur
ſon auditoire des tempêtes formelles, à
proportion de la violence du ſoufle, qui
lui vient d’embas, & qui, ſortant d’un
paſſage étroit, ex adytis, ne fait pas
ſon devoir ſans lui cauſer de douloureuſes
tranchées. Quand ce vent eſt parvenu juſqu’a ſon viſage, il y fait les
mêmes impreſſions, qu’il produit ſur la
mer. Il le noircit d’abord : il le ride
enſuite ; & à la fin il en fait ſortir une
épaiſſe fumée.
C’eſt préciſement de cette maniere,
que les Æoliſtes ſacrez communiquent
leurs Eructations Prophétiques à leurs
diſciples haletans. Quelques membres de
l’auditoire tiennent cependant la bouche
ouverte, pour avaler avec avidité
le ſoufle ſanctifiant, tandis que d’autres,
chantant les éloges de leurs Dieux,
imitent par leur bourdonnement, tantôt
plus tantôt moins élevé, les ſoufles
agréables de leurs Divinitez appaiſées.
Ce culte, pratiqué parmi les Æoliſtes,
donne lieu à pluſieurs Auteurs de
ſoutenir, que leur Secte eſt des plus anciennes,
parce que leur Eructation Prophetique
reſſemble fort à d’autres anciens
Oracles, dont on étoit redevable à
certaines bouffées de Vent ſouterrain, qui
faiſoient les mêmes impreſſions ſur le
Prêtre, & qui avoient la même influence
ſur l’eſprit du Peuple. Il eſt vrai,
que ces Oracles paſſoient ſouvent juſqu’à
la multitude, par le canal des Femmes.
La raiſon en étoit, ſelon toutes les apparences, que leurs organes paroiſſoient
mieux diſpoſez, que ceux des hommes,
pour donner entrée à ces Tourbillons prophétiques, qui, paſſant à leur aiſe par un
receptacle de plus grande capacité, cauſoient
en chemin faiſant certaines demangeaiſons
propres à produire des extaſes
charnelles, qu’on pouvoit pourtant
ſpiritualiſer, par un ménagement
un peu adroit.
Cette ſavante conjecture eſt confirmée
par la coutume, qui regne encore
aujourd’hui parmi les Æoliſtes les plus
épurez, de confier le Sacerdoce à des
Prêtreſſes, & de ſe plaire à recevoir
l’Inſpiration par les mêmes conduits
par où les Sybilles & les Pythies les
transmettoient à leurs devots.
Lorſque l’eſprit humain lâche la bride
à ſes penſées, il ne s’arrête jamais, mais il
traverſe, par une courſe continuelle, les
extrémitez du haut & du bas, du bon & du mauvais. Les premieres ſaillies de
l’imagination le portent d’ordinaire
aux idées de ce qu’il y a de plus parfait
& de plus accompli : mais, quand il s’eleve
au deſſus de ſa portée, il n’eſt plus
capable de diſtinguer les limites qui
ſéparent la hauteur d’avec la profondeur ; & bientôt, continuant ſon vol avec la
même précipitation, mais ſans connoître
la route, il tombe juſqu’au fond
des abîmes : ſemblable à un voïageur,
qui parcourt les mers de l’Eſt juſqu’à
l’Oueſt ; ou à une grande perche d’un
bois-ſouple, qui, plus il eſt étendu, &
plus il ſe courbe en arc de cercle.
La cauſe de ce déreglement de notre
eſprit eſt peut-être dans ce fond de
malice né avec nous, qui nous porte
d’ordinaire à joindre aux idées les plus
nobles celles, qui leur ſont préciſement
contraires. Peut-être eſt-elle, dans les
bornes de notre Raiſon, qui, portant ſes
reflexions ſur toute la maſſe des choſes,
reſſemble au Soleil, qui, n’éclairant que
la moitié de notre Globe, laiſſe l’autre
couverte de ténèbres. Peut-être la faut-il
chercher dans la foibleſſe de notre
Imagination, qui, emploïant toutes ſes
forces pour s’élever à ce qu’il y a de
plus grand & de meilleur, fatigué, à la
fin, & n’en pouvant plus, tombe tout
d’un coup à terre, comme un oiſeau de
paradis qui vient de mourir au milieu
de l’air.
Peut-être auſſi, que parmi toutes ces
Conjectures Metaphyſiques il n’y en a pas une ſeule de fondée ; mais, cela n’empêche
pas, que je n’avance une propoſition
très-vraie, en diſant que, ſi les plus
groſſiers mêmes d’entre les humains
ont porté leurs Lumieres naturelles à l’idée
d’un Dieu, ou d’un Etre ſuprême ;
ils n’ont auſſi jamais oublié d’occuper
leurs fraïeurs de quelques notions afreuſes
très-propres à leur ſervir de Diables,
quand il n’y en auroit point au monde.
Il n’y a rien-là, dans le fond, qui ne ſoit
fort naturel ; car, il en eſt d’un homme,
dont l’imagination prend l’eſſor vers le
Ciel, comme d’un autre dont le corps
eſt élevé à une grande hauteur. Plus
ils ſe plaiſent tous deux à voir de plus
près ce qui eſt au-deſſus d’eux, plus ils
ſont effraïez par le précipice qu’ils
decouvrent en bas. C’eſt ainſi que, dans
le choix d’un Diable, le Genre-humain a
toujours eu la methode de jetter les
yeux ſur quelque être réel ou fantaſtique,
dont il conſideroit toutes les qualitez
comme diamétralement oppoſées
aux attributs qu’il concevoit dans la Divinité.
C’eſt encore de la même maniere, que
la Secte des Æoliſtes a toujours craint,
& haï, deux êtres d’une nature maligne, entre leſquels, & ſes Dieux, il y a eu
une inimitié mortelle, depuis le
commencement du monde. Le premier eſt
le Cameleon, l’antipode de l’Inſpiration ;
& qui, par pure haine, devore continuellement
les influences précieuſes de ces
Divinitez, ſans s’en décharger jamais par
l’éructation. L’autre eſt un Monſtre
afreux, d’une taille plus que giganteſque,
nommé Moulin-à-vent, qui, avec ſes
quatre bras horribles, livre à ces Dieux
une Guerre éternelle, les tournant avec
adreſſe, pour les dérober aux coups de
ces ennemis, ou pour les leur rendre
avec intérêt.
S’étant ainſi fournie de Dieux & de
Diables, la Secte des Æoliſtes continue
juſqu’à ce jour à faire une grande
figure dans le monde. Je ne doute pas,
au reſte, que la Nation polie des Lapons
ne doive paſſer pour en être une des
plus illuſtres branches. Je ſerois fort
injuſte à leur égard, ſi je négligeois
cette occaſion d’en parler avantageuſement ;
puiſqu’ils ſont ſi unis, par l’intérêt,
& par les inclinations, à leurs Freres
les Æoliſtes, qui habitent parmi
nous. Non ſeulement ils prennent les
vents en gros, chez les mêmes marchands, mais ils les débitent en détail,
d’une maniere toute ſemblable, & à
des chalands, qui ſont à peu près du
même naturel que ceux qui donnent
leur pratique à nos tempêtueux compatriottes.
Si ce Syſtème de Religion a été
entiérement formé par notre Ami Jean ;
ou ſi, comme il eſt plus vraiſemblable,
il l’a copié de l’Original, qui ſe trouve
à Delphes, en y mettant des additions
& des corrections propres à l’ajuſter
aux tems & aux circonſtances ; c’eſt-là
un point, ſur lequel je n’ai pas
la hardieſſe de décidier. Mais, je crois
pouvoir aſſeurer, que c’eſt Jean en propre
perſonne, qui y a donné un tour nouveau,
& qui l’a préciſement mis dans
l’état dont je viens de tracer un fidéle
tableau.
Au reſte, il y a long-tems que je cherche
une occaſion favorable de rendre
juſtice à cette Societé d’Hommes, que
j’honore extrémement & dont les
opinions, auſſi bien que les cérémonies,
ont été entierement défigurées par la
malice, ou par l’ignorance, de leurs
adverſaires. Je croi, pour moi, qu’une
des meilleures actions d’un honnête homme, c’eſt de déraciner les prejugez,
& de mettre les choſes dans leur
veritable jour. Je viens de m’acquiter
de ce grand devoir, ſans aucune vuë
d’intéret ; excepté le plaiſir de ſatisfaire
à ma conſcience, d’acquerir de la gloire,
& de m’attirer des remercimens.
SECTION IX.
Diſſertation ſur l’origine & ſur les progrès de la Folie, comme auſſi ſur ſon utilité dans la Société humaine.
JE crains bien que certains Lecteurs
ſuperficiels ne regardent d’un œil
de mépris la Secte des Æoliſtes, par
ce qu’elle reconnoit pour ſon Fondateur un homme comme Jean, dont, de
mon propre aveu, le cerveau s’étoit abſolument dérangé, & qui étoit tombé
dans l’état que nous deſignons par le
mot de Folie, ou de Frénézie. Leur
mépris ſeroit très-mal fondé ; & ils en
ſeront convaincus eux-mêmes, s’ils veulent bien reflechir ſur les plus grandes
actions, qui ont jamais été faites dans
le monde ſous la direction d’un ſeul
homme. Telles ſont l’établiſſement de
nouveaux Empires fait par la force des
armes, l’invention de nouveaux Syſtêmes de Philoſophie, & l’introduction de Religions nouvelles. Il eſt certain,
que tous les grands hommes, à qui on eft redevable de toutes ces fameuſes révolutions ont ſoufert de grandes alterations dans leur bon-ſens, par leur nourriture, par leur éducation, par une
certaine inclination dominante, ou par
une influence particuliere de l’air qu’ils
reſpiroient, ou du climat ſous lequel ils
ont été obligez de vivre.
D’ailleurs, il y a dans l’eſprit humain
quelque choſe de ſingulier & d’individuel, qui ſe reveille ſouvent par le choc
accidentel de certaines circonſtances,
qui, minces & peu conſiderables en elles-mêmes, ne laiſſent pas de produire ſouvent les évenemens les plus merveilleux. Les grandes revolutions n’ont pas toûjours de grandes ſources, & il
importe peu par quelle cauſe les paſſions ſont enflammées, pourvu que les fumées s’en elevent juſqu’au cerveau.
La Région ſuperieure de notre tête eſt
dans la même ſituation, que la moïenne
Region de l’air : les matiéres, qui s’y
conduiſent, en ſont d’une nature très-differentes ; mais, elles y deviennent toutes
de la même ſubſtance, & produiſent les
mêmes effets. Les vapeurs s’élevent de
la terre, les exhalaiſons de la mer, & la fumée du feu. Cependant, toutes les
nuées ſont de la même nature ;
& l’odeur, qui ſort d’un fumier, fait un nuage d’un auſſi grand mérite, que celle
qui ſe répand d’une maſſe précieuſe
d’encens.
De ces veritez de fait, qu’on ne ſauroit me conteſter, il ſuit évidemment,
que comme l’air ne produit jamais de la
pluïe, que lorſqu’il eſt troublé & ſurchargé d’exhalaiſons ; de la même maniere, l’eſprit humain, qui habite le
cerveau, doit étre troublé, & accablé de
vapeurs exhalées des parties inférieures,
pour produire quelque choſe d’extraordinaire. Oops !
Or, quoique ces vapeurs, comme je
l’ai déja dit, ſortent d’autant de differentes ſources que celles qui montent
vers le Ciel, l’effet, qu’elles produiſent,
ne ſe ſent point de cette difference.
Il eſt ſeulement varié, tant par rapport
à l’eſpece, qu’au degré, ſelon la differente ſituation du cerveau, dans lequel
il eſt formé. Je me ſervirai ici de deux
fameux exemples, pour prouver, &
pour éclaircir ce que je viens d’avancer.
Un certain Prince de par le monde leva un jour une grande armée, remplit ſes coffres de treſors immenſes, &
arma une Flotte invincible, ſans communiquer ſon deſſein, ni à ſes plus habiles Miniſtres, ni à ſes plus chers Favoris. Ces grands préparatifs allarmerent
d’abord tout le monde : les Monarques
voiſins attendirent, en tremblant, de
quel côté l’orage devoit crever ; & les
Politiques ſubalternes y trouverent la
matiere de mille profondes ſpéculations[110]. L’un ſe mettoit dans l’eſprit, que ce Prince en vouloit à la Monarchie univerſelle. Un autre, après une meure déliberation, concluoit, qu’il s’agiſſoit de
détrôner le Pape, & d’établir la Religion
Proteſtante, dont ce Prince avoit fait
autrefois profeſſion. Un troiſiéme, d’une
ſagacité encore plus étonnante, envoïoit.
notre Heros dans l’Aſie, pour détruire
l’Empire Ottoman, & pour conquerir
la Terre Sainte[111].
Au milieu de tous ces beaux Raiſonnemens, un certain Chirurgien d’Etat
vint à connoître, que tous ces grands
Projets n’étoient que l’effet d’un cerveau
malade. Il en fut pleinement convaincu
par les Syntomes du mal ; & il entreprit de le guerir. Il fit l’operation néceſſaire d’un ſeul coup : la veſſie ſe créve, la vapeur ſe diſſipe ; & rien n’auroit manqué à l’heureuſe guériſon du
Prince, s’il n’étoit pas mort au beau milieu de la cure.
Le Lecteur eſt fort curieux apparemment de ſavoir, de quelle ſource
étoit venuë cette vapeur, qui avoit
effraïé ſi long-tems tous les Peuples de
l’Europe, & quel reſſort ſecret avoit
mis en mouvement une machine ſi terrible ; mais, il ſera bien ſurpris, quand je
lui dirai, que c’étoit uniquement une
Femme abſente, dont les yeux avoyent
cauſé chez le pauvre Prince une certaine tumeur, & qui s’étoit retirée dans le
Païs ennemi, avant que cette tumeur
ſe fut miſe à ſuppurer. Quel parti pouvoit prendre le malheureux Monarque,
dans une conjoncture ſi délicate ? Il eut
beau eſſaïer le remède preſcrit par un
Poëte, qui ſoutient, la maladie,
qu’une Femme nous cauſe, peut être
guerie par toute autre Femme. Il n’en
reçut pas le moindre ſoulagement ; par ce que, ſelon Lucrece,
Idque petit Corpus, mens unde eſt ſaucia amore,
Unde feritur, eo tendit, geſtitque coire.
La matiere entaſſée dans les vaſa ſeminalia s’enflamma bientôt, devint aduſte, ſe changea en bile, prit ſon
cours vers le conduit ſpinal, & monta
de-là dans le cerveau.
C’eſt ainſi que le même Principe, qui
porte un Breteur à caſſer les vitres d’une Femme de mediocre vertu dont il a
été la dupe, anime un grand Prince à
mettre des Armées en Campagne, & à
ne ſe remplir la tête que de Sièges, de
Batailles, & de Victoires.
Cunnus teterrima belli
Cauſa
Mon ſecond exemple eſt un trait
d’Hiſtoire que j’ai lu dans une Chronique très-ancienne. Le voici.
Il y avoit autrefois un Roi fort
puiſſant, qui dans l’eſpace de trente
années conſécutives s’étoit amuſé à
prendre & à perdre des Villes, à battre des armées & à ſe laiſſer battre,
à chaſſer les Princes de leurs Etats, à
éfraïer les Enfans d’une maniere à leur
faire tomber les tartines des mains ; en
un mot, à bruler, à ravager, à dragonner, à ſaccager, à maſſacrer, ſujets & ennemis, mâles & femelles[112]. Les Philoſophes Contemporains de ce Prince mettoient leur eſprit à la gêne, pour trouver les cauſes Phyſiques, Politique, & Morales, dont il falloit déduire ce Phénomene ſurprenant. A la fin, la vapeur,
qui troubloit le cerveau de ce Conquerant, s’étant miſe à circuler, ſe fixa ſur
cet endroit du Corps humain ſi renommé, par ſon talent de produire la Zibeta Occidentalis[113] ; &, ſe raſſemblant-là dans une tumeur, laiſſa dans cet intervalle l’Univers en repos.
On voit par-là de quelle conſequence eſt le cours que prennent ces exhalaiſons, & comme il importe peu de
quelle origine elles dérivent. Les mêmes fumées, qui, s’élevant vers le cerveau,
ſont capables de conquerir des Roïaumes, n’ont qu’à ſe jetter ſur l’Anus,
pour aboutir à une Fiſtule[114].
Paſſons à préſent à ces Grands Introducteurs de nouveaux Syſtèmes de Philoſophie : voyons de quelle Faculté de
l’ame ſe leve l’inclination de pouſſer
dans le monde, avec un zèle ſi opiniâtre, de nouvelles idées, à l’égard de
certaines choſes, dont, de l’aveu de tout
le monde, il eſt impoſſible de connoître
la nature ; examinons, de quelle ſource
dérive ce penchant, & à quelle proprieté
de l’eſprit-humain ces Illuſtres doivent
leur gloire, & leurs diſciples.
Il eſt certain, que pluſieurs des principaux d’entr’eux, tant anciens, que modernes, ont été pris par leurs adverſaires, &, ſi vous en exceptez leurs Partiſans, par tout le Genre humain, pour
des gens qui avoient le cerveau bouleverſé. Il eſt ſûr même, qu’ils ſe ſont
écartez extrémement des maximes du
ſens-commun, dans leur maniere ordinaire d’agir & de parler ; & qu’ils ont été des types exacts de leurs legitimes
Succeſſeurs, qui peuplent à préſent l’Univerſité moderne de Bedlam[115].
Tels ont été jadis Epicure, Diogene, Apollonius, Lucrece, Paracelſe,
Deſcartes, qui, s’ils étoient dans le
Monde à l’heure qu’il eſt, arachez, &
ſeparez de leurs Diſciples, ſeroient expoſez ſans doute à la Phlebotomie, aux
coups de nerfs de bœuf, aux tenebres,
& à la paille. Auſſi, comment ſe peut-il qu’un homme, en ſuivant les ſimples
& pures lumieres du bon ſens, ſe mette
dans la tête de jetter les idées de tout
le Genre-humain dans le moule de ſes
propres conceptions ? C’eſt pourtant-là l’humble & l’obligeante prétenſion
de tous les Innovateurs dans l’Empire de
la Raiſon. Epicure, par exemple, eſperoit modeſtement, que, par un certain
concours fortuit des opinions humaines,
après un choc perpetuel des pointues & des unies, des legeres & des
péſantes, des rondes & des quarrées[116], tous les hommes s’uniroient à la fin,
par certaines inclinaiſons, dans les notions du vuide & des atomes, tout de
même que ceux-ci ſe ſont accrochez,
en formant cet Univers.
Il eſt évident que Deſcartes ne ſe
flattoit pas moins, & qu’il contoit bien
de voir, avant ſa mort, tous les Philoſophes, comme autant d’étoiles de moindre grandeur, attirez & abſorbez dans ſon
propre tourbillon.
Or, je voudrois bien ſavoir, comment
il eſt poſſible de rendre raiſon de pareilles Fantaiſies, ſans avoir recours à mon
Syſtême des Vapeurs, qui, montant dans
le cerveau, s’y condenſent & ſe diſtillent
en certaines conceptions, que la ſterilité de notre langue ne ſauroit déſigner,
que par les noms de Frénézie, & d’Extravagance.
Examinons à préſent d’où peut venir,
qu’aucun de ces Innovateurs ne manque
jamais de gagner à ſes nouvelles idées
à un grand nombre de Diſciples prêts à
recevoir les plus biſarres opinions par le
moïen de la foi implicite. La raiſon en
eſt auſſi facile à trouver qu’elle eſt ſolide. La voici.
Dans l’Harmonie de l’Entendement humain, il y a une certaine corde particuliere, qui, chez pluſiers individus ſoi-diſant raiſonnables, eſt montée préciſément ſur le même ton. Dès que quelqu’un eſt aſſez heureux, pour tirer du
ſon de cette corde parmi les eſprits à
l’uniſſon, il arrive par une ſimpathie
néceſſaire, qu’ils produiſent les mêmes
tons, avec la derniere exactitude. C’eſt
en cela ſeul, que conſiſte tout le bonheur, ou toute l’habileté, de nos Auteurs de Syſtèmes ; car, ſi par hazard
vous donnez quelque coup d’archèt en
préſence de ceux dont la corde eſt montée trop haut, ou trop bas, pour s’accorder avec la vôtre, bien loin de gouter
vos tons, ils vous traiteront de Fou, ils
vous enchaineront, & vous mettront au
pain & à l’eau. C’eſt par conſéquent
une affaire fort délicate à menager ; &
il faut une grande circonſpection, pour
ajuſter ce talent, comme il faut, aux differentes conjonctures des tems, & aux
differentes diſpoſitions des perſonnes.
Ciceron a raiſonné fort juſte là-deſſus
dans une Lettre, qu’il écrit à un de ſes Amis en Angleterre, ou, parmi d’autres
avis très-importans, il le précautionne
contre la fourberie des fiacres, qui étoient
aparemment alors d’auſſi grands faquins, qu’ils le ſont à préſent.
Il ſe ſert dans cette Epitre de ces
expreſſions très-remarquables, eſt quod gaudeas te in iſta loca veniſſe, ubi aliquid ſapere viderere : vous êtes heureux d’être venu dans un Païs, où vous ne ſauriez manquer de paſſer pour un eſprit
ſuperieur.
Cette Sentence eſt pleine de ſens, &
de juſteſſe ; car, pour dire ici une verité un peu hardie, ſe peut-il un plus
grand défaut de conduite, que d’aller
paſſer dans une Compagnie pour un
extravagant, quand on eſt le Maître de
ſe faire conſidérer dans un autre comme un Philoſophe ? Je prens ici la liberté de conjurer quelques Meſſieurs de
ma connoiſſance, de s’en ſouvenir en
tems & lieux, comme d’un avertiſſement dont ils peuvent tirer de grands uſages.
Telle a été la faute de mon digne
ami M. Wotton, un perſonnage deſtiné à former & à exécuter heureuſement les plus grands deſſeins, ſi l’on en peut juger par ſes Regards, & par ſon Génie.
Plût au Ciel que ſes heureux Talens,
perdus dans les ſpéculations d’une vaine
Philoſophie, ſe fuſſent exercez ſur les
ſonges, & ſur les viſions, où l’eſprit &
l’air égarez ſont d’un ſi grand uſage.
On auroit vu, que jamais homme ne ſe
produiſit dans le public avec de plus
grandes diſpoſitions de l’ame & du corps,
pour l’établiſſement d’une nouvelle Religion. S’il avoit enfilé cette noble
route, jamais le monde mediſant &
calomniateur n’auroit oſé débiter, que
le cerveau de ce grand homme eſt abſolument détracqué ; jamais ſes Freres
les Modernes n’auroient pouſſé l’ingratitude j’uſqu’à s’entredire cette nouvelle à l’oreille, mais aſſez haut pourtant,
pour que je le puiſſe entendre du Galetas où j’enfante ce Divin Traité.
Je reviens à mon Syſtême des Vapeurs. Quiconque réflechira ſur cette
ſource de l’enthouſiaſme qu’elles produiſent dans le cerveau, & de laquelle
dans tous les ſiécles ſont ſortis des ruiſſeaux ſi abondans, remarquera que les
eaux en ſont auſſi troubles & auſſi chargées de bouës au commencement
qu’au milieu de leur cours. Cette verité n’empêche pas, qu’il n’y ait rien de plus
utile, qu’une forte doze de ces vapeurs, nommées par les hommes extravagance. Sans elle le Monde ne ſeroit
pas privé ſeulement de ces deux grands
avantages, les Conqêtes, & les Syſtémes ;
mais, tout le Genre-humain ſeroit malheureuſement borné dans la même
croïance touchant les choſes inviſibles
Après avoir prouvé, qu’il eſt indifferent de quelle origine les vapeurs ſuſ-dites procedent, mais qu’il importe
beaucoup de quelle nature eſt le cerveau
qu’elles accablent, & ſur quelle partie
du cerveau elles ſe jettent, il me reſte
encore à déveloper
un point de la derniere delicateſſe. Il s’agit de faire voir
au Lecteur curieux & ſubtil la raiſon
propre & ſpécifique, pourquoi les mêmes
exhalaiſons ſont capables de produire
une ſi grande varieté d’effets, dans les
cerveaux d’une differente Conſtitution :
il s’agit d’entrer dans le détail des cauſes qui font ſortir des mêmes vapeurs
les Caracteres d’un Alexandre le Grand
d’un Jean de Leyden[117], & d’un Deſcartes. C’eſt-là la matiere la plus abſtraite, qui ait jamais occupé mes reflexions :
elle exige de mon génie les derniers efforts ; & je conjure le Lecteur de me prêter l’attention la plus forte, & de
ne me pas perdre un moment de vuë, pendant que je travaillerai à défaire ce Nœud Gordien.
Il y a dans le Genre-humain
hic multa deſderantur
Voilà juſtement la Solution
de cette Difficulté capable d’étonner tout autre Génie.
M’en étant débaraſſé avec tant de
ſuccès, je ne doute point que le Lecteur ne m’accorde la concluſion où
aboutiſſent tous mes raiſonnemens précédens ; ſavoir, que, ſi les Modernes
entendent par Extravagance les troubles
cauſez dans le cerveau par les vapeurs,
c’eſt à l’Extravagance, qu’on eſt redevable de toutes les reſolutions, qui ſont
jamais arrivées dans les Empires, dans
la Philoſophie, & dans la Religion.
L’entendement humain, dans ſa ſituation calme & naturelle, porte l’homme
à paſſer ſa vie uniment, ſans le moindre
deſſein d’aſſujettir les autres à ſon pouvoir, à ſes raiſons, & à ſes chimeres.
Plus quelqu’un s’applique à former ſon
eſprit par l’érudition, & moins il a du
penchant à procurer des Partiſans à ſes
Opinions particulieres ; parce qu’elle
l’inſtruit auſſi bien de ſa
propre foibleſſe, que de la ſtupide ignorance du vulgaire.
Mais, quand la fantaiſie d’un homme ſe
met à califorchon ſur ſa raiſon, quand ſon
imagination fait le coup de poing avec
ſes ſens, le pauvre ſens-commun eſt jetté
par les fenetres. Cet homme devient
lui-même ſon premier Proſelyte : &, des
qu’il en eſt une fois venu à bout, il lui
eſt fort aiſé d’en faire d’autres ; puiſqu’une forte illuſion opére avec autant
de vigueur au dehors qu’en dedans. Car,
le jargon, & les chimeres, procurent la même volupté aux oreilles & aux yeux,
que le chatouillement produit ſur le
tact ; & les divertiſſemens, qui nous cauſent dans la vie les plaiſirs les plus piquans, ſont préciſément ceux qui dupent nos ſens, & qui font des Tours de Gobelet devant eux.
Si nous examinons attentivement ce
qu’on entend en general par bonheur,
tant par raport à l’eſprit, qu’à l’égard
des ſens, nous verrons évidemment,
que toutes les proprietez en ſont renfermées dans cette courte définition.
Le bonheur eſt la poſſeſion tranquille du plaiſir d’être bien & duement trompé.
Par raport à l’eſprit, il eſt certain
que la fiction a un avantage très-conſiderable ſur la verité ; & il n’en faut
pas chercher la raiſon bien loin.
Quelque effort que faſſent la Nature
& la Fortune, elles ne ſauroient jamais
égaler, par leurs productions, les Phenomenes admirables, & les Revolutions merveilleuſes, que l’imagination eſt capable de produire. Et dans le fond l’homme eſt-il ſi fort à blâmer de préferer
l’une aux autres ? La vérité place des
notions dans la mémoire : la fiction
introduit des idées dans l’imagination. Il s’agit ſeulement de ſavoir ſi les dernieres n’exiſtent pas auſſi réellement que
les prémieres. Il n’eſt pas poſſible d’en
diſconvenir : on peut ſoutenir même,
que l’imagination l’emporte ſur la mémoire, parce qu’elle eſt, pour ainſi dire,
la matrice des choſes, au lieu que l’autre
n’en eſt que le tombeau.
Ma définition n’eſt pas moins juſte à
l’égard des ſens. Quel air fade, & inſipide, ne trouvons-nous pas dans tous
les objets qui ſe preſentent à nos
yeux ſans l’envelope de l’illuſion ? Il
n’y a rien de ſi plat, que tout ce que
nous découvrons dans le miroir de la
Nature ; &, ſi nous n’avions pas l’adreſſe
de le relever par de faux jours, par du
vernis, & par du fard, il n’y auroit
dans la plus grande felicité de l’Homme, qu’une grande & ennuieuſe Uniformité. Si je pouvois perſuader au Genre-humain de faire là-deſſus de ſerieuſes réflexions, ils ne regarderoient plus, comme un des plus hauts degrès de Sageſſe,
l’art d’expoſer aux yeux du public les
côtez foibles, & les defectuoſitez, des
choſes : ils y trouveroient autant d’impoliteſſe, que dans la brutalité d’aracher
le maſque à quelqu’un ; ce qui paſſe pour un ſi grand affront parmi ceux qui ſavent leur monde.
Je vais plus loin. Dans la même proportion, que la credulité eſt une ſituation
d’eſprit plus tranquille que la curioſité ; la Sageſſe, qui s’amuſe à la ſurface
des choſes, doit être preferée à la Philoſophie, qui en pénétre les entrailles,
& qui, pour toute découverte, s’en
vient nous dire enſuite, avec beaucoup
de gravité, que l’intérieur n’en vaut
rien.
Les deux ſens, auxquels tous les objets
s’adreſſent d’abord ; ſont la vûe, & le
tact, qui n’examinent jamais que les
qualitez que l’Art ou la Nature étalent ſur la ſuperficie de corps. Dans le
tems qu’ils s’y amuſent, voilà la Raiſon impertinemment officieuſe, qui,
munie d’outils propres à couper, trancher, percer, diſſéquer, s’offre à nous
faire voir évidemment, que le dedans
eſt fort différent du dehors.
Cela ne s’appelle-t-il pas pêcher groſſierement contre la Nature, qui, conformement à une de ſes Loix éternelles,
ſe pare extérieurement de ce qu’elle a
de plus beau. C’eſt pourquoi, je me crois
obligé en conſcience de ſauver aux hommes les frais d’une pareille Anatomie,
en les avertiſſant, que, dans cette occaſion, la Raiſon a le plus grand tort du
monde ; puiſqu’il eſt certain, que tous
les êtres corporels, autant que j’en connois, ne brillent que du côté de l’ajuſtement. Rien ne m’a confirmé d’avantage dans cette Opinion, que quelques Experiences, que j’ai faites depuis
peu.
J’ai vû la ſemaine paſſée le corps d’une Femme, qu’on avait écorché ; &
vous ne ſauriez croire, combien elle étoit
miſe à ſon deſavantage, dans cette eſpece
de deshabillé. Je fais dépouiller hier en
ma préſence le cadavre d’un Petit-Maître ; & c’étoit une choſe étonnante de
trouver un ſi grand nombre de defectuotez ſous un ſeul & même habit.
J’en ouvris enſuite le cerveau, le cœur,
& la ratte ; mais, je m’aperçus à chaque
operation, que plus j’y allois en avant,
& plus les défauts croiſſoient en nombre, & en volume. J’en conclus, qu’un
Philoſophe, qui trouveroit l’art de pallier & de plarter les imperfections de la
Nature, obligeroit le Genre-humain infiniment d’avantage, que ceux, qu’on
eſtime tant, & dont tout le ſavoir conſiſte cependant à ouvrir ces playes, & à
expoſer ces taches aux yeux de tout le
Monde. Peut-on nier, qu’ils ne ſoient
auſſi ridicules qu’un certain homme, qui ſoutenoit que l’Anatomie eſt le But principal de la Medecine ?
A mon avis, un homme, qui poſſederoit l’Art merveilleux & ſatisfaiſant
dont je viens de parler ; & qui, avec Epicure, ſauroit ſe contenter de ces images, que la ſuperficie des choſes envoie
vers nos ſens ; ſeroit ſeul digne du titre
de Sage. Il écremeroit la Nature, &
laiſſeroit à la Raiſon, & à la Philoſophie, à en avaler la lie. C’eſt-là ce qui
s’appelle le véritable point de la Félicité
humaine : voilà cette poſſeſſion tranquille du plaiſir d’être bien & duement trompé,
qu’on peut nommer autrement la ſituation calme d’un fou environné de fripons.
Pour en revenir à l’Extravagance, il
eſt évident, ſelon le Syſtême que j’ai
etabli ſur tant de fortes raiſons, que
chacune des differentes eſpeces doit
ſon origine à l’abondance exceſſive de
certaines vapeurs. Or, comme certaines
frenezies redoublent la force des nerfs,
d’autres augmentent la vigueur & la vivacité de l’imagination. Il arrive aſſez
ſouvent, que ces eſprits actifs, qui en prennent poſſeſion, reſſemblent à certains
eſprits folets, qui hantent d’autres habitations vuides, & qui, faute d’occupation, en diſparoiſſant, en emportent
une partie avec eux, ou bien y reſtent
pour jetter les maiſons par les fenêtres, piece à piece.
On peut conſiderer la conduite de ces
Lutins comme un type des deux principales branches de l’Extravagance, que
quelques Philoſophes, par une mépriſe
groſſiére, ont attribuées, à deux cauſes
differentes, ſavoir, à la diſette, & à l’abondance exceſſive des Eſprits ; au lieu
que j’ai fait voir clairement, qu’elles
doivent la naiſſance à une ſeule & même
cauſe.
Il ſuit de-là manifeſtement, que pour
être heureux dans ſon extravagance,
toute l’habileté de l’homme conſiſte à
fournir de l’exercice à cette abondance
de vapeurs, & à leur donner l’eſſor dans
le tems convenable. Conformement à
cette verité, un homme, ſaiſiſſant une
occaſion favorable, ſe jette dans un goufre ; c’eſt un Héros, c’eſt le Sauveur de la Patrie : un autre tente la même entrepriſe ; mais, il prend mal ſon tems,
& le titre de Fou couvre ſa mémoire
d’une honte éternelle. Fondez ſur une
diſtnction ſi délicate, nous prononçons
le Nom de Curtius avec tendreſſe &
avec reſpect, mais celui d’Empedocle
avec haine & avec mépris ; & nous
concevons ſans peine, que Brutus ne fit
l’extravagant, que pour le bien public.
Quant à moi, je ſuis convaincu, que
l’extravagance de ce grand homme
étoit veritable, & que c’étoit une
abondance de vapeurs mal appliquée
juſqu’alors, que les Latins appellent
ingenium per negotiis ; mais, que cette
Frénéſie ne revetit les apparences de la
Sageſſe, que quand elle trouva ſon
veritable element dans les Affaires
d’Etat.
Toutes ces raiſons importantes, &
pluſieurs autres du même poids, quoi
que moins curieuſes, me font ſaiſir cette occaſion de recommander un projet fort utile aux ſoins des Chevaliers Edouard Seymour, Chriflophle Muſgrave, Jean Bowls, & de M. How Ecuïer & d’autres Amateurs de la Patrie[118]. Je les conjure d’emploïer tout leur crédit,
pour faire nommer des Commiſſaires
deſtinez à avoir inſpection ſur Bedlam,
& ſur les lieux voiſins, & autoriſez à
examiner le mérite, les qualitez, les diſpoſitions, & la conduite de chaque
Membre de cette illuſtre Societé. Si leſ-dits Commiſſaires ont ſoin d’en bien diſtinguer les differens talens, & de les emploïer à des occupations convenables,
je ne doute point qu’on n’y trouve
une pepiniere de ſujets admirables,
pour remplir les Charges de l’Etat, Eccleſiaſtiques, Politiques, Civiles, &
Militaires. On n’aura qu’à s’y prendre de la manière, que je vais indiquer ici ; & j’eſpere que le Lecteur
benevole ne deſaprouvera pas le mouvement,
que je me donne ici, pour
faire réüſſir ce deſſein important, en
faveur d’un corps renommé, dont j’ai
eu autrefois le bonheur d’être membre indigne.
Si un Habitant de ce lieu jure, blaſphême, briſe ſa paille, & la met en
pouſſiere, en jettant l’écume par la bouche ; s’il mord dans la grille de ſon cachot, & vuide ſon pot-de-chambre dans
le nez des Spectateurs. Que Meſſieurs les Commiſſaires le mettent à la tête
d’un Regiment de Dragons, & l’envoient en Flandre ; je réponds du ſuccès.
Un autre s’occupe ſans relâche à babiller, cacqueter, criailler, ſans produire aucun ſon articulé ; que de talens
cachez ſous terre ! Qu’au plus vite on
lui fourniſſe du papier, un ſac vert, &
qu’avec trois ſols dans ſa pôche on l’envoïe vers la Sale de Weſtmunſter[119].
En voici un autre qui prend gravement les dimenſions de ſon appartement. Quoi que condamné à l’obſcurité, il a l’air pénétrant & prévoïant, il
marche d’une maniere poſée, il vous
demande l’aumone avec gravité & cérémonie ; il parle de la corruption du
ſiécle, des taxes, & de la grande paillarde ; il barre ſa cellule préciſement à
huit heures du ſoir ; la nuit il ne réve
que d’incendies, de voleurs, de chalands de la Cour, & des lieux privilégiez pour les gens inſolvables. Quelle figure ne feroit pas cet homme pourvu
de tant de qualitez éminentes, ſi on
l’envoïoit au milieu de ſes Freres les
Æoliſtes Négotians[120] ?
Prenez garde à ce quatriéme. Il ſemble enfoncé dans une ſerieuſe converſation avec lui-même ; il ſe mord les
pouces à des intervalles reglez ; de
grandes affaires, des projets, ſont peints
dans toute ſa mine ; il marche d’un pas
précipité, les yeux fixez ſur un papier :
c’eſt un perſonnage, qui aime à épargner
le tems ; il a l’ouie dure, la vuë courte, & peu de mémoire ; il eſt toûjours
en hate, toûjours accablé d’affaires ; il a
un talent merveilleux pour parler à l’oreille, du beau tems, & de la pluie :
c’eſt un grand Partiſan des monoſyllabes, & des délays ; ſi prêt à donner
ſa parole, qu’il ne la garde jamais ; il a
oublié le ſens ordinaire de mots, mais
il en retient admirablement bien le ſon ;
jamais il ne s’atache long-tems aux mêmes ſujets, ſes grandes occupations l’en
détournent à tout moment, ſemblable à un homme qui a pris medecine : ſi
vous approchez de ſa grille dans ſes intervalles de familiarité, Monſieur, dit-il, donnez moi un ſou, & je vous chanterai un air, mais donnez moi le ſou auparavant ; dès qu’il a atrapé l’argent,
il ſe replonge dans ſes diſtractions. Ne
voila-t-il pas une deſcription complette
de la Science de la Cour dans toutes ſes
branches ; & n’eſt-ce pas dommage, que
des diſpoſitions ſi merveilleuſes reſtent
inutiles, faute d’être bien appliquées ?
Avancez vers un autre Cachot, mais
aïez la précaution de vous boucher le
nez auparavant, vous y découvirez un
mortel ſombre, arrogant, & mauſſade,
ſe vautrant dans ſes propres ordures.
Ses alimens digerez font ſes mets les plus
délicieux, qui, après une longue circulation, rentrent peu à peu dans le ſein de
la matiere par exhalaiſon. Il a le teint
d’un jaune tané, & une barbe foible,
ſemblable à celle qui couvre ſa nourriture quand elle commence à perdre ſa
fraicheur. Il eſt ſemblable à certains
inſectes, qui empruntent la couleur &
l’odeur de l’excrément, auquel ils doivent leur naiſſance, & leur nourriture :
il eſt fort ſobre en paroles, mais en recompenſe fort prodigue de ſon haleine.
Il tend ſa main pour recevoir votre ſou ;
&, dès qu’il le tient, il ſe renfonce dans
ſes occupations ordinaires. N’eſt-ce pas
une choſe ſurprenante, que la Societé de
Warwick-lane[121], ſe donne ſi peu de
mouvemens, pour recouvrer un Membre, qui pourroit lui être d’une ſi grande
utilité, & qui vraiſemblablement pourroit devenir un jour le plus grand ornement de cet illuſtre corps.
Un autre Citoïen ſe carre devant
vous d’un air fier, il enfle ſes joues,
ſes yeux lui ſemblent ſortir de la tête à
force de vous régarder du haut en bas :
il eſt pourtant aſſez gracieux pour vous
donner ſa main à baiſer. Le Chatelain
vous avertit de n’en avoir pas peur,
& vous aſſure, que c’eſt un garçon qui
ne ſait du mal à perſonne : auſſi eſt-il
le ſeul qui ait la permiſſion de ſe promener dans l’antichambre. On vous apprend que ce fier perſonnage eſt un
Tailleur, à qui l’orgueil a tourné la cervelle. Je paſſe ſous ſilence un grand nombre de ſes autres rares qualitez. J’en
ai dit aſſez, pour vous faire comprendre, qu’il ſeroit fort propre à ſes airs & ſes manieres
me trompent fort, ſi ce n’eſt pas là ſon
veritable élement, & s’il n’y ſeroit pas
une figure admirable[122].
Je n’entrerai pas dans un aſſez grand
détail, pour faire voir le grand nombre
de Petits-Maitres, de Muſiciens, de
Poëtes, & de Politiques, que notre Nation gagneroit par une Réformation de
cette nature. J’en ai dit aſſez, pour donner une idée du gain, que feroit la Societé, par l’acquiſition d’un grand nombre de perſonnes, dont les talens, enfoüis à preſent, ou du moins s’enrouillant faute d’exercice, pourroient être
très-utilement emploïez.
Ce qu’il y a de plus conſiderable encore, c’eſt que toutes ces perſonnes ne manqueroient pas d’exceller chacun
dans ſon genre, & de parvenir au plus
haut point de perfection ; ce qui paroit
clairement par ce que j’ai déja dit, &
qui paroitra encore avec plus d’évidence, par un ſeul Exemple remarquable,
que je vais vous alleguer. Le Lecteur
benevole ſaura s’il lui plait, que moi-même, moi qui lui communique des
veritez ſi importantes, je ſuis un perſonnage dont l’imagination, aïant la bouche fort dure, eſt extrémement ſujette
à emporter à travers champs mon pauvre bon-ſens, qui, comme j’ai appris
par une longue experience, eſt un aſſez
mauvais Cavalier.
Mes Amis, qui me connoiſſent là-deſſus, n’oſent jamais me laiſſer ſeul, ſans
me ſaire promettre ſolemnellement, que
je donnerai de l’air aux exhalaiſons qui
portent mon cerveau à prendre le mords aux dents, & que je les laiſſerai évaporer dans quelques ſpeculations utiles au public, & ſemblables à celle-ci. Quand
je tiens ma parole, tout va bien, & je
ſuis un des prêmiers hommes du monde.
Je m’imagine que le public, voïant les
grandes choſes dont je ſuis capable, aura
de la peine à ſe perſuader, que je ſois
ſuſceptible de pareilles Extravagances,
lorſque mes talens merveilleux ſortent
de leur Sphere, & s’exercent ſur des
ſujets qui ne leur conviennent pas.
Extrait, Sommaire, ou Abrégé de ce qui fuit dans le Manufcript, après la Section IX.
C Omment Jean & Martin, s’étant
ſeparez, reſolurent de faire chacun
leurs affaires à part. Comment ils voïagerent par Monts, & par Vaux, rencontrerent de fort mauvaiſes avantures,
ſoufrirent beaucoup pour la bonne cauſe, & luterent long-tems contre la diſette ; par où ils prétendirent prouver
enſuite, qu’ils étoient les ſeuls Fils legitimes de leur Pere, & que Pierre n’étoit
qu’un Batard. Comment, ne trouvant
aucune reſſource dans les Domaines de
Pierre, Martin tira du côté du Nord ;
&, trouvant les Thuringiens & autres
Peuples diſpoſez à le favoriſer, il dreſſa
parmi eux un Théatre de Charlatan, décriant les poudres, les emplatres, les onguents, & les drogues de Pierre, qu’il
avoit vendues juſque-là fort cher, ſans
donner à Martin aucune part du profit,
quoi qu’il eut été emploïé ſouvent à les
débiter, & à leur donner Cours. Comment le bon Peuple, ravi d’épargner ſon argent, commença à ſe fier à Martin,
& à lui donner ſa chalandiſe. Comment
pluſieurs Seigneurs ſe laiſſerent emporter au courant, un entre autres[123], qui,
n’aïant pas aſſez d’une ſeule Femme,
& ſouhaitant d’en avoir une ſeconde,
ſans vouloir donner, pour en avoir la
permiſſion, le prix exorbitant que Pierre
en demandoit, fit ſon marché avec Martin, qui prétendoit avoir le même droit
de l’accorder, que Pierre. Comment
pluſieurs autres Seigneurs du Nord,
pour leurs propres intérêts, ſe ſeparérent
avec leurs Familles de Pierre, & ſe lierent avec Martin. Comment Pierre, enragé de la perte de tous ces territoires
& de leurs revenus, fulmina contre Martin, & envoia contre lui les plus terribles de ſes Taureaux, ſans beaucoup de
ſuccès : & comment il le déclara rebelle
& traitre, avec tous ſes adhérants ; ordonnant à tous les fidéles ſujets de ſon empire de prendre les armes, & les animant
par de grandes promeſſes à tuer, brûler, & detruite ſes ennemis, ce qui fut
l’origine de grandes & ſanglantes gueres.
Conment Henri Bravache Seigneur de la Paroiſſe d’Albion[124], un des
plus grands Breteurs de ſon ſiécle, envoïa un Cartel à Martin, pour le défier
au combat en champ clos ; d’où eſt venue la mode des Gladiateurs en Angleterre, ſi fameux dans ce païs-là, & ſi
inconnus par tout ailleurs. Comment
Martin, étant un hardi compere, accepta
le défi : comment ils combatirent, au
grand divertiſſement de Spectateurs ;
& comment, après s’être donné maintes
belles taillades, ils furent tous deux victorieux : exemple, qui a été pluſieurs
fois imité par de fort habiles gens.
Comment les partiſans de Martin le
congratulerent ſur ſa victoire, & comment les Amis de Henri lui firent de
pareils complimens, ſur-tout Mylord
Pierre, qui, lui envoïa une belle Aigrette[125], pour être portée ſur ſon bonnet &
ſur celui de ſes Succeſſeurs, en memoire du beau combat qu’il avoit ſoutenu pour
les intérêts dudit Pierre.
Comment Henri, bouffi d’orgueil à
cauſe de ſa prétendue victoire, commença à chercher noiſe à Pierre même ;
& comment ils ſe querellerent, pour l’amour d’une Donzelle de médiocre
vertu[126]. Comment quelques Sujets de
Henri, aimant la nouveauté, commencerent à dire du bien de Martin, & comment ce Seigneur les chatia vigoureuſement ; comme il fit encore à l’égard
de ceux, qui tenoient le parti de Pierre :
& comment il chaſſa, brúla, & pendit, les uns & les autres[127].
Comment Henri Bravache, après
pluſieurs fanfaronnades, querelles, &
débauches, mourut, & fut ſuccedé par
un bon Garçon[128] ; qui, ſe laiſſant emporter par la foule de ſes ſujets, permit à Martin de répandre ſes drogues par-tout
Albion. Comment, après ſa mort, la
Paroiſſe tomba entre les mains d’une
Dame, qui étoit violemment amoureuſe de Pierre ; & comment elle réſolut
de purger tout ſon domaine des Partiſans de Martin, & d’en exterminer juſqu’au nom[129]. Comment Pierre triompha, & débita de nouveau ſes poudres, emplatres, & onguents, comme les ſeuls
véritables, ceux de Martin aïant été
tous déclarez contrefaits. Comment
pluſieurs des Amis de Martin abandonnerent le Païs, & voïageant dans les
Regions étrangeres firent connoiſſance avec pluſieurs Partiſans de Jean
dont ils prirent les modes & les manieres de vivre, qu’ils introduiſirent enſuite dans leur Paroiſſe, qui étoit alors
tombée en partage à une autre Dame
plus moderée & plus politique[130]. Comment elle fit de ſon mieux, pour entretenir Commerce en même tems, avec
Pierre, & avec Martin, non ſans faire du bien à quelques Partiſans de Jean :
& comment elle eſſaïa en vain de réconcilier les trois Freres ; parce que
chacun d’eux vouloit faire le Maître,
& défendre aux autres de débiter leurs
onguents & leurs drogues.
Comment elle les chaſſa tous trois
& leva elle-même une Boutique bien
fournie de toutes ſortes de beaumes &
onguens, tous bons & véritables, compoſez par des Medecins & des Apothicaires établis par elle-même, & qui en
avoient dérobé les receptes dans les
Livres de Pierre, de Martin, & de Jean.
Comment, pour mieux débiter ce Pot-pourri de remedes, elle défendit la vente de ceux des trois Freres, ſur-tout
de Pierre, des inventions duquel elle
avoit le plus profité. Comment Dame
Eliſe, pour mieux affermir ſon nouvel
établiſſement, imitant ſagement ſon
Pere, dégrada Pierre de ſon prétendu
Droit d’Aineſſe, & ſe fit reconnoitre
elle-même pour Chef de la Famille.
Comment elle ne laiſſa pas pour cela de
porter le beau Bonnet de ſon Pere, avec
la belle Aigrette, qu’il avoit reçûe de
Pierre, pour avoir combatu pour lui ;
en quoi elle a été imitée par ſes Succeſſeurs, quoi qu’Ennemis jurez de Pierre,
& de ſes partiſans. Comment Dame
Eliſe, & ſes Medecins, informez du
mauvais effet de pluſieurs de leurs remedes, reſolurent de reformer leur boutique, & de la purger d’une quantité de
vilenies, & d’onguens pernicieux, compoſez d’après les receptes de Pierre ; &
comme elle en fut empéchée par la mort.
Comment la Paroiſſe tomba en partage au Seigneur d’un petit Village
dans le Nord[131], qui prétendit en faire
mieux valoir les revenus qu’un autre,
quoi qu’il fût à peine capable de bien
adminiſtrer ſon pauvre petit Patrimoine.
Comment ce nouveau Seigneur, pour
montrer ſon adreſſe & ſa valeur, ſe batit contre des Enchanteurs, des Geants,
& des Moulins-à-vent, & ſe vanta fort
de ſes victoires, quoique, ſans le
moindre danger, il fut ſouvent ſujet à inſulter la doublure de ſon haut de chauſſe[132].
Comment ſon Succeſſeur[133] ne fut pas
plus ſage que lui, & cauſa de grands
deſordres, par les nouvelles coutumes,
qu’il vouloit introduire parmi ſes ſujets : comment il entreprit d’établir, dans le
Village du Nord, une Boutique d’Apothicaire ſemblable à celle, qui avoit la
vogue dans la Paroiſſe du Sud ; & comment il y échoua, a cauſe qu’on y avoit
beaucoup de Foi pour les drogues de
Jean.
L’Auteur ſe trouve embaraſſé ici, pour
avoir fait entrer dans ſon Hiſtoire une
Secte differente des trois dont il avoit
reſolu de parler ; ce qui eſt fort contraire à ſon reſpect inviolable pour le
nombre trois. Pour remédier à cet inconvenient, il prend le parti de ne plus
parler de la Boutique de Martin, & de
mettre celle de Madame Eliſe à la place ; avertiſſant le Lecteur, que deſormais, par les Partiſans de Martin, il faut
entendre la nouvelle Secte fondée
par
ladite Dame. Ce point important étant
duëment éclairci, il reprend le fil de
ſon Hiſtoire, & nous décrit les grandes querelles & batailles de Jean &
de Martin, dont tantôt l’un avoit le
deſſus, & tantôt l’autre, à la grande déſolation de la Paroiſſe & comment
ils s’accordérent à la fin à faire pendre
le ſuſdit Seigneur, qui prétendit ſoufrir
le Martire pour Martin, quoi qu’il eut été infidelle à l’un & à l’autre Parti,
& fort ſoupçonné de favoriſer Pierre.
Abregé d’une Digression sur la nature, l’utilité, & la nécessité des Guerres, & des Querelles.
C ette matiere étant d’une grande importance,
l’Auteur, reſolu de la traiter,
d’une maniere étenduë, dans un Ouvrage
à part, ſe contente ici d’en donner
quelques idées.
L’état de Guerre eſt naturel à tous
les Animaux ; & la Guerre n’eſt autre
choſe, que le deſſein de prendre, par
force, ce que d’autres ont, & que nous
voudrions avoir. Chaque homme, pleinement
convaincu de ſon merite, & ne
le voïant pas aſſez conſideré des autres,
a un droit naturel de leur aracher tout
ce dont il ſe croit plus digne qu’eux ; &
chaque Animal, croïant ſes beſoins les
plus grands, eſt autoriſé par la nature à
s’approprier tout ce qu’il croit propre à
y ſatisfaire.
Les Brutes ſont plus modeſtes dans
leurs prétenſions à cet égard ; que les
Hommes ; & le vulgaire l’eſt d’avantage, que les gens de diſtinction. Plus
un homme étend ces ſortes de prétentions, plus il fait de fracas dans le monde ; plus il a de ſuccès, & plus il merite le titre de Héros. Les ames les
plus grandes, qui font de la ſuperiorité
de leur merite la meſure de leurs beſoins,
ont un droit abſolu de prendre chez le
Peuple tout ce qui leur manque : c’eſt-là la baze de la Grandeur, & de l’Héroïſme, comme auſſi de leurs diſſerens
dégrez. La guerre, par conſequent, eſt
néceſſaire,
pour établir la ſubordination
parmi les hommes ; pour fonder les
Villes, les Etats, & les Empires ; &
pour purger les Corps Politiques des
humeurs ſuperflues. Les Princes ſages
ont toujours ſoin de nourrir les Guerres
en dehors, pour avoir la Paix en dedans. La Guerre, la Famine, & la Peſte,
ſont les remedes ordinaires de la corruption, que l’Abondance cauſe dans
les Corps Politiques. L’Auteur promet
un Panagyrique formel de chacune des
trois. La plus grande partie du Genre-humain aime mieux la Guerre que
la Paix ; c’eſt-là l’inclination generale
des hommes : & ceux, qui n’ont pas
le pouvoir, ou le courage, de faire la Guerre eux-mêmes, païent des gens,
afin de la faire pour eux. Voilà ce qui
entretient dans le Monde les Breteurs,
les Braves, les Aſſaſſins de profeſſion,
les Avocats, & les Guerriers. La plus
grande partie des Metiers ſeroit inutile,
dans une Paix perpetuelle. De-là vient
que parmi les Brutes, il n’y a ni Forgerons, ni Procureurs, ni Ingenieurs,
ni Magiſtrats, ni Chirugiens. Les
Brutes,
aiant des deſirs fort bornez, ſont
incapables de perpetuer la Guerre contre leurs propres eſpeces, & de former
des Armées pour les détruire. Ces prérogatives apartiennent à l’Homme ſeul.
L’Excellence de la Nature humaine
éclatte dans la multitude des deſirs, des
paſſions, & des beſoins, dont nous ſommes environnez. L’Auteur ſe propoſe
de traiter ce ſujet plus au long dans ſon
Panegyrique du Genre-Humain.
Suite du Sommaire de l’Hiſtoire de Martin.
C omment Jean, aiant mis à la place du Vieux Seigneur un de ſes intimes Amis[134], ſe querella de nouveau avec Martin, le chaſſa de la Paroiſſe, pilla
ſa Boutique, & la ruina de fond en comble. Comment le nouveau Seigneur
fit du pis qu’il pouvoit, roua Pierre de
coups, houſpilla Martin, & fit trembler
tout le voiſinage. Comment les Amis de
Jean ſe diviſerent en mille partis, mirent
tout ſens-deſſus-deſſous, & ſe rendirent inſupportables à tout le monde.
Comment ce Seigneur impétueux étant
venu à mourir, Jean fut chaſſé de la
Paroiſſe, à grands coups de pied, par
le nouveau Seigneur[135]
qui rétablit
Martin, & lui laiſſa faire tout ce qu’il
vouloit. Comment Martin, en récompenſe, reſolut de ſe conformer en tout
aux déſirs de ce bon Seigneur, pourvu
que Jean fut tenu bas. Differens eſſorts
de Jean, pour relever la tête, mais tous
ſans ſuccès, juſqu’à ce qu’après la mort
dudit Seigneur, la Paroiſſe tomba entre les mains d’un grand Ami de Pierre[136], qui, pour humilier Martin, traita
Jean avec aſſez de douceur. Comment
Martin, enragé de cette Innovation, introduiſit dans l’Héritage un Etranger[137],
aidé par Jean, qui haïſſoit mortellement le vieux Seigneur, à cauſe de ſes
liaiſons étroites avec Pierre, dans les
bras duquel ce pauvre exilé trouva bon
de ſe jetter. Comment le nouveau Şeigneur rétablit Martin dans la pleine
poſſeſſion de ſes droits, ſans lui permettre pourtant de détruire Jean, qu’il
avoit toujours aimé. Comment Jean
s’acquit dans le Nord une Province entiere, au grand déplaiſir de Martin, qui,
voïant encore, que dans le Sud on permettoit aux Amis de Jean de gagner
paiſiblement leur vie, fut très-mécontent du Seigneur étranger, qu’il avoit
apellé à ſon ſecours. Comment ledit
Seigneur mit ordre à la conduite de
Martin, qui, de rage, tombant dans une
fievre chaude, jura qu’il ſe pendroit,
ou qu’il s’allieroit avec Pierre, à moins
qu’on ne fit mourir de faim tous les
Adherants de Jean. Pluſieurs projets,
qu’on fit pour guerir Martin, &
pour
le reconcilier avec Jean, afin de les
unir enſemble contre Pierre ; mais,
rendus tous infructueux, par certains Amis de Pierre, qui ſe cachoient
parmi ceux de Martin, & qui paroiſſoient les plus zélez pour ſes intérêts[138].
Comment Martin, dans un violent accès
de ſa fiévre, s’étant échapé de ceux qui
le gardoient, parut dans les rues ſi
ſemblable à Pierre dans ſon air, dans
ſes habits, & dans ſes diſcours, que les
voiſins avoient de la peine à l’en diſtinguer ; ſur-tout lorſqu’il ſe fut couvert
de la Cuiraſſe de Pierre, qu’il avoit
empruntée pour combattre Jean. Quels
remedes on emploïa, pour la gueriſon
du pauvre Martin, &c.
NB. Certaines choſes qui ſuivent ceci ne ſe trouvent pas dans le Manuſcrit, & ſemblent avoir été écrites depuis pour remplir la place de ce qu’on ne trouva pas à propos de faire imprimer alors.
Remarque du Traducteur.
Pour moi, je crois plûtôt, que l’Abregéque nous venons de voir eſt un extrait en l’air ; & que l’Auteur du reste de l’Ouvrage n’a jamais fait un Diſcours, dont ce que nous venons de voir puiſſe être le Sommaire. L’Editeur Anglois place ce prétendu Diſcours après la Section 9. & le pouſſe juſqu’au tems du Roi Guillaume. Cependant dans la Section onziéme, l’Hiſtoire n’eſt étenduë que juſques au Regne de Jaques Second.
On dira peut-être, que c’eſt préciſement cette Section, que la petite Note de l’Editeur Anglois a en vuë, & que par conſequent elle ne ſe trouve point dans le Manuſcript ; mais, cette Objection ſeroit des plus frivoles, puiſquil eſt aiſé de remarquer, que c’eſt par-tout le même ſtile, le même tour d’eſprit, la même invention, qui brille dans tout le reſte de l’Ouvrage.
Il n’en eſt pas de même, à mon avis, du Sommaire. Il y a de l’eſprit infiniment ; mais, ce n’eſt pas la même ſorte d’eſprit ſi particulier à l’Auteur du Conte. L’Allegorie n’y est pas par-tout également bien ſoutenuë, & elle eſt de beaucoup trop développée pour répondre à tout le reſte. Toutes les Revolutions que la Religion a eſſuiées en Angleterre, y paroiſſent ſi clairement,qu’il ſuffit d’avoir une legere idée de l’Hiſtoire, pour n’y trouver rien d’Enigmatique ;
ce qui eſt fort éloigné du tour, qui regne
generalement dans le reſte de l’Ouvrage.
Pour ce qui regarde la juſteſſe de l’Allegorie, je crois que tout le Public verra
avec moi, que tous les troubles, & les
changemens, qui ſont arrivez dans la
Grande-Bretagne par raport à la Religion,
ne ſont gueres appliquables à une ſimple
Paroiſſe, bien moins encore à une Ferme,
ou Métairie ; car, c’eſt l’idée dont on s’eſt
ſervi dans l’Abregé Anglois. Ainſi, l’Auteur de cette Piece s’y trouve-t-il trop ſerré ; il en ſort plus d’une fois, & entre
autres lorſqu’il parle d’une Province entiere
dans le Nord, dont Jean s’étoit mis en
poſſeſſion. Il dépeint le Corps de Doctrine
de chacun des Freres, ſous l’Emblême d’une
Boutique d’Apothicaire ; mais cet Emblême eſt trop borné : il s’y reſte pas, parce
qu’il n’y ſauroit reſter, ſans donner viſiblement la torture à ſa matiere, & à ſon
eſprit. Ce que j’en dis n’eſt pas pour rien
ôter au merite de cet Extrait. Je le trouve plein de feu, & de fine plaiſanterie ; & je
crois que le Public doit Savoir gré à
l’Éditeur Anglois de le lui avoir communiqué, & à moi de l’avoir traduit. J’yai laiſſé le même tour, qu’il a dans ſa Langue originale, & je n’ai pas craint de devenir ennuieux par l’uniformité des Periodes, qui commencent preſque toutes par Comment &c.
Il s’agit ici d’une eſpece de Roman ; & ceux, qui auront lu les Rolans, & les Amadis, ſe ſouviendront ſans doute, que les Sommaires, qui précédent chaque Livre de ces merveilleux Ouvrages, ſont écrits dans le même gout : Comme Laſcaris
combatit le Dragon du Lac, &c. Comme le Damoiſel de l’ardente Epée défit
en combat ſingulier, &c. Comme le
Soudan Zair & l’Infante Abra ſa Sœur
ſe firent chrétienner, &c.
J’avois même quelque démangeaiſon de traduire ce Sommaire en Gaulois, pour le relever davantage par le gout de ce vieux ſtile Romaneſque ; mais, je n’ai pas oſé le hazarder, parce que ce langage n’eſt pas conforme à celui que j’ai employé dans le reste de ma Traduction.
SECTION X.
Compliment de l’Auteur au Public.
ON trouve une preuve inconteſtable
de la politeſſe de notre âge, dans
le commerce de civilité, qui ſe fait
depuis quelques années, entre les
Auteurs, & le Public. On ne voit plus
une piéce de Théatre, une brochure, un
petit Poëme, paroître dans le monde, ſans
une Préface pleine de reconnoiſſance pour l’Aplaudiſſement general, avec lequel l’Ouvrage a été reçû. Par qui, quand, ou de quelle maniere ? c’eſt le bon
Dieu ſeul qui le ſait. Suivant un exemple
ſi digne d’être imité, je rends ici de
très-humbles Graces à Sa Majeſté, aux
deux Chambres du Parlement
Seigneurs du Conſeil privé, aux venerables Juges, à la Nobleſſe, au Clergé,
& au tiers Etat de ce Roïaume, &
ſpecialement à mes très dignes Freres
du Caffé de Guillaume, du Collêge de Gresham, de la Societé de Warwic-lane, de Moorsfields, de Scotland-yard, deGuildhal, & de la Sale de Weſtmunſter[139], en un mot à tous les Habitans de la Grande-Bretagne, qui ſe trouvent à la Cour,
à l’Egliſe, à l’Armée, à la Campagne,
& dans la Ville ; je les remercie très-humblement, dis-je, du favorable Accueil, qu’ils ont fait à ce divin Traité. Je
les aſſure, que leur aprobation, & la
bonne opinion, qu’il leur a plu de concevoir de mes petits talens, me touche
de la maniere la plus ſenſible ; & que je
ſuis prêt à me ſervir de toutes les Facultez de mon ame, pour leur faire voir
dans l’occaſion, que l’ingratitude n’eſt
pas mon vice.
Que je ſuis heureux encore de faire briller mon Génie, dans un ſiécle ſi fameux pour la félicité que ſe procurent mutuellement les Auteurs & les Libraires, qui ſont à l’heure qu’il eſt les ſeules perſonnes dans la Grande-Bretagne qui ſoient contentes de leur ſort. Demandez à un Auteur, comment a réüſſi ſon dernier Ouvrage ; il dira que, graces à ſon étoile, le Public l’a traité aſſez favorablement, & qu’il n’a pas la moindre raiſon de regretter ſes peines : &, cependant, c’eſt un Ouvrage, qu’il a expedié dans une
ſeule ſemaine, a batons rompus, dans certains quart-d’heures, qu’il a pu dérober de ſes occupations preſſantes. Vous découvrirez la même ſatisfaction dans la Préface ; &, ſi vous voulez ſavoir, juſqu’à
quel point elle eſt ſincere, vous n’avez
qu’à vous en rapporter au témoignage
autentique de celui qui a imprimé cet
heureux Ouvrage. Graces à Dieu, dira-t-il, la Piéce eſt generalement goutée : j’en fais déja une nouvelle Edition ; & je n’en ai plus que trois Exemplaires dans ma Boutique.
Si vous voulez rabatre quelque choſe
du prix, il vous dira généreuſement
qu’il n’y regarde pas de ſi près, dans l’eſperance d’avoir une autrefois votre pratique : &, en même tems, il vous prie
de dire à vos Amis, qu’il leur donnera la piéce en queſtion pour le même argent.
Je croi, qu’on n’a pas examiné avec
aſſez d’attention, à quelles cauſes, & à
quels accidens, le monde eſt redevable
de la plus grande partie de ces illuſtres
Ouvrages, qui, pour le divertir, partent
de la preſſe à chaque heure du jour.
A mon avis, ce qui les encourage à s’expoſer à la lumiere, c’eſt un jour pluvieux, le lendemain d’une débauche accès d’affection Hypocondriaque, un cours de Medecine, un Dimanche où l’on ne ſait que faire, un malheureux coup de dez, un compte peu laconique du tailleur, une bourſe vuide, une tête chargée de vapeurs factieuſes, une chaleur exceſſive, un ventre conſtipé, la diſette de bons livres, & un juſte mépris du ſavoir ; en un mot, tout
accident de la vie, qui porte l’homme
à ſe diſtraire, ou à ſe tirer de l’ennui,
ſans ſortir de l’indolence. Sans ces
raiſons, & d’autres trop longues à déduire ici, on verroit le nombre des
Auteurs, & des Ouvrages, diminuer
tellement, que la choſe ſeroit pitoïable
à voir. Si vous voulez ſavoir une autre raiſon de la multitude de ces ſortes
de Productions, écoutez avec attention les paroles du fameux Philoſophe Troglodyte.
Il eſt demontré, dit-il, qu’il y a certains grains de folie, qui ſemblent entrer dans la compoſition de la Nature humaine. Nous ne ſommes pas les maîtres de nous en défaire : nous n’avons que le choix de les garder au dedans de nous, ou de les étaler au dehors ; & il eſt facile de comprendreà quel parti ce choix ſe détermine d’ordinaire, quand on ſonge que les facultez de notre eſprit reſſemblent aux liqueurs, dont les plus legeres s’élevent toûjours au-deſſus des autres.
Il y a dans notre Ile fameuſe un pitoïable petit Auteur, ennemi juré du
Stile Laconique. Je m’aſſure que ſon
impertinent Caractere doit être aſſez
connu du Lecteur : il ſe mêle d’une
pernicieuſe ſorte d’Ouvrages intitulez
ſecondes parties ; & il prend d’ordinaire
le nom des Auteurs des premieres. Je
prevois, que, dès que j’aurai mis bas la
plume, ce Compagnon alerte s’en ſaiſira ; & qu’il me traitera auſſi inhumainement, qu’il a déja traité le Docteur Blackmore, le Sieur l’Eſtrange, & d’autres, qu’il eſt inutile de nommer ici.
Cette juſte crainte me fait déja avoir
recours par avance à cet Amateur du
Genre-humain, ce grand Redreſſeur des
Torts, le Docteur Bentley. Je le prie de
couvrir mon Traité ſous les ailes de ſa
Charité Moderne ; &, s’il arrive par hazard, que, pour mes pechez, la peau
d’un Ane me ſoit appliquée ſur le dos, en
guiſe de ſeconde partie, je le conjure de
m’en décharger à la face de tout le monde, & de la garder chez lui, juſqu’à ce que la veritable bête trouve à propos de la reclamer.
Cependant, afin que le ſuſdit animal
ne ſe flatte pas de trouver bientôt occaſion de me jouer ce tour, j’avertis le
Public, que j’ai réſolu de prodiguer dans
le préſent Ouvrage tous les materiaux
que j’ai préparez depuis un grand nombre d’années. Je n’en ſerai pas à deux
fois : puiſque ma veine eſt ouverte, je
ſuis d’humeur à l’épuiſer tout de ſuite
en faveur de ma chere Patrie, & pour
le bien de toute la Societé humaine.
Mes convives font nombreux, & je
veux, comme un bon Hôte, mettre tout
par écuelles, ſans me ſoucier de mettre
les reſtes dans le garde-manger : ce qu’ils
laiſſeront dans les plats ſera pour les pauvres ; permis aux chiens, qui ſe trouveront ſous la table, de ronger les os. Je
trouve cette maniere d’agir plus noble,
que de donner mal au cœur à la Compagnie, en la priant de revenir le lendemain manger les bribes.
Si le Lecteur veut bien conſiderer attentivement la force de ce que j’ai dit
dans ma Section qui roule ſur l’Extravagance, je ſuis ſûr qu’il ſentira une révolution extraordinaire dans ſes idées,
& dans ſes opinions ; & qu’il en ſera
infiniment plus propre à gouter le plaiſir, que le reſte de cet ouvrage eſt capable de lui donner.
On peut partager tous les Lecteurs
en trois Claſſes. Il y en a de ſuperficiels, d’idiots, & de ſavans. Le Lecteur ſuperficiel, en parcourant ce Livre, ſera fort
porté à faire de grands éclats de rire.
Rien de plus excellent, pour donner de
la liberté à la poitrine, & aux poumons : c’eſt d’ailleurs le plus innocent
de tous les Diuretiques, & un remede
ſouverain contre tous les maux, qui ont
leur ſource dans la ratte. Le Lecteur ignorant, entre lequel & le premier, la
difference eſt ſi délicate, ſe ſentira diſpoſé à chaque periode à ouvrir de grands
yeux. C’eſt un remede admirable pour
diſſiper les mauvaiſes humeurs, qui tombent ſur l’œil : il donne de la vigueur
& de la vivacité aux eſprits animaux, &
contribue merveilleuſement à la tranſpiration
Quant au Lecteur ſavant, pour qui
particulierement je veille lorſque les
autres dorment, & je dors quand les
autres ſont éveillez, il trouvera ici des matieres ſuffiſantes, pour occuper toutes
ſes ſpeculations pendant le reſte de ſa
vie. Ce ſeroit une choſe fort ſouhaitable
pour l’utilité publique, que chaque Souverain voulût bien choiſir dans tous ſes
Etats ſept des plus profonds Savans, &
qu’il les fit enfermer pendant ſept ans,
dans ſept differentes Chambres, avec ordre de faire ſept amples Commentaires ſur
cet ouvrage miſterieux. J’ôſe ſoutenir,
que, quelque differentes que puiſſent être leurs conjectures, elles pourront être
toutes déduites du texte évidemment,
& ſans tordre en aucune maniere la ſignification ordinaire des termes. Je deſire ardemment, que, s’il plait à Leurs
Majeſtez, on commence au plutôt
l’éxécution d’un projet ſi utile ; parce
que je ſerois charmé de jouir, avant
que de quitter ce monde, d’un bonheur où nous ne ſaurions atteindre
d’ordinaire, nous autres Ecrivans myſtiques, avant que d’être couchez dans
le tombeau.
La raiſon en eſt peut-être, que la Renommée eſt un fruit enté ſur le Corps
humain, & qu’il ne ſauroit croitre, bien
loin de parvenir à maturité, avant que
le tronc ſoit mis en terre. Peut-être eſt-ce un oiſeau de proie, qui ne ſuit que
l’odeur des cadavres. Peut-être encore
s’imagine-t-elle, que ſa trompette ne
donne jamais un ſon plus fort, & plus
propre à ſe répandre par-tout, que
quand il part de l’élevation d’une tombe,
& qu’il eſt ſecondé par les Echos d’une
voute étenduë.
Il eſt certain que tous les Auteurs
obſcurs, depuis qu’ils ſe ſont aviſez de
l’expedient merveilleux de mourir, ont
été extraordinairement heureux, dans
la varieté, auſſi bien que dans l’étenduë,
de leur réputation. Comme la Nuit eſt
la Mere de toutes les choſes, les plus
ſages Philoſophes eſtiment tous les Livres féconds en merveilles, à proportion
de leur obſcurité ; &, pour cette raiſon,
les adeptes, les vrais illuminez, c’eſt-à-dire les plus obſcurs de tous, ſe ſont attiré des Commentateurs ſans nombre,
qui, comme habiles Accoucheurs Scolaſtiques, les ont délivrez d’un grand nombre de ſens differens, que les Auteurs
eux-mêmes n’avoient jamais eu garde
de concevoir. Cela n’empêche pas qu’il
ne ſoit juſte de les mettre ſur leur compte ; car, les expreſſions de pareils Ecrivains ſont comme la ſemence, qu’on répand à tout hazard, & qui, rencontrant un terroir fertile, produit une vaſte moiſſon, où le ſemeur lui-même
ne ſe ſeroit jamais attendu.
Aiant bien peſé toutes ces conſiderations, je crois utile d’établir ici certaines Regles, qui pourront être d’un
grand ſecours aux eſprits ſublimes, qu’on
choiſira pour faire un Commentaire univerſel de ce merveilleux Ouvrage. Ils
ſauront d’abord, que j’ai caché un
grand myſtere dans le nombre des O,
qui ſe trouvent dans ce Traité, multipliez par ſept, & diviſez par neuf. De cette maniere, ſi un devot Frere de la Roſe-Croix[140], veut bien prier ardemment,
& avec une foi vive, pendant ſoixante
& trois matinées, & enſuite tranſpoſer
ſelon les regles de l’Art certaines Lettres & certaines Syllabes, dans les Sections ſeconde & cinquiéme, il peut
être perſuadé qu’il en reſultera une Recete formelle & complete du grand œuvre. De plus, quiconque voudra ſe
donner la peine de calculer exactement
le nombre de fois que chaque Lettre ſe
trouve dans ce Traité, avec la differencequ’il y a entre tous ces nombres ; & de
chercher la cauſe véritable & naturelle
de chacune de ces differences ; il trouvera,
dans le produit, des découvertes, qui
paieront ſes peines avec uſure. Qu’il
ſoit pourtant averti de ſe précautionner
contre Bythus, & Sigé, & de bien retenir les qualitez d’Acamoth[141]. A cujus lacrymis bumectate prodit ſubſtantia, à riſu lucida, à triſtitia ſolida, & à timore mobilis. C’eſt à cet égard qu’Eugene Pilalethe[142] eſt tombé dans une erreur impardonnable.
SECTION XI.
Continuation du Conte du Tonneau.
APrès m’être jetté dans de ſi vaſtes
détours, je me remets dans le chemin, reſolu de ſuivre deſormais mon
ſujet pas à pas, juſqu’à la fin de mon
Voïage, à moins que quelque agréable
perſpective ne ſe preſente à ma vuë, &
ne m’invite à l’examiner de plus près.
S’il m’arrive un pareil accident, ou juſqu’ici je n’ai pas la moindre raiſon de
m’attendre, je demande à mon Lecteur
par avance la grace de vouloir bien
m’accompagner, & de me permettre
de le conduire avec moi vers tous les
objets, qui me paroitront valoir la peine
de s’y arrêter pendant quelques momens.
Il en eſt de ceux qui écrivent, comme
des Voyageurs. Si un homme ſe hâte
pour revenir chez lui, (ce qui n’eſt pas
mon cas, car je ne ſuis jamais ſi deſœuvré que dans ma maiſon), & ſi ſon cheval eſt fatigué par la longueur du voïage, ou par de mauvais chemins, ou parce que c’eſt une mazette, je lui
conſeille de ſuivre la route la plus courte & la plus batue, quelque ſale qu’elle
puiſſe être. Il eſt vrai qu’un tel homme eſt un aſſez mauvais Compagnon de
Voïage : à chaque pas, il s’éclabouſſe
lui-même, & ſes camarades. Leurs
penſées, leurs deſirs, leurs converſations, ne roulent que ſur le gîte ; &, à
chaque embaras, à chaque tas de boue,
à chaque fois qu’un des chevaux bronche, ils ſe donnent mutuellement à
tous les Diables du meilleur de leur
cœur.
Mais, quand un Voyageur & ſon Courſier ſont l’un & l’autre gais & vigoureux, quand le premier à la bourſe
pleine, & qu’il a le jour entier à ſa
diſpoſition, il ne choiſit que les chemins les plus propres & les plus agréables ;
il fait des contes borgnes à ſes
compagnons, & les amene avec lui de
quelque côté où un effet agreable de
l’art ou de la nature, ou de tous les
deux, s’offre à ſa vuë : s’ils ſont trop
ſtupides, ou trop fatiguez, pour le ſuivre, il les plante-là, bien ſûr de les ratraper à la Ville la plus proche. Dès
qu’il y arrive, il y paſſe au grand galop, tous les Habitans, Hommes,
Femmes, Poliſſons, ſortent pour le
voir. Une centaine de Chiens aboïent
après lui ; &, s’il en favoriſe les plus hardis
d’un coup de fouet, c’eſt plutôt par divertiſſement, que par vengeance : mais,
ſi quelque Dogue hargneux l’approche
de trop près, un coup de pied accidentel du courſier, qui par-là ne perd
pas un pouce de terrain, l’envoïe chez
lui boiteux, & à demi-mort. L’application en eſt aiſée à faire[143].
J’en reviens aux Avantures du fameux
Jean. Les Lecteurs ſe ſouviendront
ſans doute, de l’état, & des diſpoſitions, où je l’ai laiſſé à la fin d’une des
précédentes Sections. Ils n’ont qu’à extraire de tout ce que j’en ai dit ci-deſſus une ſuite d’idées, propre à mettre
leur eſprit dans la ſituation néceſſaire
pour goûter, comme il faut, ce qui
va ſuivre.
Non ſeulement Jean avoit aſſez bien
ménagé la révolution arrivée dans ſa cervelle, pour devenir Auteur de la fameuſe Secte des Æoliſtes ; mais, graces
à la nouvelle fécondité, que ſa folie
donnoit à ſon imagination, il avoit conçu encore une grande quantité d’idées,
qui, quoi qu’en aparence ſans rime &
ſans raiſon, ne laiſſoient pas de cacher
certains myſteres, & de s’attirer des
Partiſans zélez.
J’en raporterai les exemples les plus
remarquables que j’ai pu ramaſſer
dans une tradition inconteſtable, ou dans
une immenſe lecture. Je les décrirai
avec toute la ſimplicité poſſible, & avec toute la clarté dont des ſujets auſſi
profonds & auſſi abſtraits peuvent être
ſuſceptibles. Je ne doute pas, qu’ils ne
fourniſſent une ample & noble matiere à tous ceux, qui, dans le creuſet de
leur imagination, ſavent changer les realitez en types, qui ont l’habileté de
former des ombres ſans le ſecours de
la lumiere, & de les transformer en
ſubſtances ſans en être redevables à la
Philoſophie ; en un mot, à ceux qui
poſſedent l’heureux talent d’attacher à
un ſens clair des Emblêmes, & des Allegories, & de metamorphoſer tout ce
qui eſt litteral & ſimple en figures &
en myſteres.
Jean s’étoit fourni d’une belle copie
du Teſtament de ſon Pere, écrite ſur une
grande feuille de parchemin ; &, pour
jouer le rolle d’un bon Fils, il devint
amoureux à la folie de ce parchemin
reſpectable[144].
Quoi que le Teſtament, comme j’ai
déja dit pluſieurs fois, ne contint que
des Regles claires & aiſées, touchant la
maniere de porter, & de menager, les
trois Habits, ſoutenues & fortifiées
par des promeſſes & par des menaces, le
bon-homme Jean ſe mit dans l’eſprit,
qu’il y avoit quelque ſens profond &
obſcur, & que, ſous cette écorce de
ſimplicité, elles cachoient de grands
Myſteres[145]. Meſſieurs, diſoit-il à ſes Diſciples, je vous ferai voir, que ce même parchemin, que vous voiez-là, contient du pain, du vin, & des habits ; que c’eſt la Pierre Philoſophale, & la Médecine univerſelle. Conſequemment à
cette fantaiſie, il reſolut de s’en ſervir
dans les plus viles, auſſi bien que dans
les plus grandes circonſtances de la vie.
Il avoit trouvé l’Art de le changer en
toutes ſortes de figures. Quand il vouloit dormir, il s’en faiſoit un bonnet de
nuit ; & quand il faiſoit de la pluïe, il
s’en ſervoit en guiſe de Paraſol. Il
étoit homme à en mettre un petit morceau autour d’un orteuil bleſſé ; &,
quand il avoit un accès de vapeurs,
il s’en faiſoit brûler un petit brin ſous le
nez. S’il avoit mal à l’eſtomac, il en
avaloit autant de raclure, qu’il en pouvoit tenir ſur la ſuperficie d’un ſol.
Tous ces remedes paſſoient chez lui
pour infaillibles.
Par une Analogie exactement conforme à ces rafinemens, tout ſon Langage
étoit emprunté du ſtile du Teſtament :
toute ſon éloquence étoit renfermée dans
ſes bornes ; & il n’oſoit pas ſe laiſſer
échaper une ſyllabe, qui ne tirât de-là
ſon autorité[146].
Un jour, ſe trouvant dans une maiſon
étrangere, preſſé d’une certaine neceſſité, ſur laquelle il n’eſt pas néceſſaire de
s’etendre ; & ne ſe reſſouvenant pas avec
aſſez de promtitude de quelque phraze
ſanctifiée, pour demander le chemin d’un
certain petit apartement ; il préfera à la mondanité de ſe ſervir du terme ordinaire, le parti deſagréable que le Lecteur devinera ſans peine. Ce n’eſt pas
tout : la Rhétorique de toute la Compagnie ne fut pas capable de le porter
à le faire nettoïer ; parce qu’aïant
conſulté le Teſtament ſur un cas de
cette conſequence, il y crut trouver un
paſſage, qui s’y étoit gliſſé, peut-être
par l’ignorance des Copiſtes, par lequel
une pareille propreté paroiſſoit être defendue[147].
Il ſe fit auſſi un Dogme de ne dire
jamais Graces après avoir diné ; & tout
l’Univers n’auroit pas pu lui perſuader
de manger comme un Chrétien, ſelon
la phraze vulgaire[148].
Il trouvoit un délice extraordinaire à ſe bourrer de Salpetre, auſſi bien
que de meches d’une chandelle allumée,
qu’il ſavoit atraper & avaler avec une
adreſſe inconcevable[149]. De cette maniere, il entrenoit dans ſon ventre une flamme perpetuelle, qui, ſortant comme une
vapeur embrazée, de ſes yeux, de ſes narines, & de ſa bouche, faiſoit reſplendir ſa tête dans l’obſcurité, comme le
ſquelette d’une tête de veau, où quelque eſpiegle d’Ecolier a mis une chandelle d’un liard pour effraïer les loïaux
ſujets de Sa Majeſté : c’étoit le ſeul
expedient, dont Maitre Jean ſe ſervoit,
pour ſe conduire le ſoir chez lui ; étant
acoutumé de dire, que l’homme Sage doit être ſa propre Lanterne.
Il ſe promenoit d’ordinaire dans
les ruës, les yeux fermez : &, s’il lui arrivoit de donner de la tête contre un poteau, ou de tomber dans la bouë, deux petit accidens, qui lui étoient fort ordinaires, il diſoit aux apprentifs, qui le regardoient de tous leurs yeux, qu’il ſe ſoumettoit avec reſignation à ſon
malheur, comme à un effet de la Deſtinée, avec laquelle il ſavoit par experience, qu’il n’étoit pas ſûr de luter ;
puiſque ceux, qui s’y hazardoient, étoient bienheureux de n’y gagner, qu’un nez ſanglant, & un œil poché au beure noir[150].
Il a été ordonné, quelques jours avant la Création, diſoit-il, que mon nez & ce poteau auroient une rencontre enſemble : &, pour cet effet, la Providence nous a envoïez au Monde l’un & l’autre dans le même âge, pour être compatriottes & concitoïens. Or, ſi j’avois tenu mes yeux ouverts, le malheur auroit été bien plus grand, ſelon toutes les apparences ; car,quels terribles faux-pas ne font point
les hommes tous les jours, avec toute
leur mondaine prévoïance ? Dailleurs, les
yeux de l’entendement voient le mieux
quand ceux de la chair ſont écartez du
chemin : c’eſt pourquoi l’on obſerve, que
les aveugles marchent avec plus de conduite, plus de précaution, & plus de jugement, que ceux, qui mettent tant de confiance dans leur Faculté viſuelle, que
le moindre accident dérange, & que la
moindre humeur, la moindre membrane,
détruiſent pour jamais. La vue reſſemble
à une lanterne, rencontrée dans la ruë par
une bande de Bréteurs ivres, & qui
expoſe celui qui la porte, & ſon propre
individu, à des ſouflets, & à des coups de
pied, qu’ils auroient évitez l’un & l’autre,
ſi l’envie de paroitre leur avoit permis
de marcher dans les ténébres. Helas !
toutes ces lumieres, dont on vante tant
l’utilité méritent, par leur mauvaiſe
conduite un ſort encor plus malheureux
que celui qu’ils s’attirent journellement.
Il eſt vrai, que je viens de me caſſer
le nez contre ce poteau, parce que la
Providence n’a pas trouvé bon de me tirer
par la manche, & de m’avertir
d’en éviter la rencontre ; mais, que cetaccident n’encourage pas les hommes de ce
ſiécle, ni leur poſterité, de donner leur nez
à garder à leurs yeux : c’eſt le vrai moïen
de le perdre une fois pour toutes. O vous,
foibles yeux, ô vous aveugles Guides de nos
corps aveugles, que vous êtes de pauvres
Gardiens de nos nez fragiles ; vous, dis-je,
qui vous fixez ſur le premier précipice que
vous trouvez en chemin ; qui tirez enſuite
après vous nos miſerables corps trop promts
à vous obéir, juſques ſur le bord même de
la deſtruction : mais, ce bord eſt d’un bois
pourri, le pied nous gliſſe, & nous ſommes précipitez dans le goufre, ſans rencontrer le moindre arbriſſeau officieux, qui
puiſſe rompre le coup. Chute afreuſe !
laquelle aucun nez de fabrique mortelle
n’eſt capable de reſiſter, excepté celui du
Geant Laurcalco qui étoit Seigneur
du Pont d’Argent[151]. Ainſi donc, Ô vous foibles yeux, avec grande raiſon vous
peut-on comparer à ces feux follets, qui
conduiſent l’homme à travers l’ordure
les tenebres, pour le faire tomber dans un
puits profond, ou dans un goufre empoiſonné.
Voilà un échantillon de l’éloquence de Jean, & de la force de ſon raiſonnement ſur ces fortes de matieres abſtruſes.
Il avoit d’ailleurs de grandes vuës par
raport à la dévotion, & il ne négligeoit
rien pour en étendre les bornes. Il introduiſit une nouvelle Divinité, à laquelle il concilia un grand nombre d’Adorateurs. Les uns l’appellent Babel ;
les autres, Chaos[152]. Il y a un Temple
fort ancien, & d’une ſtructure Gothique,
qu’on a érigé à ſon honneur dans la
Plaine de Salisburi, fameux par ſon Reliquaire honoré par de frequens pelerinages[153].
Lorſqu’il avoit dans l’eſprit de jouer
à quelqu’un quelque tour ſcelerat, il
ſe jettoit à genoux, quand ç’auroit été
au beau milieu du ruiſſeau ; &, les yeux
levez vers le Ciel, il ſe mettoit à prier.
Auſſi-tôt, ceux, qui connoiſſoient ſes ſaillies, avoient ſoin de s’en éloigner au
plus vite ; mais, ſi quelques étrangers attirez par la rareté du fait, s’approchoient
pour l’écouter, ou prénoient la liberté
de rire de ſes contorſions, il ne manquoit pas de leur lacher ſon urine dans
le nez, & de leur jetter la bouë à pleines poignées[154].
En hyver, il marchoit toûjours
l’habit déboutonné, & auſſi peu couvert qu’il étoit poſſible, pour donner
un libre paſſage à la chaleur répandue
dans l’air qui l’environnoit ; &, en Eté, il s’accabloit d’habits, pour lui fermer
l’entrée[155].
Dans certaines Revolutions extraordinaires, il ſollicitoit l’emploi de
Bourreau general : il montroit une
grande adreſſe à en faire les fonctions ;
&, comme quelques-uns de ſes Collegues
ſe couvrent le viſage d’un maſque,
quand ils exercent ce noble emploi, notre Ami Jean croïoit ſe déguiſer de reſte par de longues & ſavantes Prieres[156].
Sa Langue étoit ſi muſculeuſe, & ſi
ſubtile dans ſes mouvemens, qu’il ſavoit
l’entortiller dans ſon nez,
d’où il faiſoit ſortir enſuite un langage tout particulier, & fort pathetique.
Il faut lui rendre encor cette juſtice,
qu’il a été le prémier de ces Roïaumes,
qui a ſongé à perfectionner le talent de braire, par lequel le grand Sancho ſe
ſignala jadis ſi noblement en Eſpagne[157]. Ses oreilles larges étoient toûjours expoſées à l’air, & dreſſées en haut ; & par leur ſecours, il porta ſon art à un tel degré, qu’il étoit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de diſtinguer la Copie de l’Original.
Il étoit attaqué d’une maladie tout-à-fait contraire à celle, qui vient de la morſure de laTarentule ; il devenoit tout furieux au ſon d’un inſtrument de Muſique, & ſur-tout d’une Muſette[158] : mais
il s’en guériſſoit aiſément, en faiſant
quelques tours dans la Sale de Weſtmunſter, dans Billing-gate, dans une Ecole, à la Bourſe, ou bien dans un Caffé rempli de Nouvelliſtes[159].
Il ne craignoit pas les couleurs, mais il les haïſſoit mortellement ; &, par conſequent, il avoit une grande averſion,
pour toutes ſortes de peintures[160]. Quelquefois même, dans quelqu’un de ſes
accès, il ſe promenoit dans les ruës,
les poches chargées de pierres, pour
abatre les enſeignes des boutiques.
Sa maniere de vivre, telle que je
viens de la dépeindre, lui donnant fort
ſouvent occaſion de ſe laver, il ſe jettoit quelquefois juſqu’aux oreilles dans
l’eau, même au beau milieu de l’Hyver :
mais, on a remarqué, qu’il en ſortoit plus
ſale qu’il n’y étoit entré[161].
Il a été le premier, qui ait trouvé l’Art
de donner un remede ſoporifique par
les oreilles. C’étoit un compoſé de ſoufre, de beaume de Galaad, & de l’onguent du Samaritain[162].
Il portoit ſur ſon eſtomac une large
emplattre cauſtique, par le moïen de
laquelle il jettoit des ſoupirs, &
pouſſoit des gemiſſemens, capables de
fendre le cœur de ceux qui les entendoient[163].
Quelquefois, il ſe plaçoit au coin d’une ruë ; &, s’adreſſant à ceux, qui paſſoient, il diſoit à l’un, Je vous prie, mon bon Monſieur, favoriſez-moi d’un bon coup de poing dans les dents. A quelque autre, Mon cher Ami, oh ! je vous conjure, faites-moi la grace de me donner un vigoureux coup de pied dans le ventre. Madame, oſerois-je demander à votreGrandeur de me donner de cette petite main potelée un petit ſouflet bien apliqué ? Mon brave Capitaine, vous, qui paroiſſez avoir le bras ſi nerveux, pour l’amour de Dieu, ſanglez-moi une demi douzaine de coups de canne[164].
Quand, par des ſollicitations ſi preſſantes, il avoit réüſſi à s’enfler le corps
& l’imagination, il s’en retournoit chez
lui content comme un Roi ; & faiſoit
mille Contes terribles de tous les malheurs, qu’il avoit ſoufert pour la Cauſe
Commune[165]. Voyez un peu ce coup-là, diſoit-il, en ſe découvrant les épaules : un maudit Janiſſairė me le donna ce matin à ſept heures, dans le tems qui je faiſois tous mes efforts, pour repouſſer le grand Turc. Mes chers Voiſins, cette tête caſſée merite bien une emplatre, ce me ſemble. Si le pauvre Jean avoit fait grand cas de ſa caboche, vous auriez vu dès aujourd’hui le Pape & le Roi de France faire rage dans vos familles. Helas ! Peuple Chrétien, le Grand Mogol s’étoit déja avancé juſqu’aux Fauxbourgs de la Ville, & vous n’avez qu’à remercier ces pauvres côtes, de ce qu’il ne vous a pas déja mangés à la poivrade, avec vos Femmes, & vos Enfans.
Rien n’étoit plus remarquable, que l’Averſion que Jean & Pierre avoient l’un pour l’autre, juſqu’à l’affectation. Pierre avoit fait depuis peu quelques tours de fripon, qui le forçoient à ſe cacher, & à ne marcher que de nuit, pour éviter les griffes des Sergens. Ils s’étoient logez exprès aux deux extremitez oppoſées de la Ville ; &, quand ils ſortoient, ils prenoient les detours du monde les plus biſarres pour s’éviter : mais, malgré tous ces ſoins, c’étoit leur deſtinée perpetuelle de ſe rencontrer. La raiſon en eſt aiſée à découvrir : les fantaiſies & l’extravagance de l’un & de l’autre étoient fondées ſur la même baze ; & on peut les conſiderer, comme deux compas de la même grandeur & également ouverts. Si vous les fixez l’un & l’autre dans le même centre & ſi vous les tournez enſuite des deux côtez oppoſez, il eſt certain, qu’ils doivent de neceſſité ſe rencontrer quelque part dans la circonference. D’ailleurs, le malheur de Jean vouloit qu’il reſſemblât à Pierre comme deux goutes d’eau, du côté de l’humeur, du tour d’eſprit, de la taille, & de la mine[166]. Enfin, cette reſſemblance étoit ſi parfaite, qu’il étoit fort ordinaire à quelque Sergent de ſaiſir Jean au collet, en lui diſant, Maitre Pierre, je vous arrête de la part du Roi. D’autres fois, quelqu’un des plus intimes de Pierre venoit embraſſer Jean bras deſſus bras deſſous, en le conjurant de lui envoïer un de ſes meilleurs remedes contre les vers. C’étoit-là aſſeurement une triſte recompence de toutes les peines, qu’il avoit priſes depuis ſi longtems, pour n’avoir rien de commun avec ce Frere, pour lequel il avoit conçu une haine ſi opiniâtre : il ne pouvoit qu’être cruellement mortifié de voir que le ſuccès étoit ſi opoſé à ſon intention ; & les pauvres reſtes de ſon Habit en portérent la folle enchere. Jamais le Soleil ne commençoit ſa Courſe journaliere, ſans trouver à ces pauvres Guenilles une nouvelle piéce à redire. Maitre Jean porta à la fin ſon Zêle ſi loin, qu’il païa un tailleur pour étreſſir le col de ſon Habit, juſqu’à un tel point, qu’il étoit capable de l’étouffer ; & qu’il lui fit tellement ſortir les yeux de la tête, qu’on n’en pouvoit voir que le blanc[167]. Tout ce qui reſtoit encore du fond de l’Habit étoit froté regulierement tous les jours pendant deux heures contre une muraille rabotteuſe, afin d’en ôter les reſtes du galon, & de la broderie : & Maître Jean s’y prit d’une telle violence, qu’il eut bientôt l’air d’un Philoſophe Indien. Mais, malgré tous ſes ſoins, le ſuccès continua à tromper ſon attente. Les Guenilles ont une certaine reſſemblance comique avec les Ajuſtemens, à cauſe de quelque choſe de flottant, & de voltigeant, qu’il y a dans les uns & dans les autres, & qui n’eſt diſtingué qu’avec peine de loin, dans l’obſcurité, ou par une vue courte. C’eſt ainſi que les lambeaux de Jean offroient à la premiere vue un petit air ridiculement dégagé, qui, fécondé par la taille, & par la mine, traverſoit tous les deſſeins, & contribuoit à le faire prendre pour Pierre, par les partiſans mêmes de l’un & de l’autre.
defunt nonnulla
Un vieux Proverbe Sclavonien dit parfaitement bien, qu’il en eſt des hommes, comme des ames, qu’on ne retient
jamais mieux, qu’en les ſaiſiſſant par les
oreilles. L’experience fait voir pourtant,
que cette regle à ſes exceptions :
Effugiet tamen hæc ſceleratus vincla Protheus.
Ce qui prouve, qu’en liſant les Maximes des Anciens il faut donner quelque
choſe aux tems & aux lieux ; car, ſi
nous recourons aux plus anciennes Chroniques, nous y apprendrons, que rien n’a
été ſujet à des revolutions auſſi grandes,
& auſſi frequentes, que les oreilles humaines.
Il y avoit autrefois une invention curieuſe, pour ſaiſir & pour retenir quelqu’un par les oreilles ; mais, je croi qu’on
peut la mettre au nombre des arts perdus. Il n’eſt pas poſſible même que la choſe ſoit autrement ; puiſque, dans ces derniers ſiécles, toute l’eſpéce s’eſt diminuée juſqu’à un degré déplorable, &
que ce qui en reſte eſt ſi fort dégénéré,
qu’il ſemble ſe moquer de ceux, qui veulent en prendre poſſeſſion. Si l’on a
jugé, qu’une fente dans l’oreille d’un ſeul Cerf étoit capable d’étendre cette imperfection ſur tout une forêt, comment
pourrions-nous nous étonner de l’abatardiſſement des oreilles humaines ; conſequence naturelle de la mutilation, où
les oreilles de nos Peres, & les nôtres,
ont été expoſées depuis quelque tems ?
Il eſt vrai que, depuis que notre Ile
a été illuminée par la Grace, il y a eu
un tems, où l’on a fait de grands efforts
pour porter cette partie du Corps humain à ſa grandeur primitive. Son étendue & ſa proportion étoit alors regardée, non ſeulement comme un ornement de l’homme exterieur, mais encor comme un type de la Grace interieure. De
plus, les Naturaliſtes nous aſſeurent, que
quand il y a une grandeur exceſſive,
dans quelque partie ſuperieure du corps
humain, comme dans le nez & dans les
oreilles, il faut de néceſſité que certaines
parties inférieures y répondent. Pour
cette raiſon, c’étoit la coutume dans
cet âge véritablement pieux, que dans
les Aſſemblées chaque homme, à proportion qu’il avoit été favoriſé de ce côté-là par la Nature, étoit fort porté à faire
parade de ſes oreilles, & de leurs dépendances. Ils étoient ſi libéraux à les donner en ſpectacle, à cauſe d’un Aphoriſme d’Hypocrate[168], qui nous enſeigne, que l’homme devient Eunuque, dès qu’on lui a coupé la veine qui eſt derriere l’oreille. Les femelles de cet heureux ſiécle n’étoient pas moins portées à les contempler, & à s’édifier par cette contemplation. Celles, qui avoient déja uſé des moïens[169], les regardoient avec une forte attention, dans l’eſperance, que cette vue feroit ſur leur cerveau une impreſſion avantageuſe, pour le fruit futur de leurs ſaintes amours. Pour celles, qui ne faiſoient encore qu’aſpirer au bénéfice du mariage, elles trouvoient-là de quoi choiſir ; bien reſoluës de donner leur inclination aux oreilles les mieux fournies, pour empêcher leur race de dégénérer de ce côté-là. A l’égard des Sœurs diſtinguées par leur Dévotion, elles conſideroient l’étenduë extraordinaire de ce membre, comme des excreſcences ſpirituelles ; & elles honoroient les têtes, qui en étoient chargées, comme des têtes ſanctifiées. C’étoit particulierement au Prédicateur,
qu’elles accordoient cette veneration religieuſe ; parce que ſes oreilles étoient
d’ordinaire de la prémiere Grandeur,
dans ſes Accens de Rhétorique il
étoit fort exact à les étaler à la vuë du
Peuple, de la maniere la plus avantageuſe, les expoſant tantôt d’un côté, & tantôt de l’autre. De-là vient que la Prédication même eſt exprimée par certains Dévots, juſques dans nos jours, par le terme d’Expoſition.
Tels furent le ſoins des Saints de ce
ſiécle-là, pour augmenter le volume des
oreilles ; & il eſt probable que le ſuccès
y auroit répondu, ſi dans la ſuite du
tems il ne s’étoit pas levé un Roi cruel,
Perſecuteur de toutes les oreilles qui
alloient au de-là d’une certaine meſure.
Là-deſſus quelques-uns cachérent une
partie de leurs oreilles trop pouſſantes ſous
un bandeau noir, d’autres furent empriſonnées ſous une peruque, d’autres furent, ou fendues, ou rognées, ou
coupées juſqu’à la racine.
J’en parlerai plus au long dans mon
Hiſtoire generale des Oreilles, que je
rendrai publique au prémier jour.
De cette courte Relation de la Décadence des Oreilles, dans les ſiécles paſſez ; & du peu de mouvement, qu’on
ſe donne dans celui-ci, pour les rétablir dans leur ancienne Grandeur : il
ſuit évidement, qu’on eſpéreroit en
vain d’arrêter les hommes par un membre ſi petit, ſi ſoible, ſi gliſſant ; & que,
pour réuſſir à ſe rendre leur Maitre, il
faut inventer quelque autre moïen. Or,
celui, qui voudra examiner la nature
humaine avec attention, y trouvera des
anſes de reſte. Chacun des ſix Sens[170]
en fournit une. Il y en a un grand nombre, qui rendent les paſſions maniables ;
& il y en a quelques-unes attachées à
l’entendement.
Parmi les dernieres eſt la curioſité, qui ſe laiſſe mieux empoigner que toute autre. C’eſt-là, dis-je, cet éperon ſerré
contre le flanc, cette bride dans la bouche, cet anneau dans la narine du public pareſſeux, impatient, & grognard ;
c’eſt par cette anſe, qu’un Ecrivain intelligent doit ſaiſir ſes Lecteurs. Dès
qu’il en eſt une fois le Maître, toute leur
réſiſtance eſt vaine ; ils ſont ſes priſonniers, juſqu’à ce que, par laſſitude, ou par ſtupidité, il veut bien les relâcher.
C’eſt par ce moïen que moi, Auteur
de ce Traité miraculeux, je me ſuis rendu juſqu’ici le Maître abſolu du Lecteur
benevole ; & c’eſt à mon grand regret,
que je me vois forcé de lacher priſe, en
lui laiſſant la liberté, par rapport à ce
qui me reſte à dire, de ſe replonger dans
ſon indolence naturelle. Ce que je puis
vous dire, Ami Lecteur pour votre
Conſolation & pour la mienne, c’eſt
que nous ſommes tous deux également
intéreſſez dans la malheureuſe perte
du reſte de ces Mémoires pleins de tours
d’eſprit, d’accidens, & d’évenemens
agréables, nouveaux, ſurprenans, &
par conſéquent tout-à-fait proportionnez au gout délicat du ſiécle.
Avec tous les efforts, dont ma mémoire eſt capable, je n’en ai pu retenir
qu’un petit nombre de Chefs. Il y avoit,
entre autres, une Relation exacte de la
maniere, dont Pierre obtint un Sauf-conduit du Banc Royal, & d’une Reconciliation faite entre lui & Jean, à
l’occaſion d’un deſſein qu’ils avoient de
trépaner Martin, pendant une nuit pluvieuſe, dans la maiſon d’un Sergent, &
de le dépouiller juſqu’à la peau[171]. Comment Martin à grand peine leur montra
une belle paire de talons. Comment un
nouvel Arrêt ſortit contre Pierre ; ſur
quoi Jean le laiſſa dans la naſſe, lui déroba ſon Sauf-conduit, & s’en ſervit lui-même[172]. Comment les guenilles de Jean
vinrent à la mode à la Cour, & dans
la Ville ; & comment il monta un ſuperbeCourſier, & mangea du pain d’épice.
Les particularitez, contenuës ſous tous
ces Chefs, me ſont abſolument ſorties
de la memoire ; &, par conſequent, elles
ſont perdues ſans reſſource. Force m’eſt
donc de laiſſer mes Lecteurs ſe faire l’un
à l’autre des complimens de condoleance, autant que
l’humeur de chacun y
poura fournir. Je les conjure pourtant,
par ce commerce d’amitié, qu’il y a eu
parmi nous, depuis le titre, juſqu’à cette page-ci incluſivement, de ne ſe pas alterer la ſanté, pour un malheur qui eſt
ſans remede.
Pour moi, je vais m’acquitter d’un
devoir de civilité, qu’un Auteur moderne, poli & inſtruit dans les belles
manieres, ne ſauroit négliger, ſans ſe
rendre coupable d’une irregularité criante. Je veux dire, que je vais prendre
congé du public, avec toutes les formalitez requiſes.
La Concluſion.
POrter ſon fruit au de-là du terme
eſt une cauſe réelle de fauſſes couches, auſſi bien que de ne le pas porter aſſez long-tems, quoi qu’elle ſoit
moins frequente. Cette verité a ſur-tout
lieu par raport aux productions de l’eſprit, qui, pour être accomplies, doivent paroitre comme à point nommé.
Beni ſoit donc ce noble Jeſuite[173], qui
le premier des Auteurs s’eſt hazardé à
déclarer publiquement, que les Livres
ont leurs propres Saiſons, comme les mets, les habits, & les plaiſirs. Plus
bénie ſoit encore notre brave Nation
qui a rafiné ſi fort ſur cette Mode Françoiſe. Il ne ſera pas néceſſaire que je
vive fort long-tems pour voir le tems
qu’un Livre, qui ne paroitra pas dans ſa
Saiſon, reſſemblera à un nigaud d’Amant, qui manque l’heure du berger ; &
qu’on n’en fera non plus de cas, que de la
Lune pendant le jour, & des Maqueraux
qui viennent dix ou douze jours après
que la ſaiſon en eſt paſſée.
Perſonne n’a jamais été à cet égard
un Obſervateur des tems plus exact,
ni un plus fin Connoiſſeur de notre Climat, que le Libraire, qui m’a acheté
cette Copie. Il fait ſur le bout du doigt
quels ſujets pouſſent le mieux, dans
une année ſeche ; & quels autres il faut
ſemer dans le Public, quand le Thermometre eſt à grande pluie. Après avoir
vu ce Livre, & conſulté ſon Almanac
ſur ſa deſtinée, il me fit entendre,
qu’aïant meurement réfléchi ſur les
principales qualitez de mon Ouvrage,
ſavoir, le ſujet, & le volume, il trouvoit
qu’il ne réuſſiroit jamais, ſinon après de
longues vacances,
& dans une mauvaiſe année pour les navets. Là-deſſus, preſſé par mes néceſſitez urgentes, je
le priai de me dire, quelle ſorte de
Piéce pourroit être propre pour le mois
courant. Après avoir tourné ſes yeux
du côté de l’Oueſt, Je crois, dit-il, que nous aurons quelque orage ; & ſi vous pouviez faire au plus vite quelque petite Drollerie, mais point en vers ; ou bien quelque petit Traité ſur… ; cela courroit comme le feu Gregeois : mais, ſi le tems s’éclaircit, j’ai un tuteur à mes gages, qui me fera quelque choſe contre le Docteur Bentley, & je ſuis ſur d’y faire mes petites affaires.
A la fin pourtant, il fit ſon marché
avec moi ; &, pour corriger les mauvaiſes influences du Ciel, nous convinmes
d’un expedient. Si un de ſes Chalands
vient lui demander un Exemplaire de
mon Livre, & qu’il ſouhaite de ſavoir de
lui confidemment le nom de l’Auteur,
il lui nommera à l’oreille le Bel-Eſprit
qui ſera en vogue cette ſemaine-là : &
ſi la derniere Comedie du Sieur Durfey
a cours alors, j’aime autant porter pour
ce tems ce nom-là, que celui de Congreve.
Je ne fais mention de ces bagatelles, que
pour donner à la Poſterité une idée du
gout de nos Lecteurs. On pourroit les comparer, ce me ſemble, à une mouche, qui, chaſſée d’un pot de confitures, ſe jette avec avidité ſur un excrément, pour y achever ſon diner, avec le même appetit qu’elle l’a commencé.
Avant que de finir, j’ai encor un mot
à dire ſur les Auteurs profonds, dans la
claſſe deſquels le public judicieux me
placera, ſelon toutes les aparences. Il
en eſt à mon avis, de ces Ecrivains comme d’un puits. Un homme, qui a les
yeux bons, verra le fond du puits qui
a le plus de profondeur, pourvu qu’il
y ait de l’eau ; mais, s’il n’y a rien que
de la bouë, quand le fond n’en ſeroit
qu’à une toiſe & demie en terre, il paroitra extrémement profond, parce
qu’il eſt extraordinairement obſcur.
J’ai pris depuis peu la réſolution de
faire une experience, qui a fort bien
réüſſi à pluſieurs Auteurs modernes ;
c’eſt d’écrire ſur rien, & de laiſſer toûjours aller la plume ſon grand chemin,
quoique le ſujet ſoit abſolument épuiſé.
C’eſt comme l’ombre de l’eſprit, qui ſe
plait encore à ſe promener ſur le tombeau, où le cadavre eſt enterré. Pour
dire la verité, il n’y a point de talent plus rare, que celui de ſavoir bien diſtinguer quand il faut finir quelque choſe.
Lorſqu’un Auteur aproche des frontieres de ſon Livre, il croit qu’en chemin faiſant, lui & ſes Lecteurs ſont devenus de
vieilles connoiſſances, & qu’ils doivent
être au deſeſpoir de ſe ſéparer ; de ſorte
que certains Ouvrages reſſemblent à des
viſites de cérémonie, où les complimens,
qu’on fait en ſe ſéparant, ſont quelquefois
plus longs que toute la converſation qui
les a précédez. On peut comparer la
Concluſion d’un Traité à celle de la Vie
humaine, qui peut être comparée à
ſon tour à la fin d’un Repas, que peu
de convives quittent dès qu’ils ont aſſez
mangé, ut conviva ſatur. Ne voit-on pas
mille fois, après le Feſtin le plus abondant, les gens reſter aſſis, quand ce ne
ſeroit que pour réver, ou pour dormir
le reſte du jour. A cet égard-là, je ſuis
fort different des autres Auteurs, capables de trouver à redire à un pareil aſſoupiſſement
dans leurs Lecteurs. Pour
moi, je ſerai charmé, ſi, par mes travaux infatigables, je puis avoir contribué quelque choſe au Repos du Genre-humain, dans un âge ſi tumultueux. Je
ne croi pas mène un pareil effet ſi éloigné, qu’on diroit bien, des vuës que
doit avoir un Bel-Eſprit : puiſque jadis
un Peuple fort poli dans la Grece[174] avoit dreſſé les mêmes Temples aux Muſes, & au Sommeil ; perſuadé qu’il y
avoit entre ces Divinitez des liaiſons
d’amitié fort étroites.
Je ne ſaurois me réſoudre à quitter
la plume, ſans demander encore une grace au Lecteur : c’eſt de ne s’attendre
pas à être également inſtruit, & diverti, à chaque ligne, & à chaque page de ce Traité. Il eſt naturel qu’il
donne quelque choſe à la ratte de
l’Auteur, & à quelques courts intervalles de péſanteur, & de ſtupidité.
Ce ſont de petits accidens, où il pourroit être ſujet lui-même en pareil cas.
Qu’il me diſe, ſi, ſe promenant dans
des ruës ſales, pendant un tems pluvieux, il trouveroit fort poli, à des
gens qui le regarderoient à leur aiſe par
la fenêtre, de critiquer ſa demarche
& de tourner en ridicule ſes habits
mouillez ?
Qu’il ſoit averti d’ailleurs, qu’en diſpoſant mon cerveau à la compoſition de cet ouvrage, j’ai fait l’Invention Maîtreſſe de tout, & que je lui ai
donné la Raiſon, & la Methode, pour
Demoiſelles ſuivantes. J’ai pris cet arrangement, parce que j’ai toûjours obſervé en moi-même, comme une qualité particuliere, une démangeaiſon perpetuelle d’avoir de l’eſprit, dans des
occaſions où il s’agiſſoit d’être raiſonnable, ſenſé, & méthodique. J’ai
toûjours été trop devoué aux coutumesmodernes, pour négliger la moindre
aparence d’un bon-mot, qui ſe levât
dans mon eſprit, quelques peines que
je duſſe emploïer, pour le forcer à entrer dans la converſation. Il eſt vrai
que le ſuccès n’a pas toûjours répondu
à mon attente ; car, aïant fait avec des
peines immenſes une Collection de ſept
cens trente huit Fleurs d’Eloquence, ou
Saillies ſpirituelles, je n’ai pu en emploïer, pendant cinq ans de tems, qu’une ſeule douzaine, malgré tous mes
efforts, pour ſaiſir les vuides de la converſation, afin de les y fourrer comme
des chevilles. Pour la moitié encore,
ce fut autant d’eſprit ſemé dans la Riviete ; les Compagnies, que j’en voulois
honorer, étant incapables de m’en ſavoir gré. Pour les autres, il en coûta
tant de tortures à mon pauvre eſprit
pour leur ménager une heureuſe entrée, que je fus enfin forcé de renoncer au métier penible d’un diſeur de
bons-mots. C’eſt à ce mauvais ſuccès
pourtant, que je ſuis redevable de la
prémierre idée, qui m’eſt venuë de m’ériger en Auteur ; & il a produit le même effet ſur pluſieurs de mes Amis, qui
ne s’en repentent pas, non plus que
moi. Combien de fois n’arrive-t-il pas,
qu’un tour d’eſprit déplacé a fait pitié
dans un entretien, & qu’enſuite rectifié par l’impreſſion il a fait merveilles dans un Livre ?
A préſent que, par la liberté de la
Preſſe, je ſuis devenu Maitre abſolu
des occaſions propres à faire briller mesLumieres acquiſes, je commence déja à
m’apperçevoir, que mon Capital diminue, & que ma dépenſe va beaucoup
plus loin, que ma recette. Je ferai bien,
par conſequent, d’être un peu plus économe, & de faire de nouvelles épargnes, juſqu’à ce que mes moïens, ſe trouvant dans une heureuſe harmonie
avec les beſoins du Public, m’obligent
de nouveau à me mettre en
frais.
Fin du Tome premier.
TABLE DES MATIERES.
(Les trois entrées qui suivent ne font pas partie de l’ouvrage original.)
Dedicace pretendue du Libraire à Mylord Sommers. De quelle maniere il a découvert, que c’eſt à ce Seigneur que l’Auteur a trouvé bon que l’Ouvrage fût dedié....pag. 7. 8. & 9
Avertiſſement du Libraire. Il rend compte au Public du tems qu’il a gardé ces Ouvrages chez lui ; de l’année, où, selon lui, ils ont été compoſez ; & des raiſons, qui le déterminent à les donner au Public. ...14.
L’Auteur, craignant que le Tems, Gouverneur de ce Prince, ne détruiſe bientôt toutes les productions du Siecle, ſe plaint de la Malignité de ce Pedagogue, qui fait paſſer les Ouvrages les plus eſtimez comme des éclairs. ...17. juſques 22.
17. juſques 22.
Il s’efforce à perſuader à S. Alteſſe, qu’en dépit de ſon Gouverneur, il y a aſſeurement dans le ſiécle preſent de l’Eſprit, du Savoir, &des Auteurs ; & il proteſte, qu’il en a vu plusieurs de ſes propres yeux. ...25. & ſuivant.
Ce Sujet eſt éclairci par le Conte d’un homme à groſſe bedaine preſque étouffé dans une foule. ...39.
39.
L’Auteur prétend ſe prévaloir des Prérogatives accordées à tous les Ecrivains Modernes : ſavoir, de dire quelque choſe de beau & de ſublime, quand on ne le comprend pas, & de ſe louer ſoi-même ſans façon. ...40. 41.
40. 41.
La raiſon pourquoi aucun Trait, Satyrique n’entre dans tout cet Ouvrage, contre la louable coutume des Livres modernes. ...42. 43.
I. SECT. Introduction au Conte du Tonneau. Diſſertation Phyſico-Mythologique, ſur les Machines Oratoires. Il y en a trois ſortes, la Chaire, l’Echelle, & les Théâtres des Charlatans. ...52. 53. 54.
Les Lecteurs ſuperficiels ne ſauroient déterrer la Sageſſe, qui reſſemble à un Renard, à un Fromage, & à beaucoup d'autres choſes qu’on ne ſonge gueres à y comparer. ...69.
De la conduite de ces trois Cavaliers dans leur premiere jeuneſſe, & des belles qualitez qu’ils acquirent en frequentant les petits maîtres & les coquetes de la Ville. ...80. 81. 82.
80. 81. 82.
Deſcription d’une Secte, qui reconnoiſſoit un Tailleur pour le Createur & leur Divinité tutelaire ; du culte de ces Sectaires & de leur Syſtème de Religion. ...83. & suivant.
83. & suivant.
Comme les trois Freres ſuivent les modes, & mettent des Nœuds d’épaules, contre le Teſtament de leur Pere, qu’ils ſe rendent favorables par la ſubtilité de quelques diſtinctions Scolaſtiques. ...89. 90. 91.
Le plus habile des Freres, nommé Pierre, s’introduit adroitement dans la maiſon d’un grand Seigneur pour élever ſes Enfans ; apres la mort de ce Seigneur il chaſſe les Fils & donne leurs appartemens à ſes Frères. ...102.
Pierre fait le gros dos, ſe donne des titres, & pour pouvoir ſoutenir ſes grands airs, il s’érige en Inventeur de Projets. ...124.
124.
L’Auteur ſe flatte d’être bientôt traduit dans toutes langues étrangeres. ...125.
125.
Pierre achete pour une somme modique la Terre Australe ; il la vend en détail à plusieurs gens ſans les en mettre en poſſeſſion. Il débite un remède contre les Vers. ...126.
126.
Il établit un Bureau en faveur des Hypocondriaques & des gens tourmentez des vents. ...127.
Il nourrit une race de Taureaux, deſcendus de ceux de Colchos, mais dont les pieds étoient de plomb, au lieu que leurs Ancêtres les avoient d’airain. ...130. 131. 132. 133.
130. 131. 132. 133.
Il vend des pardons à des criminels, qui ne laiſſent pas d’être pendus. ...134. 135.
Il débite les plus horribles menſonges, & prétend avoir vu une Vache, qui donnoit aſſez de lait pour en remplir 3000. Egliſes, un Poteau aſſez grand pour en faire ſix Vaiſſeaux de Guerre, & une Maiſon qui faiſoit un Voiage par mer & par terre de plus de 2000. lieuës d’Allemagne. ...143. 144.
L’Auteur s’étend fort au large ſur les peines qu’il ſe donne pour rendre ſervice au public en l’inſtruiſant, & ſur-tout en le divertiſſant. ...149. 150.
149. 150.
Il donne aux modernes une recepte pour enfermer dans un petit volume de poche, le Syſtème de tous les Arts, & de toutes les Sciences. ...151. 152.
151. 152.
Defectuoſitez d’Homere, & ſa craſſe ingnorance par raport aux inventions des modernes. ...154. 155.
Les deux Frères chaſſez prennent unanimement la reſolution de réformer leurs habits & leur conduite. Ils prennent l’un le nom de Martin, l’autre celui de Jean, & bien-tôt ils font voir qu’ils ont des Inclinations fort differentes. ...164. 165.
Il emploïe toute ſon éloquence pour porter Martin à la même fougue, mais n’y aïant pas réüſſi, il ſe ſepare de lui. ...171. 172. 173. 174.
171. 172. 173. 174.
Jean devient fou a lier, il s’attire un grand nombre de ſobriquets, & invente la Secte des Æoliſtes. ...175. 176. 177.
175. 176. 177.
VII. SECT. Digreſſion à la louange des Digreſſions. Rien n’eſt plus fort dans le gout moderne que les Digreſſions. Le gout moderne en matiere d’eſprit comparé au gout moderne en matières de ragouts & de fricaſſées. ...178. 179.
Deux méthodes d’acquérir l’érudition, qui ont à préſent la vogue, la Lecture des Titres, & celle des Index. Les avantages conſiderable de la derniere de ces methodes. ...181.
181.
L’utilité des Syſtémes & des Abregez ; le nombre des Auteurs ſurpaſſent de beaucoup celui des ſujets propres à être traitez dans un Livre, rend abſolument neceſſaires les Abrégez & les Recueils. ...182. 183.
182. 183.
Réponſe à une objection tirée de l’infinité de la matiere. L’obſcenité eſt la ſeule ſource de bel eſprit, ſur laquelle l’invention des modernes ſe ſignale ; elle ne laiſſe pourtant pas de s’épuiſer & de ſe perdre peu à peu. ...184. 185.
VIII. SECT. Continuation du ConteduTonneau. Syſtème des Æoliſtes. Ils ſoutiennent que le Vent ou le ſoufle eſt l’origine de toutes choſes, & qu’il domine dans la compoſition de tous les êtres. ...189. 190.
Il faut à l’homme un gout fin, beaucoup de diſcernement, & des occaſions très-heureuſes pour faire paſſer ſon extravagance pour force d’eſprit. M. Wotton a groſſierement manqué de ce côté-là. ...217. 218.
L’Auteur fait par ſa propre experience que ce projet eſt très-praticable. Extrait de ce qui ſuit dans le Munuſcript après la Section IX. Contenant differentes Avantures des trois Freres arrivées dans la Paroiſſe d’Albion ſous pluſieurs differens Seigneurs de ladite Paroiſſe. ...236. jusques 243.
X. SECT. Compliment de l’Auteur au Public. La grande civilité qui regne entre les Auteurs, & les Lecteurs, & remercimens du nôtre adreſſez à tout le corps de la Nation. ...253. 254.
Quelques idées très-utiles à ceux qui voudront entreprendre de commenter ce Livre merveilleux. ...262. 263.
262. 263.
XI. SECT. Continuation du ConteduTonneau.
L’Auteur ſe delecte à faire encore quelques tours de promenade avant que de gagner le gite. Difference entre un Voïageur fatigué qui ſe preſſe de revenir chez lui, & un Voïageur qui ne voïage que pour ſon plaiſir. ...264. 265. 266.
264. 265. 266.
La ſuite des Avantures de Jean. Son reſpect ſuperſtitieux pour l’exterieur de la Bible, & les uſages burleſques qu’il en fait. ...267. 268. 269. 270.
Les paſſions & les ſens ſont d’autres anſes par où l’on peut arrêter les hommes avec ſuccès. C’eſt par la curioſité, que l’Auteur a trouvé à propos d’arrêter le public. ...291. 292.
Recueil de Fleurs de Rhetorique, qui n’eſt venu à propos à l’Auteur qu’en compoſant ſon Livre dans lequel il l’a entièrement épuiſé. ...301. 302.
301. 302.
Fin du Tome premier.
↑C’eſt une Ruë d’où ſortent la plupart des Brochures ſubalternes, & de ces Chanſons qu’on peut comparer à celles du Pont-neuf.
↑Milord Jean Sommers, Chancelier d’Angleterre, un des hommes les plus illuſtres de ſon Age & de ſa Nation. Grand Protecteur du ſavoir, ce qui lui attira plusieurs Dedicaces, entre autres celle de notre Auteur, qui lui avoit de grandes obligations.
↑ La Dédicace ſuivante adreſſée au Prince Poſterité.
↑ Mylord Sommers étoit un homme de Robbe, & par conſequent de pareilles louanges ne lui étoient pas applicables : ainſi, l’Auteur
turlupine ici finement les faiſeurs de Dédicaces,
qui penſent faire merveille en entaſſant
vertus ſur vertus, ſans ſe donner la peine
de diſcerner, s’il y a la moindre vraiſemblance.
à les ajuſter au caractère & à la profeſſion de
leurs Heros, & s’ils ne les tournent pas en ridicule
au lieu de les louer.
↑ C’eſt le Regne de Guillaume III., ſous
lequel Mylord Sommers a joué un Rôle conſiderable.
↑Ce Seigneur, aïant été Chancelier, avoit entendu dans la Chambre des Seigneurs force Diſcours, & Harangues, qui n’étoient pas toutes de la même force, & de la même utilité.
↑C’eſt le Libraire premier Editeur de cet Ouvrage.
↑Comme les Anglois n’ont point de Genre,
l’Auteur donne à la Poſterite le titre de Prince.
La delicateſſe Françoiſe aimeroit mieux Princeſſe mais, comme le ſens de ce mot n’en détermine
point le Genre, & que ce qu’on en dit ici eſt
plutôt appliquable à un Souverain, qu’à une
Souveraine, je n’ai rien changé à ce titre.
J’eſpere que le Lecteur me le pardonnera : ſi-non, je
m’en mettrai fort peu en peine.
↑Livre très-eſtimé de pluſieurs perſonnes,
mais qui paroit tres-dangereux à d’autres.
↑L’intention de l’Auteur eſt ici de depeindre
l’ignorance, & les mauvaiſes mœurs, des petits-maitres Anglois, qui ne laiſſent pas de ſe mêler
de décider étourdiment des matieres les plus
graves.
↑C’eſt le Crime de medire des gens titrez,
contre lequel les Loix de l’Angleterre ſont très-ſeveres ; mais, comme on n’obſerve dans ce Païs
que la lettre des Loix, on a trouvé un moïen
très-facile de dire pis que pendre d’un Grand
Seigneur, ou de la Famille, ſans avoir rien à
craindre. On le nomme même ; mais, on a ſoin
de mettre des points à la place de quelques lettres :
par exemple, voulez-vous dépeindre un Duc d’Ormond des couleurs les plus noires ; mettez ſeulement Or..nd, faites le rimer même ſi vous voulez avec un terme du même ſon : la Loi n’a point
de priſe ſur vous, quoi qu’il ſoit certain, de la
derniere certitude, que c’eſt ce Seigneur que vous
avez eu en vuë.
↑Je crois que l’Auteur a en vuë les Idées Metaphiſiques de la plûpart des philoſophes, qui ſemblent
ſe prerdre dans les nuës, ou elles ne ſauroient
être atteintes par les ſimples notions du ſens commun :
c’eſt pour cette raiſon, qu’il appelle
leurs édifices transſitoires, parce que les nuées
paſſent vite. Si un autre entend ce paſſage mieux
que moi, je l’en félicite : & ſi l’Auteur eſt dans
cet endroit inintelligible, ou que ſon Allegorie
ſoit peu juſte, tant pis pour lui.
↑Il s’agit ici des Harangues des Prédicateurs, des futurs Pendus, & des Charlatans.
↑† Il eſt permis & ordinaire aux Avocats, qui dans un Barreau ſont placez à la même hauteur
les uns des autres, de s’interrompre très ſouvent.
↑Bench veut dire en Anglois un Tribunal.
S’il y a effectivement, dans la Langue Phénicienne,
un terme compoſé à peu près des mêmes
lettres, c’eſt ce que j’ignore ; & j’aime mieux le
croire, que d’y aller voir.
↑Voyez le Catalogue des Livres que l’Auteur
promet au public.
↑ L’Ecoffe s’appelloit anciennement Calydonia ; & notre Auteur recomande le bois de ce païs pour les Chaires, parce que les Non-conformiſtes, qui font la plus grande figure en Angleterre, ſont les Presbyteriens, qui ont la même diſcipline, & les mêmes opinions, que ceux de la Religion dominante de l’Ecoſſe. Au reſte, il loue ici
la figure ſimple & unie de ces Chaires, parce
que les Presbyteriens, qui prétendent à une plus
grande Spiritualité que les Anglicans, ſe font une
affaire de Conſcience de bannir tout ornement de
leurs Temples.
↑Il paroit d’abord difficile de comprendre
comment les Theatres des Charlatans ſont le ſeminaire des Prédicateurs, & des Pendus. Mais, il
faut entendre ceci d’une maniere figurée. La
Charlatanerie influe effectivement, non ſeulement
ſur la conduite des Voleurs, qui dupent ſouvent
les hommes par une fauſſe Oſtentation, mais
encore ſur certains Miniſtres de l’Evangile, qui
parviennent à la fortune & à la reputation par
une fauſſe Parade de Lumieres & de Pietés.
↑L’Eſprit, qu’on emploïe dans les obſcenitez,
eſt très-commun, & aiſé à attrapper : c’eſt
preſque toûjours la même choſe parmi les Auteurs Dramatiques, qui veulent abſolument faire rire, & qui remplacent, par ces ſottiſes, le
ſel comique qui doit regner dans les Comedies.
C’eſt pour cette raiſon, que l’Auteur fait rouler
cette ſorte d’eſprit en cercle. Il dit proprement
dans l’Original, que cet eſprit s’avance en ligne droite, & va toûjours dans un cercle. Peut-être
veut-il dire quelque choſe, que je n’oſe exprimer
ici, & qu’on devinera de reſte. J’ai pourtant
trouvé à propos de preferer la premierre idée
dans ma traduction. Quoi qu’il en ſoit, il a
grand raiſon de cenſurer la licence des Auteurs
Dramatiques de ſa Nation : licence ſi effrénée,
que la maniere de garder ſa contenance eſt devenuë un Art dans les formes parmi le beau Sexe Anglois.
↑Les futurs Pendus chantent des Pſeaumes en Angleterre, quand ils ſont ſur le point de
paſſer le pas.
↑Le Lecteur François n’a qu’à mettre, à la
place de ces livres, pluſieurs ouvrages du cru de
ſon terroir, qui ſont du même acabit : il trouvera
aſſez facilement, ſur-tout dans l’Etat floriſſant où
le bel eſprit eſt à préſent en France, à quoi
appliquer avec juſteſſe ce que l’Auteur va dire de la
Societé de Grubſtreet & de ſes Rivales.
↑Le College de Gresham, & le Caffé de Wills,
Aſſemblées de beaux Eſprits, qui ne ſont gueres
ſuperieurs, que par la vanité, aux Auteurs de Grubſtreet, à qui la Nation Angloiſe eſt redevable de
ſes Vaux-de-Villes, Contes borgnes, en un mot de
toutes les productions de l’eſprit du plus bas ordre.
L’Auteur va donner dans le moment quelques
échantillons de leur ſavoir-faire.
↑Moyen de faire ſortir de quelque endroit
l’air ou l’eau, par le moyen de la pompe.
↑Les François n’ont qu’à ſubſtituer à pluſieurs
de ces livres, les Ouvrages paralleles de la façon
de leurs Auteurs ; les Contes de Peau d’Ane, les Contes de Fées, le Baron de Feneſte, Tabarin, &c.
↑M. Wotton : c’eſt ſon livre ſur le ſavoir
ancien & moderne.
↑C’eſt ici une ſanglante Satyre de pluſieurs Auteurs
Mercenaires, dont Londres fourmille, &
qui, vendant leur plume au plus offrant, écrivent
tantôt pour une Faction, & tantôt pour une
autre, & toûjours avec une égale vehémence.
↑Il y a eu un temps, où en Angleterre on ſe
plaiſoit fort à donner aux livres les titres les plus
biſarres. C’eſt encore le grand goût en Allemagne.
↑Il dedioit un même livre à pluſieurs grands
Seigneurs.
↑
Les habits, c’eſt la Religion Chrêtienne ; & le
Teſtament, qui contient des préceptes ſur la maniere
de les porter, & de les conſerver, c’eſt
l’Ecriture Sainte.
↑Il y a ici dans l’Original un paſſage qu’il
n’eſt pas poſſible de mettre en François, parce
que c’eſt un badinage qui roule ſur un mot
équivoque. L’auteur dit que ce Dieu étoit
accompagné d’un Oye, & que cet animal étoit
honoré dans ſon temple comme une Divinité
ſubalterne. Or le terme Goos, Oye, ſignifie auſſi le Carreau dont les tailleurs ſe ſervent pour
aplatir les coutures. J’avertirai ici en même
tems, pour rendre plus clair le paſſage qui
ſuit, que les Anglois donnent le nom d’Enfer
à l’endroit où les tailleurs jettent les piéces d’étoffe, qu’ils trouvent bon de s’approprier, &
que nous nommons en François, par badinage,
l’œil du tailleur.
↑Une meſure de trois pieds, c’eſt l’aune Angloise.
↑Les ſubtilitez de l’Ecole, & les diſtinctions recherchées, ſont fort propres à éloigner les hommes
du bon-ſens & n’ont pas peu contribué à introduire
les abus dans la Religion Chrétienne.
↑Nœud d’Epaule eſt exprimé par Shoulder-Knot en Anglois : c’eſt dans l’original ſur la Lettre K,
qu’on ne prononce point, que roule la ſubtile diſtinction du plus grand Clerc d’entre les Freres. Il
eſt impoſſible de rendre tout ce qui ſe dit là-deſſus,
en François ; mais, pour y ſubſtituer un Equivalent, je me ſuis attaché à l’œ, qui n’eſt pas tout-a-fait utile dans le mot Nœud, qu’on peut écrire tout de même par un e ſimple,
↑L’Auteur badine ici avec tout l’eſprit imaginable ſur la Tradition ſur laquelle l’Egliſe Romaine appuie toutes les impertinences, pour leſquelles elle ne trouve pas la moindre baze dans la Révelation. Cette Tradition, quoi qu’ame qui vive ne ſache ce que c’eſt, ni ce qu’elle nous dit de bon, paſſe pourtant pour avoir une autorité égale à
celle des Livres ſacrez. Il eſt bon même, qu’elle ne
diſe rien du tout : c’eſt le moyen de lui faire
dire tout ce que l’on veut.
↑ Il eſt apparent que, par cette doublure de ſatin couleur de feu, on entend ici la doctrine
du Purgatoire, avec toutes ſes dependances, de
laquelle les livres ſacrez ne diſent rien, quoique
ce ſoit un point tres-eſſentiel. Le Paſſage du Teſtament, qui ordonue aux Freres de ſe précautionner contre le feu, fait alluſion à un paſſage
de St. Pierre, où il eſt fait mention de feu,
mais d’une maniere qui n’eſt nullement appliquable aux flammes du Purgatoire. Le Codicille, que le Frere Lettré fait ajoûter au Teſtament,
& qui, à ce qu’il dit, fut écrit par un Palfrenier
de ſon Grand-Pere, deſigne les Livres Apocryphes, qui n’ont aucune autorité. Ils commandent de prier pour les morts ; & en voila aſſez pour les mettre dans le rang des Livres ſacrez, quoiqu’ils en renverſent les Préceptes.
↑Il s’agit ici probablement de l’établiſſement du Culte des Images, que les Docteurs de l’Egliſe Romaine ſauvent par la merveilleuſe diſtinction entre dulie & latrie, deux termes compoſez de differentes lettres : & en voilà aſſez pour aller directement contre une Loi formelle de Dieu.
↑On voit aſſez qu’il s’agit ici de l’Adoration
des Saints mis à la place des Divinitez nombreuſes du Paganiſme.
↑
Ceci fait alluſion à la Protection que les Empereurs
ont accordée jadis aux Papes, qui, pour
récompenſe, ſe ſont nichez dans leur Ville Capitale,
& ont uſurpé peu à peu ces Provinces
d’Italie, dont ils ſont encore juſqu’ici Princes
Temporels.
↑Par ces oiſeaux l’Auteur entend les gens
raiſonnables, dont le but principal eſt de profiter de leur Lecture, & de s’amaſſer un tréſor de connoiſſances utiles.
↑Les anciens Comiques faiſoient précéder
leurs Pieces d’un Prologue, dans lequel ils s’efforçoient à captiver la bienveillance des Spectateurs.
La même coutume regne encore ſur le téatre Anglois.
↑Le Carreau du tailleur applanit les coutures : l’eſprit & le ſavoir du Critique conſiſte à
cacher la maniere dont il a couſu enſemble les
lambeaux de ces Lieux-Communs.
↑ Les Tailleurs rognent, & piquent : les Critiques en font autant.
↑ Citation imitée d’un Auteur illuſtre. Voyez
la Diſſertation de Bentley.
↑Déciſions appuiées ſur la temerité, ſans
être ſecondées par le ſavoir.
↑Par cette tête d’ane eſt entendu le Prêtre qui
eſt placé dans le Confeſſional, & dans l’oreille
duquel les Penitens vuident leur ſac d’ordures.
↑Il y a à Londres un Bureau d’Aſſurance,
où, pour une certaine ſomme, on fait aſſurer les
maiſons contre les dommages, qu’elles pourroient
recevoir par l’incendie. De la même maniere, le
Pape Pape a une Boutique de pardons, & d’indulgences,
pour aſſeurer les ames contre les flammes
du Purgatoire. L’Auteur fait ici mention de pluſieurs
choſes, qui ne vallent pas la peine d’être
aſſurées contre le feu, ou qui ne ſont
pas d’une Nature à avoir beſoin d’une pareille aſſurance.
Il turlupine par là la ſottiſe de précautionner
contre le feu du Purgatoire les ames, qui
ſont immaterielles, & qui par conſequent n’ont
pas beſoin d’un pareil onguent contre la brulure.
↑Les Ornemens pompeux, qui ſont un ſi beau
Spectacle dans l’Egliſe Romaine.
↑Il faut être bien lunatique, en effet, pour
donner dans des ſottiſes pareilles.
↑L’Auteur parle dans cet Article des Bulles
du Pape. On pourroit s’étonner qu’il les deſigne
par l’emblême des Taureaux ; mais, outre que la
ſingularité affectée de ſa maniere d’écrire ſuffit
pour rendre pardonnable une figure ſi peu uſitée,
le Lecteur l’aprouvera ſans doute, quand il ſaura
qu’en Anglois le mot Bull ſignifie une bulle & un
Taureau. Je n’ai pas eu l’eſprit aſſez inventif,
pour trouver en François quelque choſe d’équivalent.
↑Les Princes qui n’ont pas aſſez de Soupleſſe
pour plier ſous l’Autorité du St. Pere.
↑Henry 8. le prémier Roi qui ait ſecoué le
Joug du Pape.
↑Ceci fait alluſion aux Tax& Cancellariæ Romanæ,
où les crimes les plus affreux ſont taxez
à une legere ſomme.
↑Les pardons achetez pour une ſomme ſi
modique n’empêchent pas le Criminel, s’il eſt
ſaiſi par le Bras ſeculier, d’être pendu ou roué,
en dépit de l’Autorité Papale.
↑Le Mariage défendu aux Prêtres, & le Concubinage permis.
↑Certains Partiſans des Modernes. Fontenelle,
par exemple, prétend que nous ſommes les Anciens. Je ne ſais pas trop s’il a tort.
↑L’Auteur, quoique Partiſan zélé des Anciens, ne laiſſe pas de turlupiner vivement la prétention ridicule de ſes Collegues, qui prétendent tout trouver dans Homere.
↑Auteurs, qui ont écrit des Réveries ſur la Pierre Philoſophale.
↑Du tems de la Reformation, les nouvelles
Inſtitutions des Papes s’étoient ſi fort augmentées,
qu’on avoit de la peine à entrevoir ſeulement
la Religion de J. Chriſt à travers tout
ce Fatras.
↑Par ces Eguillettes ferrées d’argent, que
Tailleur avoit attachez à l’habit d’un double point,
& dont Martin arrache une poignée au grand
détriment de ſon pauvre Juſtaucorps, je ne doute
point qu’il ne faille entendre les grandes Charges
de l’Egliſe Romaine, qui ſont ſi lucratives,
& qui donnent tant d’attachement & de tendreſſe
pour cette Egliſe à ceux, qui poſſedent ces Charges,
& qui croyent être en droit d’y prétendre.
Luther, après avoir aboli le trafic des Indulgences
avec beaucoup de ſuccès, bannit auſſi de la Religion
le Pontificat ſuprême, & le Cardinalat ;
mais, ſa premiere chaleur étant paſſée, & voiant
que toucher aux autres Dignitez Eccleſiaſtiques c’étoit riſquer de tout perdre, il aima mieux
laiſſer les choſes à cet égard-là dans leur état,
que de ruiner de fond en comble ſon projet
de Reformation. La Reine Eliſabet a imité
cette prudence avec beaucoup de ſuccès : & il
eſt fort aparent, que ſi Calvin ſe fut ſervi de cette
Politique, qui, dans le fond, ne fait aucun mal
eſſentiel à la pureté de notre Culte, nous verrions
à préſent toute l’Europe dégagée du Joug
de ſa Sainteté.
↑Par la Broderie il faut entendre, comme j’ai
déja remarqué, la Pompe du Culte religieux.
Martin trouva à propos d’en diminuer ſeulement
l’excès, & l’abus, pour ne pas choquer les yeux
du Peuple trop acoutumez à cet éclat, pour y
renoncer ſans regrèt. L’Egliſe Anglicane en a
uſé de même : & c’eſt pour cette raiſon, que
l’Auteur en attribuë plûtôt la fondation à Martin,
qu’à Jean ; quoique, par raport aux Articles
de Foi, Jean en ſoit plûtôt le Fondateur, que
Martin.
↑Il doit paroitre d’abord ſurprenant, qu’on
atribue ici tant de Chaleur à Jean, & tant de
Flegme à Martin. Il eſt certain, que ce dernier
pouſſoit la conſtance juſqu’à l’obſtination,
& la force d’eſprit juſqu’a la ferocité. Atrox animus Catonis. Calvin, au contraire, paroiſſoit
d’un temperament plus doux ; &, d’ailleurs,
c’étoit un Genie tout autrement tranſcendant que Luther.
Mais, il étoit plus bigot ; & peut-être l’envie
de n’etre pas un ſimple Imitateur & de ſe
faire Chef de Secte l’a pu porter à faire des
Innovations, Evangeliques dans le fond, mais
imprudentes, & dangereuſes. Enfin, quel que
fût ſon naturel, pluſieurs de ſes actions avoient
le même caractere, que ſi elles étoient l’effet
d’un zèle inconſideré.
↑Fameuſe Priſon à Londres, où les nouveaux
venus ſont obligez de donner pour boire à leurs
Compagnons, s’ils ne veulent pas être maltraitez
d’une maniere afreuſe.
↑Dans une autre Setion cette matiere est
traitée d’une maniere fort étenduë.
↑L’Auteur a ici en vuë les differentes ſortes
des Nonconformiſtes.
↑Ceux, qui ont lu les Fables, ſavent que Cacus,
fameux Brigand, aïant volé les Bœufs d’Hercule,
les tira vers ſa Caverne à réculons afin
que ce Heros ne les put pas trouver en ſuivant
leurs traces mais, Hercule s’apperçut bientôt de
cette fineſſe ; ce qui dans le fond n’étoit pas fort
difficile, ſur-tout étant aidé par les mugiſſemens
de ſes taureaux.
↑Dans les plus fameuſes Bibliotheques d’Angleterre les livres ſont enchainez.
↑Il ſervira à la fin à alumer des pipes à Tabac
& à s’évaporer en l’air.
↑C’eſt, ſi je ne me trompe, Herodote, qui
s’exprime ainſi, pour d’écrire la quantité de nége,
qui tombe dans les Païs Septentrionaux.
↑Par Æoliſtes l’Auteur entend les Quaquers, Moliniſtes, Pietiſtes, Quietiſtes, & autres Fanatiques, qui détruiſent la Raiſon, pour mettre à
ſa place une prétendue Inſpiration.
↑Ceux qui ſont initiez dans les Myſteres du
grand œuvre.
↑Les Philoſophes ont doué l’homme de trois
Ames, la vegetative, la ſenſitive, & la raiſonnable.
Les Fanatiques y ont ajouté l’Ame ſpirituelle.
Et de ces quatre, qui répondent aux quatre Points Cardinaux du Vent, ils ont tiré une Quinteſſence, qu’ils nomment dans leur jargon, la Lumiere interieure, la Vie interieure.
↑Ce mot Grec ſignifie effectivement Obſcurité. C’eſt une alluſion à l’Ecoſſe, qui eſt au Nord
de l’Angleterre, & le centre des Presbyteriens,
qui donnent le plus dans le Fanatiſme.
↑Ce ſont les Chaires ſans ornement à la Presbyterienne.
↑Ce Prince eſt Henry IV. qui, peu de tems avant ſa mort, fit tous ces Préparatifs dont l’Auteur parle. On les attribua aux deſſeins les plus
vaſtes, qui ſont dépeints ici ; mais, l’Auteur oublie un des Projets qu’on attribue à ce Grand
Roi ; c’étoit d’établir une Paix perpetuelle dans
le Monde, en mettant tous les états de l’Europe
dans certaines bornes. C’eſt ce deſſein, qui dans
nos jours a donné naiſſance à un Livre très-curieux, qui établit toutes les Maximes neceſſaires,
pour parvenir à un but ſi ſouhaitable, & qui s’efforce d’applanir toutes les difficultez, qui pourroient s’y oppoſer. Cet Ouvrage merite d’être lu
avec la plus grande attention. Quand il ſeroit
deſtitué de ſolidité, ce que perſonne juſqu’ici n’a
entrepris de faire voir, il nous donneroit toûjours
la Chimere la mieux formée qu’on puiſſe s’imaginer. Il eſt de l’Abbé de St.Pierre,
↑Des gens, qui raffinoient moins ſur les projets
de Souverains, ont debité, que la cauſe de tous
ces Préparatifs étoit la Princeſſe de Condé, qui
avoit donné de l’amour à ce Monarque ſuſceptible, & qui, pour mettre ſon honneur à l’abri
de ſes pourſuites, s’étoit retirée dans les Païs-Bas
Catholiques. Ils prétendent, que ſon Amant
avoit ramaſſé toutes ces forces redoutables, pour
conquerir cette Maîtreſſe cruelle, en l’arrachant
d’entre les mains des Eſpagnols. Le grand deſſein dont je viens de parler, & ce Projet bas &
mépriſable, ne ſont pas incompatibles dans le
fond.
↑Ce choc des opinions pointues, unies, rondes, quarrées, eſt fort inutile dans cette Allégorie ; n’en déplaiſe aux Admirateurs de cet Ouvrage, parmi leſquels je me range très-volontiers. Ce n’eſt pas le ſeul endroit où l’imagination de l’Auteur s’écarte de la juſteſſe d’eſprit, à force d’outrer les choſes.
↑Ce Jean de Leyden étoit un Tailleur, qui ſe fit Chef d’une Secte de Fanatiques, dans le commencement de la Réformation. Soutenu d’une troupe nombreuſe de ſes partiſans, il s’empara
de la Ville de Munſter, & prit le titre de Roi : il
y ſoutint le Siege, avec beaucoup d’opiniatreté ; mais, la Ville étant priſe à la fin, il fut puni de mort, comme ſon Fanatiſme ambitieux l’avoit très bien merité.
↑C’étoient dans ce tems les Chiens à grand Collier dans la Chambre des Communes.
↑ Qu’on en faſſe un Avocat. La Sale de Weſtmunſter eſt le lieu où l’on plaide : les jeunes Juris-Conſultes, qui frequentent cet endroit, y
vont d’ordinaire quatre à quatre dans un fiacre,
qui leur coute 3 ſols à chacun.
↑Cet article fait alluſion aux gros Negocians,
Quacres & Presbyteriens, auſſi graves dans leur
contenance, & réguliers dans l’exterieur de leur
conduite, qu’avides de Gain, & atachez à l’Argent.
↑L’Auteur ne s’explique point clairement ici. Si j’oſois hazarder une conjecture, je devinerois que le Caractere de cet Habitant de l’Hopital des Fous fait alluſion à quelque Favori qui l’orgueil avoit fait tourner la tête.
↑Cette belle Aigrette eſt le Titre de Défenſeur de la Foi, que Henri VIII. n’a pas laiſſé de porter, lors même qu’il eut ſecoué le Joug du Pape, & dont les Succeſſeurs font encore parade aujourd’hui.
↑Anne Boulen, cauſe de la rupture fameuſe entre ce Roi & le Pape.
↑La Perſecution de Henri VIII., également
furieuſe contre les Proteſtans, & contre ceux
qui ne vouloient pas reconnoitre ſa Suprematie
au lieu de celle du St. Pere.
↑C’eſt le jeune Edouard, Prince, qui avoit de
fort bonnes inclinations, mais qui ne regna pas
aſſez long-tems pour faire le bonheur de ſes
Peuples.
↑C’eſt la Reine Marie, Femme de PhilippeII.
Roi d’Eſpagne, fort attachée au St. Siege, & perſecutrice cruelle des Proteſtans.
↑Il arrive aſſez ſouvent, que des Prêtres Papiſtes, & ſur-tout des Jéſuites, ſe mêlent parmi
le Clergé Anglican ; & que, faiſant profeſſion de
la Religion Proteſtante, ils ne négligent rien,
pour ſapper ſourdement l’Etat & l’Egliſe.
↑Aſſemblées differentes de Savans, & de Beaux-Eſprits.
↑Ce ſont quelques Expreſſions miſterieuſes des Adeptes.
↑Il a fait un Livre ſur cet Art merveilleux appellé Anima Magica abſcondita.
↑J’avoue qu’il n’en eſt pas ainſi à mon égard.
Le commencement de cette Digreſſion s’entend
de reſte : mais, ce Cavalier, qui galoppe par la
Ville, qui s’attire les yeux du Peuple, & l’aboiement des Chiens, tout cela eſt un miſtère
pour moi ; & j’en laiſſe l’explication aux adeptes,
ou aux Commentateurs de profeſſion,
↑ Il y a un bon nombre de Dévots ſuperftitieux, qui ont une venération particuliere pour
la figure exterieure de la Bible, à l’imitation
des Mahometans, qui témoignent le plus profond reſpect pour leur Alcoran.
↑Il eſt certain, qu’il y a des Chrétiens aſſez fous, pour ne trouver rien de litteral dans la Bible, & pour chercher des Myſteres dans les Recits les plus ſimples. Tel eſt un Profeſſeur fameux dans nos Provinces, qui a fait un gros Livre, pour prouver que tous les Miracles de Jeſus-Chriſt ſont autant de Types. D’autres Extravagans cherchent dans les Livres ſacrez la Recepte
de la Pierre Philoſophale ; & d’autres, moins groſſiers dans leur Folie, Me. Dacier par exemple,
les regardent comme un Traité de Rhetorique. Il
y en a même, qui y cherchent leur bonne avanture, en conſultant à l’ouverture du Livre le premier paſſage, qui s’offre à leurs yeux, de la même maniere que les Païens cherchoient leur ſort futur dans Virgile. Ce qu’on appelloit Sortes Vigiliana.
↑Rien au monde n’eſt plus ridicule que
l’affectation de ce jargon dévot, qui exprime les
choſes les plus ordinaires de la vie par des termes empruntez de l’Ecriture Sainte, qui certainement ne nous eſt pas donnée pour cet uſage-là. D’ailleurs, il n’y a aucune bonté réelle, aucune ſainteté, dans ces expreſſions. C’eſt leur ſens, qui eſt ſacré & utile. Il s’enſuit de-là,
que la profanation n’eſt pas tout-à-fait auſſi commune, que le croient les bigots.
↑L’Auteur tourne ici en ridicule certains
Saints mauſſades, qui trouvent du crime à tenir
leur Vaiſſeau propre ; & qui s’imaginent, que la
Sainteté eſt incompatible avec la complaiſance
de s’habiller comme le reſte du Genre-humain.
Ils feroient bien de ſonger qu’il y a plus d’orgueil à ſe diſtinguer des hommes de ce côté-là,
qu’à ſe confondre avec eux. Un Philoſophe
dit un jour à Diogene, qu’il voïoit ſon cœur orgueilleux au travers de ſes habits déchirés.
↑Il y a des Sectes, qui trouvent du crime à prier Dieu en ſe mettant à table.
↑Ce Paſſage fait alluſion à la chaleur du Zele,
que les Devots s’efforcent d’entretenir dans une
vivacite perpetuelle.
↑Toutes les perſonnes, qui admettent la Prédeſtination dans toute ſa rigueur, n’en tirent pas
des Conſequences également impertinentes. Il y
en a qui croïent, que les Décrets de Dieu ne doivent pas nous empêcher d’agir en Etres raiſonnables, & de nous déterminer vers le parti, qui
nous paroit le meilleur ; mais, d’autres abjurent
entierement l’excellence de leur Nature, & s’imaginent, qu’il y a de la Vertu, & de la Sageſſe,
à ſe conduire en ſimples Machines, & à ſe liever
d’une manicre purement paſſive à l’Action de la
Divinité.
↑Ceux de l’Egliſe Anglicane accuſent les
Presbyteriens d’être ennemis de l’Ordre dans le
Culte.
↑C’eſt une piéce monſtrueuſe de Pierres entaſſées ſans ordre avec des peines infinies, ſans
qu’on en puiſſe deviner le but.
↑Rien n’eſt plus ordinaire aux Devots de
profeſſion, que de couvrir leurs mauvais deſſeins du voile de la pieté ; & ils ne ſont jamais
plus à craindre, que lorſqu’ils ſont dans les plus
grands accès de leurs extaſes devotes. On dit
que Cromwel, fameux Partiſan de Jean, ſe ſervoit quelquefois d’une Ruze aſſez particuliere,
pour duper les Ambaſſadeurs, Eſpions privilegiez des Souverains. Quand il ſavoit, que quelqu’un de ces Meſſieurs étoit dans ſon Antichambre pour avoir Audience, il ſe metoit à prier
tout haut le bon Dieu, avec toute la ferveur poſſible, de favoriſer tel ou tel deſſein. Le pauvre
Ambaſſadeur, ne croïant pas qu’un homme fût
capable de ſe moquer du Ciel, pour mieux tromper les hommes, ne manquoit pas de donner dans
le Panneau ; &, par-là, ſon Maitre, ſe précautionnant contre un Projet chimerique, ſe rendoit incapable de prévenir les veritables deſſeins de cet
illuſtre Fourbe.
↑Les Dévots ſont d’ordinaire ſujets aux fantaiſies les plus biſarres : ils croïent ſe ſanctifier, par des manieres diametralement opoſées à celles des autres hommes.
↑Il n’y a point de gens plus cruels, en general, que ceux qui ſe couvrent du maſque de
la Devotion. Toûjours prêts à proſcrire, & même
à damner éternellement, ceux qui n’adoptent, ni
leurs ſentimens, ni leurs manieres.
↑Ceci réflechit ſur ces tons de voix lamentables, & ces cris ridicules, dont pluſieurs Prédicateurs devots touchent les ſens de leurs auditeurs, au lieu de convaincre leur raiſon par de bonnes preuves.
↑Certains Devots, partiſans de Jean, ont la Muſique en horreur, comme la plus affreuſe mondanité ; quoi que rien au monde ne ſoit plus innocent : ils la trouvent ſur-tout abominable dans le Culte religieux.
↑Ce ſont tous des lieux, où il ſe fait un bruit auſſi grand, que deſagréable.
↑Les Presbyteriens ont une haine furieuſe
contre toutes ſortes de peintures expoſées dans les
Egliſes, dans quelque vue que ce ſoit.
↑Cet endroit paroit un peu obſcur ; je crois
l’entendre pourtant. Certains Devots, pieux par
grimace, & réellement criminels, comme les
Phariſiens, ſe croïent nettoïer de leurs défauts,
par des jeunes, & des penitences exterieures,
qui, ne venant pas d’un bon principe, & étant
mêlées d’Hypocriſie, deviennent des crimes elles-mêmes. De cette maniere, le Devot devient plus
ſale, à force de ſe laver.
↑Ce ſont les Sermons, dont quelquefois la Rhetorique eſt un mélange de chaleur, d’aigreur, & de douceur.
↑Tout le monde connoit les Soupirs & les Gemiſſemens continuels des Bigots. On diroit que ces
gens-la prennent la vertu pour une diſpoſion étrangere de l’ame, qui lui donne la torture. Ce
qui eſt très-faux, ſur-tout par raport à une Pieté avancée. Elle met l’ame dans ſon plus haut
degré de perfection ; &, lui faiſant ſentir fortement
l’excellence de la nature, elle doit la remplir de
ſatisfaction & de joye : elle doit même répandre
la tranquillité, & le contentement, dans tout
l’exterieur.
↑ Le faux Zêle porte ſouvent les Devots à s’expoſer ſans néceſſité à la Perſecution, contre la premiere loi de la nature, qui eſt le principe de toute la morale & contre les ordres expres de notre Sauveur. La Vanité a ſouvent beaucoup de part à cette conduite. C’eſt un beau titre, que celui de Martir de la Verité, c’eſt un titre fort flatteur ; mais, le nombre de ceux qui le meritent eſt bien petit.
↑Il n’eſt pas rare de trouver des gens, qui ſe
vantent de ce qu’ils ont ſoufert pour l’Egliſe, &
qui par-la veulent ſe faire conſiderer, comme les
grands boulevards de la Religion.
↑Il eſt certain que les Papiſtes, & les Presbyteriens, ſe contrecarrent avec plus d’affectation, que les mêmes Papiſtes, & les autres Sectes d’entre les Proteſtans. Cependant, leur pieté eſt plus ſemblable quelquefois, qu’ils ne penſent : ils ſont fort étroitement unis par une certaine Devotion Monachale, par le Quiétiſme, par les Auſteritez, & par ces marques exterieures de pieté, qui ſont le vrai Phariſéiſme. N’oublions pas l’Intolerance, qui eſt auſſi incompatible avec une Vertu raiſonnée qu’inſéparable de la Bigotterie.
↑Les Devots ont bien ſouvent un air aſſez ſemblable à celui d’un homme conſtipé ; & ils mettent une Dévotion toute particuliere dans une certaine tournure afreuſe, qu’ils ſavent donner à leurs yeux.