Le Conte du tonneau/Tome 1/01

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 52-77).


LE CONTE
DU
TONNEAU

SECTION I

Introduction.


QUiconque a l’ambition de ſe faire entendre dans une grande preſſe eſt obligé de pouſſer, de remuer les coudes, & de grimper juſqu’à ce qu’il puiſſe s’élever à un certain dégré de hauteur au-deſſus de la multitude.

Or, toutes les Aſſemblées, quelques ſérrées qu’elles ſoient, ont cette propriété particuliere, qu’il y a de la place de reſte au-deſſus d’elles. La difficulté eſt d’y parvenir ; puiſqu’il eſt auſſi mal aiſé de gagner le deſſus ſur le vulgaire, que de ſe tirer des Enfers.

– – – – – – – – – Evadere ad auras,
Hoc Opus, hic Labor eſt.

Pour y réuſſir pourtant, les Philoſophes de tous les âges ont pris le parti d’ériger certains édifices dans l’air ; mais, malgré la réputation dont ces ſortes de batimens ont été de tout tems en poſſeſſion, je crois (en ſoumettant mes lumieres à celles des autres) que tous, ſans en excepter le pannier ou ſe ſuſpendit Socrate, pour faciliter ſes Meditations, ont été ſujets à deux inconveniens. Premierement, leur baze étant poſée trop haut, ils ont été d’ordinaire hors de la portée des yeux, & toûjours hors de la portée des oreilles : en ſecond lieu, leurs matériaux étant de leur nature fort[1] tranſitoires ont toûjours ſouffert beaucoup des injures de l’air, ſur-tout dans nos païs ſituez du côté du Nord-Oueſt.

Pour ſurmonter ces obſtacles, nos ancêtres ont trouvé bon dans leur grande ſageſſe, afin d’encourager tous les avanturiers, qui aſpirent à l’élevation dont il s’agit, d’inventer trois Machines de Bois, très-utiles pour tous ceux qui veulent parler ſans être interrompus : ce font la Chaire, l’Echelle, & le Théatre ambulant[2].

Pour ce qui regarde le Barreau, quoiqu’il ſoit de la même matiere, & deſtiné au même uſage, on ne ſauroit cependant lui attribuer avec juſtice une quatriéme place ; parce qu’il eſt à rès de chauſſée avec l’Auditoire, & par-là ſujet à une interruption collaterale [3] Le Tribunal lui-même, quoique placé dans une hauteur convenable, brigueroit en vain cet honneur ; car, ſi l’on veut remonter à ſon Origine, on reconnoitra ſans peine, que l’uſage, auquel on le deſtine à préſent, répond avec une parfaite exactitude à ſon inſtitution primitive, & que l’un & l’autre ont une conformité entière avec l’Etymologie du mot[4] Il Vient de la Langue Phenicienne, dans laquelle il eſt très-ſignificatif, puiſqu’expliqué à la lettre il déſigne un lieu deſtiné au ſommeil. Sa ſignification ordinaire parmi nous ne s’éloigne pas trop de ce ſens original : car, ce terme de Tribunal exprime parmi nous un ſiége duëment renverſé, & fourni de couſſins, pour la commodité de membres gouteux & affoiblis par l’âge ;

Senes ut in otia tuta recedant.

Rien dans le fond n’eſt mieux entendu, & plus juſte : il eſt naturel que ceux, qui, dans leur jeuneſſe ont parlé long-tems, pendant que les autres dormoient, aïent la permiſſion de dormir à leur aiſe auſſi long-tems que les autres babillent.

D’ailleurs, quand il me ſeroit impoſſible de trouver la moindre raiſon ſolide, pour bannir le Barreau & le Tribunal de la liſte des Machines Oratoires, il me ſuffiroit, pour leur donner l’excluſion, que je ne veux pas m’écarter d’un certain nombre que j’ai reſolu d’établir dans toutes mes Diviſions, en dépit de tout ce qu’il en pourra coûter à mon bon ſens. Je ne ferai qu’imiter là-dedans pluſieurs Philoſophes, & autres génies ſublimes, qui s’attachent avec paſſion à un certain Nombre myſtique, que leur imagination a conſacré à un tel point, qu’ils forcent la Raiſon à lui trouver place dans chaque partie de la Nature. Ils y reduiſent, ils ajuſtent, chaque genre, chaque eſpéce : ils en joignent quelques-uns enſemble, en dépit d’eux & de leur dents ; & ils exilent de leur Syſtême ceux qui ne veulent abſolument pas ſe ſoumettre à un enchainement pareil. Pour moi, c’eſt le Nombre Trois, c’eſt ce nombre profond, qui a toûjours occupé mes contemplations les plus ſublimes, & qui m’a dedomagé de mes penibles recherches, par des delices infinies. Auſſi, le public verra-t-il bien-tôt ſortir de la preſſe[5] mon Eſſay de Panegyrique touchant ce Nombre. Je me flatte d’y avoir demontré, par les preuves les plus convaincantes, que tous les Sens & tous les Elemens doivent être rangez ſous les étendarts de ce Nombre Sacré ; & déja j’ai cauſé une terrible deſertion parmi tous ceux qui ont affecté juſqu’ici de ſuivre la banniere de ſes deux rivaux, Sept & Neuf. Je retourne à mon ſujet.

De ces Machines Oratoires, la premiere en élevation, auſſi bien qu’en dignité, c’eſt la Chaire. Il y en a differentes ſortes dans notre Ile ; mais, celles que j’eſtime uniquement ſont faites d’un bois coupé dans la Forêt Calydonienne[6]. Plus elles ſont veilles, & meilleures elles ſont, à cauſe de la direction du Son, & pour d’autres raiſons qui ſeront mentionnées : dans le moment. Leur degré de perfection, par rapport à la taille & à la figure, conſiſte, à mon avis, à être extrêmement étroites, & deſtituées de tout ornement. Il eſt bon même, qu’elles n’ayent pas une eſpece de Dais au deſſus d’elles ; car, ſelon la regle ancienne, ce doit être le ſeul vaiſſeau découvert, dans toutes les Aſſemblées où l’on en fait un legitime uſage. De cette manière, elles auront une reſſemblance aſſez grande avec un Pilori ce qui leur donnera une influence eſſicace ſur les oreilles humaines.

La ſeconde Machine en queſtion, c’eſt l’Echelle, ſur laquelle je ne m’étendrai pas. Les étrangers même ont remarqué, à la gloire de notre Patrie, que nous, ſurpaſſons tous les peuples par rapport à l’intelligence, & au veritable uſage, de cette Machine.

Les Orateurs, qui s’y élèvent par dégrez, n’obligent pas ſeulement leur auditoire par la charmante manière dont ils débitent leurs Harangues ; ils favoriſent même tout le monde en les rendant publiques de bonne heure, avant que de les prononcer.


Tom. I pag. 58.
Tom. I pag. 58.



Je regarde ces diſcours comme le treſor le plus choiſi de notre éloquence Britannique : & j’apprends avec joïe, que notre digne Citoyen & Libraire, le Sieur Jean Dutton, en a fait une fidelle & penible Collection, qu’il a deſſein de publier au premier jour en douze volumes in folio enrichis de figures ; Ouvrage, auſſi curieux qu’utile, & digne de la main qui nous le communique.

La derniere Machine des Orateurs eſt le Théatre ambulant, dreſſé avec beaucoup de ſagacité, ſub Jove pluvio, intriviis, & quadriviis. C’eſt le grand ſeminaire des deux autres[7] : & les Orateurs, qui y montent, ſont quelque-fois admis à figurer ſur la premiere, & quelquefois ſur la ſeconde, ſelon leur different mérite ; la liaiſon, qu’il y a entre ces trois Machines, étant auſſi étroite : qu’il eſt poſſible de ſe l’imaginer.

Il paroit évidemment, par ce que je viens de dire, que l’élevation du lieu eſt abſolument requiſe pour s’attirer l’attention du public : mais, quoique tout le monde convienne du fait, les opinions ſont fort diférentes ſur la cauſe ; & je penſe, quant à moi, que peu de Philoſophes ont eu le bonheur de trouver une explication aiſée & naturelle de ce Phénomêne. Voici celle qui me paroit la plus profonde, & la mieux ſuivie.

L’air étant un corps peſant, &, par conſequent, ſelon le Syſteme d’Epicure, tendant toûjours vers la terre, doit indubitablement deſcendre avec plus de force, quand il eſt chargé de paroles, autres corps d’un poids conſiderable, comme il paroit évidemment par les profondes impreſſions qu’elles font ſur nous. Il ſuit de-là, que ces paroles doivent être répanduës d’une hauteur ſuffiſante, ſi l’on veut qu’elles parviennent à leur but, & qu’elles tombent avec aſſez de force.

Corpoream enim vocem conſtare fatendum eſt,
Et ſonitum quoniam poſſunt impellere ſenſus. Lucret : lib. 4.

Cette raiſon acquiert encore un nouveau dégré de force par une obſervation très-commune ; ſavoir que, dans tous les auditoires des differentes eſpéces d’Orateurs, la nature elle-même enſeigne à ceux qui compoſent l’Aſſemblée, à ſe tenir la bouche ouverte, dans une poſition parallele à l’horiſon, de maniere qu’ils ſont coupez par une ligne perpendiculaire qui tombe du zenith vers le centre de notre globe. Dans cette ſituation, ſi l’Aſſemblée eſt compacte & ſerrée comme il faut, rien ne ſauroit tomber à terre, & chaque Auditeur emporte chez ſoi ſa portion de la Harangue.

Il faut avouër, qu’il y a quelque choſe de plus rafiné encore dans l’Architecture des Batimens modernes deſtinez aux Ouvrages Dramatiques. Premierement, le Parterre s’abbaiſſe devant le Theatre, afin que, ſelon nos Remarques précédentes, toutes les matieres de poids qui ſe répandent de-là, qu’elles ſoient or, ou plomb, puiſſent tomber tout droit dans les machoires de certains animaux nommez Critiques, qui les attendent la gueule béante, pour les devorer.

Les Loges, qu’en faveur des Dames on a placées de niveau avec le Théatre, ſont arrangées en cercle, parce qu’on a obſervé que cette grande doze d’eſprit, qu’on emploïe à exciter parmi le beau Sexe certaines démangeaiſons, ſuivent ordinairement une route circulaire[8].

Certains ſentimens langoureux, &certaines penſées minces & étiques, s’élevent tout doucement par leur extrême légéreté juſqu’à la moïenne region de la ſale ; & là elles ſe gêlent par le moïen de l’entendement froid des habitans des ſecondes loges.

Le Galimathias & la Boufonnerie, qui ſont encore d’une plus grande legereté, montent avec aſſez de précipitation au deſſus de l’air qui eſt plus peſant, & ſe perdroient certainement dans la voute, ſi le prudent Architecte n’avoit pas eu la précaution d’y pratiquer un quatriéme étage, appellé le Paradis, & ſi l’on n’y avoit placé une Colonie bigarrée, qui les arrête dans leur paſſage, & qui s’en ſaiſit avec ardeur.

Le Lecteur ſaura, que ce Syſteme Phyſico-Logical des Machines Oratoires cache de grands Miſtéres, & que c’eſt un type, un ſigne, une embleme, une ombre, un ſimbole, qui a une analogie exacte avec la République des Auteurs, & avec les meſures qu’ils doivent prendre pour s’élever au deſſus du vulgaire.

Par la Chaire, doivent être entendus les Ecrits des Saints modernes de la Grande Bretagne ; écrits ſpiritualiſez, épurez, debaraſſez de la craſſe des ſens & de la raiſon humaine. Le bois pourri doit être, comme j’ai dit, la matiere de cette machine, pour deux raiſons ; premierement, parce que le bois pourri a la qualité d’éclairer dans les tenebres ; & en ſecond lieu, parce que les cavitez en ſont remplies de vers : deux types, qui, maniez avec l’addreſſe ordinaire des Commentateurs, ſignifient clairement les deux qualitez principales requiſes dans l’Orateur, & les deux Deſtinées qui attendent ſes Ouvrages.

Pour l’Echelle, c’eſt un ſymbole naturel de la Faction, & de la Poëſie, auxquelles un ſi grand nombre de perſonnes illuſtres ſont redevables de leur réputation. Elle eſt le ſimbole de la Faction, parce que…

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Hiatus in MS. ❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋
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Elle eſt le ſimbole de la Poëſie, parce que les Orateurs de cette eſpece finiſſent toûjours leur Harangue par une Piece de Poëſie[9], qu’ils montent les dégrez de cette machine avec lenteur, & que le Sort les précipite du haut en bas long-tems avant qu’ils en aïent gagné le ſommet. Enfin, l’Echelle eſt un type de la Poëſie, parce qu’on parvient d’ordinaire à ce poſte de diſtinction, par un tranſport de proprieté, & en confondant le mien & le tien[10].

Par le Théatre ambulant, ſont dépeintes toutes les productions de l’eſprit, qui ont une relation particuliere avec le divertiſſement des mortels. Telles ſont ces Pieces aimables intitulées, De l’Eſprit à deux liards ; Groteſques de Weſtmunſter ; Contes facetieux ; Les parfaits Railleurs, & d’autres ſemblables [11]. C’eſt par elles, que les Ecrivains de Grubſtreet ont depuis quelques années ſi noblement triomphé du tems, qu’ils ont coupé ſes ailes, rogné ſes ongles, limé ſes dents, émouſſé ſa ſaux, & reculé ſon fatal Clepſydre.

C’eſt dans le Catalogue de ces fameux Ouvrages, que j’ai la preſomtion d’enregiſtrer ce livre-ci, aïant eu depuis peu l’honneur d’être choiſi membre de cette ſocieté ſi vantée.

Je ne ſai que trop les pernicieux deſſeins qui ont été machinez dans ces dernieres années contre cet illuſtre corps, par deux ſocietez nouvellement érigées, qui ont fait tous leurs efforts, pour tourner nos Auteurs en ridicule, comme indignes du rang qu’ils occupent dans la République des Lettres. Ceux, qui en ſont coupables, aprendront d’abord par leur propre conſcience, que c’eſt eux, que j’indique. Le public n’a pas été Spectateur aſſez indifferent de leurs jaloux projets pour ſoufrir avec patience que les Academies de Gresham, & de Wills[12], fondent leur reputation ſur la ruine de la nôtre. Notre douleur devient plus ſenſible & plus violente, quand nous conſiderons leur procedé à notre égard, non ſeulement comme injuſte, mais encore comme ingrat, & contraire à la nature même. Le monde peut-il oublier, ces corps peuvent-ils oublier eux-mêmes, quand nos annales ne ſeroient pas auſſi formelles là-deſſus qu’elles le ſont, que l’un & l’autre ils ſont des pepiniéres que nous avons, non ſeulement plantées, mais encore arroſées ?

On m’a informé que ces deux rivaux ont dreſſé les préliminaires d’une ligue contre nous, & qu’ils ont reſolu d’unir leurs forces, pour nous defier, par un Cartel, d’entrer avec eux dans une comparaiſon de Livres produits de part & d’autre, tant par rapport au nombre qu’à l’égard du poids. Comme notre Préſident m’a chargé de leur répondre, je vais m’en acquitter ici. En premier lieu, je ſoutiens que leur propoſition reſſemble à celle, qu’Archimede fit dans un cas moins important, & que l’exécution en eſt abſolument impoſſible. Ou trouver des balances d’une capacité aſſez vaſte pour peſer ces volumes de part & d’autre ? Quel Arithméticien ſera aſſez audacieux, pour entreprendre d’en calculer le nombre ? En ſecond lieu, je dis que nous acceptons le défi, à condition, qu’on nous déſigne une perſonne impartiale, pour décider à quelle ſocieté chaque livre, chaque traité, & chaque brochure, doivent être attribuez. La déciſion n’en eſt rien moins que facile. Nous ſommes prêts à produire un Catalogue de pluſieurs milliers de volumes, ſur leſquels notre Corps a un droit inconteſtable, & que pourtant certains Auteurs revoltez ont l’audace d’approprier à nos ennemis. Ce ſeroit donc à nous une imprudence impardonnable de reconnoître pour nos Juges ces mêmes Auteurs, dans un tems où les cabales & les intrigues de nos adverſaires ont cauſé une revolte ſi generale contre nous, que les plus intimes amis, qui nous reſtent encore, ſe tiennent éloignez de nous, comme s’ils avoient honte de nous connoître.

Voilà tout ce que je ſuis autoriſé à dire ſur un ſujet ſi mortifiant & ſi melancolique. Nous ne ſommes nullement portez à nourrir une haine, qui pourroit être également fatale à tous les partis, & nous aimerions beaucoup mieux que ce different fût accommodé à l’amiable. Notre corps eſt tout prêt à recevoir à bras ouverts ces deux enfans prodigues, pourvu qu’ils renoncent à leurs Proſtituées & à manger avec les Cochons, je veux dire, à leurs indignes occupations ; &, comme un pere indulgent, il ne manquera pas de leur rendre la tendreſſe, & ſa benediction. Après l’inconſtance de toutes les choſes ſublunaires, rien n’a plus decredité les productions de notre ſocieté, que ce tour d’eſprit ſuperficiel, qui regne generalement parmi les Lecteurs de cet âge, qui ſont trop indolens pour creuſer dans les entrailles des matieres.

La Sageſſe pourtant eſt un Renard, à qui ſouvent on donne en vain la chaſſe, ſi on ne le force pas à ſortir de ſa tanniere ; c’eſt un Fromage, qui eſt d’autant meilleur, qu’il eſt couvert d’une croute épaiſſe, coriaſſe, & dégoutante ; c’eſt du Chocolat, qui devient plus excellent à meſure qu’on approche du fond. La Sageſſe eſt une Poule, dont il faut eſſuïer le chant deſagréable, parce qu’il eſt ſuivi d’un œuf : elle reſſemble à une noix, qui, ſi elle n’eſt pas choiſie judicieuſement, peut vous couter une dent, & ne vous païer que d’un ver.

C’eſt conformement à ces veritez, que nos ſages Grubéens[13] ont toûjours voulu conduire leurs préceptes vers notre eſprit dans le Vehicule des fables & des types. Peut-être les ont-ils plus ornées quelque fois, qu’il étoit neceſſaire ; & par-là ces Vehicules ont eu le ſort de ces Caroſſes ſi bien peints & dorez, dont l’éclat éblouït tellement les Spectateurs, qu’ils ne remarquent pas ſeulement celui qui en occupe le fond. Nous nous conſolons pourtant de ce malheur, parce qu’il nous eſt commun avec Pitagore, Eſope, Socrate, & pluſieurs autres de nos illuſtres Prédéceſſeurs.

Neanmoins, afin que, ni le public, ni nous, ne ſoufrions pas davantage de ce défaut de pénétration, je me ſuis laiſſé vaincre par l’importunité de quelques amis ; & j’ai reſolu d’entreprendre une Diſſertation laborieuſe ſur les principales productions de notre Societé, qui, ſous un exterieur aſſez brillant pour contenter un Lecteur ſuperficiel, ont envelopé les plans les plus finis de tous les Arts & de toutes les Sciences. Je me fai fort de les expoſer aux yeux des Curieux ; &, s’ils ſont trop embaraſſez dans leurs enveloppes, je ſaurai bien les en tirer par le moyen de l’inciſion, ou de l’exantlation[14].

Il y a quelques années, qu’un de nos plus habiles Membres entreprit cet Ouvrage important. Il commença par l’Hiſtoire de Maître Renard ; mais, il ne vécut pas aſſez long-temps, pour publier un traité ſi utile, ni pour aller plus loin dans un ſi grand deſſein. On ne ſauroit trop regretter ce grand homme, ne fut-ce que pour la découverte qu’il avoit faite ſur ce ſujet, & communiquée à ſes amis. La ſolidité n’en eſt conteſtée à préſent par aucun Savant de quelque Reputation ; & perſonne ne doute que ladite Hiſtoire ne contienne un Corps complet, ou plutôt une Revelation, une Apocalypſe, de tous les Secrets de la Politique.

Pour moi, j’ai pouſſé cette entrepriſe beaucoup plus loin, ayant déja mis la derniere main à mes Commentaires ſur pluſieurs douzaines de Traitez d’une pareille force. Je crois obliger le Lecteur, en lui en donnant ici quelques idées ſuffiſantes pour le mettre au fait.

La premiere Piece[15], à laquelle je me ſuis attaché, c’eſt le petit Poucet, dont l’Auteur étoit de la Secte de Pythagore. C’eſt un traité ténébreux, qui contient tout le plan de la Metampſicoſe, & qui conduit l’ame dans toutes ſes differentes revolutions.

Le ſecond eſt le Docteur Fauſtus, écrit par Artephius, un Auteur bonæ notæ & un adepte. Il le publia dans ſa neuf-cent-quatre-vingt-quatriéme année. Ce Sage procede entierement par la voye de la réincrudation, ou par la voye humide. Le Mariage entre Fauſtus & Helene ne ſert qu’à répandre du jour ſur la fermentation du Dragon mâle, & du Dragon femelle.

Whittington & ſon Chat eſt l’Ouvrage du miſterieux Rabbin Jehuda Hannaſi, contenant la défenſe de la Guemara de la Miſna de Jeruſalem, & prouvant ſa ſuperiorité ſur celle de Babilone, contre l’opinion reçuë.

La Biche & la Panthere. C’eſt le Chef-d’œuvre d’un fameux Savant[16] qui exiſte encore : le but de cet ouvrage eſt de nous donner un extrait fidéle de ſeize mille Auteurs Scholaſtiques, depuís Scot juſqu’à Bellarmin.

Le Flacon de Gregoire. C’eſt une Piéce qu’on ſupoſe être de la même main, & qu’on regarde comme un Suplément du Traité qui precede.

Le Sage de Gotham, cum Appendice. C’eſt-là veritablement un Traité d’une érudition immenſe : on peut l’apeller la ſource originale de ces argumens, qu’on pouſſe à préſent avec tant de vigueur, en France & en Angleterre, pour défendre le ſavoir & l’eſprit des Modernes, contre la préſomption, l’orgueil, & l’ignorance des Anciens. Cet Auteur a tellement épuiſé cette matiere, que tout ce qu’on a écrit là-deſſus depuis ne ſauroit paſſer que pour pure repétition, chez un Lecteur un peu pénétrant. Un Membre diſtingué de notre Societé a publié depuis peu un Abregé de cette excellente Piece[17].

Ces petits échantillons ſuffiſent, pour faire entrer le public dans le goût de tout l’Ouvrage : il occupe à préſent toutes mes penſées, & toutes mes études ; & ſi je puis y mettre la derniere main avant ma mort, je croirai avoir parfaitement bien emploïé les pauvres reſtes d’une vie infortunée.

[18]Helas ! je n’ai pas raiſon d’attendre encore tant de vigueur d’une plume uſée au ſervice de l’Etat, dans des Diſſertations pour & contre, ſur les Conſpirations des Papiſtes, ſur les Loix d’excluſion, ſur l’obéiſſance paſſive, ſur la liberté de conſcience, &c. Je n’ai pas lieu de l’attendre d’une conſcience, qui tombe en lambeaux, & qui montre partout la corde à force d’être retournée ; d’une tête fracaſſée par les coups de barre de la faction contraire ; ni d’un corps conſumé par certaines maladies mal gueries, graces à quelques Donzelles & à quelques Chirurgiens, qui, comme il a paru dans la ſuite, étoient les ennemis declarez de l’Etat, & les miens, & qui ſoutenoient les intérêts de leur parti, aux dépens de mes jambes & de mon nez.

J’ai mis au jour quatre-vingt-onze brochures, ſous trois regnes, & en faveur de trente-ſix factions : mais, voïant que l’Etat n’a plus beſoin de mon encre, je me retire pour la répandre dans des Speculations plus aſſorties au caractere d’un Philoſophe ; ſatisfait de pouvoir me rendre cette juſtice, que j’ai paſſé une longue vie ſans offenſe envers Dieu & les Hommes.

Pour en revenir à mon ſujet, j’attends de la juſtice du public, que l’échantillon du Commentaire que je viens de lui doner, ſuffira pour effacer de toutes les productions de notre Societé une tache qui ne leur eſt venuë, que par l’envie & l’ignorance de nos Adverſaires. Je me flatte, qu’on ſe perſuadera à la fin, que le merite de cet ouvrage s’êtend plus loin, que les ſimples agrémens de l’eſprit & du ſtile, que nos plus hardis Calomniateurs ne leur ont jamais oſé diſputer.

Pour faire ſentir cette beauté exterieure, auſſi-bien que le ſens caché & myſtique, j’ai ſuivi exactement les Originaux le plus généralement aprouvez ; &, pour qu’il n’y manque rien, j’ai fait en ſorte, à force de donner la torture à mon eſprit, que le titre[19], ſous lequel cet excellent Commentaire doit être connu à la Cour & dans la Ville, réponde exactement aux heureux modeles que notre Societé me fournit ſi abondamment.

Je conviens que j’ai été un peu prodigue à en multiplier les titres ; mais, j’ai remarqué que c’eſt-là le grand goût parmi certains Auteurs, que je reſpecte extraordinairement.

Ont-ils tort ? Neſt-il pas raiſonnable, que les Livres, ces Fils du cerveau, aient l’honneur de briller par une grande varieté de noms, auſſi-bien que les autres Enfans d’une qualité diſtinguée ? Notre fameux Dryden s’eſt hazardé même d’aller plus loin, en faiſant tous ſes efforts, pour introduire l’uſage de donner au même Livre pluſieurs Parains[20].

C’eſt une pitié, que cette belle invention n’ait pas été mieux ſoutenuë par une imitation exacte, autoriſée par un exemple de cette force : j’ai fait de mon mieux, quant à moi, pour donner la vogue à cette mode ; mais, je ne ſongeois pas alors, qu’il y a une malheureuſe dépenſe attachée à l’honneur de procurer des Parains à ſes Enfans, dépenſe dont on tire d’ordinaire de forts maigres revenus. La raiſon m’en eſt abſolument cachée : tout ce que je puis dire, c’eſt que, dans le cas dont il s’agit ici, j’ai perdu & mes frais & la gloire que je voulois m’acquerir par ce moïen. J’avois emploïé des meditations, & des efforts d’eſprit prodigieux, pour couper le Traité ſuivant en quarante Sections ; mais, aïant ſupplié autant de Lords de ma connoiſſance d’en vouloir bien être les Parains, ils s’en ſont excuſez tous, en m’envoïant dire, qu’ils s’en faiſoient un cas de Conſcience.


  1. Je crois que l’Auteur a en vuë les Idées Metaphiſiques de la plûpart des philoſophes, qui ſemblent ſe prerdre dans les nuës, ou elles ne ſauroient être atteintes par les ſimples notions du ſens commun : c’eſt pour cette raiſon, qu’il appelle leurs édifices transſitoires, parce que les nuées paſſent vite. Si un autre entend ce paſſage mieux que moi, je l’en félicite : & ſi l’Auteur eſt dans cet endroit inintelligible, ou que ſon Allegorie ſoit peu juſte, tant pis pour lui.
  2. Il s’agit ici des Harangues des Prédicateurs, des futurs Pendus, & des Charlatans.
  3. Il eſt permis & ordinaire aux Avocats, qui dans un Barreau ſont placez à la même hauteur les uns des autres, de s’interrompre très ſouvent.
  4. Bench veut dire en Anglois un Tribunal. S’il y a effectivement, dans la Langue Phénicienne, un terme compoſé à peu près des mêmes lettres, c’eſt ce que j’ignore ; & j’aime mieux le croire, que d’y aller voir.
  5. Voyez le Catalogue des Livres que l’Auteur promet au public.
  6. L’Ecoffe s’appelloit anciennement Calydonia ; & notre Auteur recomande le bois de ce païs pour les Chaires, parce que les Non-conformiſtes, qui font la plus grande figure en Angleterre, ſont les Presbyteriens, qui ont la même diſcipline, & les mêmes opinions, que ceux de la Religion dominante de l’Ecoſſe. Au reſte, il loue ici la figure ſimple & unie de ces Chaires, parce que les Presbyteriens, qui prétendent à une plus grande Spiritualité que les Anglicans, ſe font une affaire de Conſcience de bannir tout ornement de leurs Temples.
  7. Il paroit d’abord difficile de comprendre comment les Theatres des Charlatans ſont le ſeminaire des Prédicateurs, & des Pendus. Mais, il faut entendre ceci d’une maniere figurée. La Charlatanerie influe effectivement, non ſeulement ſur la conduite des Voleurs, qui dupent ſouvent les hommes par une fauſſe Oſtentation, mais encore ſur certains Miniſtres de l’Evangile, qui parviennent à la fortune & à la reputation par une fauſſe Parade de Lumieres & de Pietés.
  8. L’Eſprit, qu’on emploïe dans les obſcenitez, eſt très-commun, & aiſé à attrapper : c’eſt preſque toûjours la même choſe parmi les Auteurs Dramatiques, qui veulent abſolument faire rire, & qui remplacent, par ces ſottiſes, le ſel comique qui doit regner dans les Comedies. C’eſt pour cette raiſon, que l’Auteur fait rouler cette ſorte d’eſprit en cercle. Il dit proprement dans l’Original, que cet eſprit s’avance en ligne droite, & va toûjours dans un cercle. Peut-être veut-il dire quelque choſe, que je n’oſe exprimer ici, & qu’on devinera de reſte. J’ai pourtant trouvé à propos de preferer la premierre idée dans ma traduction. Quoi qu’il en ſoit, il a grand raiſon de cenſurer la licence des Auteurs Dramatiques de ſa Nation : licence ſi effrénée, que la maniere de garder ſa contenance eſt devenuë un Art dans les formes parmi le beau Sexe Anglois.
  9. Les futurs Pendus chantent des Pſeaumes en Angleterre, quand ils ſont ſur le point de paſſer le pas.
  10. Les Poëtes font preſque tous Plagiaires.
  11. Le Lecteur François n’a qu’à mettre, à la place de ces livres, pluſieurs ouvrages du cru de ſon terroir, qui ſont du même acabit : il trouvera aſſez facilement, ſur-tout dans l’Etat floriſſant où le bel eſprit eſt à préſent en France, à quoi appliquer avec juſteſſe ce que l’Auteur va dire de la Societé de Grubſtreet & de ſes Rivales.
  12. Le College de Gresham, & le Caffé de Wills, Aſſemblées de beaux Eſprits, qui ne ſont gueres ſuperieurs, que par la vanité, aux Auteurs de Grubſtreet, à qui la Nation Angloiſe eſt redevable de ſes Vaux-de-Villes, Contes borgnes, en un mot de toutes les productions de l’eſprit du plus bas ordre. L’Auteur va donner dans le moment quelques échantillons de leur ſavoir-faire.
  13. Auteurs de Grubſtreet.
  14. Moyen de faire ſortir de quelque endroit l’air ou l’eau, par le moyen de la pompe.
  15. Les François n’ont qu’à ſubſtituer à pluſieurs de ces livres, les Ouvrages paralleles de la façon de leurs Auteurs ; les Contes de Peau d’Ane, les Contes de Fées, le Baron de Feneſte, Tabarin, &c.
  16. Jean Dryden.
  17. M. Wotton : c’eſt ſon livre ſur le ſavoir ancien & moderne.
  18. C’eſt ici une ſanglante Satyre de pluſieurs Auteurs Mercenaires, dont Londres fourmille, & qui, vendant leur plume au plus offrant, écrivent tantôt pour une Faction, & tantôt pour une autre, & toûjours avec une égale vehémence.
  19. Il y a eu un temps, où en Angleterre on ſe plaiſoit fort à donner aux livres les titres les plus biſarres. C’eſt encore le grand goût en Allemagne.
  20. Il dedioit un même livre à pluſieurs grands Seigneurs.