Le Conte du tonneau/Tome 1/04

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 123-147).

SECTION IV.

Continuation du Conte du Tonneau.


J’Ai déja conduit le Lecteur avec de grands efforts juſqu’à une periode, où il doit s’attendre à de grands événemens.

A peine notre Frere Docteur ſe vit-il proprietaire d’une bonne maiſon, qu’il commença à faire le gros dos, & à ſe donner de grands airs ; en ſorte que, ſi le Lecteur n’a pas la bonté d’étendre un peu l’idée que j’en ai donnée juſqu’ici, je crains fort, qu’il ne reconnoiſſe plus notre Heros, tant il y a de changement dans ſon rolle, dans ſes ajuſtemens, & dans la mine.

Il commença par dire à ſes Freres, qu’il vouloit bien qu’ils ſuſſent, qu’il étoit l’ainé, & par conſequent l’unique heritier de leur Pere. Quelque tems après, il ne voulut plus, qu’ils l’apellaſſent leur Frere ; il vouloit être nommé d’eux Monſieur Pierre, ou Pere Pierre, & quelquefois même, Mylord Pierre.

Pour ſoutenir ces grands airs, qui étoient fort au-deſſus de ſes moïens, il s’établit dans le monde ſur le pied d’un Virtuoſo, ou Inventeur de Projets. Il fit ce nouveau métier avec tant de ſuccès, que pluſieurs fameuſes découvertes, & un grand nombre de machines, qui ſont encore à preſent en vogue, doivent leur naiſſance au ſubtil eſprit de Mylord Pierre. Je donnerai ici un détail des principales, ſans me mettre beaucoup en peine de l’ordre des tems ou elles ont été inventées : auſſi bien les Auteurs ne ſont-ils pas trop bien d’accord ſur ce point.

Comme j’ôſe aſſeurer que ce préſent Ouvrage eſt d’un merite conſiderable, par les peines, qu’il m’en a couté, pour en amaſſer les materiaux, par la fidelité de la relation, & par l’utilité du ſujèt, je ne doute pas qu’on ne me rende la juſtice de le traduire dans toutes les Langues étrangeres. Je me flatte en ce cas, que les dignes membres de toutes les Academies de l’Europe, & ſur-tout celles de France & d’Italie, conſidereront cet eſſai, comme un des grands ſecours, pour parvenir à la connoiſſance univerſelle de tout ce qui mérite d’être ſû.

Je dois avertir encor ici les Reverends Peres des Miſſions Orientales, que, pour l’amour d’eux, j’ai choiſi exprès les Tours & les Phraſes les plus propres à être traduites facilement dans les Langues de l’Orient, & ſur-tout en Chinois. Après cette petite Digreſſion, je vais mon chemin, extaſié par la contemplation des fruits conſiderables, que tous les Habitans de notre Globe recueilleront aparemment de mes travaux.

La prémiere entrepriſe de Mylord Pierre tendit à ſe mettre en poſſeſſion d’un continent fort étendu ſitué dans un païs nommé Terra Auſtralis incognita[1]. Il l’acheta pour peu de choſe de ceux qui l’avoient découvert, quoi qu’il y ait des gens qui ſoutiennent, que les vendeurs n’y ont jamais mis le pied. Il le partagea en differens Cantons, & les revendit en détail à pluſieurs Marchands, qui y voulurent conduire des Colonies, mais qui perirent tous dans le Voïage. Enſuite, Mylord Pierre vendit de nouveau ce même continent à d’autres, puis à d’autres, & puis encore à d’autres ; & toujours avec le même ſuccès, demeurant toûjours Poſſeſſeur de ce qu’il avoit vendu.

Son ſecond projèt étoit le débit d’un remède ſouverain contre les vers, & ſur-tout contre ceux, qui ont leur ſejour dans la ratte[2]. Ce remede étoit fort aiſé à prendre : il s’agiſſoit ſeulement d’être trois nuits ſans manger quoique ce ſoit après ſoupé ; d’avoir ſoin en ſe couchant de ſe mettre ſur un coté, & de ſe tourner, dès qu’on étoit las de cette ſituation. Il falloit encore attacher en même tems les deux yeux ſur le même objet, & ſe garder avec ſoin de lâcher des vents par devant & par derriere, dans le même inſtant. Par l’obſervation exacte de cette recette, les vers ſortoient imperceptiblement par tranſpiration au travers du cerveau.

Sa troiſiéme invention fut l’établiſſement d’un Bureau pour le bien commun des Hypocondriaques[3] ; & de ceux qui étoient tourmentez de la Colique, des curieux impertinens, des Medecins, des Sages-Femmes, des Politiques du bas ordre, des Poëtes plagiaires, des amis brouillez, des amans heureux ou deſeſperez, des Courtiſanes, des Pages, des Paraſites, & des Bouffons ; en un mot, de tous ceux qui courent riſque de crever à force de vent. Dans ce Bureau la tête d’un Ane étoit placée avec tant d’adreſſe, que le malade pouvoit aiſément apliquer ſa bouche à l’une ou à l’autre oreille de cet animal[4]. Lorſqu’il s’étoit tenu dans cette poſture pendant quelques momens, il ſe trouvoit d’abord ſoulagé par une Faculté attractive particuliere aux oreilles de cette Bête, qui lui faiſoit vuider la ſource de ſon mal par eructation, expiration, ou evomition.

Un autre projet fort utile de Mylord Pierre étoit l’érection d’un Bureau d’Aſſurance[5] en faveur des pipes-à-tabac, des Martirs du zèle moderne, des recueils de Poëſies, des ombres  & des rivieres ; tendant à les garantir contre les dommages qu’ils pourroient recevoir par le feu.

Il paroit de-là, que nos Societez, établies dans des vuës ſemblables, ne ſont que des Copies de Milord Pierre, quoiqu’elles ne s’en trouvent pas mal, non plus que lui.

Le même Seigneur Pierre paſſe encore pour l’Inventeur des Marionettes, & des Curioſitez[6], dont l’utilité eſt trop reconnue dans le monde, pour qu’il ſoit neceſſaire de m’y étendre.

J’aurois tort de paſſer ici ſous ſilence une autre découverte, qui lui acquit une grande réputation : c’eſt ſa fameuſe Saumure univerſelle[7].

Aïant remarqué, que notre ſaumure ordinaire n’avoit pas d’autre uſage, que de conſerver la viande morte, & quelques eſpeces de vegétaux, il trouva le moïen, avec beaucoup d’art & de dépenſe, d’en étendre l’utilité. Il en compoſa une propre à garantir de tout mal, Maiſons, Jardins, Villes, Femmes, Hommes, Enfans, & Bétail ; & il y conſervoit tout cela auſſi ſain & auſſi entier, que les Inſectes ſont conſervez dans l’Ambre.

Cette ſaumure paroiſſoit au goût, à l’odeur, & à la vuë, préciſement la même, que celle, où nous mettons notre bœuf, notre beure, & nos harangs ; mais, c’étoit bien autre choſe, par raport à ſes rares qualitez. Dès que Pierre y avoit mis une petite pincée de ſa poudre prelimpimpim, elle changeoit de nature, & produiſoit des effets miraculeux.

L’Operation étoit faite par aſperſion ; &, pour être ſur du ſuccès, il falloit la mettre en œuvre dans un certain tems de la Lune[8]. Si le Patient qu’il falloit arroſer étoit une Maiſon, elle étoit par cette operation en ſureté contre les rats, les belettes, & les arragnées. Si c’étoit un chien, il étoit garanti de la gale, de la rage, & de la faim. Elle delivroit auſſi ſans faute les Enfans des poux & de la rogne.

Mais, de toutes les pieces que Pierre poſſedoit, celles, qu’il eſtimoit le plus, étoit une certaine race de Taureaux, deſcendus en ligne droite de ceux, qui garderent jadis la Toiſon d’Or[9]. Il eſt vrai que certaines gens, qui les avoient examinez avec attention, prétendoient, que quelque ſang roturier devoit s’être gliſſé furtivement dans les veines de ces animaux, parce qu’ils avoient fort degenerez, par raport à certaines qualitez de leurs Ancetres, & qu’ils en avoient acquis d’autres fort extraordinaires.

On ſait que les Taureaux de Colchos étoient fameux par leurs pieds d’airain ; mais, il étoit arrivé, ou par la mauvaiſe nourriture, ou par quelques intrigues de leurs Aïeules, ou par quelque affoibliſſement accidentel dans la ſemence, ou par la ſuite des tems, qui a ſi fort abatardi toute la Nature dans ces derniers malheureux ſiécles ; enfin il étoit arrivé, dis-je, que le métail de leurs pieds avoit fort baiſſé en valeur, & que ce n’étoit plus que du plomb ordinaire.[10]

D’un autre côté, ils avoient conſervé ces horribles mugiſſemens ſi particuliers à leurs prémiers Parens, auſſi-bien que le Don de ſoufler le feu par les Narines, que quelques Calomniateurs taxoient de n’être qu’un pur artifice ; ſoutenant que ce Phénomene n’étoit pas ſi terrible qu’il paroiſſoit, & qu’il n’étoit cauſé, que par la nourriture de ces animaux, qui conſiſtoit en fuſées & en petards.

Quoi qu’il en ſoit, il eſt certain, qu’ils avoient deux marques, qui les diſtinguoient extrémement de leurs Peres contemporains de Jaſon, & que je n’ai jamais trouvées dans la deſcription d’aucun monſtre, excepté celui dont parle Horace. Varias inducere plumas ; atrum deſivnit in piſcem. Ils avoient effectivement des queues de poiſſon[11] ; & cependant, en certaines occaſions, ils voloient avec plus de rapidité, qu’aucun oiſeau au monde.

Pierre ſe ſervoit de ces Taureaux avec beaucoup de ſuccès. Il les faiſoit mugir quelquefois pour effraïer & pour faire taire les Enfans qui n’étoient pas jolis[12]. D’autres fois, il leur envoïoit faire des commiſſions fort importantes. Mais, ce qu’il y avoit de remarquable dans toutes leurs actions, & que le Lecteur prudent aura de la peine à croire, ils faiſoient voir un amour enragé pour l’Or. C’étoit aparemment un inſtinct, qui étoit paſſé dans toute la race de leurs nobles Ancêtres les Gardiens de la Toiſon. Ils ſuivoient cet inſtinct avec tant de fureur, que quand Pierre les envoïoit ſeulement faire un compliment à quelqu’un, ils ſe mettoient à rotter, à jetter du feu par les narines, à mugir par devant & par derriere : en un mot, ils faiſoient le diable à quatre, juſqu’à ce qu’on leur eut jetté une bouchée d’or dans la gueule ; mais alors, pulveris exigui jactu, ils devenoient doux comme des agneaux.

Cette prodigieuſe avidité pour l’Or, encouragée, à ce qu’on prétend, par la connivence de leur Maitre, les faiſoient regarder par-tout comme une troupe de Gueux inſolens : c’étoit avec grande raiſon ; car, par-tout où on leur refuſoit l’aumone, ils faiſoient un tintamarre à faire avorter les Femmes, & à jetter les Enfans dans des convulſions. Ils pouſſerent enfin leur effronterie ſi loin, qu’elle devint inſuportable à tout le voiſinage, & que certains Habitans du Nord-Oueſt envoïérent contre eux une meute de Dogues Anglois[13], qui leur donnérent des coups de dents ſi terribles, qu’ils s’en reſſentirent toute leur vie.

Il faut, avant que de finir, que je faſſe encore mention d’un autre projet de Mylord Pierre, qui fait bien voir, que c’eſt un Maître homme, & d’une imagination très-riche & très-féconde[14]. Quand il arrivoit que quelque Scelerat étoit condamné à être pendu, Pierre ſe donnoit les airs de lui offrir le pardon, pour une ſomme d’argent. Lorſque le pauvre Diable avoit fait tous ſes efforts pour la ramaſſer, & qu’il l’avoit envoïée à ſa Grandeur, il en recevoit pour recompenſe un Papier contenant le Formulaire ſuivant.

A tous Baillifs, Prevôts, Geoliers, Sergens, Archers, &c. Salut.

Comme nous ſommes informez que le nommé N. étant ſous ſentence de mort ſe trouve actuellement entre vos mains, nous voulons, & ordonnons, qu’à la vuë de la preſente, vous aïez à relacher le dit priſonnier, & à le laiſſer retourner librement à ſa demeure, quel que puiſſe être le cas, pour lequel il eſt condamné, Meurtre, Vol, Blaſpheme, Inceſte, Sacrilege, Trahiſon, Sodomie ; &c. Et ſi vous étes aſſez hardis, pour y manquer, que le Ciel vous puniſſe vous & les vôtres éternellement. Dieu vous ait en ſa ſainte & digne Garde.

Le très-humble Serviteur
de vos Serviteurs,
L’Empereur PIERRE.

Qu’arrivoit-il ? Les malheureux, qui ſe fioient à ces belles patentes, perdoient leur argent, & leur vie par-deſſus le marché[15].

Avant que de paſſer outre, je dois avertir ceux, à qui la Poſterité ſavante confiera l’honneur de commenter ce Traité merveilleux, d’en manier avec beaucoup de précaution certains points obſcurs, deſquels ceux, qui ne ſont pas verè adepti, pourroient tirer certaines concluſions trop précipitées. Ce danger eſt ſur-tout à craindre par rapport à certaines periodes Myſtiques, où l’on a joint, pour l’amour de la brieveté, certains Arcana, qui doivent être diviſez dans l’operation. Je ne doute pas que les Fils futurs du grand Art ne païent à ma memoire des reſpects reconnoiſſans, pour un avertiſſement d’une auſſi grande utilité.

Il ne ſera pas difficile de perſuader aux Lecteurs, que tant de grandes decouvertes de Mylord Pierre eurent un ſuccès prodigieux dans le monde. Je puis proteſter cependant, que je n’en ai raporté que la moindre partie. Mon intention n’a été que de vous communiquer celles, qui meritent le plus d’être imitées, & qui ſont les plus propres à donner une idée exacte du Genie de l’Inventeur.

Il eſt aiſé de s’imaginer, qu’elles lui avoient procuré des richeſſes immenſes. Mais, helas ! le pauvre Seigneur s’étoit donné une entorſe au cerveau, à force de mettre ſon eſprit à la torture. Son orgueil & ſes projets de Scelerateſſe l’avoient rendu fou à lier ; & ſon imagination s’étoit remplie des plus biſarres rêveries qu’on puiſſe concevoir. Dans les plus terribles accès, (comme il arrive ſouvent à ceux, à qui la vanité fait tourner l’eſprit) il s’appelloit quelque-fois le Monarque de l’Univers, le Dieu tout-puiſſant.

Je l’ai vu un jour, dit mon Auteur prendre trois vieux Chapeaux en pain de ſucre, & ſe les planter ſur la tête l’un deſſus l’autre, comme une Couronne à triple étage. Dans cet état, je l’ai vu ſe montrer aux hommes, avec une Ligne à pêcher à la main, & avec un énorme trouſſeau de Clefs pendu à ſa ceinture.

Dans cette venerable poſture, ſi quelqu’un vouloit lui donner la main en ſigne d’Amitié, il lui tendoit galamment la jambe ; & ſi l’autre ne prenoit pas goût à cette civilité, il la levoit aſſez haut, pour lui ſangler un vigoureux coup de pied ſur les machoires. Voilà ce qu’il apelloit ſaluer les gens. Quand quelqu’un paſſoit devant lui, ſans ſonger à lui faire la reverence, il lui faiſoit tomber le chapeau dans la bouë, en ſouflant deſſus ; car, il avoit le ſoufle d’une force étonnante.

Au milieu de toutes ces extravagances, ſes affaires de famille étoient dans un deſordre pitoïable, & ſes Freres paſſoient fort mal leur tems. La prémiere boutade par laquelle il s’étoit ſignalé à leur égard, c’eſt de chaſſer un beau matin de la maiſon leurs Femmes, auſſi bien que la ſienne, & d’y faire entrer à leur place trois franches Donzelles, qu’il avoit ramaſſées dans les ruës[16]. Quelques jours après, il ſe mit dans l’eſprit de clouer la porte de la Cave, pour faire manger ſes pauvres Freres, ſans leur donner à boire[17].

Dinant un jour en Ville chez un Echevin, il l’écouta avec attention haranguer ſur un alloyau de bœuf.

Le bœuf, diſoit ce ſage Magiſtrat, eſt le Roi des mets : le bœuf contient la Quinteſſence de perdreau, du faiſan, de la caille de toutes ſortes de venaiſon ; & même du podding, & du flan.

Il ne laiſſa pas tomber à terre cette belle penſée ; &, dès qu’il fut revenu chez lui, il ſut y donner un ſi bon tour, qu’il en fit un dogme très-utile pour lui, en la rendant appliquable au pain. Le Pain, dit-il, mes chers Freres eſt le ſoutien de la vie : dans le Pain ſont renfermez incluſivè, le mouton, le veau, le gibier, le flan, & le podding[18]. Et même, pour en faire un aliment complet il y a une doze néceſſaire d’eau, qui, aiant perdu ſa crudité par la chaleur & par la fermentation, eſt devenuë une liqueur extrémement ſaine répanduë par toute la maſſe.

Conformement à ces beaux principes, un grand pain fut ſervi le lendemain à dîner avec toute la formalité d’une Noce Bourgeoiſe. Allons, mes Freres, dit Pierre, n’épargnez pas ces mets. Je vous garentis ce mouton excellent. Servez-vous s’il vous plait ; ou bien, je m’en vais vous ſervir moi-même, puiſque j’y ſuis. En même tems, avec beaucoup de Cérémonies, armé d’un couteau & d’une fourchette il leur coupe à chacun une tranche maſſive de ce pain, & il la leur préſente ſur une aſſiette. L’aîné des deux, n’entrant pas d’abord dans l’idée de Mylord Pierre, commença d’une maniere fort humble à lui demander le ſens de ce Miſtere. Mylord, dit-il, avec tout le reſpect que je vous dois, il me ſemble qu’il y a quelque mépriſe ici. Comment donc ! repondit bruſquement Pierre. Nous allez-vous débiter ici quelque plaiſanterie de votre façon ? Nullement, Mylord, repliqua le pauvre garçon. Je m’étois imaginé, que Votre Grandeur avoit parlé d’une piéce de mouton ; & je ne ſerois pas faché de la voir paroître ſur la table. Que voullez-vous dire ? repartit Pierre d’un air fort ſurpris. Je veux mourir, ſi je vous comprends. Le plus jeune trouva à propos là-deſſus de ſe méler de la converſation, afin d’éclaircir la matiere. Mylord, dit-il, mon Frere a faim, aparemment ; & il voudroit bien tater de ce morceau de mouton, que Votre Grandeur vient de nous promettre. Quel peſte de jargon eſt ceci ? repartit Pierre. Avez-vous le Diable au corps l’un & l’autre ? Treve de railleries, s’il vous plait. Si vous, qui avez commencé cette farce, n’aimez pas votre morceau, je m’en vais vous en couper un autre, quoiqu’à mon avis ce ſoit le plus friand Gobet d’appetit de toute l’Epaule. Comment donc, Mylord ! répondit le prémier. C’eſt donc-là une Epaule de mouton, à votre avis ? Monſieur, Monſieur mon Frere, repartit Pierre aigrement, vuidez votre aſſiette, s’il vous plait. Je ne ſuis point du tout en humeur de ſoufrir vos fades boufonneries. Pouſſé à bout par la gravité affectée de Pierre, le pauvre Cadet ne put s’empêcher de ſortir du reſpect. Parbleu, Mylord, dit-il, tout ce que je puis vous dire, c’eſt qu’à en juger par mes yeux, mes doits, mes dents, & mon nez, ceci n’eſt autre choſe qu’un gros Quignon de pain. A quoi l’autre ajoûta, que de ſes jours il n’avoit vû un morceau de mouton, qui reſſemblát ſi fort à une tranche d’un pain de douze ſols. Ecoutez, Meſſieurs, s’écria Pierre là-deſſus d’un ton furieux. Pour vous faire voir, que vous n’étes qu’un couple de fats, aveugles, ignorans, & deciſifs, je ne me ſervirai que de ce ſeul Argument. Ceci eſt d’auſſi bon & d’auſſi veritable mouton, qu’il y en a dans toute la boucherie : & Dieu vous damne éternellement, ſi vous étes aſſez hardis, pour n’y pas ajoûter foi.

Une preuve auſſi foudroïante que celle-là ne laiſſa aucun lieu à de nouvelles objections, & les pauvres gens rentrerent dans leur coquille tout au plus vite. En effet, dit le premier, en conſiderant la choſe plus meurementAprès y avoir mieux ſongé, interrompit l’autre, il me ſemble que Vôtre Grandeur raiſonne avec beaucoup de juſteſſe. Bon cela, repondit Pierre. Je ſuis bien-aize de vous voir rentrer ſi-tôt en vous mêmes. He ! Garçon, rempliſſez-moi un verre à bierre de vin rouge. A vous, Meſſieurs, de tout mon cœur.

Les deux Freres, ravis de voir cet orage paſſé, le remerciérent très-humblement, & lui firent entendre, qu’ils ſeroient bien-aiſes de lui faire raiſon. C’eſt bien-là mon intention, leur dit Pierre. Je ne ſuis pas homme à vous refuſer rien qui ſoit raiſonnable. Le vin pris avec moderation eſt le plus excellent de cordiaux. Tenez, prenez chacun votre verre. C’eſt le jus naturel de la grappe : il n’a point paſſé par la braſſerie de nos Empoiſonneurs, je vous en reponds. Aïant prononcé ces dignes paroles, il leur tendit à chacun une autre croute ſeche. Que honte ne vous faſſe point dommage, mes Enfans, dit-il. Buvez hardiment : il ne vous montera pas à la tête ; croyez-moi. Les deux Freres, après avoir emploïé quelques minutes à s’acquiter d’un devoir très-naturel dans une conjoncture ſi delicate ; je veux dire, après avoir regardé fixement Mylord Pierre, & s’être entreregardez l’un l’autre avec la même attention ; pliérent les épaules, voïant bien qu’il étoit inutile d’entrer là-deſſus dans une nouvelle diſpute. Ils remarquoient aſſez, que Mylord étoit dans un de ſes accès d’extravagance ; & que, le contrarier, c’étoit vouloir le rendre infiniment plus intraitable.

J’ai trouvé néceſſaire de raporter ici cette affaire importante dans toutes ſes circonſtances ; parce que ce fut-là l’origine principale de la rupture, qui arriva environ ce tems entre ces Freres, qu’on n’a jamais pu racomoder dans la ſuite. Mais, j’aurai occaſion de parler plus au long de ce ſujet dans une des Sections ſuivantes. Il ne faut pas croire que Mylord Pierre n’eut de tems en tems de bons intervalles ; mais, dans ce tems-là même, il étoit fort libertin dans ſes expreſſions, chicaneur, deciſif, porté plutôt à ſe créver les poumons en diſputant, qu’à convenir qu’il s’étoit trompé dans la moindre choſe. D’ailleurs, il avoit un abominable talent de débiter de gros menſonges palpables, qu’il appuïoit par des Sermens afreux, en maudiſſant tous ceux qui refuſoient de les croire, & en les donnant à tous les cent mille Diables.

Il jura un jour, qu’il avoit vû une Vache, qui donnoit aſſez de lait en une ſeule fois, pour en remplir trois mille Egliſes ; & que ce lait ne devenoit jamais aigre, quand on le garderoit pendant dix ou douze ſiécles[19]. Une autre fois, il conta que ſon Pere avoit un vieux Poteau, capable de fournir aſſez de bois & de fer pour conſtruire ſix grands Vaiſſeaux de Guerre.[20]

Dans une Compagnie, où l’on s’entretenoit de certains petits chariots Chinois capables d’aller à la voile par-deſſus les montagnes, il ſe mit à rire. Bon ! dit-il, voilà une belle merveille. J’ai vu, moi, qui vous parle, une grande maiſon, faite de chaux & de briques, faire un voïage, par mer & par terre, de plus de deux mille lieues d’Allemagne. Il eſt vrai qu’elle ſe repoſoit de tems en tems dans quelque gite[21]. Il lardoit ce beau Conte de mille Sermens afreux, qui tendoient à perſuader aux Auditeurs, qu’il n’avoit jamais menti de ſa vie. En conſcience, Meſſieurs, diſoit-il à chaque moment, je ne vous dis que verité. Que le Diable broie éternellement tous ceux qui ne veulent pas m’en croire.

Pour faire court, la Conduite de Pierre devint à la fin ſi ſcandaleuſe, que tout le voiſinage le traita unanimement du plus grand maraut de la terre habitable ; & que ſes Freres, fatiguez depuis long-tems de ſes impertinences, reſolurent de le planter-là : mais, avant que d’exécuter ce deſſein, ils lui demanderent honnêtement une Copie du Teſtament de leur Pere, dont ils avoient eu tout le tems d’oublier le contenu. Au lieu de leur accorder une choſe ſi juſte, il leur donna les noms de fils de chienne, de coquins, de traitres, en un mot les plus vilains que ſa memoire fut capable de lui fournir.

Néanmoins, un jour qu’il étoit ſorti pour travailler à faire réuſſir quelques-uns de ſes projets, ils prirent leur tems, ſe gliſſerent dans l’endroit où le Teſtament en queſtion étoit renfermé, & ils en firent une Copie autentique, qui leur fit voir en moins de rien les erreurs afreuſes dans leſquelles Pierre les avoit engagez.

Leur Pere leur avoit laiſſé à tous trois ſon héritage à portions égales, avec un ordre poſitif, que tout ce qu’ils gagneroient ſeroit en commun. Autoriſez par-là, ils enfoncerent la porte de la Cave, & en tirerent un peu de vin, pour s’égaïer le cœur & pour rétablir leur eſtomac.

En copiant le Teſtament de leur Pere, ils y avoient remarqué un Article formel, contre la paillardiſe, & contre le divorce ; c’eſt pourquoi, leur prémier ſoin fut de faire revenir leurs Femmes, & de chaſſer leurs Concubines.

Pendant qu’ils étoient dans toutes ces occupations, certain Solliciteur de Procès entra dans la maiſon, dans le deſſein de demander à Mylord Pierre un acte de pardon pour un Voleur, qui devoit être pendu le lendemain.

Les deux Freres lui dirent qu’il étoit un grand fat de vouloir obtenir un pareil acte d’un faquin, qui méritoit la potence lui-même : ils lui dévelopérent toutte l’Impoſture, de la maniere que je l’ai déduite ci-deſſus, & lui conſeil


Tom. I pag. 146.
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lérent de s’adreſſer au Roi, & non pas à leur fourbe de Frere.

Au milieu de cette converſation voilà Pierre qui entre bruſquement, ſuivi d’une troupe de Dragons ; &, après les avoir accablez de pluſieurs millions d’injures, & de maledidions canailleuſes, qu’il n’eſt pas trop néceſſaire de répéter ici, il les fait ſortir de la maiſon à grands coups de pieds, avec menaces de les traiter encor bien plus mal, ſi jamais ils avoient la hardieſſe d’y revenir : auſſi s’en ſont-ils bien gardez depuis ce tems-là juſqu’à l’heure preſente.

  1. Le Ciel, ou, ſelon d’autres, le Purgatoire.
  2. Scrupules de Conſcience, Remords &c. Ce remede conſiſte en abſolutions, pardons, legeres penitences, &c.
  3. La Confeſſion.
  4. Par cette tête d’ane eſt entendu le Prêtre qui eſt placé dans le Confeſſional, & dans l’oreille duquel les Penitens vuident leur ſac d’ordures.
  5. Il y a à Londres un Bureau d’Aſſurance, où, pour une certaine ſomme, on fait aſſurer les maiſons contre les dommages, qu’elles pourroient recevoir par l’incendie. De la même maniere, le Pape Pape a une Boutique de pardons, & d’indulgences, pour aſſeurer les ames contre les flammes du Purgatoire. L’Auteur fait ici mention de pluſieurs choſes, qui ne vallent pas la peine d’être aſſurées contre le feu, ou qui ne ſont pas d’une Nature à avoir beſoin d’une pareille aſſurance. Il turlupine par la ſottiſe de précautionner contre le feu du Purgatoire les ames, qui ſont immaterielles, & qui par conſequent n’ont pas beſoin d’un pareil onguent contre la brulure.
  6. Les Ornemens pompeux, qui ſont un ſi beau Spectacle dans l’Egliſe Romaine.
  7. L’Eau benite.
  8. Il faut être bien lunatique, en effet, pour donner dans des ſottiſes pareilles.
  9. L’Auteur parle dans cet Article des Bulles du Pape. On pourroit s’étonner qu’il les deſigne par l’emblême des Taureaux ; mais, outre que la ſingularité affectée de ſa maniere d’écrire ſuffit pour rendre pardonnable une figure ſi peu uſitée, le Lecteur l’aprouvera ſans doute, quand il ſaura qu’en Anglois le mot Bull ſignifie une bulle & un Taureau. Je n’ai pas eu l’eſprit aſſez inventif, pour trouver en François quelque choſe d’équivalent.
  10. Le Sceau attaché au bas des Bulles.
  11. Sub annulo piſcatoris.
  12. Les Princes qui n’ont pas aſſez de Soupleſſe pour plier ſous l’Autorité du St. Pere.
  13. Henry 8. le prémier Roi qui ait ſecoué le Joug du Pape.
  14. Ceci fait alluſion aux Tax& Cancellariæ Romanæ, où les crimes les plus affreux ſont taxez à une legere ſomme.
  15. Les pardons achetez pour une ſomme ſi modique n’empêchent pas le Criminel, s’il eſt ſaiſi par le Bras ſeculier, d’être pendu ou roué, en dépit de l’Autorité Papale.
  16. Le Mariage défendu aux Prêtres, & le Concubinage permis.
  17. La défenſe de la Coupe dans la Ste. Cene.
  18. La Tranſubſtantiation.
  19. Le lait de la Vierge.
  20. Le bois de la croix, qui ne céde en rien au lait de la Vierge dans la Faculté de ſe multiplier.
  21. La Chapelle de N. D. de Lorette.