Le Conte du tonneau/Tome 1/07

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 178-188).

SECTION VII.

Digreſſion à la louange
des Digreſſions.


J’Ai entendu parler quelquefois d’une Iliade dans une Coque de noix[1] ; mais, je puis dire avoir vu ſouvent moi-même une Coque de noix dans une Iliade[2]. Il eſt certain, que le genre-humain a reçû de grands avantages de l’un, & de l’autre ; mais, à laquelle des deux il a les plus fortes obligations, c’eſt un problème que j’abandonne aux curieux, comme très-digne de leurs doctes Lucubrations. Pour ce qui regarde la derniere, j’ôſe avancer, que le Monde ſavant en eſt ſur-tout redevable à la grande vogue que les Modernes ont donnée aux Digreſſions. Nos rafinemens en matiere de ſavoir ſont exactement paralleles à ceux de notre cuiſine, dont la delicateſſe, du conſentement unanime de tous les Palais judicieux, conſiſte dans la varieté des ingrediens, qui compoſent les ſoupes, les fricaſſées, les ragouts, & les pots-pourris.

Il eſt vrai, qu’on trouve une certaine race mal élevée, mediſante, & miſantropique, qui prétend tourner en ridicule ces innovations polies, qui ſe ſont gliſſées dans la République des Lettres. Ils admettent la comparaiſon tirée de la cuiſine ; mais, ils ſont aſſez hardis, pour déclarer que nos ragouts mêmes ſont une preuve de la corruption de notre gout. Ils nous débitent, que la mode d’entaſſer péle-mêle, dans un même plat, cent choſes de differente nature, n’a été introduite, qu’en faveur de certains appetits dereglez, cauſez par une mauvaiſe Conſtitution ; & qu’un homme, qui dans un Pot-pourri va à la chaſſe d’une tête d’Oye, ou d’une aile de Cocq de Bruiere, ou d’un ris de veau, prouve qu’il n’a pas l’eſtomac aſſez robuſte, pour digerer des mets plus ſimples, & plus ſolides. Ils ſoutiennent encore, que des Digreſſions dans un Livre reſſemblent à des troupes étrangeres dans un Etat ; qui font ſoupçonner que les Habitans même manquent de force & de courage ; & qui, bien ſouvent, les mettent ſous le joug, ou les chaſſent dans les Cantons les plus ſteriles.

En dépit de toutes ces objections de quelques Cenſeurs dédaigneux, il eſt évident que la Societé des Auteurs ſeroit bientot reduite à un très-petit nombre, ſi l’on vouloit empriſonner le Genie de ceux, qui compoſent les Livres, dans les bornes étroites de leur ſujet.

J’avoue que, ſi nous étions dans le même cas, où ſe trouvoient les Grecs & les Romains du tems que le ſavoir étoit encore au berceau, & qu’il falloit le nourrir & l’emmaillotter par le moïen de l’invention, il ſeroit aiſé de faire des volumes entiers, ſans s’écarter du ſujet, que par de petites courſes néceſſaires pour avancer le deſſein principal. Mais, il en a été des Sciences, comme d’une nombreuſe armée campée dans un Païs fertile. Pendant quelque tems, elle ſubſiſte par les productions mêmes du terroir ; mais, dans la ſuite, elle eſt forcée d’aller en fourage à pluſieurs lieuës de-là, parmi les amis ou les ennemis, tout comme elle peut. Les terres voiſines cependant ſont entierement foulées, & ravagées ; elles deviennent nuës & ſeches, & ne produiſent plus rien, que des nuages de pouſſiere.

L’Etat de la République des Lettres étant ainſi changé par une revolution totale, les ſages Modernes, qui en ſont parfaitement inſtruits, ont decouvert une methode plus courte & plus prudente de devenir ſavans & beaux eſprits. La lecture & la méditation y entrent pour rien ; & il n’y a plus que deux manieres parfaites de ſe ſervir d’un Livre comme il faut. La premiere eſt la même dont pluſieurs gens uſent à l’égard des grands Seigneurs ; ils aprennent par cœur leurs titres, & enſuite ils ſe vantent d’en être les amis intimes. La ſeconde, qui eſt la mieux choiſie, & la plus profonde, conſiſte à s’atacher à la Table des Matieres, par laquelle un Livre eſt dirigé, comme un Vaiſſeau par le Gouvernail.

Pour entrer dans le Palais des Sciences par la grande porte, il faut du tems & des ſoins : c’eſt pourquoi, les perſonnes expeditives, & ennemies du Cérémonial, ſe contentent d’y entrer par la porte de derriere. N’ont-elles pas raiſon ? Les Sciences reſſemblent à des troupes en marche, qu’on ne bat jamais plus facilement, qu’en tombant ſur l’arriere-garde. C’eſt par la même méthode, que les Medecins jugent de la Conſtitution de tout un corps, en conſultant ce qui en découle par en bas. C’eſt ainſi que les Enfans attrapent les moneaux, en leur mettant un peu de ſel ſur la queuë. C’eſt ainſi que, pour ſe conduire ſagement, il faut, ſelon la maxime d’un Philoſophe, prendre toûjours garde ſur la fin. On ſe met en poſſeſſion des Sciences comme Hercule trouva ſes taureaux, en les remenant vers leurs traces, & non pas en les ſuivant[3]. Enfin, le ſavoir doit être effilé comme un vieux bas, en commençant par le pied.

D’ailleurs, toute l’armée des Sciences a été rangée depuis peu, par l’effort le plus penible de la diſcipline militaire, dans un ordre ſi ſerré, qu’on peut la paſſer en revuë en moins de rien. Nous ſommes redevables de ce bonheur aux Syſtêmes & aux Abregez, que les Peres modernes du ſavoir ont dreſſez à la ſueur de leur corps, pour la commodité de leurs chers Enfans. Le travail n’eſt autre choſe, que la ſemence de la pareſſe ; & c’eſt le bonheur particulier de notre âge de jouir paiſiblement du fruit produit par cette bienheureuſe ſemence.

Or, la methode de parvenir à un ſavoir profond & ſublime, étant devenuë ſi reguliere, & ſi ſyſtematique, il faut de neceſſité, que le nombre des Auteurs augmente à proportion, & que leur habileté parvienne à une certaine hauteur, qui rend abſolument néceſſaire leur Commerce mutuel. De plus, on a calculé, qu’il ne reſte plus dans la nature une quantité ſuffiſante de ſujets nouveaux, pour fournir à l’étenduë d’un ſeul volume. Je puis aſſeurer le Lecteur que j’en ai vu une demonſtration dans les formes, fondée ſur les principes inconteſtables de l’Arithmétique.

Ce que je viens d’avancer pourroit bien être combatu par certains Philoſophes, qui ſoutiennent l’infinité de la matiere, & qui, pour cette raiſon prétendent, qu’aucune eſpece ne ſauroit être entierement épuiſée. Pour voir la futilité de cette objection, examinons la branche la plus noble de l’eſprit & de l’invention moderne, ſi bien cultivée dans cet heureux ſiécle, qu’elle a porté des fruits plus beaux & plus nombreux qu’aucune de ſes Compagnes. Je ſai qu’on trouve quelques échantillons de cette ſorte d’eſprit parmi les Anciens : mais, ils n’ont jamais été ramaſſez, que je ſache, dans quelque Recueil pour l’uſage des Modernes ; &, par conſequent, nous pouvons ſoutenir à notre honneur & gloire, que nous en ſommes les Inventeurs, & que nous l’avons portée juſqu’au plus haut degré de perfection.

La ſorte d’eſprit, dont je parle ici, eſt ce talent merveilleux d’inventer des comparaiſons & des alluſions fort agréables, ſurprenantes, & appliquables, à l’égard de toutes les matieres, qui concernent la propagation du genre-humain ; ſujet, dont la politeſſe éloigne abſolument la proprieté des termes.

Quelquefois, en conſiderant, que c’étoit-là le ſeul ſujet, ſur lequel on puiſſe briller à préſent du côté de l’invention, je me ſuis imaginé que l’heureux Genie, qui éclate, cet égard, dans ce ſiecle & dans cette nation, a été prophetiquement dépeinte, ſous le type de certains Pygmées Indiens, dont la taille ne paſſoit pas la hauteur de deux pieds, ſed quorum pudenda erant craſſa, & ad talos uſque pertingentia.

Quand j’éxamine nos dernieres productions, où les beautez de cette nature brillent avec le plus grand éclat, je vois bien, que la ſource en a été extrémement abondante ; mais, quoiqu’on faſſe tous ſes efforts, pour la tenir ouverte, & pour la dilater à la maniere des Scythes, accoutumez à ſoufler dans les parties honteuſes de leurs cavalles, pour qu’elles donnaſſent plus de lait, je crains bien qu’elle ne ſoit prête à ſe tarir pour jamais.

En ce cas-là, ſi l’on ne trouve pas un nouveau fond d’eſprit, adieu la nouveauté ; il faudra recourir à la répetition ſur cette matiere, comme ſur toutes les autres.

On m’avouera, je crois, que ce que je viens de dire prouve invinciblement, qu’il ne faut pas compter ſur l’infinité de la matiere, comme ſur une ſource intariſſable d’invention. Que nous reſte-t-il donc, que d’avoir recours aux grands Indices, aux petits Abregez, & aux Recueils de citations rangées par ordre Alphabétique. Pour y réüſſir, il eſt peu utile de conſulter les Auteurs, mais abſolument néceſſaire de s’adreſſer aux Critiques, aux Commentateurs, & aux Dictionaires : ſur-tout faut-il ſoigneuſement feuilleter certaines Collections de Fleurs de Rhetoriques, & de Penſées ingenieuſes, qu’on apelle, par une figure très-juſte, les Tamis & les Bluteaux du ſavoir & de l’eſprit. Il eſt vrai qu’on laiſſe indécis s’il faut eſtimer le plus ce qui y paſſe, ou bien ce qui y reſte.

Par le moïen de cette methode, quelques ſemaines d’application ſont capables de produire un Auteur propre à manier les ſujets les plus profonds & les plus étendus. Qu’importe que ſa tête ſoit vuide, pourvu que ſon Recueil de Lieux-communs ſoit bien rempli ? Il n’en faut pas davantage, pourvu qu’on lui paſſe l’Invention, la Methode, le Stile, & la Grammaire ; & qu’on lui accorde le privilége de copier les autres, & de s’écarter de ſon ſujet. Le voilà en état de compoſer un Traité propre à faire une fort jolie figure dans la boutique d’un Libraire ; un Traité d’un merite aſſez conſiderable pour y être conſervé long-tems, dans une grande propreté, ſans courir riſque d’être engraiſſé par les mains des étudians, ni d’etre condamnez aux chaines & à l’obſcurité dans une Bibliotheque[4]. Sa deſtinée ſera bien plus heureuſe ; le tems ſeul triomphera d’un volume ſi precieux ; il ne ſera ſujet qu’à ſubir le Purgatoire, pour monter enſuite vers le Firmament[5].

Je n’ai attribué à cet Auteur Champignon que des prerogatives, qui doivent être communes à tous les Ecrivains modernes. Sans elles, le moïen d’introduire dans le monde nos Collections, qui roulent ſur tant de matieres de differente nature ! Si l’on nous en vouloit priver injuſtement, quelle perte d’amuſemens & d’inſtructions pour le monde ſavant ! Quelle perte pour nous mêmes, qui ſerions enſevelis pour jamais dans un honteux oubli, avec toute la maſſe du vulgaire !

Les principes, que j’ai établis ci-deſſus, me font eſpérer de voir encore le jour, où le Corps des Auteurs ſera en état de ſurmonter en raſe Campagne tous les autres corps de métier. Ce grand talent de faire des livres eſt derivé juſqu’à nous, avec pluſieurs autres heureuſes diſpoſitions, de nos Ancêtres les Scythes, parmi leſquels les plumes étoient ſi abondantes, que l’Eloquence Grecque n’a pas trouvé de figure plus pathétique pour l’exprimer, que de dire, qu’il étoit impoſſible de voïager dans leurs Pais, à cauſe de la prodigieuſe quantité de plumes, qui y voltigeoit dans l’air[6].

La néceſſité de cette Digreſſion en excuſera facilement l’étendue. Je l’ai placée dans le lieu le plus propre que j’ai pu trouver d’abord ; & ſi le Lecteur ſait lui aſſigner une place plus convenable, je l’en laiſſe le Maître, & je l’autoriſe à la rejetter dans quelque coin du livre, tout comme il le trouvera à propos. Pour moi, je me hâte d’en venir à une matiere plus importante.


  1. Beaucoup de ſens dans un petit volume.
  2. Peu de ſens dans un grand volume.
  3. Ceux, qui ont lu les Fables, ſavent que Cacus, fameux Brigand, aïant volé les Bœufs d’Hercule, les tira vers ſa Caverne à réculons afin que ce Heros ne les put pas trouver en ſuivant leurs traces mais, Hercule s’apperçut bientôt de cette fineſſe ; ce qui dans le fond n’étoit pas fort difficile, ſur-tout étant aidé par les mugiſſemens de ſes taureaux.
  4. Dans les plus fameuſes Bibliotheques d’Angleterre les livres ſont enchainez.
  5. Il ſervira à la fin à alumer des pipes à Tabac & à s’évaporer en l’air.
  6. C’eſt, ſi je ne me trompe, Herodote, qui s’exprime ainſi, pour d’écrire la quantité de nége, qui tombe dans les Païs Septentrionaux.