Le Conte du tonneau/Tome 1/11

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 264-300).

SECTION XI.

Continuation du Conte du Tonneau.


APrès m’être jetté dans de ſi vaſtes détours, je me remets dans le chemin, reſolu de ſuivre deſormais mon ſujet pas à pas, juſqu’à la fin de mon Voïage, à moins que quelque agréable perſpective ne ſe preſente à ma vuë, & ne m’invite à l’examiner de plus près. S’il m’arrive un pareil accident, ou juſqu’ici je n’ai pas la moindre raiſon de m’attendre, je demande à mon Lecteur par avance la grace de vouloir bien m’accompagner, & de me permettre de le conduire avec moi vers tous les objets, qui me paroitront valoir la peine de s’y arrêter pendant quelques momens.

Il en eſt de ceux qui écrivent, comme des Voyageurs. Si un homme ſe hâte pour revenir chez lui, (ce qui n’eſt pas mon cas, car je ne ſuis jamais ſi deſœuvré que dans ma maiſon), & ſi ſon cheval eſt fatigué par la longueur du voïage, ou par de mauvais chemins, ou parce que c’eſt une mazette, je lui conſeille de ſuivre la route la plus courte & la plus batue, quelque ſale qu’elle puiſſe être. Il eſt vrai qu’un tel homme eſt un aſſez mauvais Compagnon de Voïage : à chaque pas, il s’éclabouſſe lui-même, & ſes camarades. Leurs penſées, leurs deſirs, leurs converſations, ne roulent que ſur le gîte ; &, à chaque embaras, à chaque tas de boue, à chaque fois qu’un des chevaux bronche, ils ſe donnent mutuellement à tous les Diables du meilleur de leur cœur.

Mais, quand un Voyageur & ſon Courſier ſont l’un & l’autre gais & vigoureux, quand le premier à la bourſe pleine, & qu’il a le jour entier à ſa diſpoſition, il ne choiſit que les chemins les plus propres & les plus agréables ; il fait des contes borgnes à ſes compagnons, & les amene avec lui de quelque côté où un effet agreable de l’art ou de la nature, ou de tous les deux, s’offre à ſa vuë : s’ils ſont trop ſtupides, ou trop fatiguez, pour le ſuivre, il les plante-là, bien ſûr de les ratraper à la Ville la plus proche. Dès qu’il y arrive, il y paſſe au grand galop, tous les Habitans, Hommes, Femmes, Poliſſons, ſortent pour le voir. Une centaine de Chiens aboïent après lui ; &, s’il en favoriſe les plus hardis d’un coup de fouet, c’eſt plutôt par divertiſſement, que par vengeance : mais, ſi quelque Dogue hargneux l’approche de trop près, un coup de pied accidentel du courſier, qui par-là ne perd pas un pouce de terrain, l’envoïe chez lui boiteux, & à demi-mort. L’application en eſt aiſée à faire[1].

J’en reviens aux Avantures du fameux Jean. Les Lecteurs ſe ſouviendront ſans doute, de l’état, & des diſpoſitions, où je l’ai laiſſé à la fin d’une des précédentes Sections. Ils n’ont qu’à extraire de tout ce que j’en ai dit ci-deſſus une ſuite d’idées, propre à mettre leur eſprit dans la ſituation néceſſaire pour goûter, comme il faut, ce qui va ſuivre.

Non ſeulement Jean avoit aſſez bien ménagé la révolution arrivée dans ſa cervelle, pour devenir Auteur de la fameuſe Secte des Æoliſtes ; mais, graces à la nouvelle fécondité, que ſa folie donnoit à ſon imagination, il avoit conçu encore une grande quantité d’idées, qui, quoi qu’en aparence ſans rime & ſans raiſon, ne laiſſoient pas de cacher certains myſteres, & de s’attirer des Partiſans zélez.

J’en raporterai les exemples les plus remarquables que j’ai pu ramaſſer dans une tradition inconteſtable, ou dans une immenſe lecture. Je les décrirai avec toute la ſimplicité poſſible, & avec toute la clarté dont des ſujets auſſi profonds & auſſi abſtraits peuvent être ſuſceptibles. Je ne doute pas, qu’ils ne fourniſſent une ample & noble matiere à tous ceux, qui, dans le creuſet de leur imagination, ſavent changer les realitez en types, qui ont l’habileté de former des ombres ſans le ſecours de la lumiere, & de les transformer en ſubſtances ſans en être redevables à la Philoſophie ; en un mot, à ceux qui poſſedent l’heureux talent d’attacher à un ſens clair des Emblêmes, & des Allegories, & de metamorphoſer tout ce qui eſt litteral & ſimple en figures & en myſteres.

Jean s’étoit fourni d’une belle copie du Teſtament de ſon Pere, écrite ſur une grande feuille de parchemin ; &, pour jouer le rolle d’un bon Fils, il devint amoureux à la folie de ce parchemin reſpectable[2].

Quoi que le Teſtament, comme j’ai déja dit pluſieurs fois, ne contint que des Regles claires & aiſées, touchant la maniere de porter, & de menager, les trois Habits, ſoutenues & fortifiées par des promeſſes & par des menaces, le bon-homme Jean ſe mit dans l’eſprit, qu’il y avoit quelque ſens profond & obſcur, & que, ſous cette écorce de ſimplicité, elles cachoient de grands Myſteres[3]. Meſſieurs, diſoit-il à ſes Diſciples, je vous ferai voir, que ce même parchemin, que vous voiez-là, contient du pain, du vin, & des habits ; que c’eſt la Pierre Philoſophale, & la Médecine univerſelle. Conſequemment à cette fantaiſie, il reſolut de s’en ſervir dans les plus viles, auſſi bien que dans les plus grandes circonſtances de la vie. Il avoit trouvé l’Art de le changer en toutes ſortes de figures. Quand il vouloit dormir, il s’en faiſoit un bonnet de nuit ; & quand il faiſoit de la pluïe, il s’en ſervoit en guiſe de Paraſol. Il étoit homme à en mettre un petit morceau autour d’un orteuil bleſſé ; &, quand il avoit un accès de vapeurs, il s’en faiſoit brûler un petit brin ſous le nez. S’il avoit mal à l’eſtomac, il en avaloit autant de raclure, qu’il en pouvoit tenir ſur la ſuperficie d’un ſol. Tous ces remedes paſſoient chez lui pour infaillibles.

Par une Analogie exactement conforme à ces rafinemens, tout ſon Langage étoit emprunté du ſtile du Teſtament : toute ſon éloquence étoit renfermée dans ſes bornes ; & il n’oſoit pas ſe laiſſer échaper une ſyllabe, qui ne tirât de-là ſon autorité[4].

Un jour, ſe trouvant dans une maiſon étrangere, preſſé d’une certaine neceſſité, ſur laquelle il n’eſt pas néceſſaire de s’etendre ; & ne ſe reſſouvenant pas avec aſſez de promtitude de quelque phraze ſanctifiée, pour demander le chemin d’un certain petit apartement ; il préfera à la mondanité de ſe ſervir du terme ordinaire, le parti deſagréable que le Lecteur devinera ſans peine. Ce n’eſt pas tout : la Rhétorique de toute la Compagnie ne fut pas capable de le porter à le faire nettoïer ; parce qu’aïant conſulté le Teſtament ſur un cas de cette conſequence, il y crut trouver un paſſage, qui s’y étoit gliſſé, peut-être par l’ignorance des Copiſtes, par lequel une pareille propreté paroiſſoit être defendue[5].

Il ſe fit auſſi un Dogme de ne dire jamais Graces après avoir diné ; & tout l’Univers n’auroit pas pu lui perſuader de manger comme un Chrétien, ſelon la phraze vulgaire[6].

Il trouvoit un délice extraordinaire à ſe bourrer de Salpetre, auſſi bien que de meches d’une chandelle allumée, qu’il ſavoit atraper & avaler avec une adreſſe inconcevable[7]. De cette maniere, il entrenoit dans ſon ventre une flamme perpetuelle, qui, ſortant comme une vapeur embrazée, de ſes yeux, de ſes narines, & de ſa bouche, faiſoit reſplendir ſa tête dans l’obſcurité, comme le ſquelette d’une tête de veau, où quelque eſpiegle d’Ecolier a mis une chandelle d’un liard pour effraïer les loïaux ſujets de Sa Majeſté : c’étoit le ſeul expedient, dont Maitre Jean ſe ſervoit, pour ſe conduire le ſoir chez lui ; étant acoutumé de dire, que l’homme Sage doit être ſa propre Lanterne.

Il ſe promenoit d’ordinaire dans les ruës, les yeux fermez : &, s’il lui arrivoit de donner de la tête contre un poteau, ou de tomber dans la bouë, deux petit accidens, qui lui étoient fort ordinaires, il diſoit aux apprentifs, qui le regardoient de tous leurs yeux, qu’il ſe ſoumettoit avec reſignation à ſon malheur, comme à un effet de la Deſtinée, avec laquelle il ſavoit par experience, qu’il n’étoit pas ſûr de luter ; puiſque ceux, qui s’y hazardoient, étoient bienheureux de n’y gagner, qu’un nez ſanglant, & un œil poché au beure noir[8].

Il a été ordonné, quelques jours avant la Création, diſoit-il, que mon nez & ce poteau auroient une rencontre enſemble : &, pour cet effet, la Providence nous a envoïez au Monde l’un & l’autre dans le même âge, pour être compatriottes & concitoïens. Or, ſi j’avois tenu mes yeux ouverts, le malheur auroit été bien plus grand, ſelon toutes les apparences ; car, quels terribles faux-pas ne font point les hommes tous les jours, avec toute leur mondaine prévoïance ? Dailleurs, les yeux de l’entendement voient le mieux quand ceux de la chair ſont écartez du chemin : c’eſt pourquoi l’on obſerve, que les aveugles marchent avec plus de conduite, plus de précaution, & plus de jugement, que ceux, qui mettent tant de confiance dans leur Faculté viſuelle, que le moindre accident dérange, & que la moindre humeur, la moindre membrane, détruiſent pour jamais. La vue reſſemble à une lanterne, rencontrée dans la ruë par une bande de Bréteurs ivres, & qui expoſe celui qui la porte, & ſon propre individu, à des ſouflets, & à des coups de pied, qu’ils auroient évitez l’un & l’autre, ſi l’envie de paroitre leur avoit permis de marcher dans les ténébres. Helas ! toutes ces lumieres, dont on vante tant l’utilité méritent, par leur mauvaiſe conduite un ſort encor plus malheureux que celui qu’ils s’attirent journellement. Il eſt vrai, que je viens de me caſſer le nez contre ce poteau, parce que la Providence n’a pas trouvé bon de me tirer par la manche, & de m’avertir d’en éviter la rencontre ; mais, que cet accident n’encourage pas les hommes de ce ſiécle, ni leur poſterité, de donner leur nez à garder à leurs yeux : c’eſt le vrai moïen de le perdre une fois pour toutes. O vous, foibles yeux, ô vous aveugles Guides de nos corps aveugles, que vous êtes de pauvres Gardiens de nos nez fragiles ; vous, dis-je, qui vous fixez ſur le premier précipice que vous trouvez en chemin ; qui tirez enſuite après vous nos miſerables corps trop promts à vous obéir, juſques ſur le bord même de la deſtruction : mais, ce bord eſt d’un bois pourri, le pied nous gliſſe, & nous ſommes précipitez dans le goufre, ſans rencontrer le moindre arbriſſeau officieux, qui puiſſe rompre le coup. Chute afreuſe ! laquelle aucun nez de fabrique mortelle n’eſt capable de reſiſter, excepté celui du Geant Laurcalco qui étoit Seigneur du Pont d’Argent[9]. Ainſi donc, Ô vous foibles yeux, avec grande raiſon vous peut-on comparer à ces feux follets, qui conduiſent l’homme à travers l’ordure les tenebres, pour le faire tomber dans un puits profond, ou dans un goufre empoiſonné.

Voilà un échantillon de l’éloquence de Jean, & de la force de ſon raiſonnement ſur ces fortes de matieres abſtruſes.

Il avoit d’ailleurs de grandes vuës par raport à la dévotion, & il ne négligeoit rien pour en étendre les bornes. Il introduiſit une nouvelle Divinité, à laquelle il concilia un grand nombre d’Adorateurs. Les uns l’appellent Babel ; les autres, Chaos[10]. Il y a un Temple fort ancien, & d’une ſtructure Gothique, qu’on a érigé à ſon honneur dans la Plaine de Salisburi, fameux par ſon Reliquaire honoré par de frequens pelerinages[11].

Lorſqu’il avoit dans l’eſprit de jouer à quelqu’un quelque tour ſcelerat, il ſe jettoit à genoux, quand ç’auroit été au beau milieu du ruiſſeau ; &, les yeux levez vers le Ciel, il ſe mettoit à prier. Auſſi-tôt, ceux, qui connoiſſoient ſes ſaillies, avoient ſoin de s’en éloigner au plus vite ; mais, ſi quelques étrangers attirez par la rareté du fait, s’approchoient pour l’écouter, ou prénoient la liberté de rire de ſes contorſions, il ne manquoit pas de leur lacher ſon urine dans le nez, & de leur jetter la bouë à pleines poignées[12].

En hyver, il marchoit toûjours l’habit déboutonné, & auſſi peu couvert qu’il étoit poſſible, pour donner un libre paſſage à la chaleur répandue dans l’air qui l’environnoit ; &, en Eté, il s’accabloit d’habits, pour lui fermer l’entrée[13].

Dans certaines Revolutions extraordinaires, il ſollicitoit l’emploi de Bourreau general : il montroit une grande adreſſe à en faire les fonctions ; &, comme quelques-uns de ſes Collegues ſe couvrent le viſage d’un maſque, quand ils exercent ce noble emploi, notre Ami Jean croïoit ſe déguiſer de reſte par de longues & ſavantes Prieres[14].

Sa Langue étoit ſi muſculeuſe, & ſi ſubtile dans ſes mouvemens, qu’il ſavoit l’entortiller dans ſon nez, d’où il faiſoit ſortir enſuite un langage tout particulier, & fort pathetique.

Il faut lui rendre encor cette juſtice, qu’il a été le prémier de ces Roïaumes, qui a ſongé à perfectionner le talent de braire, par lequel le grand Sancho ſe ſignala jadis ſi noblement en Eſpagne[15]. Ses oreilles larges étoient toûjours expoſées à l’air, & dreſſées en haut ; & par leur ſecours, il porta ſon art à un tel degré, qu’il étoit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de diſtinguer la Copie de l’Original.

Il étoit attaqué d’une maladie tout-à-fait contraire à celle, qui vient de la morſure de la Tarentule ; il devenoit tout furieux au ſon d’un inſtrument de Muſique, & ſur-tout d’une Muſette[16] : mais il s’en guériſſoit aiſément, en faiſant quelques tours dans la Sale de Weſtmunſter, dans Billing-gate, dans une Ecole, à la Bourſe, ou bien dans un Caffé rempli de Nouvelliſtes[17].

Il ne craignoit pas les couleurs, mais il les haïſſoit mortellement ; &, par conſequent, il avoit une grande averſion, pour toutes ſortes de peintures[18]. Quelquefois même, dans quelqu’un de ſes accès, il ſe promenoit dans les ruës, les poches chargées de pierres, pour abatre les enſeignes des boutiques.

Sa maniere de vivre, telle que je viens de la dépeindre, lui donnant fort ſouvent occaſion de ſe laver, il ſe jettoit quelquefois juſqu’aux oreilles dans l’eau, même au beau milieu de l’Hyver : mais, on a remarqué, qu’il en ſortoit plus ſale qu’il n’y étoit entré[19].

Il a été le premier, qui ait trouvé l’Art de donner un remede ſoporifique par les oreilles. C’étoit un compoſé de ſoufre, de beaume de Galaad, & de l’onguent du Samaritain[20].

Il portoit ſur ſon eſtomac une large emplattre cauſtique, par le moïen de laquelle il jettoit des ſoupirs, & pouſſoit des gemiſſemens, capables de fendre le cœur de ceux qui les entendoient[21].

Quelquefois, il ſe plaçoit au coin d’une ruë ; &, s’adreſſant à ceux, qui paſſoient, il diſoit à l’un, Je vous prie, mon bon Monſieur, favoriſez-moi d’un bon coup de poing dans les dents. A quelque autre, Mon cher Ami, oh ! je vous conjure, faites-moi la grace de me donner un vigoureux coup de pied dans le ventre. Madame, oſerois-je demander à votre Grandeur de me donner de cette petite main potelée un petit ſouflet bien apliqué ? Mon brave Capitaine, vous, qui paroiſſez avoir le bras ſi nerveux, pour l’amour de Dieu, ſanglez-moi une demi douzaine de coups de canne[22].

Quand, par des ſollicitations ſi preſſantes, il avoit réüſſi à s’enfler le corps & l’imagination, il s’en retournoit chez lui content comme un Roi ; & faiſoit mille Contes terribles de tous les malheurs, qu’il avoit ſoufert pour la Cauſe Commune[23]. Voyez un peu ce coup-là, diſoit-il, en ſe découvrant les épaules : un maudit Janiſſairė me le donna ce matin à ſept heures, dans le tems qui je faiſois tous mes efforts, pour repouſſer le grand Turc. Mes chers Voiſins, cette tête caſſée merite bien une emplatre, ce me ſemble. Si le pauvre Jean avoit fait grand cas de ſa caboche, vous auriez vu dès aujourd’hui le Pape & le Roi de France faire rage dans vos familles. Helas ! Peuple Chrétien, le Grand Mogol s’étoit déja avancé juſqu’aux Fauxbourgs de la Ville, & vous n’avez qu’à remercier ces pauvres côtes, de ce qu’il ne vous a pas déja mangés à la poivrade, avec vos Femmes, & vos Enfans.

Rien n’étoit plus remarquable, que l’Averſion que Jean & Pierre avoient l’un pour l’autre, juſqu’à l’affectation. Pierre avoit fait depuis peu quelques tours de fripon, qui le forçoient à ſe cacher, & à ne marcher que de nuit, pour éviter les griffes des Sergens. Ils s’étoient logez exprès aux deux extremitez oppoſées de la Ville ; &, quand ils ſortoient, ils prenoient les detours du monde les plus biſarres pour s’éviter : mais, malgré tous ces ſoins, c’étoit leur deſtinée perpetuelle de ſe rencontrer. La raiſon en eſt aiſée à découvrir : les fantaiſies & l’extravagance de l’un & de l’autre étoient fondées ſur la même baze ; & on peut les conſiderer, comme deux compas de la même grandeur & également ouverts. Si vous les fixez l’un & l’autre dans le même centre & ſi vous les tournez enſuite des deux côtez oppoſez, il eſt certain, qu’ils doivent de neceſſité ſe rencontrer quelque part dans la circonference. D’ailleurs, le malheur de Jean vouloit qu’il reſſemblât à Pierre comme deux goutes d’eau, du côté de l’humeur, du tour d’eſprit, de la taille, & de la mine[24]. Enfin, cette reſſemblance étoit ſi parfaite, qu’il étoit fort ordinaire à quelque Sergent de ſaiſir Jean au collet, en lui diſant, Maitre Pierre, je vous arrête de la part du Roi. D’autres fois, quelqu’un des plus intimes de Pierre venoit embraſſer Jean bras deſſus bras deſſous, en le conjurant de lui envoïer un de ſes meilleurs remedes contre les vers. C’étoit-là aſſeurement une triſte recompence de toutes les peines, qu’il avoit priſes depuis ſi longtems, pour n’avoir rien de commun avec ce Frere, pour lequel il avoit conçu une haine ſi opiniâtre : il ne pouvoit qu’être cruellement mortifié de voir que le ſuccès étoit ſi opoſé à ſon intention ; & les pauvres reſtes de ſon Habit en portérent la folle enchere. Jamais le Soleil ne commençoit ſa Courſe journaliere, ſans trouver à ces pauvres Guenilles une nouvelle piéce à redire. Maitre Jean porta à la fin ſon Zêle ſi loin, qu’il païa un tailleur pour étreſſir le col de ſon Habit, juſqu’à un tel point, qu’il étoit capable de l’étouffer ; & qu’il lui fit tellement ſortir les yeux de la tête, qu’on n’en pouvoit voir que le blanc[25]. Tout ce qui reſtoit encore du fond de l’Habit étoit froté regulierement tous les jours pendant deux heures contre une muraille rabotteuſe, afin d’en ôter les reſtes du galon, & de la broderie : & Maître Jean s’y prit d’une telle violence, qu’il eut bientôt l’air d’un Philoſophe Indien. Mais, malgré tous ſes ſoins, le ſuccès continua à tromper ſon attente. Les Guenilles ont une certaine reſſemblance comique avec les Ajuſtemens, à cauſe de quelque choſe de flottant, & de voltigeant, qu’il y a dans les uns & dans les autres, & qui n’eſt diſtingué qu’avec peine de loin, dans l’obſcurité, ou par une vue courte. C’eſt ainſi que les lambeaux de Jean offroient à la premiere vue un petit air ridiculement dégagé, qui, fécondé par la taille, & par la mine, traverſoit tous les deſſeins, & contribuoit à le faire prendre pour Pierre, par les partiſans mêmes de l’un & de l’autre.
 
defunt nonnulla
 
 
 

Un vieux Proverbe Sclavonien dit parfaitement bien, qu’il en eſt des hommes, comme des ames, qu’on ne retient jamais mieux, qu’en les ſaiſiſſant par les oreilles. L’experience fait voir pourtant, que cette regle à ſes exceptions :

Effugiet tamen hæc ſceleratus vincla Protheus.

Ce qui prouve, qu’en liſant les Maximes des Anciens il faut donner quelque choſe aux tems & aux lieux ; car, ſi nous recourons aux plus anciennes Chroniques, nous y apprendrons, que rien n’a été ſujet à des revolutions auſſi grandes, & auſſi frequentes, que les oreilles humaines.

Il y avoit autrefois une invention curieuſe, pour ſaiſir & pour retenir quelqu’un par les oreilles ; mais, je croi qu’on peut la mettre au nombre des arts perdus. Il n’eſt pas poſſible même que la choſe ſoit autrement ; puiſque, dans ces derniers ſiécles, toute l’eſpéce s’eſt diminuée juſqu’à un degré déplorable, & que ce qui en reſte eſt ſi fort dégénéré, qu’il ſemble ſe moquer de ceux, qui veulent en prendre poſſeſſion. Si l’on a jugé, qu’une fente dans l’oreille d’un ſeul Cerf étoit capable d’étendre cette imperfection ſur tout une forêt, comment pourrions-nous nous étonner de l’abatardiſſement des oreilles humaines ; conſequence naturelle de la mutilation, où les oreilles de nos Peres, & les nôtres, ont été expoſées depuis quelque tems ?

Il eſt vrai que, depuis que notre Ile a été illuminée par la Grace, il y a eu un tems, où l’on a fait de grands efforts pour porter cette partie du Corps humain à ſa grandeur primitive. Son étendue & ſa proportion étoit alors regardée, non ſeulement comme un ornement de l’homme exterieur, mais encor comme un type de la Grace interieure. De plus, les Naturaliſtes nous aſſeurent, que quand il y a une grandeur exceſſive, dans quelque partie ſuperieure du corps humain, comme dans le nez & dans les oreilles, il faut de néceſſité que certaines parties inférieures y répondent. Pour cette raiſon, c’étoit la coutume dans cet âge véritablement pieux, que dans les Aſſemblées chaque homme, à proportion qu’il avoit été favoriſé de ce côté-là par la Nature, étoit fort porté à faire parade de ſes oreilles, & de leurs dépendances. Ils étoient ſi libéraux à les donner en ſpectacle, à cauſe d’un Aphoriſme d’Hypocrate[26], qui nous enſeigne, que l’homme devient Eunuque, dès qu’on lui a coupé la veine qui eſt derriere l’oreille. Les femelles de cet heureux ſiécle n’étoient pas moins portées à les contempler, & à s’édifier par cette contemplation. Celles, qui avoient déja uſé des moïens[27], les regardoient avec une forte attention, dans l’eſperance, que cette vue feroit ſur leur cerveau une impreſſion avantageuſe, pour le fruit futur de leurs ſaintes amours. Pour celles, qui ne faiſoient encore qu’aſpirer au bénéfice du mariage, elles trouvoient-là de quoi choiſir ; bien reſoluës de donner leur inclination aux oreilles les mieux fournies, pour empêcher leur race de dégénérer de ce côté-là. A l’égard des Sœurs diſtinguées par leur Dévotion, elles conſideroient l’étenduë extraordinaire de ce membre, comme des excreſcences ſpirituelles ; & elles honoroient les têtes, qui en étoient chargées, comme des têtes ſanctifiées. C’étoit particulierement au Prédicateur, qu’elles accordoient cette veneration religieuſe ; parce que ſes oreilles étoient d’ordinaire de la prémiere Grandeur, dans ſes Accens de Rhétorique il étoit fort exact à les étaler à la vuë du Peuple, de la maniere la plus avantageuſe, les expoſant tantôt d’un côté, & tantôt de l’autre. De-là vient que la Prédication même eſt exprimée par certains Dévots, juſques dans nos jours, par le terme d’Expoſition.

Tels furent le ſoins des Saints de ce ſiécle-là, pour augmenter le volume des oreilles ; & il eſt probable que le ſuccès y auroit répondu, ſi dans la ſuite du tems il ne s’étoit pas levé un Roi cruel, Perſecuteur de toutes les oreilles qui alloient au de-là d’une certaine meſure. Là-deſſus quelques-uns cachérent une partie de leurs oreilles trop pouſſantes ſous un bandeau noir, d’autres furent empriſonnées ſous une peruque, d’autres furent, ou fendues, ou rognées, ou coupées juſqu’à la racine.

J’en parlerai plus au long dans mon Hiſtoire generale des Oreilles, que je rendrai publique au prémier jour.

De cette courte Relation de la Décadence des Oreilles, dans les ſiécles paſſez ; & du peu de mouvement, qu’on ſe donne dans celui-ci, pour les rétablir dans leur ancienne Grandeur : il ſuit évidement, qu’on eſpéreroit en vain d’arrêter les hommes par un membre ſi petit, ſi ſoible, ſi gliſſant ; & que, pour réuſſir à ſe rendre leur Maitre, il faut inventer quelque autre moïen. Or, celui, qui voudra examiner la nature humaine avec attention, y trouvera des anſes de reſte. Chacun des ſix Sens[28] en fournit une. Il y en a un grand nombre, qui rendent les paſſions maniables ; & il y en a quelques-unes attachées à l’entendement.

Parmi les dernieres eſt la curioſité, qui ſe laiſſe mieux empoigner que toute autre. C’eſt-là, dis-je, cet éperon ſerré contre le flanc, cette bride dans la bouche, cet anneau dans la narine du public pareſſeux, impatient, & grognard ; c’eſt par cette anſe, qu’un Ecrivain intelligent doit ſaiſir ſes Lecteurs. Dès qu’il en eſt une fois le Maître, toute leur réſiſtance eſt vaine ; ils ſont ſes priſonniers, juſqu’à ce que, par laſſitude, ou par ſtupidité, il veut bien les relâcher.

C’eſt par ce moïen que moi, Auteur de ce Traité miraculeux, je me ſuis rendu juſqu’ici le Maître abſolu du Lecteur benevole ; & c’eſt à mon grand regret, que je me vois forcé de lacher priſe, en lui laiſſant la liberté, par rapport à ce qui me reſte à dire, de ſe replonger dans ſon indolence naturelle. Ce que je puis vous dire, Ami Lecteur pour votre Conſolation & pour la mienne, c’eſt que nous ſommes tous deux également intéreſſez dans la malheureuſe perte du reſte de ces Mémoires pleins de tours d’eſprit, d’accidens, & d’évenemens agréables, nouveaux, ſurprenans, & par conſéquent tout-à-fait proportionnez au gout délicat du ſiécle.

Avec tous les efforts, dont ma mémoire eſt capable, je n’en ai pu retenir qu’un petit nombre de Chefs. Il y avoit, entre autres, une Relation exacte de la maniere, dont Pierre obtint un Sauf-conduit du Banc Royal, & d’une Reconciliation faite entre lui & Jean, à l’occaſion d’un deſſein qu’ils avoient de trépaner Martin, pendant une nuit plu vieuſe, dans la maiſon d’un Sergent, & de le dépouiller juſqu’à la peau[29]. Comment Martin à grand peine leur montra une belle paire de talons. Comment un nouvel Arrêt ſortit contre Pierre ; ſur quoi Jean le laiſſa dans la naſſe, lui déroba ſon Sauf-conduit, & s’en ſervit lui-même[30]. Comment les guenilles de Jean vinrent à la mode à la Cour, & dans la Ville ; & comment il monta un ſuperbe Courſier, & mangea du pain d’épice.

Les particularitez, contenuës ſous tous ces Chefs, me ſont abſolument ſorties de la memoire ; &, par conſequent, elles ſont perdues ſans reſſource. Force m’eſt donc de laiſſer mes Lecteurs ſe faire l’un à l’autre des complimens de condoleance, autant que l’humeur de chacun y poura fournir. Je les conjure pourtant, par ce commerce d’amitié, qu’il y a eu parmi nous, depuis le titre, juſqu’à cette page-ci incluſivement, de ne ſe pas alterer la ſanté, pour un malheur qui eſt ſans remede.

Pour moi, je vais m’acquitter d’un devoir de civilité, qu’un Auteur moderne, poli & inſtruit dans les belles manieres, ne ſauroit négliger, ſans ſe rendre coupable d’une irregularité criante. Je veux dire, que je vais prendre congé du public, avec toutes les formalitez requiſes.

La Concluſion.


POrter ſon fruit au de-là du terme eſt une cauſe réelle de fauſſes couches, auſſi bien que de ne le pas porter aſſez long-tems, quoi qu’elle ſoit moins frequente. Cette verité a ſur-tout lieu par raport aux productions de l’eſprit, qui, pour être accomplies, doivent paroitre comme à point nommé. Beni ſoit donc ce noble Jeſuite[31], qui le premier des Auteurs s’eſt hazardé à déclarer publiquement, que les Livres ont leurs propres Saiſons, comme les mets, les habits, & les plaiſirs. Plus bénie ſoit encore notre brave Nation qui a rafiné ſi fort ſur cette Mode Françoiſe. Il ne ſera pas néceſſaire que je vive fort long-tems pour voir le tems qu’un Livre, qui ne paroitra pas dans ſa Saiſon, reſſemblera à un nigaud d’Amant, qui manque l’heure du berger ; & qu’on n’en fera non plus de cas, que de la Lune pendant le jour, & des Maqueraux qui viennent dix ou douze jours après que la ſaiſon en eſt paſſée.

Perſonne n’a jamais été à cet égard un Obſervateur des tems plus exact, ni un plus fin Connoiſſeur de notre Climat, que le Libraire, qui m’a acheté cette Copie. Il fait ſur le bout du doigt quels ſujets pouſſent le mieux, dans une année ſeche ; & quels autres il faut ſemer dans le Public, quand le Thermometre eſt à grande pluie. Après avoir vu ce Livre, & conſulté ſon Almanac ſur ſa deſtinée, il me fit entendre, qu’aïant meurement réfléchi ſur les principales qualitez de mon Ouvrage, ſavoir, le ſujet, & le volume, il trouvoit qu’il ne réuſſiroit jamais, ſinon après de longues vacances, & dans une mauvaiſe année pour les navets. Là-deſſus, preſſé par mes néceſſitez urgentes, je le priai de me dire, quelle ſorte de Piéce pourroit être propre pour le mois courant. Après avoir tourné ſes yeux du côté de l’Oueſt, Je crois, dit-il, que nous aurons quelque orage ; & ſi vous pouviez faire au plus vite quelque petite Drollerie, mais point en vers ; ou bien quelque petit Traité ſur… ; cela courroit comme le feu Gregeois : mais, ſi le tems s’éclaircit, j’ai un tuteur à mes gages, qui me fera quelque choſe contre le Docteur Bentley, & je ſuis ſur d’y faire mes petites affaires.

A la fin pourtant, il fit ſon marché avec moi ; &, pour corriger les mauvaiſes influences du Ciel, nous convinmes d’un expedient. Si un de ſes Chalands vient lui demander un Exemplaire de mon Livre, & qu’il ſouhaite de ſavoir de lui confidemment le nom de l’Auteur, il lui nommera à l’oreille le Bel-Eſprit qui ſera en vogue cette ſemaine-là : & ſi la derniere Comedie du Sieur Durfey a cours alors, j’aime autant porter pour ce tems ce nom-là, que celui de Congreve. Je ne fais mention de ces bagatelles, que pour donner à la Poſterité une idée du gout de nos Lecteurs. On pourroit les comparer, ce me ſemble, à une mouche, qui, chaſſée d’un pot de confitures, ſe jette avec avidité ſur un excrément, pour y achever ſon diner, avec le même appetit qu’elle l’a commencé.

Avant que de finir, j’ai encor un mot à dire ſur les Auteurs profonds, dans la claſſe deſquels le public judicieux me placera, ſelon toutes les aparences. Il en eſt à mon avis, de ces Ecrivains comme d’un puits. Un homme, qui a les yeux bons, verra le fond du puits qui a le plus de profondeur, pourvu qu’il y ait de l’eau ; mais, s’il n’y a rien que de la bouë, quand le fond n’en ſeroit qu’à une toiſe & demie en terre, il paroitra extrémement profond, parce qu’il eſt extraordinairement obſcur.

J’ai pris depuis peu la réſolution de faire une experience, qui a fort bien réüſſi à pluſieurs Auteurs modernes ; c’eſt d’écrire ſur rien, & de laiſſer toûjours aller la plume ſon grand chemin, quoique le ſujet ſoit abſolument épuiſé. C’eſt comme l’ombre de l’eſprit, qui ſe plait encore à ſe promener ſur le tombeau, où le cadavre eſt enterré. Pour dire la verité, il n’y a point de talent plus rare, que celui de ſavoir bien diſtinguer quand il faut finir quelque choſe. Lorſqu’un Auteur aproche des frontieres de ſon Livre, il croit qu’en chemin faiſant, lui & ſes Lecteurs ſont devenus de vieilles connoiſſances, & qu’ils doivent être au deſeſpoir de ſe ſéparer ; de ſorte que certains Ouvrages reſſemblent à des viſites de cérémonie, où les complimens, qu’on fait en ſe ſéparant, ſont quelquefois plus longs que toute la converſation qui les a précédez. On peut comparer la Concluſion d’un Traité à celle de la Vie humaine, qui peut être comparée à ſon tour à la fin d’un Repas, que peu de convives quittent dès qu’ils ont aſſez mangé, ut conviva ſatur. Ne voit-on pas mille fois, après le Feſtin le plus abondant, les gens reſter aſſis, quand ce ne ſeroit que pour réver, ou pour dormir le reſte du jour. A cet égard-là, je ſuis fort different des autres Auteurs, capables de trouver à redire à un pareil aſſoupiſſement dans leurs Lecteurs. Pour moi, je ſerai charmé, ſi, par mes travaux infatigables, je puis avoir contribué quelque choſe au Repos du Genre-humain, dans un âge ſi tumultueux. Je ne croi pas mène un pareil effet ſi éloigné, qu’on diroit bien, des vuës que doit avoir un Bel-Eſprit : puiſque jadis un Peuple fort poli dans la Grece[32] avoit dreſſé les mêmes Temples aux Muſes, & au Sommeil ; perſuadé qu’il y avoit entre ces Divinitez des liaiſons d’amitié fort étroites.

Je ne ſaurois me réſoudre à quitter la plume, ſans demander encore une grace au Lecteur : c’eſt de ne s’attendre pas à être également inſtruit, & diverti, à chaque ligne, & à chaque page de ce Traité. Il eſt naturel qu’il donne quelque choſe à la ratte de l’Auteur, & à quelques courts intervalles de péſanteur, & de ſtupidité. Ce ſont de petits accidens, où il pourroit être ſujet lui-même en pareil cas. Qu’il me diſe, ſi, ſe promenant dans des ruës ſales, pendant un tems pluvieux, il trouveroit fort poli, à des gens qui le regarderoient à leur aiſe par la fenêtre, de critiquer ſa demarche & de tourner en ridicule ſes habits mouillez ?

Qu’il ſoit averti d’ailleurs, qu’en diſpoſant mon cerveau à la compoſition de cet ouvrage, j’ai fait l’Invention Maîtreſſe de tout, & que je lui ai donné la Raiſon, & la Methode, pour Demoiſelles ſuivantes. J’ai pris cet arrangement, parce que j’ai toûjours obſervé en moi-même, comme une qualité particuliere, une démangeaiſon perpetuelle d’avoir de l’eſprit, dans des occaſions où il s’agiſſoit d’être raiſonnable, ſenſé, & méthodique. J’ai toûjours été trop devoué aux coutumes modernes, pour négliger la moindre aparence d’un bon-mot, qui ſe levât dans mon eſprit, quelques peines que je duſſe emploïer, pour le forcer à entrer dans la converſation. Il eſt vrai que le ſuccès n’a pas toûjours répondu à mon attente ; car, aïant fait avec des peines immenſes une Collection de ſept cens trente huit Fleurs d’Eloquence, ou Saillies ſpirituelles, je n’ai pu en emploïer, pendant cinq ans de tems, qu’une ſeule douzaine, malgré tous mes efforts, pour ſaiſir les vuides de la converſation, afin de les y fourrer comme des chevilles. Pour la moitié encore, ce fut autant d’eſprit ſemé dans la Riviete ; les Compagnies, que j’en voulois honorer, étant incapables de m’en ſavoir gré. Pour les autres, il en coûta tant de tortures à mon pauvre eſprit pour leur ménager une heureuſe entrée, que je fus enfin forcé de renoncer au métier penible d’un diſeur de bons-mots. C’eſt à ce mauvais ſuccès pourtant, que je ſuis redevable de la prémierre idée, qui m’eſt venuë de m’ériger en Auteur ; & il a produit le même effet ſur pluſieurs de mes Amis, qui ne s’en repentent pas, non plus que moi. Combien de fois n’arrive-t-il pas, qu’un tour d’eſprit déplacé a fait pitié dans un entretien, & qu’enſuite rectifié par l’impreſſion il a fait merveilles dans un Livre ?

A préſent que, par la liberté de la Preſſe, je ſuis devenu Maitre abſolu des occaſions propres à faire briller mes Lumieres acquiſes, je commence déja à m’apperçevoir, que mon Capital diminue, & que ma dépenſe va beaucoup plus loin, que ma recette. Je ferai bien, par conſequent, d’être un peu plus économe, & de faire de nouvelles épargnes, juſqu’à ce que mes moïens, ſe trouvant dans une heureuſe harmonie avec les beſoins du Public, m’obligent de nouveau à me mettre en frais.


Fin du Tome premier.
  1. J’avoue qu’il n’en eſt pas ainſi à mon égard. Le commencement de cette Digreſſion s’entend de reſte : mais, ce Cavalier, qui galoppe par la Ville, qui s’attire les yeux du Peuple, & l’aboiement des Chiens, tout cela eſt un miſtère pour moi ; & j’en laiſſe l’explication aux adeptes, ou aux Commentateurs de profeſſion,
  2. Il y a un bon nombre de Dévots ſuperftitieux, qui ont une venération particuliere pour la figure exterieure de la Bible, à l’imitation des Mahometans, qui témoignent le plus profond reſpect pour leur Alcoran.
  3. Il eſt certain, qu’il y a des Chrétiens aſſez fous, pour ne trouver rien de litteral dans la Bible, & pour chercher des Myſteres dans les Recits les plus ſimples. Tel eſt un Profeſſeur fameux dans nos Provinces, qui a fait un gros Livre, pour prouver que tous les Miracles de Jeſus-Chriſt ſont autant de Types. D’autres Extravagans cherchent dans les Livres ſacrez la Recepte de la Pierre Philoſophale ; & d’autres, moins groſſiers dans leur Folie, Me. Dacier par exemple, les regardent comme un Traité de Rhetorique. Il y en a même, qui y cherchent leur bonne avanture, en conſultant à l’ouverture du Livre le premier paſſage, qui s’offre à leurs yeux, de la même maniere que les Païens cherchoient leur ſort futur dans Virgile. Ce qu’on appelloit Sortes Vigiliana.
  4. Rien au monde n’eſt plus ridicule que l’affectation de ce jargon dévot, qui exprime les choſes les plus ordinaires de la vie par des termes empruntez de l’Ecriture Sainte, qui certainement ne nous eſt pas donnée pour cet uſage-là. D’ailleurs, il n’y a aucune bonté réelle, aucune ſainteté, dans ces expreſſions. C’eſt leur ſens, qui eſt ſacré & utile. Il s’enſuit de-là, que la profanation n’eſt pas tout-à-fait auſſi commune, que le croient les bigots.
  5. L’Auteur tourne ici en ridicule certains Saints mauſſades, qui trouvent du crime à tenir leur Vaiſſeau propre ; & qui s’imaginent, que la Sainteté eſt incompatible avec la complaiſance de s’habiller comme le reſte du Genre-humain. Ils feroient bien de ſonger qu’il y a plus d’orgueil à ſe diſtinguer des hommes de ce côté-là, qu’à ſe confondre avec eux. Un Philoſophe dit un jour à Diogene, qu’il voïoit ſon cœur orgueilleux au travers de ſes habits déchirés.
  6. Il y a des Sectes, qui trouvent du crime à prier Dieu en ſe mettant à table.
  7. Ce Paſſage fait alluſion à la chaleur du Zele, que les Devots s’efforcent d’entretenir dans une vivacite perpetuelle.
  8. Toutes les perſonnes, qui admettent la Prédeſtination dans toute ſa rigueur, n’en tirent pas des Conſequences également impertinentes. Il y en a qui croïent, que les Décrets de Dieu ne doivent pas nous empêcher d’agir en Etres raiſonnables, & de nous déterminer vers le parti, qui nous paroit le meilleur ; mais, d’autres abjurent entierement l’excellence de leur Nature, & s’imaginent, qu’il y a de la Vertu, & de la Sageſſe, à ſe conduire en ſimples Machines, & à ſe liever d’une manicre purement paſſive à l’Action de la Divinité.
  9. Voyez Don Quichotte.
  10. Ceux de l’Egliſe Anglicane accuſent les Presbyteriens d’être ennemis de l’Ordre dans le Culte.
  11. C’eſt une piéce monſtrueuſe de Pierres entaſſées ſans ordre avec des peines infinies, ſans qu’on en puiſſe deviner le but.
  12. Rien n’eſt plus ordinaire aux Devots de profeſſion, que de couvrir leurs mauvais deſſeins du voile de la pieté ; & ils ne ſont jamais plus à craindre, que lorſqu’ils ſont dans les plus grands accès de leurs extaſes devotes. On dit que Cromwel, fameux Partiſan de Jean, ſe ſervoit quelquefois d’une Ruze aſſez particuliere, pour duper les Ambaſſadeurs, Eſpions privilegiez des Souverains. Quand il ſavoit, que quelqu’un de ces Meſſieurs étoit dans ſon Antichambre pour avoir Audience, il ſe metoit à prier tout haut le bon Dieu, avec toute la ferveur poſſible, de favoriſer tel ou tel deſſein. Le pauvre Ambaſſadeur, ne croïant pas qu’un homme fût capable de ſe moquer du Ciel, pour mieux tromper les hommes, ne manquoit pas de donner dans le Panneau ; &, par-là, ſon Maitre, ſe précautionnant contre un Projet chimerique, ſe rendoit incapable de prévenir les veritables deſſeins de cet illuſtre Fourbe.
  13. Les Dévots ſont d’ordinaire ſujets aux fantaiſies les plus biſarres : ils croïent ſe ſanctifier, par des manieres diametralement opoſées à celles des autres hommes.
  14. Il n’y a point de gens plus cruels, en general, que ceux qui ſe couvrent du maſque de la Devotion. Toûjours prêts à proſcrire, & même à damner éternellement, ceux qui n’adoptent, ni leurs ſentimens, ni leurs manieres.
  15. Ceci réflechit ſur ces tons de voix lamentables, & ces cris ridicules, dont pluſieurs Prédicateurs devots touchent les ſens de leurs auditeurs, au lieu de convaincre leur raiſon par de bonnes preuves.
  16. Certains Devots, partiſans de Jean, ont la Muſique en horreur, comme la plus affreuſe mondanité ; quoi que rien au monde ne ſoit plus innocent : ils la trouvent ſur-tout abominable dans le Culte religieux.
  17. Ce ſont tous des lieux, où il ſe fait un bruit auſſi grand, que deſagréable.
  18. Les Presbyteriens ont une haine furieuſe contre toutes ſortes de peintures expoſées dans les Egliſes, dans quelque vue que ce ſoit.
  19. Cet endroit paroit un peu obſcur ; je crois l’entendre pourtant. Certains Devots, pieux par grimace, & réellement criminels, comme les Phariſiens, ſe croïent nettoïer de leurs défauts, par des jeunes, & des penitences exterieures, qui, ne venant pas d’un bon principe, & étant mêlées d’Hypocriſie, deviennent des crimes elles-mêmes. De cette maniere, le Devot devient plus ſale, à force de ſe laver.
  20. Ce ſont les Sermons, dont quelquefois la Rhetorique eſt un mélange de chaleur, d’aigreur, & de douceur.
  21. Tout le monde connoit les Soupirs & les Gemiſſemens continuels des Bigots. On diroit que ces gens-la prennent la vertu pour une diſpoſion étrangere de l’ame, qui lui donne la torture. Ce qui eſt très-faux, ſur-tout par raport à une Pieté avancée. Elle met l’ame dans ſon plus haut degré de perfection ; &, lui faiſant ſentir fortement l’excellence de la nature, elle doit la remplir de ſatisfaction & de joye : elle doit même répandre la tranquillité, & le contentement, dans tout l’exterieur.
  22. Le faux Zêle porte ſouvent les Devots à s’expoſer ſans néceſſité à la Perſecution, contre la premiere loi de la nature, qui eſt le principe de toute la morale & contre les ordres expres de notre Sauveur. La Vanité a ſouvent beaucoup de part à cette conduite. C’eſt un beau titre, que celui de Martir de la Verité, c’eſt un titre fort flatteur ; mais, le nombre de ceux qui le meritent eſt bien petit.
  23. Il n’eſt pas rare de trouver des gens, qui ſe vantent de ce qu’ils ont ſoufert pour l’Egliſe, & qui par-la veulent ſe faire conſiderer, comme les grands boulevards de la Religion.
  24. Il eſt certain que les Papiſtes, & les Presbyteriens, ſe contrecarrent avec plus d’affectation, que les mêmes Papiſtes, & les autres Sectes d’entre les Proteſtans. Cependant, leur pieté eſt plus ſemblable quelquefois, qu’ils ne penſent : ils ſont fort étroitement unis par une certaine Devotion Monachale, par le Quiétiſme, par les Auſteritez, & par ces marques exterieures de pieté, qui ſont le vrai Phariſéiſme. N’oublions pas l’Intolerance, qui eſt auſſi incompatible avec une Vertu raiſonnée qu’inſéparable de la Bigotterie.
  25. Les Devots ont bien ſouvent un air aſſez ſemblable à celui d’un homme conſtipé ; & ils mettent une Dévotion toute particuliere dans une certaine tournure afreuſe, qu’ils ſavent donner à leurs yeux.
  26. Libr. de aere, locis, & aquis.
  27. C’eſt une Expreſſion devote, pour dire ſaintement, avoir Commerce avec un Homme.
  28. Scaliger en établit un ſixiéme.
  29. Ce Paſſage fait alluſion au Regne de Jaques II., qui abolit les Loix penales faites contre ceux de l’Egliſe de Rome, & contre les Nonconformiſtes.
  30. Guillaume III remit en vigueur les Loix contre le Papiſme ; mais, il trouva à propos de tolérer les Presbyteriens.
  31. Le Pére d’Orleans,
  32. C’étoient les Habitans de Trezene.