Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/03/01

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Imprimerie de Chatelaudren (2p. 56-61).


CHAPITRE III

LE POINT TYPOGRAPHIQUE



I

GÉNÉRALITÉS


À l’exemple des premiers disciples de Gutenberg qui, après le sac de Mayence, en 1462, essaimèrent à travers l’Europe, les prototypographes Ulrich Gering, Michel Friburger, Martin Crantz et leurs aides — s’ils en eurent — installés en 1469-1470 à Paris, dans les bâtiments de la Sorbonne, n’apportèrent, semble-t-il, dans l’exécution de leur travail aucune division particulière : ils pouvaient indifféremment, comme il est permis de le croire, graver les poinçons, frapper les matrices, fondre les caractères nécessaires, composer, corriger leurs épreuves, puis imprimer et relier les feuilles.

Durant les vingt-cinq années qui suivirent l’introduction de l’imprimerie en France, ces errements ne subirent que de légères atténuations. Dans chaque officine typographique un peu importante, il y eut un ou plusieurs graveurs, des fondeurs, des compositeurs et des imprimeurs, spécialisés dans des fonctions auxquelles ils se préparaient par un long apprentissage, généralement de quatre ou parfois cinq années. Puis, au début du xvie siècle, des imprimeurs, tels Geoffroy Tory (1480-1533) et Simon de Colines (fin du xve siècle-1547), des graveurs tels Claude Garamond (1499-1561), Guillaume Le Bé (1525-1598) et nombre d’autres encore, fournirent ou prêtèrent à leurs confrères le matériel nécessaire, mais il n’y eut pas une corporation spéciale de graveurs et de fondeurs, ayant ses statuts, ses lois, ses règlements, comme celle des libraires et des maîtres imprimeurs : cette dernière possédait, aussi bien en fait qu’en droit, le monopole de toutes les opérations — sauf pour la fabrication du papier et la reliure[1] — intéressant directement la confection d’un livre.

La plupart des maisons gravant et fondant elles-mêmes les caractères qui leur étaient indispensables, pendant longtemps il n’y eut aucune régularité dans les dimensions des caractères employés en typographie : la force de corps variait d’une officine à l’autre ; les imprimeurs de Paris, comme ceux de Lyon, donnaient même parfois à leurs productions une hauteur en papier différente de celle en usage dans d’autres villes[2].

En ces diverses matières il n’était en effet d’autre règle que la nécessité évidente pour chaque maison de posséder des caractères ayant tous une hauteur en papier rigoureusement semblable qui seule permettait d’utiliser, au cours du travail, les combinaisons, les mélanges, de plusieurs types de caractères de corps différents.

Les dénominations des caractères étaient également quelque peu arbitraires ; elles étaient, pour la plupart, tirées du titre du premier ouvrage pour la composition duquel le caractère avait été utilisé. En voici la nomenclature, par ordre de décroissance, telle que la donne Dominique Fertel, imprimeur à Saint-Omer, dans son célèbre ouvrage la Science pratique de l’Imprimerie[3] paru en 1723 :


01. Le gros Double Canon[4] ;
02. Le Double Canon ;
03. Le Gros Canon ;
04. Le Trismegiste ou Canon aproché ;
05. Les deux points de Gros Romain ;
06. Le Petit Canon ;
07. Les deux points de Cicéro ou la Palestine ;
08. Le Gros Parangon ;
09. Le Petit Parangon ;
10. Le Gros Romain ;
11. Le Saint Augustin ;
12. Le Cicéro ;
13. La Philosophie ;
14. Le Petit Romain ;
15. La Gaillarde ;
16. Le Petit Texte ;
17. La Mignone ;
18. La Nompareille ;
19. La Parisienne ou Sedanoise.

Ces noms, on le conçoit aisément, ne pouvaient, au premier coup d’œil, indiquer le rapport existant entre un corps et un autre même immédiatement voisin. Fertel lui-même ne précise pas ce rapport, car il écrit simplement[5] :

La Philosophie est proprement l’œil du Cicéro, fondue sur un corps un peu moins fort que le Cicéro. La Gaillarde est l’œil du Petit Romain, fondue sur un corps moindre que le Petit Romain ; et la Mignonne est un œil du Petit Texte, fondue sur un corps entre le Petit Texte et la Nompareille.

Aussi des divergences existaient au sujet des proportions des corps entre eux, divergences dont, toutefois, Fertel estime, ne pas devoir se préoccuper outre mesure, et il établit le tableau de proportion suivant pour les corps les plus courants[6] :

Les deux points de Gros Romain[7] 
Deux Gros Romain.
Le Petit Canon 
Deux Saint Augustin.
Les deux points de Cicero ou la Palestine 
Deux Cicero.
Le Gros Parangon 
Une Philosophie et un Petit Romain.
Le Petit Parangon 
Deux Petit Romain ou trois Nompareille.
Le Gros Romain 
Un Petit Romain et un Petit Texte.
Le Saint Augustin 
Un Petit Texte et une Nompareille.
Le Cicéro 
Deux Nompareille.
La Philosophie 
Une Mignone et une Sedanoise ou Parisienne.
Le Petit Romain 
Une Nompareille et une Parisienne.
La Gaillarde 
Deux Parisienne.

Fertel est cependant obligé de reconnaître[8] que :

La proportion des caractères, même sur un petit nombre de lignes, n’est pas toujours fort précise, et que cela vient de ce que quelques fondeurs se sont avisés d’affaiblir les corps de leurs caractères. Nous avons expérimenté qu’un Gros Parangon, dont la proportion, suivant ce que nous avons accusé ci-dessus, est avec une Philosophie et un Petit Romain, demanderoit, suivant certains fondeurs, un Cicero et un Petit Romain.

On imagine sans peine le désarroi occasionné par de tels errements et les multiples inconvénients qui en résultaient.

Fertel, d’ailleurs, ne borne point ses critiques à ce seul sujet, non plus que ses desiderata[9] :

Nous souhaiterions… que les caractères ou autres ornemens de fonte eussent une telle proportion et si précise, par rapport à la hauteur, qu’ils fussent très scrupuleusement fondus de 11 lignes de haut ; c’est à cette hauteur que nous croyons qu’ils doivent être déterminés[10]… On épargneroit la peine de mettre des hausses pour suppléer à l’inégalité de hauteur des différens caractères dans un ouvrage qui en est susceptible ; ce qui ne laisse pas d’être un petit art dans un Imprimeur, et ce qui très souvent est négligé en tout ou en partie.

Les caractères, étant faits pour être combinés ensemble, doivent tous avoir la « même hauteur » : telle était l’idée aussi simple que rationnelle émise par Fertel.

Sans doute, l’auteur de la Science pratique de l’Imprimerie n’avait pas été le seul à éprouver les désagréments de ce fâcheux état de choses et à exprimer le désir d’y voir apporter remède. L’article 10 de la déclaration royale du 23 octobre 1713 avait déjà en effet ordonné les prescriptions suivantes :

Les Fondeurs de Caractères d’Imprimerie à Paris seront tenus de fondre à l’avenir chaque Frappe de Caractère sur les mêmes hauteurs, épaisseurs, et lignes qui leur seront données par les Syndic et Adjoints des Libraires et Imprimeurs de Paris, à peine de cinquante livres d’amende contre lesdits Fondeurs, au profit de ladite Communauté. Enjoignons aux dits Syndic et Adjoints de tenir la main à l’exécution du présent Article, et de garder en la Chambre de la Communauté un modèle de chaque Frappe de Caractère, pour y avoir recours en cas de besoin.

Puis, le 28 février 1723 — l’année même où l’imprimeur de Saint-Omer publiait son traité, — une ordonnance royale tentait un premier essai de régularisation :

Article LIX. — Police pour fondre les Caractères sur une même hauteur. — Veut Sa Majesté que six mois après la Publication du présent Règlement, tous les Caractères, Vignettes, Réglets et autres Ornemens de Fonte, servans à l’Imprimerie, depuis le Gros-Canon jusqu’à la Nompareille, tant gros œil qu’ordinaire, soient fondus d’une même hauteur en papier, fixée à dix lignes et demie Géométriques, et que tous les Gros et Petits-Canons, tous les Gros et Petits-Parangons, les Gros-Romains, les Saint-Augustin, les Petits-Textes, et les Nompareilles, tant Romains qu’Italiques, de toutes les Fonderies, se rapportent pour la susdite hauteur de dix lignes et demie en papier, et chacun en particulier pour le corps qui lui est propre, ensorte que le Petit-Canon porte deux Saint-Augustin ; le Gros-Parangon un Cicero et un Petit-Romain ; le Petit-Parangon, deux Petits-Romains ; le Gros-Romain, un Petit-Romain et un Petit-Texte ; le Saint-Augustin, un Petit-Texte et une Nompareille ; et le Cicero, deux Nompareilles : tous lesquels Caractères seront à l’avenir conformes pour lesdites hauteurs et corps à la lettre (m) de chaque corps de Fonte, de laquelle lettre (m) sera déposé nombre suffisant en la Chambre Syndicale, dont les Syndic et Adjoints en délivreront aux Fondeurs trente de chaque corps pour servir de modèle ; et les Fondeurs rapporteront en ladite Chambre après la justification de leurs Moules, le même nombre de ladite lettre (m) du bas de Casse de leurs Frappes, afin que la justesse de chaque corps soit plus parfaitement vérifiée ; à peine contre lesdits Fondeurs de cinquante livres d’amende, et de confiscation des Fontes, Vignettes et autres Ornemens qui ne se trouveront pas conformes.

Toutefois, l’article LXI du même Règlement apportait une légère dérogation à cette prescription de la hauteur en papier « fixée à dix lignes et demie » :

xxx… En observant néanmoins toujours la même hauteur en papier fixée à dix lignes et demie, excepté seulement les Fontes pour imprimer en rouge, qui pourront être d’un tiers de ligne ou environ, plus hautes que les autres ; et pour distinguer plus particulièrement lesdites Fontes hautes et de corps interrompus des corps ordinaires, lesdits Fondeurs seront tenus d’y mettre le cran dessus, à peine d’amende arbitraire.

À cette réglementation le roi entendait soumettre non seulement les fondeurs français, mais aussi les étrangers :

Article LXIV. — Fontes étrangères seront fondues sur la hauteur de celles de Paris pour y entrer. — Et afin que toutes les Fontes se trouvent de la hauteur prescrite par l’Article LIX, ordonne Sa Majesté que celles qui viendront des Pays Étrangers et des Provinces, soient portées directement par les Voituriers à la Douane, et ensuite, à la Chambre Syndicale, pour y être visitées par les Syndic et Adjoints, et être vérifié si elles sont fondues sur ladite hauteur, et au cas qu’elles ne se trouvent pas conformes, elles seront pour la première fois renvoyées sur les lieux, à la diligence des Syndic et Adjoints, aux frais de qui il appartiendra ; et en cas de récidive, elles seront refondues et, la matière confisquée au profit de la Communauté.

Les mesures de longueur légales de l’époque étaient :

La toise, qui valait 
 06 piedsxx
Le pied,xxxxxxxx 
 12 pouces
le pouce, xxxxxx 
 12 lignesx
La ligne,xxxxxxx 
 12 pointsx

La toise valant, en mesures métriques actuelles, 1m,949, la hauteur en papier de 10 lignes et demie égalait 23mm,6775.

Fertel, on peut le supposer, n’eut point connaissance des prescriptions du règlement du 28 février 1723 avant l’apparition de son manuel, dont le privilège porte la date « à Paris, le 13 août 1723 ».

Alors, en effet, qu’il croit devoir déterminer à 11 lignes la hauteur uniforme des « caractères et autres ornemens de fonte », le Roi, « en son Conseil », avait spécifié que, du pied à la partie externe de l’œil, le caractère devait avoir une hauteur, dite hauteur en papier, fixée à 10 lignes et demie géométriques.

  1. Par un édit du mois d’août 1686, enregistré le 7 septembre de la même année, la Communauté des Maîtres relieurs et doreurs fut déclarée entièrement distincte et séparée de celle des Maîtres imprimeurs et libraires.
  2. Voir, sur ce sujet, un article très documenté de M. A. Basile (supplément gratuit au n° 720 du journal l’Imprimerie).
    xxxAlors que les fondeurs de Paris avaient une hauteur se rapprochant de 10 lignes et demie géométriques, Lyon conserva longtemps (même après le règlement du 28 février 1723) la hauteur de 11 lignes, et Strasbourg celle de 11 lignes et quart.
  3. Le titre de ce volume est curieux à connaître : « la Science pratique de l’Imprimerie, contenant des Instructions trés-faciles pour se perfectionner dans cet art. On y trouvera une description de toutes les pieces dont une Presse est construite, avec le moyen de remedier à tous les défauts qui peuvent y survenir. Avec une Méthode nouvelle et fort aisée pour imposer toutes sortes d’Impositions, depuis l’In-folio jusqu’à l’In cent-vingt-huit.
    xxxDe plus, on y a joint des Tables pour sçavoir ce que les Caracteres inferieurs regagnent sur ceux qui leur sont superieurs, et un Tarif pour trouver, d’un coup d’œil, combien de Formes contiendra une copie à imprimer, trés-utile pour les Auteurs et Marchands Libraires qui font imprimer leurs Ouvrages à leurs dépens.
    xxx Le tout représenté avec des Figures en bois et en taille douce.
    xxxÀ Saint Omer,
    xxxPar Martin Dominique Fertel, Imprimeur et Marchand Libraire, rue des Espeérs, à l’Image de saint Bertin.
    xxxM. DCC. XXIII.
    xxxAvec approbation et privilège du Roy. »
  4. On remarquera que Fertel n’utilise point le trait d’union pour les dénominations de caractères, alors que dans le Code de la Librairie et Imprimerie de Paris, paru en 1774, Saugrain écrit « Gros-Parangon, Petit-Canon», etc.
  5. La Science pratique de l’Imprimerie, p. 3.
  6. Id., p. 2.
  7. Fertel n’indique pas de concordance pour « le gros Double Canon, le Double Canon, le Gros Canon, le Trismegiste ou Canon aproché ».
  8. La Science pratique de l’Imprimerie, p. 3.
  9. Id., p. 3.
  10. Comme on le verra plus loin, les caractères spécialement destinés à l’impression en couleur (rouge, généralement) avaient une hauteur légèrement plus forte ; en 1857, le Nouveau Manuel de Typographie (A. Frey, revu par E. Bouchez) donne à ces caractères une hauteur « de 253 à 278 dix millimètres de tige ».