Le Corset (1908)/01
Le Corset et la Médecine
CHAPITRE PREMIER
Par l’étude historique très détaillée qui précède et que j’ai accompagnée de si nombreux documents[1] le lecteur a pu juger combien est ancienne et universelle la mode du corset.
Cependant, cette partie du vêtement féminin a eu de tous temps et dans tous les pays des adversaires nombreux, des détracteurs acharnés.
Au chapitre VII de son livre Des causes des maladies, Galien, en traitant des changements de figure des parties, s’exprime ainsi : Les parties constituantes du thorax sont souvent aussi déformées par les nourrices qui les bandent mal dans la première enfance ; mais c’est surtout chez les jeunes filles qu’il nous est donné de voir sans cesse se produire cet effet. Dans le but d’augmenter le volume des parties voisines des hanches et des flancs par rapport au thorax, les nourrices leur mettent des bandes, qu’elles serrent fortement sur les omoplates et tout autour de la poitrine, et comme la pression qui en résulte est souvent inégale, le thorax devient proéminent en avant, ou la région opposée, celle du rachis, devient gibbeuse. Il arrive quelquefois que le dos est pour ainsi dire brisé et entraîné de côté, de sorte qu’une épaule est soulevée, saillante et en tout plus volumineuse, tandis que l’autre est affaissée et aplatie. Tous ces vices de conformation du thorax sont dus à la négligence et à l’ignorance des nourrices qui ne savent pas appliquer un bandage exerçant une pression uniforme.
Dans ce texte, le mot nourrice a, pour la première phrase, son sens propre, et pour le reste de la citation, il apparaît avec le sens que lui donnaient les Romains, appliquant ce nom à une espèce de gouvernante ou de camériste à laquelle leurs filles étaient confiées au sortir de l’enfance. La critique de Galien s’entend donc de l’usage des fasciæ, non seulement pour les enfants à la mamelle, mais aussi pour les jeunes filles.
Ambroise Paré a montré dans plusieurs passages de ses œuvres les effets désastreux des corps serrés. Il a raconté la mort d’une dame de la cour tombée dans le marasme à la suite de vomissements répétés des aliments, dus à la pression de l’estomac par un corps à baleines appuyant tellement sur les fausses côtes, qu’il les trouva à l’ouverture du cadavre « chevauchant les unes par-dessus les autres. » Il ajoutait que par trop serrer et comprimer les vertèbres du dos, on les jette hors de leur place, ce qui fait que les filles sont bossues et grandement émaciées par faute d’aliment, ce qu’on voit souvent. Revenant ailleurs sur ce sujet, il répétait que « plusieurs filles sont bossues et contrefaites pour avoir en leur jeunesse par trop serré le corps », prétendant que de « mille filles villageoises, on n’en trouve pas une bossue, à raison qu’elles n’ont eu le corps astreint et trop serré » et il engageait les mères et les nourrices « à y prendre exemple ».
A. Paré rangeait encore la pression du ventre chez les femmes grosses, celle que produit le buste ou buse, en particulier, parmi les causes d’avortement, de difformité chez l’enfant, de mort pour lui et la mère. Enfin il allait jusqu’à attribuer à la seule constriction des vêtements, la mort subite d’une jeune mariée au milieu de la cérémonie nuptiale.
Roderic, qui pratiquait à Hambourg vers l’an 1600, fit ressortir comme A. Paré les inconvénients des Corps et des buses de bois, d’ivoire ou de fer pour le développement du fœtus, et ne négligea pas de mentionner cette cause d’avortement dans son Traité des maladies des femmes, publié en 1603.
C’est à peu de distance de là que Ad. Spigel, dans son De humani corporis fabrica, reprochait aux jeûnes filles de se serrer outre mesure, afin d’avoir la taille fine comme un jonc, ut junceæ videantur, et qu’il signalait comme effets de la pression circulaire de la poitrine par les corps chez les jeunes filles la disposition au crachement de sang, aux inflammations des viscères thoraciques et par suite le développement de maladies de langueur mortelles.
Tandis que Riolan, médecin de Marie de Médicis, explique les déformations de la colonne vertébrale par l’usage du corset, tandis que plus tard Sœmmering montre l’estomac biloculaire comme conséquence de la compression par le même appareil, beaucoup d’autres médecins s’élèvent de toutes leurs forces « contre ces cuirasses qui, sous prétexte de redresser la taille, causent plus de difformités qu’elles n’en préviennent ».
« Les Winslow, les Van Swieten, les Buffon, les J.-J. Rousseau dirigèrent, contre l’usage des corps, les uns la force de leur dialectique soutenue par l’observation et les déductions de la science, les autres les foudres de leur éloquence appuyée sur les lois de la nature et du plus simple bon sens, mais tous leurs efforts ne purent triompher des adeptes du corset qui restaient triomphants dans une lutte où il semblait qu’ils dussent inévitablement succomber. »
M. Debay rapporte que Cuvier conduisit un jour une jeune dame pâle et chétive au Jardin des Plantes. La dame s’étant arrêtée pour admirer une fleur au port gracieux, aux brillantes couleurs, le savant lui dit : « Naguère, madame, vous ressembliez à cette fleur et demain cette fleur vous ressemblera. » En effet, le lendemain Cuvier ramena la dame qui poussa un cri en apercevant la jolie fleur de la veille, pâle, courbée, languissante ; elle en demanda la cause, et l’illustre professeur lui répondit : « Cette fleur est votre image, comme vous elle languit sous une cruelle étreinte » et il lui montra une ligature circulaire qu’on avait pratiquée sur la tige de la fleur : « Vous vous fanerez de même, ajouta-t-il, sous l’affreuse compression de votre corset, vous perdrez peu à peu les charmes de votre jeunesse si vous n’avez pas assez d’empire sur la mode pour abandonner ce dangereux vêtement. »
M. Serres, professeur au Muséum a écrit : « Le corset refoule la masse intestinale en bas ; l’utérus, organe flottant, est lui-même refoulé par les intestins et sans cesse déplacé. De là les affections terribles de cet organe, si fréquentes à Paris, que bientôt les médecins n’y pourront plus suffire. »
Le professeur Delpech poussa, lui aussi, un cri de détresse : « Que de maux dans un corset, que de morts dont il est cause. »
Il nous serait facile de multiplier ces citations, car le nombre est grand de ceux qui ont fulminé contre le corset : je citerai Bonnaud, Bonsergent, Hourman, Decham-bre, Layer, Mongery, Romand, Corbin, Vaysette, Garny, Glenard, Ziemssen, Meynert, Fauquez, Roth, Chapotot, Boas, Ewald, Rosenheim, Mmes Gaches-Sarraute, Tylicka, etc., etc ; j’en passe et des plus hostiles.
Récemment, un fabricant de corsets, critiquant tous les modèles actuels — sauf le sien qu’il recommande en fin d’article — écrivait : a Le corset rend Les chairs molles, entraîne la flaccidité musculaire, fait naître des gargouillements et des borborygmes qui sont comme les protestations vivantes (!) de l’abdomen contre la compression viscérale ; le cri poignant d’organes révoltés contre le cruel élan (?) de la femme contemporaine. L’abaissement de la matrice, le développement imparfait des enfants, les pertes blanches ou rouges, les mauvaises digestions, la constipation, les maux d’estomac, les migraines atroces, la pâle neurasthénie avec son triste cortège… résultent fréquemment de l’abus du corset ordinaire et de sa constriction exagérée. »
Tableau effrayant déjà, mais que son auteur aurait pu assombrir encore s’il avait lu cette page de Bouvier qui ne s’applique, il est vrai, qu’au port de mauvais corsets : excoriations au voisinage des aisselles, gêne de la circulation veineuse des membres supérieurs, accidents résultant de la compression du plexus brachial, aplatissement, froissement des seins et maladies diverses des ganglions lymphatiques ou des glandes mammaires, affaissement, déformations ou excoriations des mamelons, difficulté extrême de certains mouvements, affaiblissement et atrophie des muscles comprimés ou inactifs, abaissement et rapprochement permanent des côtes inférieures, rétrécissement de la base du thorax, réduction des cavités de la poitrine et de l’abdomen, refoulement du diaphragme, compression des poumons, du cœur, de l’estomac, du foie et des autres viscères abdominaux, surtout après les repas, d’où la gêne plus ou moins grande de la respiration et de la parole, aggravation des moindres affections pulmonaires, disposition à l’hémoptysie, palpitations de cœur, syncopes, difficulté du retour du sang veineux au cœur, embarras d’ans la circulation de la tête et du cou, congestion fréquente aux parties supérieures, efforts musculaires difficiles ou dangereux, lésions des fonctions digestives, gastralgie, nausées, vomissements, lenteur et interruption facile du cours des matières dans l’intestin rétréci, déformation, déplacement du foie augmenté dans son diamètre vertical et repoussé vers la fosse iliaque, réduit dans les autres sens et déprimé en outre dans sa substance, gêne de la circulation abdominale, abaissement de l’utérus, troubles de la menstruation et, dans l’état de grossesse, disposition à l’avortement, aux hémorragies utérines, etc., etc. Tel est le tableau incomplet des effets nuisibles que peuvent produire même les corsets d’aujourd’hui, mal construits ou mal appliqués.
« Quarante-deux inconvénients dus au corset, (elle en oublie d’ailleurs ; Dickinson lui n’en a-t-il pas cité quatre-vingt-quinze !) s’écrie Mme le Dr Tylicka qui ajoute naïvement après avoir reproduit cette longue, mais curieuse citation : « Nous n’aurions pu en compter autant, nous qui sommes des adversaires déclarés du corset… en général », termine-t-elle prudemment.
De nos jours on a dit plus encore contre le corset. M. P. Maréchal accuse l’espèce féminine de dégénérer, et accuse le corset d’être la cause de cette dégénérescence. Et l’auteur donne sur ce sujet d’effroyables détails.
À l’en croire, depuis quatre cents ans que le corset moule la plastique féminine, la plus gracieuse moitié du genre humain a dégénéré au point de rendre indispensables les artifices des couturiers pour conserver quelque apparence de beauté. Le corset, en atrophiant les articulations de la colonne vertébrale, donne à la plupart de nos contemporaines un dos rond, des épaules inégales, et provoque Cihez elles ce déhanchement, cette « marche en canard » que Schopenhauer regardait comme une des vilaines caractéristiques du beau sexe. D’après une statistique, donnée par M. P. Maréchal, sur 100 jeunes filles portant corset : 25 sont destinées à succomber à des maladies de poitrine ; 15 mourront pendant leur premier accouchement et 15 autres garderont de ce premier accouchement des infirmités mortelles ; 15 souffriront de maladies diverses, et 30 seulement pourront conserver leur santé intacte.
Et c’est pour remédier à cet état de choses que le Dr Maréchal, après bien d’autres, propose une loi qui soumettrait la fabrication et l’usage des corsets à un contrôle aussi sévère que celui qui est appliqué aux armes à feu. Voici ce curieux projet :
Article premier. — Il est interdit à toute femme âgée de moins de trente ans, de porter corset, ceinture-corset ou cuirasse-corset. Toute femme convaincue d’avoir endossé un de ces appareils sera punie de un à trois mois de prison ; la peine pourra être élevée à un an si la délinquante est en état de grossesse. Si la délinquante est mineure et habite chez ses parents, ces derniers seront, en outre, condamnés à une amende de 100 à 1.000 francs.
Article 2. — Toute femme âgée de trente ans révolus, à dater du jour de la promulgation de la présente loi, pourra porter un corset de tel modèle qu’il lui plaira, hors cependant durant l’état de grossesse.
Article 3. — La vente du corset sera rigoureusement surveillée ; tout vendeur devra noter le nom, l’âge et l’adresse de l’acheteuse sur un registre spécial, réglementaire, lequel devra être présenté à toute réquisition des autorités. Si l’âge de l’acheteuse inscrit sur le registre réglementaire était constaté inférieur à l’âge légal précité ci-dessus, le vendeur sera puni de la confiscation des corsets contenus dans ses magasins et d’une amende de 100 à 1.000 francs. En cas de récidive, en outre des mêmes {peines qui lui seront infligées, il sera puni de quinze jours à trois mois de prison, et il lui sera interdit de se livrer par la suite à, l’industrie et à la vente des corsets.
Qu’y a-t-il de vrai, de justifié dans toutes ces accusations dont l’ensemble forme à travers les siècles le très long réquisitoire que nous avons résumé brièvement ? Pourquoi comment, malgré ces attaques réitérées, le corset est-il resté, ainsi que l’a montré Caran d’Ache dans une page amusante (Le Journal, 28 novembre 1901), une forteresse toujours inexpugnable ?
Tous les reproches faits aux corsets sont-ils faux ou seulement exagérés ? Les observations sont-elles exactes ou mal interprétées, ou bien la coquetterie, la mode, ont-elles raison des reproches réels, remportent-elles sur des conclusions judicieusement établies ?
Le corset est néfaste pour maints viscères, maints auteurs l’ont déclaré, et chacun suivant ses études spéciales, ses observations particulières, s’est attaché à démontrer l’exactitude de ses dires, en ce qui concerne l’influence du corset, tantôt pour un organe, tantôt pour un autre.
Je veux reprendre cette étude médicale par le menu, examiner viscère par viscère, ce qu’il peut y avoir ou non de fondé dans les faits rapportés, dans les observations publiées ; je veux à des faits opposer des faits, discuter des observations en les comparant avec d’autres, apporter le fruit non seulement de mes observations personnelles, mais encore de mes expérimentations, et enfin tirer des conclusions impartiales que j’appuierai alors mais alors seulement, de l’opinion dey auteurs qui tolèrent ou qui recommandent le corset.
Les recherches nécessitées par la rédaction de la partie historique de mon ouvrage Le Corset, ont constitué une lourde tâche, je ne me dissimule pas que cette partie médicale et physiologique sera plus difficile encore, mais l’attrait du sujet fera paraître le labeur léger.
S’il est indispensable, pour mener à bien ce travail, de procéder avec une grande méthode et de diviser son étude avec soin, il est non moins indispensable pour juger avec exactitude la valeur des faits, des observations, des raisonnements, de connaître anatomiquement les régions du corps étudiées, et de les connaître non pas superficiellement, non pas minutieusement, mais de les connaître d’une façon à la fois très simple et très précise.
« Le corset est la seule pièce du vêtement féminin qui ait une influence sur la position des viscères, sur leur fonctionnement, et par suite sur la santé.
Ceux qui le confectionnent devraient avoir des notions exactes d’anatomie et de physiologie qui leur font toujours défaut ; les corsetières, recrutées généralement parmi des ouvrières sans instruction spéciale, ne suivent et ne connaissent d’autres lois que celles de la mode… et si l’on découvre dans un corset bien étudié d’un type nouveau, des qualités qui lui assurent un succès avantageux, on s’ingéniera & le copier plus ou moins adroitement, mais sans chercher à se rendre compte des mobiles qui ont guidé l’inventeur, de telle sorte que les indications données sont maladroitement suivies et que les résultats obtenus ainsi par à peu près sont plutôt nuisibles qu’utiles.
Qu’on ne s’y trompe pas ; pour qu’un corset devienne un vêtement inoffensif, il faut qu’il soit extrêmement bien adapté, qu’il ne gêne aucun de nos organes, aucun de nos mouvements ; c’est en cela que réside la grande difficulté de son application, et c’est ce qui nécessite les connaissances spéciales dont j’ai parlé plus haut. »
Il est impossible, actuellement, d’exiger des corsetières des diplômes ou des licences officielles ; cependant lorsqu’on sait le mal qu’elles ont fait et qu’elles peuvent faire aux femmes, on en arrive à souhaiter que, à la technique de leur art, à leur adresse professionnelle, elles s’efforcent d’ajouter ces connaissances élémentaires de splanchnologie (splanchnologie ou description des viscères), dont nous devrions tous être instruits en vue de notre propre conservation.
C’est pourquoi je ferai précéder l’étude des rapports du corset avec un organe d’une étude anatomo-physiologique de cet organe, et cette étude, illustrée de figures nombreuses et simples, permettra aux gens de l’art de me suivre facilement, aux corsetières de me comprendre entièrement. J’estime, en effet, que ce livre n’est pas écrit seulement pour des médecins, et je ne souhaite pas plus voir toutes les femmes-médecins s’installer corsetières, que je ne songe à obliger toutes les corsetières à se faire recevoir médecins.
Dans les pages qui vont suivre, et dans lesquelles je vais étudier successivement l’influence du corset sur les systèmes respiratoire, circulatoire, digestif et génito-urinaire, il sera toujours sous-entendu, sauf mention spéciale (date ou désignation), que les faits ou les observations consignés ont trait à des cas où les femmes portaient un des corsets des époques moderne ou médicale, c’est-à-dire des deux dernières époques de l’histoire du corset.
- ↑ Le Corset, tome I, étude historique, 1 vol., chez Maloine, rue de l’École-de-Médecine.