Le Corset (1908)/03
CHAPITRE III
Le cœur étant situé dans le thorax, derrière le sternum, en avant de la colonne vertébrale, entre les deux poumons qu’enveloppent les membranes séreuses appelées plèvres, il convient d’étudier ici quelle est l’action du corset sur le cœur, quelle influence ce vêtement peut avoir sur la circulation.
Le cœur a la forme d’un cône à base supérieure et à sommet inférieur. Il est intérieurement divisé en quatre cavités : deux supérieures, les oreillettes et deux inférieures, les ventricules. Les vaisseaux qui émergent de la partie supérieure du muscle cardiaque contribuent à le maintenir en place. Une membrane séreuse appelé péricarde enveloppe le cœur qui suspendu par sa base vient par sa pointe s’appuyer sur le muscle diaphragme.
Le cœur doit à sa structure essentiellement musculaire, ses fonctions motrices, qui consistent en une contraction rythmique et dont l’exercice est réglé par les connexions de cet organe avec le système nerveux central ainsi que par les éléments nerveux jouissant d’une certaine indépendance qu’il, porte en lui-même. Les artères, grâce à l’élasticité et à la contractante de leurs parois soutiennent l’impulsion donnée par le cœur et transforment en un mouvement continu le débit saccadé de l’ondée cardiaque de manière à distribuer régulièrement le sang dans les capillaires. Là, l’étendue du champ circulatoire s’accroissant ainsi que l’étroitesse des conduits, sous cette double influence le cours du sang se ralentit et ce ralentissement de même que l’extrême minceur des parois vasculaires favorise puissamment les échanges qui s’accomplissent entre le liquide nourricier et les tissus qu’il traverse, échanges qui constituent en quelque sorte l’objet suprême de la fonction circulatoire. Puis le sang passant dans les veines est ramené au cœur par ces canaux pourvus de valvules dont l’effet compense dans une certaine mesure le ralentissement du courant sanguin, conséquence obligée de l’éloignement du centre d’impulsion (Ch. Achard).
« Au point de vue physiologique, l’appareil circulatoire se compose de deux portions distinctes par les propriétés différentes du sang qui les traverse. Ces deux portions sont : le système à sang rouge qui amène aux tissus le sang propre à leur nutrition (sang artériel), et le système à sang noir dans lequel le sang devenu impropre à la nutrition des tissus par son contact avec eux (sang veineux), se dirige vers les poumons pour s’y revivifier, grâce aux échanges gazeux qui constituent le phénomène de l’hématose.
On appelle hématose le phénomène par lequel le sang apporte aux tissus l’oxygène nécessaire à leur vie et dépose à l’extérieur leur acide carbonique.
Comme il n’y a point de rapport entre la structure des conduits vasculaires et les qualités du sang qui les traverse, on a pu distinguer selon la direction prise par le sang au sortir du cœur une circulation pulmonaire ou petite circulation et une circulation générale ou grande circulation. Les organes de la circulation pulmonaire ne sont au point de vue de l’étude des maladies qu’une annexe de l’appareil respiratoire et les troubles affectant l’un de ces organes retentissent sur l’autre, par l’intermédiaire de la petite circulation. (Dr Achard).
L’on ne s’étonnera donc pas que le cœur subissant les influences qui s’exercent sur les poumons, le corset puisse agir sur l’organe central circulatoire ; et que d’autre part, l’action du corset sur le cœur puisse se faire sentir, par l’intermédiaire des vaisseaux sanguins sur le système circulatoire périphérique et parfois sur certains organes gênés dans leur irrigation sanguine.
Les auteurs qui ont admis que le corset apportait une grande gêne au libre exercice de l’appareil pulmonaire ont été amenés à formuler les conclusions suivantes : « Le corset en entravant les fonctions respiratoires s’oppose à l’hématose. C’est donc incomplètement vivifié que le sang sort du poumon pour rentrer de nouveau dans la grande circulation et ce sang chargé d’acide carbonique dont il n’a pas pu se débarrasser et peu propre à la nutrition, voit encore des obstacles, s’opposer à son libre cours par la compression d’une grande partie du corps par le corset. Ces conséquences sont d’autant plus nuisibles que les parois thoraciques refoulées par la compression du corset opposent aussi un obstacle puissant à la libre dilatation du cœur.
Le cœur par amoindrissement de la loge cardiaque n’ayant pas la même liberté perd une partie de sa force et chasse peu de sang à la fois, mais ses parois continuellement excitées par le sang qui n’a pu s’échapper chercheront à suppléer par La fréquence au manque d’énergie des contractions et par des mouvements tumultueux, le cœur va regagner en vitesse ce qu’il perd en expansion ; de là ces palpitations pénibles et une gêne extrême pour la femme serrée dans son corset.
La gêne circulatoire qui se fait sentir aux environs du cœur se propage de proche en proche, la circulation périphérique s’accomplit mal ; les parties sur lesquelles s’exerce la pression du corset ont de plus leurs capillaires comprimés et sont d’autant mal nourris ; à la moindre cause, on verra se produire des congestions dans divers organes : poumon, foie, cerveau, etc.
Comme conséquence de ces troubles des fonctions physiologiques si importantes pour la vie de l’organisme : respiration et circulation, les évanouissements, les syncopes sont fréquentes chez les femmes qui ont la déplorable habitude de trop se serrer la taille. Le séjour dans un endroit peu aéré ; une émotion un peu vive, un exercice trop violent, même la station debout un peu prolongée, suffisent chez elles pour faire un obstacle à l’hématose qui suspend l’arrivée d& l’oxygène au cerveau et provoque une perte de connaissance, perte du sentiment et du mouvement avec pâleur de la peau, suspension plus ou moins marquée de la respiration et un affaiblissement considérable de la circulation sanguine. Quoique la syncope soit le plus souvent passagère et qu’il suffise d’habitude d’enlever le corset pour détruire les obstacles circulatoires et rendre le jeu de la respiration plus facile pour que ces victimes de la mode ou de la coquetterie reprennent leurs sens, cependant la syncope aboutit quelquefois à la mort. »
Voilà certes des conclusions sévères.
Il est vrai que le corset peut amener de sérieux troubles de la circulation et il en est de même pour tout vêtement apportant une gêne circulatoire, tel un faux-col, une ceinture trop serrés, il est vrai aussi que le corset peut provoquer des syncopes et même amener la mort subite. Ambroise Paré a raconté l’histoire d’une jeune mariée qui mourut pendant la cérémonie nuptiale pour s’être trop serrée. Réveillé-Parise a rapporté qu’une dame très forte qui luttait tellement contre une obésité croissante, qu’elle se faisait lacer par sa domestique à plusieurs reprises, jusqu’à suffocation et une fois pendant cette opération barbare, elle mourut subitement d’apoplexie. Ce même Réveillé-Parise raconte qu’une dame célèbre par sa beauté au temps de l’Empire, ayant entendu dire que la peau de renne était complètement inextensible, en fit venir une du Nord, on en forma un sac dans lequel elle se fit coudre la poitrine et le ventre ; cette nouvelle espèce de cuirasse ne put cependant être supportée que peu de mois ; il n’y eut pas moyen de résister à cause des suffocations et d’indéfinissables malaises.
Œlmer a noté que « le corset gêne la circulation abdominale et celle des membres inférieurs, par suite de la pression du foie sur la veine cave inférieure, il produit la compression du cœur, d’où gêne de la circulation des membres supérieurs, de la tête et du cœur, congestion du visage, epistaxis. »
Mais ces conclusions sont poussées au noir, si on les considère comme se rapportant à l’usage du corset ; elles ne visent que des excès et elles ne doivent être prises en considération que lorsqu’il s’agit d’abus du corset, de constrictions exagérées du thorax de la nature de ceux et de celles que je viens de rapporter.
En opposition avec les opinions excessives ci-dessus indiquées, il me semble curieux de citer ici une communication faite par M. Deschamps de Riom à la Société de Thérapeutique dans la séance du 8 mai 1901.
Dans cette communication l’auteur présente à la Société un appareil de soutien cardiaque, dit ceinture hypocardiaque, analogue à ceux inventés en 1900 par les médecins allemands Abée et Hellendal.
L’invention du Dr Deschamps consiste en une ceinture et en une bretelle qui maintiennent une pelote sur la région cardiaque avec le mamelon comme centre. Tous les cardiaques qui souffrent de leur cœur sont soulagés par une pression loco dolenti soit avec la main soit au moyen d’un artifice quelconque. C’est cette pression douce et instinctive que la pelote assure méthodiquement.
L’auteur expose alors comment peut s’expliquer la bienfaisante action de cette pelote et il termine en disant : « J’ai à peine besoin d’ajouter que cette ceinture n’est pas utilisable chez la femme. Si le corset n’existait pas il serait possible de créer un modèle spécial, mais le corset étant une partie essentielle du vêtement féminin, on pourra peut-être essayer et faire tolérer une simple pelote d’ouate au-dessous du sein. D’ailleurs le corset exerce par lui-même une pression constante qui, si elle n’est pas exagérée me semble favorable à la circulation et à la pression artérielle ».
En réalité le cœur est moins sensible à l’action du corset que le poumon. Quand le corset est placé, les battements s’accélèrent pendant les premiers instants de la constriction, puis ne tardent pas à s’apaiser ; si le corset n’est pas trop serré, il ne se passe rien d’anormal. C’est ce qu’a constaté Dechambre, sur des jeunes filles de 17 à 20 ans, bien portantes et d’une constitution robuste. Mais il en est autrement lorsque le corset est trop serré. Alors par la gêne de la circulation veineuse, résultant de cette constriction exagérée, le cœur gauche, c’est-à-dire la partie du cœur composée de l’oreillette gauche et du ventricule gauche, doit faire des efforts anormaux, la dilatation cardiaque peut en résulter. Si le cœur est déjà hypertrophié, le corset vient aggraver la situation (Dr Butin).
Il est de pratique courante que les palpitations et les syncopes peuvent se produire chez les jeunes filles et les femmes surtout quand elles sont trop serrées dans leur corset. À l’époque de Louis XV où cette constriction était de règle, ces syncopes ou vapeurs étaient d’une extraordinaire fréquence. De nos jours, à la fin des dîners de cérémonie, dans les soirées, dans les théâtres, la syncope est également fréquente ; mais là encore, il s’agit de cas où par coquetterie, les femmes ont voulu se faire très fine taille, cas dans lesquels vient encore s’ajouter à cette constriction exagérée, le manque d’aération et souvent le travail de la digestion. Le simple délacement du corset fait presque toujours tout rentrer dans l’ordre.
Le corset peut donc produire des troubles de la circulation par compression et ces troubles de circulation font que le sang s’oxygène moins dans les poumons, il en résulte que la femme trop serrée réalise les conditions nécessaires à la production de certaines maladies de l’appareil circulatoire, de la chloro-anémie en particulier. Mais je tiens à bien le répéter en terminant, il ne s’agit là que de femmes faisant un abus du corset serré, un corset bien fait et bien placé, s’il répond aux desiderata que j’indiquerai plus tard, ne pourra avoir aucune influence dangereuse sur le cœur en particulier et sur le système circulatoire en général.