Le Crucifié de Keraliès/XIV

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Plon (p. 136-139).



XIV


Le long des grèves, par la piste sablonneuse taillée dans les ajoncs de la falaise, Francésa et Coupaïa se rendaient à Morvic.

Francésa ne reconnaissait plus sa future belle-sœur ; cette fébrilité d’expressions et de gestes, une sorte de joie étrange par toute la figure, elle n’en revenait pas d’une transformation si subite et elle en était elle-même tout heureuse. Elle ne remarqua point que cette joie n’avait commencé d’éclater qu’après qu’elle se fût mise en route avec Coupaïa.

Tant d’entreprises avortées, sans qu’elle pût s’expliquer leur échec autrement que par une intervention diabolique, avaient rendu Coupaïa extrêmement défiante, et, si bien machinée que fût la dernière, elle n’osa espérer dans son succès que quand elle eut l’entière certitude du départ de Thomassin et du consentement de Francésa.

Cependant les deux femmes étaient arrivées devant l’île ; mais il y avait encore un peu d’eau sur la chaussée, et elles durent y entrer jusqu’à mi-jambe. Francésa voulait demeurer sur la grève.

— Nous avons trois heures devant nous, dit-elle à Coupaïa. Nous n’avons pas besoin de nous presser. J’ai prévenu tad que je ne rentrerai qu’à sept heures, et Louis non plus ne sera pas de retour auparavant. Laissons la mer se retirer…

Mais Coupaïa craignait que Le Coulz ne les eût devancées et qu’il ne fût las d’attendre. Elles retroussèrent leurs jupes et passèrent. Morvic paraissait désert. Le soir commençait à tomber ; le ciel était bas et gris ; la mer s’en détachait à peine et, dans cette uniformité, le soleil, au ras de l’horizon, faisait une petite tache pâle pareille au rond d’une vitre dépolie. Comme elles venaient d’entrer dans la maison, le sable grinça au dehors sous un pas rapide et presque aussitôt on frappa d’une façon particulière à la porte, dont Coupaïa, par précaution, avait assujetti le verrou.

— Ne te dérange pas, dit-elle à Francésa, ce doit être Yves-Marie…

Elle alla ouvrir et fit semblant de s’étonner en reconnaissant Le Coulz. Celui-ci était tout défait, les yeux rouges, la voix sifflante ; il répéta gauchement la leçon que lui avait soufflée Coupaïa : son mari tombé dans un trou de carrière et qui s’était cassé la jambe. Elle prit un air affolé, criant, pleurant, s’arrachant les cheveux, mais ne répondant point autrement aux paroles de Francésa, qui s’était levée et qui voulait l’accompagner.

Le Coulz barrait la porte. Quand Coupaïa fut sortie et que la jeune fille essaya de la suivre, il referma brusquement ses bras sur elle et la colla d’une étreinte contre la cloison…

Francésa se sentit perdue ; mais, si courageuse et forte, sans un cri, sans une larme, elle lutta longtemps debout et désespérément. Même à terre, elle ne fut point vaincue encore. Ils roulaient, enlacés l’un à l’autre, elle qui se raidissait, lui, de ses genoux pareils à des coins, s’obstinant à forcer sous les jupes ces chairs dures, croisées contre lui dans une résistance invincible. Leurs souffles courts, pressés, sonnaient comme des râles. Elle avait glissé sous lui ; mais il ne réussissait qu’à la maintenir, et la colère l’envahissait. Il voyait trouble ; ses tempes bourdonnaient ; une crispation singulière tiraillait ses doigts. Il n’entendit point un pas léger s’approcher de la porte du fond, puis le grincement de cette porte qui s’entrebâillait avec précaution pour laisser passer une ombre. Tout à coup la tête de Francésa s’abattit : quelqu’un avait bondi sur elle d’un des coins de la pièce et la tenait comprimée jusqu’aux épaules dans une sorte de capuche en toile qui l’étouffait. Elle porta les mains à sa gorge ; Le Coulz, qui avait reconnu sa complice, se rua, – et Francésa crut mourir…