Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 20

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Librairie nouvelle (p. 294-305).


CHAPITRE XX

LES CHAGRINS DE MONSIEUR DE TRAILLES


Dans la soirée qui suivit l’élection où il venait de jouer un rôle si humiliant pour son amour-propre, Maxime de Trailles était reparti pour Paris.

En le voyant faire, dès son arrivée, une rapide toilette et demander aussitôt sa voiture, on pourrait croire à une visite chez le comte de Rastignac, ministre des travaux publics, auquel il va rendre compte de sa mission et en expliquer le mauvais succès.

Mais un autre intérêt plus pressant paraît le réclamer.

— Chez le colonel Franchessini, dit-il à son cocher.

Arrivé à la porte d’un des plus coquets hôtels du quartier Breda, en passant devant le concierge, auquel il fit un bonjour de la tête, monsieur de Trailles en reçoit ce signe affirmatif qui veut dire : Monsieur est chez lui. En même temps, le son d’un timbre l’annonce à un domestique venu pour lui ouvrir la porte du péristyle.

— Le colonel est visible ? dit-il.

— Il vient de passer chez madame. Monsieur veut-il que j’aille l’avertir ?

— C’est inutile, je vais l’attendre dans son cabinet.

Et, comme un familier de la maison, sans que le domestique ait besoin de lui montrer le chemin, lui-même s’introduit dans une vaste pièce à deux fenêtres, de plain-pied avec un jardin.

Ce cabinet est comme le luth de Bologne compris dans le fameux inventaire de l’Avare garni de toutes ses cordes ou peu s’en faut ; en d’autres termes tous les meubles qui lui permettent de prétendre à sa savante désignation, tels que bureau, bibliothèque, cartes, mappemondes, y forment le fonds d’un ameublement très-complet et très-somptueux ; mais sportman effréné et l’un des membres les plus actifs du Jockey-Club, le colonel a laissé déborder peu à peu dans ce prétendu sanctuaire du travail et de la science, son fumoir, sa salle d’armes et sa sellerie ; de telle sorte que des pipes et armes de toute forme et de tout pays, y compris le casse-tête du sauvage, des selles, des fouets de chasse, des mors et étriers de tous modèles, des gants d’armes et des gants de boxe y forment la complication la plus disgracieuse et la plus singulière. Du reste, en s’entourant ainsi de tous les objets de ses occupations et études favorites, le colonel est un homme qui montre le courage de son opinion. Selon lui, en effet, au delà d’une attention continuée pendant un quart d’heure, il n’y a pas au monde une lecture possible, si ce n’est celle du Journal des Haras.

Il faut croire pourtant aussi que la politique a trouvé moyen de se glisser dans cette existence si profondément vouée au culte de l’exercice musculaire et de la science hippique, car, sur le parquet, Maxime trouve une jonchée de la plupart des journaux parus dans la matinée, et que le colonel y a jetés dédaigneusement après les avoir parcourus. Au milieu de tout cet abattis, monsieur de Trailles ramasse le National, et tout d’abord il y est salué par ces quelques lignes placées sur la première page en entrefilet.

« Notre cause est assurée d’un succès éclatant dans l’arrondissement d’Arcis-sur-Aube. Malgré tous les efforts du fonctionnarisme local, joints à ceux d’un agent particulier que le ministère avait dépêché sur ce point menacé, le bureau a été composé tout entier dans le sens des opinions de la gauche avancée. Nous pouvons donc, à coup sûr, annoncer pour demain la nomination de monsieur Dorlange, l’un de nos statuaires les plus distingués, que nous avions chaudement recommandé au choix des électeurs. Nos lecteurs ne s’étonneront pas en voyant proclamer, au lieu du nom de Dorlange, celui de monsieur Charles de Sallenauve. Par un acte authentique, passé le 2 mai, en l’étude de maître Achille Pigoult, notaire à la résidence d’Arcis, monsieur Dorlange est autorisé à prendre le nom d’une des meilleures familles de la Champagne, dont il ne se savait pas l’un des descendants : mais Dorlange ou Sallenauve, le nouveau député, est des nôtres ; et c’est ce dont le ministère pourra s’assurer prochainement à la tribune. En lisant les phrases si éloquentes prononcées par le candidat lors de la réunion préparatoire, sans flatterie comme sans aucune préoccupation de parti, on peut lui prédire dans les luttes parlementaires le plus remarquable succès. »

Maxime jette le journal avec mauvaise humeur et ramasse une autre feuille : celle-ci est un organe de l’opinion légitimiste, il y lit également sous la rubrique élections :

« L’état-major de la garde nationale et le Jockey-Club, qui, déjà, dans la dernière Chambre, avaient plusieurs représentants, viennent d’envoyer à celle dont la premmière mière session va s’ouvrir une de leurs plus éclatantes notabilités. Le colonel Franchessini, si connu par l’ardeur qu’il met à la poursuite des gardes nationaux réfractaires, a été nommé à la presque unanimité dans un des bourgs pourris de la liste civile. On pense qu’il ira s’asseoir à côté de la phalange des aides de camp, et qu’à la Chambre, comme dans les bureaux de l’état-major, il se montrera l’un des plus ardents et des plus fermes soutiens de la politique de l’ordre des choses. »

Comme Maxime achevait de lire cet article, entra le colonel.

Après avoir un moment servi sous l’Empire, le colonel Franchessini était devenu l’un des plus brillants colonels de la Restauration ; mais, à la suite de quelques nuages qui s’étaient élevés autour de la parfaite honorabilité de son caractère, il s’était vu dans la nécessité de donner sa démission, de telle sorte qu’en 1830 il était en parfaite mesure pour se dévouer de la façon la plus passionnée à la dynastie de Juillet. N’ayant, toutefois, pas repris du service, parce que, peu de temps après sa mésaventure, il avait éprouvé la consolation d’une Anglaise immensément riche, qui s’était laissée prendre à la beauté de ses formes dignes, alors, de l’Antinoüs, et en avait fait son mari, le colonel Franchessini avait fini par retrouver ses épaulettes dans l’état-major de la milice citoyenne. Là, en effet, il était l’un des plus turbulents et des plus tracassiers traîneurs de sabre, et, par les immenses relations que lui avaient values sa fortune et cette position privilégiée, il venait, la nouvelle était exacte, de se pousser à la Chambre des députés.

Approchant la cinquantaine, comme monsieur de Trailles, son ami, le colonel Franchessini avait des prétentions à une arrière-jeunesse, que sa constitution sèche et sa tournure leste et militaire semblaient lui promettre de perpétuer longtemps.

S’il avait fini par prendre son parti de ses cheveux grisonnants, dont il se contentait d’éteindre le reflet argenté, en les tenant toujours coupés très-ras, il était moins résigné sur la canitie de sa moustache, qu’il portait juvénilement relevée en croc, et, au moyen d’un cosmétique hongrois, il essayait de lui maintenir sa coloration primitive. Mais qui veut trop prouver ne prouve rien, et, dans le noir dont il se servait, l’artifice et le surnaturel se laissaient deviner à un ton cru et d’une égalité de nuance trop parfaite pour n’être pas invraisemblable. De là, dans sa physionomie fortement basanée et empreinte, au plus haut degré, de l’origine italienne qu’indiquait son nom, une expression de rigidité singulière, à laquelle des traits devenus anguleux, un regard perçant et un grand nez d’oiseau de proie, étaient loin d’apporter le tempérament et le correctif désirables.

— Eh ! Maxime, fit-il en donnant la main à l’hôte qui l’attendait, d’où diable sortez-vous ? Il y a plus de quinze jours qu’on ne vous a entrevu au club ?

— D’où je viens ? répondit monsieur de Trailles, je vais vous le dire ; mais, d’abord, que je vous fasse mon compliment.

— Oui, dit négligemment le colonel, ils ont eu l’idée de me nommer ; ma foi ! je vous assure que je suis bien innocent de ce qui s’est passé, et si personne ne s’en était mêlé plus que moi…

— Mais, mon cher, vous êtes un choix d’or pour un arrondissement, et, pour peu que les électeurs auxquels j’ai eu affaire se fussent montrés aussi intelligents !…

— Comment, vous aussi, vous vous portiez quelque part ? Mais, d’après l’état un peu… tourmenté de vos finances, je ne vous croyais pas en mesure pour cela.

— Aussi, n’opérais-je pas pour mon compte ; Rastignac était très-inquiet de l’arrondissement d’Arcis-sur-Aube, et il m’avait prié d’aller là passer quelques jours.

— Arcis-sur-Aube ? Mais, mon cher, si j’ai bien souvenir d’un article que j’ai lu ce matin dans une de ces feuilles de choux, le choix menace d’être détestable ; n’est-ce pas un plâtrier, un faiseur de bons hommes, qu’ils se proposent de nous envoyer ?

— Justement, et c’est de cette infamie que je suis venu vous parler ; j’ai voulu en causer avec vous avant tous autres. J’arrive, il n’y a pas deux heures, et je ne verrai Rastignac qu’en sortant d’ici.

— Il va très-bien, le petit ministre ! dit le colonel en rompant l’habile déduction par laquelle, dans chacune de ses paroles, Maxime n’avait cessé de graviter vers l’objet de sa visite ; on est très-content de lui au château. Connaissez-vous cette petite Nucingen qu’il a épousée ?

— Oui ; je vois souvent Rastignac ; c’est une très-ancienne connaissance à moi.

— Elle est gentille, cette petite, poursuivit le colonel, très-gentille, et, la première année du mariage enterrée, je crois qu’en risquant de ce côté-là une charge, on pourrait espérer de n’être pas le trop mal accueilli.

— Allons donc ! dit Maxime, un personnage sérieux comme vous, un législateur ! Moi, rien que pour avoir été, au compte d’autrui, remuer la matière électorale, je reviens un homme tout à fait posé.

— Vous dites donc alors que vous étiez allé à Arcis-sur-Aube pour empêcher l’élection de ce tailleur de pierres ?

— Pas du tout ; j’y étais allé pour me mettre en travers d’une élection centre gauche.

— Pouh ! je ne sais pas si je n’aime pas autant une élection de la gauche pure ; mais prenez donc un cigare ; j’en ai là d’excellents ; ce sont ceux que fument les princes.

Maxime n’aurait eu aucun bénéfice à refuser, car déjà le colonel s’était levé pour sonner son valet de chambre, à qui il dit ce seul mot : du feu !

Les cigares allumés, monsieur de Trailles prévint une autre interruption en déclarant, avant d’être interpellé, que, de sa vie, il n’avait fumé quelque chose d’aussi exquis. Commodément campé dans son fauteuil, et lesté en quelque façon du passe-temps qu’il venait de se ménager, le colonel parut devoir promettre une attention moins fugace. Alors monsieur de Trailles reprit :

— Tout allait d’abord à miracle. Pour écarter le candidat dont s’inquiétait le ministère, un avocat, vous savez, la pire espèce de teigne, j’avais déterré un ancien bonnetier, maire de la ville, bête à faire plaisir, auquel j’avais persuadé de se mettre sur les rangs. Le brave homme était convaincu qu’il appartenait, ainsi que son concurrent, à l’opposition dynastique. C’est là l’opinion qui, pour, le moment, domine dans le pays. L’élection, par mes soins, était donc comme faite ; mais, une fois notre homme rendu à Paris, le grand séducteur des Tuileries n’aurait eu que trois mots à dire, et, ce farouche opposant retourné comme un des bas de sa fabrique, on en faisait ce que l’on voulait.

— Mais c’était très-bien joué, cela, dit le colonel, et je reconnais là mon Maxime.

— Vous le reconnaîtrez mieux encore, quand il vous dira que, dans cette combinaison, sans faire danser l’anse du panier, il trouvait aussi son petit bénéfice. Pour greffer chez ce végétal un peu de l’ambition parlementaire, j’avais d’abord dû m’adresser à sa femme, provinciale assez ragoûtante quoique déjà sur le retour…

— Oui, enfin, très-bien, dit Franchessini : mari, député et content.

— Vous n’y êtes pas, mon cher : dans la maison il y a une fille unique, enfant gâtée, dix-neuf ans, une figure très-agréable, et quelque chose comme un million de dot.

— Mais, mon cher Maxime, je suis passé hier soir devant votre carrossier, votre tailleur, et je vous assure que je n’ai pas vu d’illuminations.

— Elles auraient été malheureusement un peu prématurées. Quoi qu’il en soit, les deux femmes enragées du besoin d’émigrer à Paris ; des reconnaissances par-dessus les toits pour l’homme qui leur promettait de les y introduire par la porte du Palais-Bourbon ; la petite, folle d’un titre de comtesse ; la mère, transportée de l’idée d’avoir un salon politique ; vous voyez tout ce que la situation offrait de facilement exploitable, et vous me connaissez, je pense, assez pour croire que je ne suis pas resté au-dessous des possibilités tout d’abord entrevues.

— Tranquille sur votre compte, répondit le colonel en allant ouvrir une fenêtre pour donner issue à la fumée dont les deux cigares commençaient à remplir l’appartement.

— J’étais donc en mesure, reprit Maxime, de m’enbonneter de la fille et de la dot, aussitôt mon dessein bien arrêté de sauter à pieds joints dans cette mésalliance, quand tombant des nues, ou pour mieux dire, sortant de dessous terre, apparaît dans le pays ce monsieur à double nom dont le National vous parle ce matin.

— Ah çà ! demanda le colonel, qu’est-ce que c’est que cet acte authentique qui vous permet de prendre un nom dont la veille vous ne vous doutiez pas ?

— Une reconnaissance d’enfant naturel par-devant notaire ; cela est parfaitement légal.

— Alors, ce monsieur appartient à la classe intéressante des enfants anonymes. Eh ! eh ! ces gaillards-là ont souvent de l’étoile ; je ne m’étonne pas que celui-ci vous ait coupé l’herbe sous le pied.

— Mon cher, reprit Maxime, si nous étions au moyen âge, je vous expliquerais par la magie et les sortilèges le complet désarçonnement de mon candidat et la nomination de celui que vous êtes menacé d’avoir pour collègue. Comment comprendre, en effet, qu’une vieille tricoteuse, ancienne amie de Danton, et aujourd’hui supérieure d’un couvent d’Ursulines, avec l’aide de son neveu, obscur organiste de Paris, qu’elle avait mandé pour être l’homme extérieur de son intrigue, ait pu à ce point ensorceler un collège électoral, que cet intrus soit arrivé à y rallier une imposante majorité ?

— Mais enfin il avait bien quelques accointances dans le pays.

— Pas l’ombre, si ce n’est cette béguine. Fortune, relations et jusqu’à un père, tout lui manquait au moment de son arrivée ! Au débotté, Dieu sait par quelle habileté, on l’improvise propriétaire d’un domaine important. Suivant le même procédé, un prétendu gentilhomme de l’endroit, d’où il était soi-disant absent depuis des années, se présente avec cet intrigant chez un notaire, le reconnaît au galop pour son fils et disparaît dans la nuit suivante sans que personne puisse dire le chemin qu’il a pris. Le tour fait, l’Ursuline et son aide de camp lancent la candidature ; alors, républicains, légitimistes, conservateurs, clergé, noblesse, bourgeoisie, tout, comme par l’effet d’un charme jeté sur la contrée, se met à tourner au favori de cette vieille fée aux nonnes, et sans le bataillon sacré des fonctionnaires, qui sous mon œil fait bonne contenance et ne se débande pas, il n’y avait pas de raison pour que son élection comme la vôtre n’eût pas lieu à l’unanimité.

— Alors, pauvre ami, bonsoir à la dot !

— Pas précisément ; mais au moins tout est ajourné. Le père se plaint qu’on ait troublé la béate tranquillité de son existence, et qu’on l’ait affublé d’un ridicule, quand le pauvre homme en est déjà si riche ! La fille veut bien toujours être comtesse, mais sa mère ne prend pas son parti de voir son salon politique à vau-l’eau, et Dieu sait jusqu’où je serai obligé maintenant de pousser avec elle la consolation. D’ailleurs, moi-même, je suis talonné par la nécessité d’avoir prochainement la solution de mon problème ; là, elle était trouvée, je me mariais, je prenais une année pour l’arrangement de mes affaires ; puis, à la prochaine session, je faisais donner la démission à mon bonhomme de beau-père, et venais occuper à la Chambre son siège devenu vacant : vous comprenez, devant moi quel horizon !

— Mais, mon cher, horizon politique à part, il ne faut pas laisser échapper ce million.

— Mon Dieu ! de ce côté-là, sauf l’ajournement, je suis tranquille. Mes gens vont arriver à Paris. Après l’échec qu’ils viennent de subir, le séjour d’Arcis n’est plus pour eux supportable. Beauvisage en particulier (pardon du nom, mais c’est celui de ma famille adoptive), Beauvisage est comme un Coriolan prêt, s’il le pouvait, à mettre à feu et à sang son ingrate patrie. D’ailleurs, en se transplantant ici, ces malheureux exilés savent où reposer leur tête, car ils vont, s’il vous plaît, être propriétaires de l’hôtel Beauséant.

— Propriétaires de l’hôtel Beauséant ! s’écria le colonel avec stupéfaction.

— Eh bien ! oui : Beauséant, Beauvisage ; il n’y a que la désinence à changer. Ah ! mon cher, vous ne savez pas ce que c’est que ces fortunes de province accumulées sou à sou, quand surtout, à la puissance de l’épargne, vient s’ajouter l’aspiration incessante de cette sangsue qu’on appelle le commerce ! Il faut en prendre notre parti : la bourgeoisie monte constamment comme un flot, et c’est encore affable à elle de nous acheter nos châteaux et nos terres, au lieu de nous guillotiner, comme en 93, afin de les avoir pour rien.

— Heureusement, vous, mon cher Maxime, à vos terres et à vos châteaux vous avez mis bon ordre.

— Vous voyez bien que non, mon ami, puisqu’en ce moment me voilà occupé à me reconstituer.

— Cet hôtel Beauséant, dit le colonel en évoquant un lointain souvenir, je n’y ai pas mis le pied depuis le dernier bal qu’y donna la vicomtesse, sa propriétaire, la nuit même où un désespoir d’amour lui fit prendre la résolution d’aller s’ensevelir en Normandie dans une de ses terres. (Voir le Père Goriot.) J’étais là avec cette pauvre lady Brandon, et nous y fîmes un effet du diable ; mais je me rappelle la magnificence des appartements : c’est un séjour royal.

— Heureusement tout y a été bouleversé depuis ; pendant longtemps cette belle demeure a été louée à des Anglais, en sorte que maintenant d’énormes réparations y sont nécessaires. C’est là pour moi un lien excellent avec mes provinciaux, qui sans moi ne sauraient par quel bout en prendre ; il est déjà convenu que je serai l’ordonnateur général des travaux, mais j’ai fait à ma future belle-mère une autre promesse, et j’ai besoin, mon cher, de votre concours, afin de m’en acquitter.

— Ce n’est pas un bureau de tabac ou un bureau de papier timbré que vous voulez déjà me demander pour elle ?

— Non, c’est moins difficile. Ces damnées femmes, quand la haine ou l’esprit de vengeance les anime, sont vraiment merveilleuses d’instinct, et madame Beauvisage, que le nom seul de ce Dorlange fait rugir comme une lionne, s’est mis en tête que, sous son incompréhensible succès devait serpenter quelque sale intrigue. Il est certain que l’apparition et la disparition de ce père d’Amérique peuvent donner lieu aux interprétations les plus singulières ; et très-probablement, si l’on serrait le bouton à l’organiste qui, chargé, dit-on, de l’éducation de l’intéressant bâtard, passe aussi pour savoir tout le secret de sa naissance, on arriverait peut-être aux révélations les plus inattendues. Là-dessus, j’ai pensé à un homme sur lequel vous avez, je crois, une grande influence, et qui, dans cette chasse au Dorlange, pourrait nous aider beaucoup. Vous vous rappelez ce vol de bijoux, commis au préjudice de Jenny Cadine, et dont un soir en soupant chez Véry elle se montrait si désolée ? Vous demandâtes alors au garçon du papier et de l’encre, et sur un simple mot que vous fîtes porter, à trois heures du matin, chez un monsieur de Saint-Estève, la police se mit si bien en campagne, qu’avant le lendemain au soir les voleurs étaient pris et les bijoux retrouvés.

— Oui, dit le colonel, je me souviens de cela ; mon impertinence fut heureuse ; mais je vous dirai qu’avec un peu plus de sang-froid je n’eusse pas traité aussi cavalièrement monsieur de Saint-Estève. C’est un homme à aborder avec plus de façons.

— Ah çà ! est-ce que ce n’est pas un ancien forçat que vous avez contribué à faire gracier, et qui a pour vous un peu de la vénération que Fieschi montrait pour un de ses protecteurs ?

— C’est vrai : monsieur de Saint-Estève, comme son prédécesseur Bibi-Lupin, a eu des malheurs ; mais il est aujourd’hui chef de police de sûreté, fonctions fort importantes et qu’il remplit avec une supériorité rare. S’il s’agissait de quelque chose qui ressortît directement de son département, je n’hésiterais pas à vous donner pour lui une recommandation ; mais l’affaire dont vous me parlez est délicate, et avant toute chose j’ai besoin de le pressentir même pour savoir s’il consentira à en causer avec vous.

— Je croyais savoir que vous disposiez de lui de la manière la plus absolue ? N’en parlons plus, si cela doit souffrir quelque difficulté.

— La plus grande difficulté, c’est que je ne le vois pas ; je ne peux pas naturellement lui écrire pour un pareil objet ; il me faut donc une occasion, une rencontre. Du reste, que n’en parlez-vous à Rastignac, qui lui ferait donner l’ordre d’agir ?

— Vous le comprenez, Rastignac va très-mal me recevoir ; je lui avais d’avance assuré un succès, et je lui rapporte un échec ; dans la ressource dont je m’avise, il verra un de ces rêves creux auxquels on se cramponne pour couvrir une défaite ; enfin, de toute manière, j’aimerais mieux ne devoir ce service qu’à votre vieille amitié.

— Mais elle ne vous fait pas défaut, dit le colonel en se levant, je ferai de mon mieux pour vous contenter, seulement il faut un délai.

La visite avait duré longtemps. Maxime se tint pour dit qu’il devait l’abréger, et prit congé, mais avec une nuance de refroidissement dont le colonel ne se préoccupa pas beaucoup.

Aussitôt que monsieur de Trailles fut parti, Franchessini alla prendre un valet de pique, qu’il découpa bizarrement, de manière à laisser subsister entière la figure imprimée sur la carte. Placée ensuite entre deux papiers épais, cette espèce d’hiéroglyphe fut confiée à une enveloppe. Sur cette enveloppe, en déguisant son écriture, le colonel mit pour suscription :

Monsieur de Saint-Estève, petite rue Saint-Anne, près le quai des Orfèvres.

Cela fait, il sonna, donna l’ordre qu’on dételât sa voiture qu’il avait demandée avant l’arrivée de Maxime, et sortant à pied, dans la première boîte aux lettres qu’il trouva sur son chemin, il jeta sa singulière missive. Il avait pris soin, au préalable, de regarder s’il l’avait solidement cachetée.