Le Dernier des flibustiers/XII. Madagascar en 1775

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XII

MADAGASCAR en 1775.

ABOLITION DE L’INFANTICIDE. – POSTES MILITAIRES ET COMMERCIAUX. – DÉCOURAGEMENT. – L’APHANASIE.

« Le vieux Flacourt, mon illustre prédécesseur, poursuivait Béniowski, fit graver sur une pierre que j’ai vue au Fort-Dauphin, cette triste devise : « Cave ab incolis. » – « Défie-toi des indigènes. » – Le souvenir m’en revint, lorsque je vis s’unir contre moi des peuplades comblées de mes bienfaits, car je n’ai rien épargné, – je puis m’en glorifier, – pour mériter leur estime et leur reconnaissance. Chaque fois que mes volontaires se sont donné les moindres torts, j’ai sévi exemplairement. – Envers les naturels, au contraire, j’ai toujours été indulgent et prompt à pardonner.

« 1775 commença par des communications non moins alarmantes que celles qui troublaient déjà mon repos.

« Le philoubé Raoul me dit en particulier que mes ennemis cachés, n’osant encore se révolter ouvertement, envoyaient de toutes parts des émissaires chargés de grossir le nombre des nations hostiles à mes projets. Non contents d’avoir l’adhésion de la plupart de mes voisins, ils avaient fait entrer dans leurs intérêts le chef de la province Sakalave limitrophe. Et ce chef, fort irrité de la construction du Fort-Auguste, non-seulement acceptait pour sa part, mais leur proposait, en outre, sous certaines conditions, l’alliance du puissant roi de Boyana, capable de mettre en campagne quarante mille combattants.

« Les renseignements que je ne cessais de prendre, me prouvaient qu’il y avait fort peu d’exagération dans le rapport du philoubé Raoul. J’eus soins pourtant de dissimuler mes craintes :

« – Grâces te soient rendues, magnanime philoubé, lui dis-je. Prudent et avisé dans le kabar, tu es un allié sûr dans les combats. Mon roi est mille fois plus puissant que le roi des Sakalaves ; mais il est juste et ne cherche point à conquérir Madagascar. Il m’a envoyé avec un petit nombre d’hommes pour être l’arbitre de vos querelles, pour vous donner la paix et faire fleurir votre commerce. Malheur à Cimanour, s’il m’oblige à recourir à mon roi ! malheur à lui, s’il ose attaquer le moindre de mes alliés. Sans même sortir de la province d’Antimaroa, je le renverserai et je rendrai la puissance à celui qui devrait être son roi.

« Raoul fut très surpris de mes paroles. Il ignorait que je fusse au courant des troubles politiques des Sakalaves ; mais Franche-Corde faisait de la diplomatie sur la frontière d’Angonavé. Je lui devais la connaissance d’une révolution qui avait eu lieu deux ans auparavant à Boyana dont le roi, nommé Rozai, fut détrôné par Cimanour.

« – Je vois que le chef des Français est sage et qu’il n’ignore rien, reprit Raoul, Rozai a de nombreux partisans, et si tu veux lui accorder ta protection, je puis lui envoyer un message secret.

« – Rozai, répondis-je avec assurance, a déjà reçu ce message.

« En effet, Franche-Corde avait dû faire inviter Rozai à venir conférer avec lui au Fort-Auguste. Je trouvai d’abord cette démarche inutile et même compromettante ; elle pouvait, à cette heure, me servir puissamment dans le kabar des chefs d’Antimaroa.

« – Va ! dis-je à Raoul, engage les Zaffi-Rabès et les Sambarives à repousser de perfides conseils ; annonce-leur que je ne tarderai pas à les convoquer en assemblée générale.

« Aussitôt après, je fis appeler Alexandre de Nilof, je lui donnai mes instructions, et dès que le soleil fut couché, il partit ventre à terre pour Fort-Auguste avec ordre de revenir la nuit suivante. Vent-d’Ouest et Jupiter, montés sur d’excellents petits chevaux arabes achetés chez les Zaffi-Hibrahim, escortaient Alexandre, qui remplit parfaitement sa mission.

« Franche-Corde envoya immédiatement à la recherche du roi Rozai une dizaine de ces adroits bateleurs noirs, dont vous connaissez la caste, méprisée comme infâme, mais choyée comme divertissante et propre à tous les métiers.

« Certains de ces ompissas, véritables bohémiens, vont de province en province et de royaume en royaume, malgré les plus grandes distances. Franche-Corde en reconnut qu’il avait autrefois vus aux alentours du Fort-Dauphin ; il leur proposa de se mettre à nos gages. – J’eus, à partir de ce moment, des espions précieux, que je payai grassement, tout en me défiant d’eux. Un auli ou barbier, charlatan, arracheur de dents et marchand d’abominables drogues, de la caste des ompissas, devait amener le roi déchu chez mon brave Franche-Corde.

« D’un instant à l’autre, la guerre risquait d’éclater. Je passais des nuits affreuses, maudissant tour à tour l’incurie du ministère et la malveillance systématique des chefs de l’Île-de-France.

« À aucune époque, pas même lors de ma déportation au Kamchatka, je n’ai autant souffert que durant les deux premiers mois de 1775. – Une fièvre ardente occasionnée par mes insomnies, ne me quittait pas ; j’avais peur de perdre la raison. Vasili, consterné, osait à peine m’instruire de ce qui se passait. Mes volontaires, découragés, sans vêtements, sans chaussures, réduits à l’état le plus misérable, commençaient à murmurer ; deux de mes officiers osèrent me donner leur démission et m’abandonnèrent.

« Leur défection m’affecta au point que je tombai frappé d’un coup de sang, et restai plusieurs jours entre la vie et la mort.

« Salomée, alors, se montra la femme virile des Opales et de Cracovie. Elle fit au chirurgien-major, M. Desmazures, un devoir de laisser ignorer mon état aux soldats et aux indigènes, envoya un message secret à Rolandron pour qu’il laissât à Sans-Quartier la direction du poste de Foule-Pointe et qu’il revînt en toute hâte à Fort-Louis.

« En même temps, elle annonça qu’elle réunirait en grand kabar les femmes des chefs de la province d’Antimaroa, en présence de toutes les femmes libres ou esclaves, tous les hommes, sans exception, étant bannis de l’assemblée.

« La nouveauté de cette proclamation surprit les philoubés, charma leurs compagnes et provoqua sans doute plus d’une querelle de ménage. Le débat se termina pourtant à la grande satisfaction de madame de Béniowski, – car une immense affluence de jeunes ou de vieilles insulaires envahit, à l’heure convenue, les abords de Louisbourg.

« Des tentes avaient été dressées pour les compagnes des philoubés, seigneurs et capitaines de districts, des gradins préparés et une sorte de trône élevé pour Salomée qui s’exprime facilement dans la langue des Malgaches et s’est étudiée à acquérir leur pompeuse éloquence.

« Lorsque Fleur-d’Ébène et les servantes, libres ou esclaves de notre maison, eurent fait circuler des rafraîchissements, Salomée, qui avait son fils Wenceslas avec elle, – car les enfants n’étaient point exclus, – invoqua Ra-Mariama, c’est-à-dire la vierge Marie qui, d’après les Madécasses, préside spécialement à la naissance des enfants.

« – J’ai parcouru de nombreuses contrées, dit-elle ensuite ; en tous pays, j’ai vu que le sentiment le plus doux et le plus fort à la fois est l’amour maternel. Est-il, je vous le demande, femmes de Madagascar, un trésor qui vaille une caresse de l’enfant qu’on a porté dans son sein, qu’on a nourri de son lait, que l’on conduit par la main après l’avoir longtemps bercé dans ses bras ?… Est-il une étoile plus brillante que son sourire, un chant d’oiseau plus mélodieux que ses premiers bégaiements ? Quel est le fruit dont la saveur égale l’innocente douceur de ses baisers ? Dites-moi, femmes de Madagascar, trouvez-vous lourd votre fardeau lorsque vous portez vos jeunes enfants ?… En aucune contrée du monde, il n’est de fils plus reconnaissants que les vôtres ; et lorsque, débarquant pour la première fois sur la terre d’Anossi, je vis la fille du rohandrian Dian Tsérouge offrir à sa mère le souvenir du dos, mes yeux à moi s’emplirent de larmes ; j’embrassai mon fils avec transport, je regrettai de ne l’avoir point porté comme font les mères malgaches ; car mon fils Wenceslas ne me présentera jamais le fofoun damoussi ! »

« À ces mots, Salomée pressa contre son cœur notre jeune fils. Son exorde avait ému l’assemblée qui ne savait encore à quoi tendait le discours.

« – Il n’aura jamais pour moi la gratitude d’un enfant malgache envers sa mère, ajouta la comtesse, et pourtant, lorsqu’il est né, je ne me suis pas demandé si c’était pour les autres un jour heureux ou malheureux, c’était un jour heureux pour moi, cela m’a suffi !… Je ne me suis pas demandé s’il était beau, s’il était bien fait, s’il voyait, s’il entendait, s’il était fort, faible, malingre ou chétif… c’était mon fils, c’était mon enfant ! Il était assez beau ainsi !… Et celui qui eût voulu me l’arracher, eût trouvé en moi une lionne furieuse, une tigresse qui lui aurait dévoré les entrailles, un démon qui l’aurait brûlé comme le feu… Oui, fût-il né privé de la vue, de l’ouïe et des formes d’un être humain, fût-il né en ce jour maudit où périt Abel, je ne me serais pas laissé enlever mon enfant… Mais vous, filles de Madagascar, mais vous.., qu’ai-je appris ?… Sont-ce des langues menteuses et méchantes qui m’ont révélé la coutume que le démon vous a suggérée ?… Vous a-t-on calomniées ?… – En descendant de la Plaine de la Santé à Louisbourg, j’ai vu flotter sur les eaux trois malheureux enfants nouveaux-nés qu’entraînait le courant… Ils allaient périr, leurs frêles berceaux d’écorce s’emplissaient et coulaient. – « Quels barbares sans cœur ont pu abandonner ainsi ces pauvres créatures à la colère du fleuve ? » – « Ce jour est un jour mauvais ; leurs mères les ont elles-mêmes exposés sur les eaux. » – Oui, certes ! maudit et maudit le jour où une mère fait périr son enfant !… Ra-Mariama, la sainte mère de notre Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, vous ordonne par ma bouche de renoncer à votre coutume impie !… Le grand chef, mon époux, lorsque je lui ai révélé l’usage des femmes de Madagascar, s’est voilé la face, en disant : – « Ce peuple est ennemi de Dieu et de son propre sang !… Pourquoi m’épuiser davantage à secourir ce peuple ?… » Il allait vous maudire, j’ai calmé sa fureur… Mais vous ne le reverrez pas avant que votre abominable coutume soit pour jamais détruite… Filles, femmes et mères du pays de Madagascar, répondez-moi !… répondez !… Se lèvera-t-il une mère pour demander le droit d’abandonner son enfant dans les bois, dans les rochers sur les eaux ?… Oh ! que cette femme-là soit au-dessous des femelles des plus cruels animaux, que ses mamelles se dessèchent, que ses fils, si elle en a de vivants, la frappent au visage et qu’ils lui disent : – « Tu as tué mes frères… voilà le souvenir qu’ils te paient par ma main !… »

« Des cris et des sanglots répondaient à ce discours véhément qui fut suivi de la présentation de plus de vingt enfants recueillis par Salomée depuis quelques mois. Vingt mères, palpitantes de bonheur, s’élancèrent aux pieds de ma femme en s’écriant :

« – Ra-Mariama me rend mon enfant perdu !… – J’ai retrouvé ma fille !… – Mon fils a été sauvé ; que la dame de Fort-Louis soit bénie !… – Les eaux du fleuve, les animaux féroces, les insectes rongeurs, les caïmans et les oiseaux de proie ont épargné mon enfant !… – Il n’a eu faim ni soif, une mère bienfaisante l’a fait nourrir !…

« Elles reconnaissaient leurs enfants retrouvés ; elles leur offraient le sein avec des transports d’allégresse, elles baisaient les mains et les pieds de Salomée en se déclarant pour jamais ses servantes fidèles. Quelques mères infortunées, dont les progénitures n’avaient pas été recueillies, désespérées à cette heure, se tordaient et se roulaient sur le sable en poussant d’épouvantables clameurs. – Plusieurs d’entre elles, haletantes, écumant de rage, maudissant la cruelle coutume de leur pays, entrèrent en convulsions. – Il fallut les emporter au Fort.

« Salomée put enfin reprendre la parole :

« – Femmes de Madagascar, s’écria-t-elle, devant le Dieu créateur et au nom de la Sainte-Vierge Marie, mère de Ra-Hissa, notre Seigneur Jésus-Christ, jurez donc d’un commun accord de renoncer pour toujours à votre superstition cruelle !…

« – Nous le jurons !… nous le jurons ! répondirent toutes les insulaires.

« – Jurez d’être mères comme les femelles des animaux qui n’abandonnent jamais leurs petits !… Jurez d’avoir pitié du fruit de vos entrailles et de résister par la force, s’il le faut, à quiconque essaierait de rétablir la coutume du démon !…

« – Nous le jurons !… mère des Malgaches, nous te le jurons !…

« – Et moi je jure que la protection de mon mari et de ses soldats est acquise à toute mère qui la réclamerait pour sauver son enfant !… Non ! les Français ne sont venus ici pour détruire ni pour asservir votre race !… Les Français affranchissent leurs prisonniers de guerre… Et la comtesse de Béniowski vous dit : Laissez croître et multiplier les Malgaches afin qu’ils forment un grand peuple invincible sous le règne d’un chef juste et indulgent ! »

« Alors une vieille mulâtresse qui avait passé plus de trente ans à l’Île-de-France et que l’on ne connaissait plus dans son propre pays, s’avança et dit avec l’accent de la passion :

« – J’ai été la femme du plus illustre chef des Malgaches, moi, Suzanne, hier esclave, aujourd’hui libre sur la terre de mes ancêtres, grâce au général et à sa compagne. »

« Un profond silence, produit par l’étonnement et la curiosité générale, régna soudain dans l’assemblée.

« – Je suis la veuve de Ramini-Larizon Ompiandrian des Sambarives, qui fut massacré par les pères de Mahertomp, de Raboët, de Campan et de Siloulout. J’ai été réduite en esclavage et vendue comme une bête de somme, tandis que les assassins se partageaient le royaume de mon époux !… Malheur sur eux !… Malheur sur moi-même !… Tous mes fils vinrent au monde en des jours mauvais, et moi, je sacrifiai tous mes fils à votre coutume maudite !… Je suis vieille aujourd’hui, pauvre et sans défenseurs !… Où êtes-vous, mes enfants ? Les caïmans vous ont dévorés… Vous avez été la pâture des requins ou des fourmis… Et le meurtre de votre père ne sera jamais vengé !… »

« Par une heureuse coïncidence, les philoubés Mahertomp, Raboët et Campan étaient les principaux meneurs de la ligue de nos ennemis. – Salomée ne l’ignorait pas.

« – Suzanne, dit-elle, le repentir plaît au Souverain Seigneur du Zodiaque, et Ra-Mariama la Vierge sainte a entendu tes cris de douleur !

« – Est-il bien vrai, se demandaient entre elles les femmes de Madagascar, que l’époux de notre mère Salomée, au nom de salut, soit du sang de Ramini ?

« Ma femme avait eu soin de préparer un grand nombre de petits scapulaires de soie blanche, ornés de cœurs en étoffe rouge. En mémoire de l’abolition de l’infanticide, elle les distribua entre toutes les femmes qui en firent aussitôt leur parure. Salomée ajouta qu’elle se tenait prête à en donner de semblables à toutes les absentes qui viendraient au Fort, abjurer de même leur infâme coutume. Ces ornements firent fureur ; ils prirent le nom de don de Salomée, ce qui, par une bizarrerie de la langue, signifie en outre joie du salut (alihiza-Salama).

« Des contrées les plus reculées, il devait arriver des députations de matrones pour demander à la comtesse des Dons de Salomée, car l’abominable usage de l’infanticide par superstition existait chez presque tous les peuples de l’île.

« La conséquence du kabar des femmes fut le salut de notre établissement et le mien propre, car Salomée vint me dire :

« – Maurice, je te réponds de la paix !…

« Cette parole me ranima. Je fondis en larmes, le cerveau se dégagea ; je pus, dès le surlendemain, donner audience à Rafangour et au chef Raoul qui m’apportaient des nouvelles rassurantes.

« L’arrivée de Rolandron ne fut pourtant pas inutile. J’avais besoin d’un capitaine expérimenté pour châtier Mahertomp, Raboët et Campan. En huit jours, vingt Français et trois mille de nos alliés, redevenus fidèles, ont balayé les deux rives de la Tingballe, et fait douze cents prisonniers dont les deux tiers me furent livrés. Je conservai pour travailler à nos routes les moins dangereux et j’affranchis en même temps tous ceux de mes premiers esclaves qui me parurent dignes de recevoir la liberté. Les terres conquises sur les rebelles devinrent leur partage. Je puis, à l’avenir, compter sur eux.

« L’abolition de l’infanticide, qui nous avait conquis les ardentes sympathies de toutes les femmes, décida les Zaffi-Hibrahim, jusque-là neutres et sur la défiance, à se prononcer en ma faveur. Ce fut là une nouvelle récompense du mouvement généreux de Salomée, car ils ne le cèdent en vaillance à aucune autre race et l’emportent sur toutes les autres en sentiments honnêtes.

« Le vénérable Eliézer, que j’aime à comparer au fidèle serviteur d’Abraham, dont il porte le nom et presque le costume, introduisit devant moi les six principaux philoubés de l’île Sainte-Marie ou des rivages d’Antongil :

« – Ils voyaient enfin par eux-mêmes que j’étais un homme juste, droit et craignant Dieu. Ma conduite envers les payens leur était connue ; la destruction de la plus horrible coutume des Malgaches de la Grande-Terre, l’humanité avec laquelle je traitais mes esclaves et ma religion à tenir mes engagements leur prouvaient que j’avais été calomnié par des méchants méprisables. Sans se soucier de savoir si j’étais ou non de la race du prétendu prophète Ramini, sans s’inquiéter de mes croyances plus que de mon origine, ils se contentaient d’avoir acquis la certitude que je voulais le bien avant tout et pardessus tout. Ils s’engageaient donc à me servir dans leur propre pays et me priaient même d’établir un poste dans leur île.

« Ce comptoir, gardé par quelques-uns de nos invalides placés sous les ordres d’un créole de Bourbon qui m’a offert ses bons offices, est en voie de prospérité, et m’a déjà fourni de précieuses ressources. – Ainsi, par exemple, j’ai pu fréter pour les Îles-de-France et Bourbon des barques de Sainte-Marie, et, par l’intermédiaire des Zaffi-Hibrahim, renouer des relations commerciales plus nécessaires encore aux îles françaises qu’à Madagascar.

« M. de Ternay est bien forcé de fermer les yeux. J’ai donc été en mesure de me fournir des objets d’armement et d’équipement les plus indispensables. Nos prises sur les rebelles, dont les troupeaux et les récoltes tombèrent en mon pouvoir, furent avantageusement troquées. Mes soldats, habillés, payés, bien nourris et bien couchés, recouvrèrent leur moral.

« J’osai expédier le Desforges à Bourbon pour y faire quelques recrues ; mais il ne me ramena que quatre aventuriers d’assez mauvaise mine. Je les expédiai sur-le-champ au Fort-Dauphin, en priant notre ami Du Capricorne de nous envoyer quelque renfort s’il le pouvait. – Je vous ferai remarquer, par parenthèse, qu’à Bourbon le Desforges ne fut pas inquiété comme je l’avais craint.

« Messieurs de Ternay et Maillant du Mesle, éclairés sur leurs véritables intérêts, commenceraient-ils donc à comprendre qu’il leur importe de ne plus entraver mes opérations ?

« Quoi qu’il en soit, la guerre contre les Sakalaves étant indéfiniment ajournée, je pus reprendre le cours de mes opérations pacifiques, fonder des comptoirs, établir des postes, contracter d’utiles alliances avec les rois et les chefs des diverses parties de l’île, assurer les communications, percer des routes, étendre le réseau de mon influence, m’organiser solidement.

« La plus parfaite tranquillité régnant enfin dans la province d’Antimaroa, je confiai le commandement du Fort-Louis et de ses dépendances au capitaine Rolandron ; je m’embarquai avec ma femme, mon fils, Alexandre de Nilof et quelques soldats, à bord du Postillon pour faire une inspection générale de mes postes maritimes.

« M. Mayeur, toujours plein d’ardeur et de zèle, avait établi un comptoir sur le territoire d’Angontzi, j’allai y passer trois jours et tins un kabar dans lequel dix philoubés antavares se prononcèrent chaudement pour nos intérêts.

« Je reçus une ambassade du roi du nord Lambouin dont j’acceptai l’alliance et j’eus la bonne fortune de porter secours à un équipage anglais dont le navire avait naufragé près du port Louquez.

« Parmi ces Anglais, se trouvait un de mes compatriotes, M. Ubanowski, natif de Varsovie, qui me demanda d’entrer au service de l’établissement en qualité d’ingénieur ; je l’admis avec joie dans nos rangs, et le chargeai immédiatement de construire un phare sur l’île d’Aiguillon, où je le déposai, avant d’aller visiter nos postes de Mananhar et de Massouala.

« Le commerce, sur ce point, est très florissant ; mais la traite des noirs entraîne les tribus à se faire la guerre entr’elles ; je ne veux point de ces guerres partielles qui ruinent le pays. Malheureusement, sans le concours de la mission catholique, je ne saurais essayer de réformer l’esclavage, et le père Alexis m’écrit de l’Île-de-France qu’il y est retenu par force majeure. En attendant, il étudie le malagazi et nous reviendra parfait prédicateur, n’ayant que faire d’interprètes.

« À Foule-Pointe, le roi Hiavi me reçut avec les plus grandes démonstrations d’amitié. – Je me montrai froid et sévère. Alors, il fit de lui-même amende honorable, reconnut ses torts, en rejeta la faute sur les émissaires de l’intendant Maillart et me supplia de lui rendre ma bienveillance.

« – Il n’a tenu qu’à moi, lui dis-je, de te faire renverser par les princes de ta nation ; tu serais mon esclave si je l’avais voulu ; j’ai préféré ton amitié. Sois donc fidèle à l’avenir, je te protégerai comme un frère !…

« Hiavi se mit à genoux et baisa le pan de mon manteau, il fit le serment de m’être dévoué jusqu’à la mort et jura qu’il me livrerait les émissaires de M. Maillart si jamais il en venait encore me calomnier à Foule-Pointe.

« Après quatre jours de fêtes et de kabars, poursuivant ma route vers le Sud, je mis pied à terre à Tamatave, vis-à-vis de l’Île aux Prunes, sous le dix-huitième degré de latitude ; j’étais encore à plus de cent cinquante lieues marines du Fort-Dauphin.

« Tamatave, où le sergent Jambe-d’Argent s’était établi depuis quinze jours dans une méchante baraque, entourée de palissades, est un des points les plus importants de l’île pour la sûreté de sa rade, et par l’heureuse disposition du terrain sur lequel on pourrait asseoir avec facilité une place de guerre formidable. – J’y avais provisoirement un sergent, un caporal, trois Français et vingt-cinq soldats noirs. Je n’en fus pas moins reçu comme un grand chef dont on vint de toutes parts briguer l’alliance.

« Trente princes de nations diverses me saluèrent à la fois du nom de Râ-amini.

« – Ne m’appelez pas ainsi, leur dis-je. Je ne veux, ni ne puis être que votre allié, que votre frère !… Représentant du roi de France, je ne dois avoir d’autre titre que celui de gouverneur.

« – Renies-tu donc ton sang et ta gloire ?

« – Il attend, s’écria Salomée avec chaleur, que vous ne formiez qu’une seule immense nation ; il attend que Cimanour, le roi des Sakalaves, cesse de menacer son autorité…

« – Je suis prêt à te fournir six mille guerriers, répartit le prince des Bétaniménes.

« – Et moi, ajouta celui des Bétimsaras, je marcherai moi-même sous tes ordres à la tête de mes plus vaillants serviteurs.

« À l’exception de quelques peuplades sauvages de l’intérieur, je voyais donc se ranger sous le drapeau de la France tous les peuples qui occupent les côtes méridionales et orientales, depuis la rivière qui se décharge dans la baie Saint-Augustin, jusqu’au port Louquez situé à soixante lieues environ de notre établissement central. Un littoral immense, c’est-à-dire la bande qui s’étend du Fort-Dauphin à Tamatave, n’avait reçu ni poste ni comptoir français. – Il ne me fallait qu’un triomphe comme la conquête du pays des Sakalaves pour devenir le médiateur suprême, l’Ompiandrian de Madagascar. – Et je manquais, hélas, de munitions, d’armes et de troupes ! – En moins de deux ans, par mes propres forces, j’avais amené près de la moitié des Malgaches à se déclarer pour moi : n’allais-je point échouer au port ?

« À Tamatave, après la conférence admirable dont je viens de vous faire entrevoir toute l’importance, un découragement amer s’empara de moi. – Je passai la nuit entière sur le pont du navire, à méditer et à examiner ma position ; par moments, une sueur froide me glaçait :

« Point de nouvelles d’Europe ! Toujours des ennemis acharnés dans les colonies françaises ! Je n’avais d’autre ressource que ma fermeté contre le malheureux destin qui me poursuivait. Je voyais avec inquiétude l’approche de la mauvaise saison durant laquelle, si nous étions toujours privés de secours, j’avais tout lieu de craindre, attendu l’impossibilité où je serais de faire aucun établissement dans l’intérieur du pays, de voir la colonie plongée de nouveau dans la situation la plus critique. Les troupes, ne voyant arriver aucun des renforts que je leur promettais sans cesse, se regardaient comme abandonnées, car les bruits semés à l’Île-de-France, sur la diminution de mes forces, avaient été, malgré toutes mes précautions, divulgués à Madagascar. La patience courageuse de mes officiers qui avaient pris la ferme résolution de faire leur devoir en relevant les esprits des soldats, était le seul soutien de mon âme chancelante. Mais comment traverser la crise ? Comment obtenir le succès indispensable à l’affermissement de ma puissance naissante ? Qui pouvait répondre de la solidité de mes forces ? Les épidémies et les combats les réduisaient fatalement ; et le Desforges m’avait ramené de Bourbon… quatre méchants mercenaires.

« Après avoir triomphé de l’intempérie d’un climat brûlant, après avoir vu ses troupes diminuer d’un tiers, en être réduit à faire face à tout avec une poignée de soldats épuisés de fatigue ! Trembler de perdre les avantages obtenus ; craindre jusqu’aux moyens évidents d’assurer le succès ; et cela par la faute du gouvernement qu’on sert !

« Les ministres du roi m’avaient solennellement promis que je recevrais tous les ans un renfort de cent vingt hommes et que, d’un autre côté, l’Île-de-France fournirait à mes plus pressants besoins. – Rien ne me manquerait pour assurer le succès de ma mission ! – Odieuse ironie ! – Deux années s’étaient écoulées sans que l’on eût songé à tenir la moindre de ces promesses !… Si les secours tardaient encore, – je sentais l’impossibilité de réaliser mes plus sages desseins ; – tous les fruits de mes travaux, de mes fatigues, de mon adresse et de ma patiente énergie disparaissaient, – et la France serait pour jamais privée des moyens de regagner la confiance des naturels.

« À Foule-Pointe, j’avais indirectement reçu la nouvelle de la mort du roi Louis XV et de l’heureux avènement du roi Louis XVI au trône. J’appris en même temps qu’il y avait eu des changements dans le ministère. Loin de concevoir des espérances, je craignis encore que ce ne fût une cause de plus pour différer l’envoi des secours que j’attendais.

« La fièvre dont je m’étais débarrassé par l’emploi de remèdes violents m’aurait repris sans doute sans ces paroles de Salomée :

« – Maurice, ne te laisse point abattre !… – Au commencement de cette année, je t’ai guéri en t’annonçant la paix !… – Je te jure aujourd’hui que tu pourras faire la guerre, réduire les Sakalaves et affermir ton autorité !

« Comme un enfant que consolent les caresses d’une mère, je me pris à lui sourire avec une confiance irréfléchie.

« – Mais où puises-tu ta confiance ?

« – Dans ma foi, dans mon amour, dans mon cœur !… Et aussi dans l’opinion que j’ai de nos amis. – Le ministre te manque de parole et t’oublie ; mais Richard, Aphanasie et leur mère ne nous oublient pas !… Celui qui armait la Douairière pour te délivrer d’esclavage, alors qu’il n’était encore qu’un ami ordinaire pour toi, ne t’abandonnera pas aujourd’hui qu’il te doit tout son bonheur !

« Elle achevait de parler lorsqu’une voile dorée par les premiers rayons du soleil levant apparut à l’horizon.

« L’Aphanasie, qui avait relâché l’avant-veille au Fort-Dauphin, côtoyait de près les promontoires de Tamatave où, d’après le major, je devais être encore.

« J’arborai le pavillon de reconnaissance en tirant trois coups de canon. Le signal aperçu, le navire que vous m’envoyiez, mes nobles amis, entra en rade.

« Si les Sakalaves sont soumis, si ma colonie est fondée, si mon entreprise réussit, Aphanasie, Richard, mes enfants, c’est à vous que je le dois !… »

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Ici, Aphanasie, palpitante, interrompit sa lecture pour se jeter à genoux en remerciant le ciel ; madame de Nilof priait avec sa fille. Des larmes fraternelles emplissaient les yeux du vicomte de Chaumont-Meillant. Petrova et Chat-de-Mer battaient des mains.

La fin de la longue missive de Béniowski ne contenait plus que d’heureuses nouvelles. Salomée l’avait terminée par une page remplie des plus touchantes expressions de gratitude. Elle n’oubliait pas d’y faire l’éloge du jeune Alexandre de Nilof, qui s’était comporté en héros dans les premières opérations de la guerre contre les Sakalaves : – « J’en écris bien plus long, à ce sujet, dans ma lettre à Rixa, – mais elle n’est pas cachetée. » Et madame de Nilof, avide de tout savoir, s’empressa de lire encore la lettre de Salomée à sa jeune sœur du château des Opales.

La seule contrariété dont le comte et la comtesse fissent part à leurs amis dans les dernières pages de leur intéressant mémoire, était le remplacement officiel du brig le Postillon par le Coureur, navire de même rang. Béniowski regrettait le précieux concours du capitaine Saunier. « Mais, disait-il, après trois ans de campagnes dans les mers de l’Inde, dont deux activement consacrés à la colonie de Madagascar, il était bien juste que ce brave officier et son équipage allassent recevoir en France la récompense de leurs bons et loyaux services ».

C’était par le Postillon qu’étaient arrivées les lettres de Béniowski, de Salomée et d’Alexandre de Nilof. On les lut, on les relut, on les commenta sous les ombrages de Chaumont-Meillant. Il fallut huit jours entiers pour qu’un souvenir pénible se mêlât à la joie de la famille ; mais alors, tout à coup, comme au sortir d’un rêve de bonheur, Aphanasie s’écria :

— Ô mon Dieu ! Maurice ne nous a pas dit un mot de ce qu’est devenu Stéphanof, Estève Finvallen, le capitaine Frangon ?…


Le capitaine Frangon avait fait son chemin à l’Île-de-France ; il était, à présent, chef de bataillon dans le régiment colonial, ami intime de M. l’intendant Maillart, officier de confiance de M. de Ternay le gouverneur, et propriétaire d’une fort belle habitation achetée avec le prix des pierreries incrustées dans le fameux dragon chinois de l’île Formose.