Le Dialogue (Hurtaud)/128

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 94-100).


CHAPITRE XIX

(128)

Comment ces ministres sont dominés par l’orgueil qui leur tait perdre le sens de la vérité ; et comment, dans cet aveuglement, ils en arrivent à simuler la consécration sans consacrer réellement.

Je veux, maintenant, te parler de la troisième colonne, qui est l’orgueil. Je l’ai placée la dernière, mais s’il est le dernier, l’orgueil est aussi le premier de tous les vices. Car tous les vices ont leur fondement dans l’orgueil, comme toutes les vertus sont établies sur la charité et n’ont vie que par elle. C’est l’amour-propre sensitif, qui engendre et nourrit l’orgueil, comme il est le fondement premier de ces trois colonnes, et de tous les péchés que commettent les créatures. Qui s’aime soi-même d’un amour désordonné, n’a pas en soi la charité, puisqu’il ne m’aime pas. En ne m’aimant pas, il m’offense, il n’observe pas le commandement de la loi qui lui fait un devoir de m’aimer, Moi, au-dessus de tout, et le prochain comme lui-même.

En s’aimant eux-mêmes d’un amour sensitif, ces malheureux ne peuvent donc m’aimer ni me servir ; c’est le monde qu’ils servent et qu’ils aiment car l’amour sensitif et le monde sont en Opposition avec moi. A raison même de cette opposition, qui aime le monde d’un amour sensitif, qui sert le monde d’une manière sensuelle, celui-là me hait ; comme celui qui m’aime vraiment, hait le monde. C’est pourquoi ma Vérité a dit : Nul ne peut servir deux maîtres si opposés : en servant l’un il mécontente l’autre (Mt 6, 24).

Tu vois donc que l’amour-propre dépouille l’âme de ma charité pour la revêtir du vice de l’orgueil ; et, par là même, tout péché a sa source dans l’amour-propre.

Toutes les créatures raisonnables m’affligent, de toutes je me plains, mais combien plus de ceux que j’ai consacrés mes ministres et qui ont pour devoir d’être humbles. Tous en vérité doivent posséder cette vertu d’humilité qui nourrit la charité, mais combien plus ceux qui sont attachés au service de l’humble Agneau sans tache, mon Fils unique. Ils n’ont pas honte cependant, et toute la race humaine avec ceux, de s’exalter eux-mêmes, alors qu’ils me voient, Moi, m’abaisser jusqu’à l’homme pour unir à votre chair le Verbe mon Fils unique, alors qu’ils voient ce Verbe s’empresser à l’obéissance que je lui ai imposée, et se soumettre à la mort ignominieuse de la croix ! Il a la tête inclinée pour te saluer, le front couronné pour t’orner, les bras étendus pour t’embrasser, les pieds percés de clous pour demeurer avec toi ! Et toi, homme misérable, qu’il a fait le ministre de tant de générosité et de tant d’abaissement, tu devrais embrasser la croix et tu la fuis, pour porter tes embrassements à de criminelles et immondes créatures. Tu devrais être ferme et inébranlable dans la doctrine de ma Vérité, fixer en elle ton cœur et ton esprit, et tu es roulé comme une feuille au vent, tu fais voile à tout souffle qui passe. Le souffle de la prospérité te gonfle d’allégresse et tu t’y livres sans mesure ; le vent de l’adversité t’emporte hors de toi et te jette dans la colère, cette moelle de l’orgueil ; — la colère est la moelle de l’orgueil, comme la patience est la moelle de la chanté. Ainsi à l’orgueilleux, prompt a la colère, tout est tourment, tout est scandale.

Je réprouve tant l’orgueil, que je l’ai précipité du ciel dès que l’ange voulut s’exalter lui-même. L’orgueil ne monte pas au ciel, il tombe au fond des enfers. Aussi ma Vérité a-t-elle dit : " Celui qui s’exaltera (c’est-à-dire l’orgueilleux), sera abaissé et celui qui s’abaisse sera exalté ". Dans tous les hommes, quelle que soit leur condition, l’orgueil m’est odieux. mais surtout, comme je te l’ai dit, en ceux qui sont mes ministres : car, ceux-là, je les ai mis en un état d’humilité, pour servir l’humble Agneau. Chez eux, pourtant, quel orgueil ! Comment ce malheureux prêtre ne rougit-il pas de s’enorgueillir ainsi, quand il me voit abaissé devant vous jusqu’à vous livrer le Verbe mon Fils unique, dont je l’ai fait le ministre, quand ce Verbe, pour obéir à ma volonté, s’est humilié jusqu’à la mort, jusqu’à l’opprobre de la croix ? Il a la tête déchirée d’épines, et ce malheureux lève le front, contre moi et contre le prochain. Au lieu de l’humble Agneau qu’il devrait être, c’est un bélier, portant cornes d’orgueil, et frappant quiconque l’approche.

O homme infortuné ! tu ne penses donc pas que tu ne peux m’échapper ? Est-ce là l’office que je t’ai confié, de me frapper, Moi, avec les cornes de l’orgueil, en m’outrageant ainsi que ton prochain, quand, sans droit et sans raison, tu te tournes contre lui ? Est-ce donc là cette miséricorde, avec laquelle tu devrais célébrer le mystère du corps et du Sang du Christ mon Fils ? Tu es devenu, comme une bête féroce, et tu n’as plus aucune crainte de Moi ! Tu dévores ton prochain ; tu fomentes la division autour de toi, par ta partialité ; tu n’as d’égard que pour ceux qui te servent, qui te font des cadeaux, ou pour ceux qui te plaisent, parce que leur vie est semblable à la tienne. Tu les devrais corriger, et leur faire honte de leurs vices, tu leur en donnes l’exemple, au contraire ; ils n’ont qu’à t’imiter, pour faire ce qu’ils font ou pis encore. Agirais-tu ainsi si tu étais bon ? Mais comme tu es mauvais, tu ne sais pas corriger, tu es insensible aux fautes d’autrui. Tu méprises les humbles, et les pauvres vertueux tu les fuis : tu ne le devrais pas faire, mais tu as tes raisons pour cela. Tu les fuis, parce que la corruption de tes vices ne peut supporter l’odeur de la vertu. Il te répugne de voir mes pauvres à ta porte, et tu évites d’aller les visiter dans leurs besoins : tu les vois mourir de faim, sans venir à leur secours ? Et pourquoi donc ? sinon parce que ton front porte les cornes de l’orgueil, et que ces cornes d’orgueil ne veulent pas s’abaisser à accomplir un petit acte d’humilité ! Et pourquoi donc refuses-tu de t’abaisser ? Parce que l’amour-propre, où se nourrit l’orgueil, est maître chez toi. Voilà pourquoi, tu ne veux pas condescendre aux malheureux, voilà pourquoi tu ne veux pas administrer aux pauvres, les secours temporels et spirituels, ce service ne devant te rapporter aucun profit.

O maudit orgueil fondé sur l’amour-propre ! Comme tu as aveuglé leur intelligence ! Ils croient s’aimer eux-mêmes et d’une tendresse sans égale, et ils ne voient pas à quel point ils sont cruels envers eux-mêmes, et qu’ils perdent quand ils peuvent gagner ! Ils sont dans les délices, pensent-ils, ils possèdent richesses et dignités ! Ils s’aveuglent sur leur pauvreté et leur bassesse. Ils ne voient pas qu’ils ont perdu cette richesse de la vertu et qu’ils sont tombés des hauteurs de la grâce à la honte du péché mortel. Ils croient voir ; mais ils sont aveugles, parce qu ils ne se connaissent pas et ne me connaissent pas moi-même. Ils ne connaissent pas leur état, ni la dignité à laquelle je les avais élevés. ils ne connaissent pas la fragilité du monde et son peu de solidité s’ils la connaissaient, s’en feraient-ils un dieu ?

Qui leur a fait perdre cette connaissance ? L’orgueil ! Et voilà ce qu’ils sont devenus, eux que j’avais élus pour mes anges, pour qu’ils fussent, en en cette vie, les anges de la terre. Des hauteurs du ciel ils sont tombés au fond des ténèbres ; et, ces ténèbres se font si épaisses, leur iniquité si profonde, qu’ils en arrivent, parfois, au crime que je veux te dire.

Il en est d’aveuglés à ce point par le démon, que souvent ils font semblant de consacrer et ne consacrent pas, par crainte de mon jugement, et pour s’enlever tout frein qui pourrait encore les retenir dans leurs mauvaises actions. Le soir, ils ont mangé et bu plus que de raison, puis le matin, ils s’arracheront à leurs impuretés, il leur faudra satisfaire au service du peuple. Le souvenir de leurs fautes les arrête, ils voient qu’en bonne conscience ils ne doivent ni ne peuvent célébrer en cet état. Ils éprouvent quelque crainte de mon jugement, non par haine du vice, mais par l’amour-propre qu’ils ont pour eux-mêmes. O ma très chère fille, vois quel est l’aveuglement de ce prêtre ! Au lieu de recourir à la contrition du cœur et de regretter sa faute, avec le ferme propos de s’en corriger, il s’arrête à un autre moyen, il ne consacrera pas ! Aveugle qu’il est, il ne voit pas, que le mal qu’il se dispose à accomplir est plus grave encore que celui qu’il a déjà commis ! Il va rendre le peuple idolâtre, en proposant à ses adorations une hostie non consacrée, comme si elle était le corps et le sang du Christ mon Fils unique, vrai Dieu et vrai homme ! C’est ce qu’elle est, une fois consacrée, mais en cette circonstance elle n’est vraiment que du pain.

Quelles abominations, tu le vois, et quelle patience ne me faut-il pas pour les supporter ! S’ils ne se corrigent pas, toutes mes grâces tourneront à leur condamnation.


Mais que doit faire le peuple pour éviter ce péril ? Il doit prier sous condition en formulant ainsi sa prière : " si ce ministre a dit ce qu’il devait dire, je crois vraiment que vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant qui m’est donné en nourriture par l’ardeur de votre incompréhensible charité, en mémoire de votre très douce passion et du grand bienfait du Sang répandu avec un si ardent amour pour laver nos iniquités. " De cette façon, le peuple ne sera pas trompé par l’aveuglement du ministre, en adorant une chose pour une autre. La faute, en vérité, en est au seul ministre, mais les fidèles n’en seraient pas moins induits à faire un acte défendu .

O très douce fille, qui donc empêche la terre de les engloutir ? Qui retient ma puissance de les arrêter et de les immobiliser, comme des statues, en présence de tout le peuple, pour les couvrir de confusion ? Ma miséricorde. Je me contiens moi-même, ma miséricorde arrête ma justice divine. Je ne veux les vaincre qu’à force de miséricorde. Mais eux, ils sont obstinés comme des démons, ils ne connaissent pas, ils ne voient pas ma miséricorde. Ils semblent que tout ce que je leur donne n’est qu’un dû que je leur paie. Oui, l’orgueil les aveugle à ce point : ils ne voient plus qu’ils n’ont aucun droit, et que c’est pure grâce que je leur accorde.