Le Dialogue (Hurtaud)/151

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 234-244).


CHAPITRE XVII

(151)

Excellence de la pauvreté spirituelle. Comment le Christ a enseigné cette pauvreté, non seulement par ses paroles, mais par son exemple. De la providence de Dieu envers ceux qui embrassent cette pauvreté.

Je t’ai déjà touché un mot, pour te faire mieux apprécier le trésor de la pauvreté volontaire spirituelle. Qui la connaît, sinon les chers pauvres mes serviteurs qui, pour passer par ce chemin et entrer par cette porte étroite, ont jeté bas le fardeau des richesses ? Les uns le font réellement et spirituellement ; ce sont ceux qui observent, réellement et spirituellement, et commandements et conseils. Les autres se contentent d’observer le conseil spirituellement, en se dépouillant de toute attache aux biens de ce monde. Dès lors, ils ne les possèdent plus avec un amour désordonné ; ils observent avec un saint respect, l’ordre que j’ai fixé moi-même ; ils ne se font pas les propriétaires de ce qu’ils ont, ils en demeurent les dispensateurs, au service des pauvres. Ce second état est bon ; le premier est plus parfait, plus méritoire, plus dégagé d’entraves, plus propice aux interventions extérieures et éclatantes de ma providence, que je veux achever de te faire connaître en te recommandant la pauvreté véritable. Dans l’un et l’autre état, mes serviteurs inclinent la tête et se font petits par humilité. Mais puisque, dans un autre endroit, s’il t’en souvient, je t’ai entretenue suffisamment du second, je te parlerai ici uniquement du premier.

J’ai dit et montré comment tous les maux, toutes les ruines, toutes les douleurs, en cette vie et dans l’autre, proviennent de l’amour des richesses. Par contre je te dis maintenant que tout bien, toute paix, tout repos vous sont assurés par la pauvreté véritable. Regarde donc un peu mes pauvres ! Sur leur visage quelle allégresse, dans toute leur personne quelle jubilation ! Jamais ils ne s’attristent de rien, si ce n’est de mon offense ; mais cette tristesse, bien loin d’affliger l’âme, la fait vivre. Par la pauvreté, ils ont acquis la suprême richesse ; ils ont renoncé aux ténèbres pour trouver la plus parfaite lumière ; ils sont sortis de la tristesse du monde, pour entrer dans l’allégresse ; au prix de biens périssables ils ont acquis des biens immortels. Aussi leur âme est-elle inondée d’une telle joie, que plus grande ne saurait être. Les labeurs leur sont un repos, les souffrances un rafraîchissement.

Vis-à-vis de tous les hommes leurs rapports sont réglés par la justice et par la charité fraternelle. Ils ne demandent rien aux créatures, eux en qui brille la vertu de la très sainte foi, de l’espérance vraie, et que dévore le feu de la divine charité. Par cette lumière de la très sainte foi, ils ont trouvé en moi la richesse suprême et impérissable, ils ont élevé leur espérance au-dessus du monde et de la vanité de tous ces biens, et ils ont embrassé la pauvreté véritable. Ils en ont fait leur épouse, et accueilli du même coup tout le cortège de ses servantes. Et sais-tu quelles sont les servantes de la pauvreté ? C’est l’abnégation, c’est le mépris de soi, c’est la sincère humilité, qui conservent et nourrissent dans l’âme, l’amour de la pauvreté. C’est avec cette foi, cette espérance, cette ardeur de charité, que mes vrais serviteurs ont foulé aux pieds les richesses et leur propre sentiment. Ainsi fit le glorieux apôtre Mathieu ; il abandonna tout son argent, et laissa là son comptoir pour servir ma Vérité, qui vous apprit la manière et la règle, en vous montrant comment l’on aime et comment on sert la pauvreté.

C’est plus que des paroles que vous avez de lui, il vous a donné l’exemple. Depuis le premier jour de sa naissance jusqu’au dernier instant de sa mort, c’est par toute sa vie qu’il vous enseigna cette doctrine. Bien qu’il fût la suprême richesse, à raison de la nature divine par laquelle il est une même chose avec moi, et moi, le trésor des trésors, une même chose avec lui, il a voulu, pour vous, s’unir à la pauvreté ; pour vous, il en a fait son épouse.

Si tu le veux voir dans l’extrême pauvreté, regarde ce Dieu, qui est fait homme ; contemple-le dans cette bassesse, revêtu de votre humanité. Considère ce doux Verbe d’amour, naissant dans une étable, au cours d’un voyage de Marie, pour vous apprendre à vous, qui êtes voyageurs, que toujours, vous devez renaître dans cette étable, qui est la connaissance de vous-mêmes, où vous me trouverez, moi, qui par la grâce suis déjà né dans l’intime de vos âmes.

Tu le vois couché entre des animaux, en une grande détresse que Marie n’a même pas de quoi le couvrir. Il fait froid cependant, et, pour le réchauffer, elle n’a qu’un peu de foin et l’haleine des animaux. Il est, par lui-même, le feu de la charité, et il a voulu souffrir du froid dans son humanité, pleurant toute sa vie au cours de son existence en ce monde, il a voulu souffrir, sans ses disciples ou avec ses disciples. Une fois, la faim contraignit ses disciples à égrener des épis pour en manger les grains. Au dernier jour de sa vie, il fut dépouillé, mis à nu, attaché à la colonne, flagellé. Sur la croix, la soif le dévore et il se trouve en un si grand dénuement que la terre et le bois lui manquent pour appuyer sa tête, et qu’il doit la reposer sur son épaule. C’est alors qu’enivré d’amour, il vous fait un bain de son sang, qui, de toutes les blessures de cet Agneau, coule jusqu’à la dernière goutte. C’est du fond de sa misère, qu’il vous communique la grande richesse. De ce bois étroit de la croix où il est étendu, il répand ses largesses sur toutes les créatures raisonnables ; en goûtant à l’amertume du fiel, il vous procure à vous l’inaltérable douceur. Plongé dans la tristesse, il vous distribue la consolation ; en demeurant attaché et cloué à la croix, il vous délivre des liens du péché mortel ; en devenant esclave, il vous fait libres et vous arrache à la servitude du démon. Il a été vendu, et il vous rachète par son sang. En acceptant pour lui la mort, à vous il a donné la vie.


Quelle belle règle d’amour il vous a donc enseignée ! Il vous a donné la plus grande preuve d’amour qui se puisse voir, en donnant sa vie pour vous, pour vous qui étiez ses ennemis et mes ennemis à moi, le Père éternel et souverain. Voilà ce que ne connaît pas l’homme ignorant, qui m’offense tant et estime si peu un si grand prix.

Il vous a donné la règle de l’humilité vraie, en se soumettant lui-même aux opprobres de la croix ; de l’abaissement, en endurant les outrages et les affronts sans nombre ; de la vraie pauvreté, puisque, dans la sainte Ecriture, il a pu se plaindre lui-même, que : " les renards ont leur tanière, les oiseaux du ciel ont leur nid, tandis que le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (Lc 9, 58) ".

Ces leçons, qui les peut comprendre ? Celui qui possède la lumière de la très sainte foi. Mais qui donc la possède, cette lumière ? Mes pauvres en esprit, qui ont choisi pour épouse la reine Pauvreté, en rejetant loin d’eux ces richesses qui causent les ténèbres de l’infidélité.

Cette reine a son royaume, qu’aucune guerre ne trouble, dont rien n’altère la paix et la tranquillité. La justice y abonde, parce que tout ce qui est une occasion d’injustice en a été banni. Les murailles de la cité sont fortes, parce qu’elles n’ont pas été établies sur la terre, mais sur la roche vive, le doux Christ Jésus, mon Fils unique. L’intérieur de cette cité est éclairé d’une lumière sans ombre, parce que la mère de cette reine, c’est l’abîme même de la divine charité. Cette cité a pour ornement la piété, la miséricorde, parce qu’on en a expulsé le tyran de la richesse, qui la souillait de ses cruautés. Entre tous les citoyens, c’est une bienveillance qui a sa source dans une fraternelle dilection. On y trouve aussi l’infatigable persévérance, la prudence qui possède et gouverne la cité, avec une sagesse avisée et vigilante. L’âme qui épouse cette douce reine Pauvreté devient maîtresse, par le fait, de tous ces trésors, car ce qui est à l’une est à l’autre.

Malheur à elle, si le désir des richesses périssables allait porter la mort dans cette âme ! Elle perdrait du même coup tous ces biens, et chassée de la cité, elle se trouverait dans la plus grande misère ; mais, si elle demeure loyale et fidèle à cette épouse, c’est pour toujours, c’est pour l’éternité qu’elle a été associée à son trésor.

Pour en apprécier l’excellence, il n’est encore que la lumière de la foi. Cette épouse revêt son époux de la pureté, et le dépouillant des richesses, cause pour lui de tant de souillures, elle l’isole des compagnies mauvaises et lui en procure de bonnes ; elle le guérit de sa coupable négligence, en le délivrant des soucis du monde et de ses biens ; elle écarte de lui l’amertume et ne lui réserve que douceur ; elle taille les épines pour ne laisser que la rose. Elle purge l’âme et l’allège des humeurs corrompues, de l’amour déréglé, puis elle la dispose à faire sa nourriture des vertus qui lui font éprouver une grande suavité. Elle met à son service la haine et l’amour, en leur confiant les soins de propreté à l’intérieur. La haine du vice et de la sensualité fait le nettoyage de l’âme ; l’amour des vertus remet tout en ordre, en faisant taire les doutes, en supprimant la crainte servile, et en lui rendant la sécurité avec la sainte crainte. Toutes les grâces, toutes les joies et les consolations qu’elle peut désirer, sont désormais le lot de l’âme qui a pris pour épouse la reine Pauvreté. Elle n’a pas peur des brigues, parce qu’il n’est personne pour lui faire la guerre ; elle ne redoute pas la faim ni la disette, car sa foi ne voit de bien que moi, qui suis toute richesse et n’espère qu’en moi, providence attentive, qui pais et nourris ceux qui se fient à moi. A-t-on jamais trouvé un de mes vrais serviteurs, époux de la pauvreté, qui soit mort de faim ? Non en vérité. Mais il s’en est bien rencontré, parmi ces grands riches, qui ont péri de misère, pour avoir placé toute leur espérance dans leurs trésors au lieu d’avoir confiance en moi. A mes pauvres jamais je n’ai manqué, parce qu’ils ne manquaient pas de confiance ; toujours j’ai pourvu à leurs besoins, comme un bon et tendre père. Oh ! avec quelle allégresse, avec quel abandon ils sont venus à moi, dès qu’ils ont connu à la lumière de la foi, que depuis le premier jusqu’au dernier jour du monde, ma providence a veillé, veille et veillera sur eux, en toute chose, au temporel comme au spirituel, comme je t’ai dit. Je leur ménage des souffrances, je ne te l’ai pas caché, pour assurer leur progrès dans la foi et dans l’espérance, et leur procurer une occasion de mérites, mais jamais je ne manque de les assister dans leurs besoins. En toute occurrence, ils ont éprouvé l’abîme de ma divine providence et goûté le’ lait de la divine douceur.

Aussi ne redoutent-ils point l’amertume de la mort, morts déjà à eux-mêmes et aux richesses et fidèlement attachés à leur épouse la pauvreté. Eperdument amoureux de ma volonté et ne vivant que pour elle, ils sont prêts à supporter le froid, la nudité, le chaud, la faim, la soif, les railleries, les affronts, et, de tout leur cœur, ils s’empressent à la mort, heureux de donner leur vie par amour de la vie, par amour pour moi qui suis leur vie, et de verser leur sang pour l’amour du Sang.

Regarde-les mes pauvres ! Vois les apôtres et les autres, mes glorieux martyrs, Pierre, Paul, Etienne, Laurent !

Laurent, dans son supplice, paraissait être non sur un gril de feu, mais sur un lit de fleurs délicieuses, donnant tranquillement la réplique au bourreau : " Ce côté est cuit, lui disait-il, tourne-le, et commence à manger ". Le grand feu de la charité divine, qui dévorait son âme, l’empêchait de sentir le petit feu qui brûlait son corps.

A Etienne, les pierres semblaient des roses. Et la cause ? L’amour avec lequel il avait pris pour épouse la pauvreté véritable. Il avait quitté le monde, pour l’honneur et la gloire de mon nom, pour épouser la pauvreté, dans la lumière de la foi, avec une ferme espérance et une prompte obéissance. Tous ceux-là s’étaient faits obéissants aux commandements et aux conseils que leur avait donnés ma Vérité, réellement et mentalement, comme il a été dit. Ils n’avaient de désir que de la mort, de dégoût et d’impatience que de la vie, non pour fuir le labeur et la peine, mais pour s’unir à moi qui suis leur fin. Et pourquoi ne craignent-ils pas la mort, dont la peur est naturelle à l’homme ? Parce que leur épouse, la pauvreté, leur a donné la sécurité, en les dégageant de l’amour d’eux-mêmes et des biens de ce monde. Par la vertu, ils ont donc foulé aux pieds l’amour naturel et reçu cette lumière et cet amour divin qui sont surnaturels.

Comment l’homme qui est parvenu à cet état, pourrait-il s’attrister de la mort, quand il désire de quitter la vie, quand il la regarde comme un fardeau, toujours plus lourd à porter, à mesure qu’elle se prolonge davantage. Regretterait-il d’abandonner les biens du monde, celui qui les a méprisés avec tant d’ardeur ? Ce n’est pas un mystère, que celui qui n’aime pas une chose n’a nul chagrin de la perdre, et qu’il se réjouit de la quitter, quand il la déteste. Ainsi, de quelque côté que tu regardes, tu trouves en eux la paix parfaite, le repos et tout bien ; tandis que dans les malheureux qui possèdent de grandes richesses, avec un amour si désordonné, tu ne rencontres que les plus grands maux et d’intolérables souffrances. Voilà l’exacte vérité. Les apparences parfois pourraient faire croire le contraire les apparences sont menteuses.

Qui n’eût pensé que le pauvre Lazare était dans la plus grande misère, tandis que te riche maudit était dans l’allégresse et la tranquillité ? Il n’en était rien cependant. Avec toutes ses richesses, le riche endurait plus de peines, que le pauvre Lazare dévoré par la lèpre. Le riche avait conservé sa propre volonté toute vive, qui faisait son tourment. En Lazare, la volonté était morte, ou ne vivait qu’en moi, qui le fortifiais et le consolais dans sa souffrance. Repoussé des hommes, en particulier de ce riche maudit, sans personne pour laver ses plaies et s’occuper de lui, ma providence lui envoyait quelque animal sans raison qui léchait ses ulcères. Mais au terme de leur vie, — vous le voyez à la lumière de la foi, si Lazare a la vie éternelle, le riche est en enfer.

Oui, je le répète, les riches sont plongés dans la tristesse, et mes chers pauvres débordent d’allégresse. Je les garde sur mon sein, où je leur donne le lait des multiples consolations. Pour avoir tout quitté, ils me possèdent tout entier. L’Esprit-Saint se fait la nourrice de leur âme et de leur pauvre corps, en quelque situation qu’ils se trouvent. Ma providence leur envoie même des animaux, pour les assister quand il en est besoin. Je secoure le solitaire malade, en inspirant à un autre solitaire de quitter sa retraite pour l’aller visiter. Tu sais bien toi-même, que maintes fois il est arrivé que je te faisais sortir de ta cellule, pour subvenir aux nécessités des pauvres qui avaient besoin de toi. En d’autres circonstances, ne t’ai-je pas fait expérimenter pour toi-même, les attentions de cette même providence, en t’envoyant les secours qui t’étaient nécessaires. Quand manquait la créature, je ne manquais pas, moi, ton Créateur. Non : toujours, d’une manière ou d’une autre, je fais sentir ma providence !

D’où vient, par exemple, qu’un homme comblé de richesses, qui donne à son corps tous les soins, qui le revêt de luxueux habits, sera toujours malade ? Puis, pour l’amour de moi, il embrasse la pauvreté, n’a de vêtements que ce qu’il lui faut, et désormais le voilà devenu sain et fort ; il semble que rien ne puisse lui nuire, son corps résiste à tout, il s’accommode de tout, du froid, du chaud, de la nourriture la plus grossière. Encore une fois d’où vient ce renversement des choses, sinon de ma providence, qui a voulu l’arracher aux soins excessifs dont il entourait son corps, pour l’amener à renoncer à tout.

Vois donc, fille bien-aimée, quelle est la paix et la joie tranquille où vivent mes amis les chers pauvres !