Le Dialogue (Hurtaud)/162

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 301-305).

CHAPITRE IX

(162)

De l’imperfection de ceux qui vivent avec tiédeur dans la religion, tout en se gardant du péché mortel. Remède pour sortir de cette tiédeur.

O très chère fille, combien donc sont ceux, qui, aujourd’hui, sur cette barque de la religion, cherchent leur intérêt personnel ? Ils sont multitude ; et, en regard de ceux-là, bien petit est le nombre des vrais obéissants. Il est vrai qu’entre les parfaits et les malheureux dont je viens de parler, il se rencontre une catégorie considérable, formée de ceux qui vivent dans l’Ordre, d’une façon quelconque. Ils sont assez loin de la perfection qu’ils devraient avoir, sans être absolument mauvais. Leur conscience est assez vigilante, pour se garder du péché mortel : mais pour tout le reste leur cœur n’a que tiédeur et indifférence.

Cependant, s’ils ne règlent pas leur vie suivant les observances de l’ordre, ils demeurent en grand péril. Ils ont besoin de stimuler leur zèle, de secouer leur torpeur, pour se réveiller de leur engourdissement ; à s’y endormir, ils risquent des chutes faciles. Si par hasard ils réussissent à les éviter, ils n’en continueront pas moins à se laisser conduire en bien des occasions par leur sens propre et leur satisfaction personnelle, sous couleur de religion. Ils s’attacheront aux pratiques et aux cérémonies extérieures de la religion plus qu’ils ne s’inspireront de son esprit, et souvent ils se laisseront aller, par défaut de lumière, à juger témérairement de ceux qui se conforment plus parfaitement qu’eux à l’esprit de la règle, mais sont moins assidus dans l’accomplissement des actes extérieurs, qu’ils observent eux-mêmes.

Ainsi donc c’est tout préjudice pour eux, de se contenter de cette obéissance quelconque. Cette tiédeur leur rend l’observance très laborieuse, et ils ne s’y soumettent qu’à grand’peine, parce que leur cœur indifférent trouve ce fardeau trop lourd ; à le porter, ils se fatiguent beaucoup, pour en retirer peu de mérite. Ils manquent ainsi à la perfection qu’ils ont embrassée et qu’ils sont tenus d’observer, et s’ils font moins de mal que les autres dont je t’ai parlé, cependant ils font mal. Ils n’ont pas quitté le siècle pour garder la clef de l’obéissance commune ; c’est avec la petite clef de l’obéissance religieuse qu’il leur faut ouvrir le ciel ; et cette petite clef, ils la doivent porter attachée, par le cordon de l’abnégation et du mépris d’eux-mêmes, à la ceinture de l’humilité, et la tenir toujours à la main du fervent amour, comme je te l’ai dit.

Sache bien, ma très chère fille, qu’ils sont capables d’arriver à la grande perfection, s’ils le veulent, car ils en sont bien plus près que les autres qui sont pêcheurs. Mais aussi, dans leur état, il leur est moins aisé de sortir de leur imperfection qu’au pécheur, dans l’état de péché, de s ’arracher à sa misère.

Sais-tu pourquoi ? c’est que le pécheur voit évidemment qu’il fait mal, la conscience le lui montre. S’il ne renonce pas à sa faute, bien que la lumière naturelle lui découvre que ce qu’il fait est mal, c’est l’amour-propre qui en est cause, c’est l’amour de ses aises qui l’a tellement débilité, qu’il ne se sent plus capable de cet effort. Si on lui demandait Ne sais-tu pas que c’est mal de faire cela ? il répondrait oui, mais ma fragilité est si grande, qu’il ne me semble pas que je puisse en sortir. Cependant, ce disant, il ne dit pas vrai ; avec mon aide, s’il le veut, il en peut sortir mais il n’en sait pas moins qu’il fait mal, et, avec cette connaissance, il lui est aisé de se retirer du péché, s’il le veut. Mais, ces tièdes, qui ne font ni grand mal ni grand bien, n’ont pas conscience de leur état de torpeur, ni ne sentent dans quel péril ils se trouvent. Ne le voyant point, ils n’ont point souci d’y échapper, ni même qu’on les en avertisse. Si on leur ouvre les yeux, l’indifférence de leur cœur est telle qu’ils demeurent encore retenus par les liens d’une longue habitude.

Comment donc pourront-ils s’arracher à cette tiédeur ? Qu’avec la haine de leur propre estime et réputation, ils prennent ce bois de la connaissance d’eux-mêmes et le jettent dans le feu de ma divine charité en épousant à nouveau, comme s’ils entraient dans l’Ordre pour la première fois, la sainte obéissance, avec l’anneau de la très sainte foi. Qu’ils ne s’endorment plus dans cet état qui m’est si odieux à moi et si dangereux pour eux-mêmes. C’est à ces religieux surtout que l’on pourrait dire cette parole : " Malheur à vous, les tièdes ! Que n’étes-vous de glace ! Si vous ne changez point, vous m’obligerez à vous vomir de ma bouche. (Ap 3, 15) "

Je les vomirai en effet et de la manière que j’ai dite ; car, s’ils demeurent dans leur torpeur, ils sont tout près de tomber et, s’ils tombent, je les réprouverai. J’aimerais mieux que vous fussiez glacés, c’est-à-dire que vous fussiez restés dans le monde avec l’obéissance commune, qui est comme une glace en regard de l’obéissance religieuse. C’est en ce sens que j’ai dit : " Puissiez-vous être de glace !"

Je t’ai interprété cette parole pour que tu ne tombes pas en cette erreur, de croire que je préférerais la glace du péché mortel à la tiédeur de l’imperfection. Non, je ne puis vouloir le péché ; je suis exempt de ce poison. Il me déplaît tellement, même dans l’homme, que je n’ai pas voulu le laisser sans châtiment. Comme l’homme ne suffisait pas à porter la peine due à sa faute, j’envoyai le Verbe, mon Fils unique, qui l’infligea à son corps par l’obéissance.

Qu’ils sortent donc de leur engourdissement et qu’ils s’adonnent aux saints exercices, aux veilles, à l’humble et persévérante prière ; qu’ils aient toujours le regard fixé sur la règle et sur les patrons de cette barque, qui ont été des hommes comme eux, nés de la même manière et nourris du même pain.

Et moi ! Ne suis-je pas toujours le même Dieu que j’étais alors ? Ma puissance n’est pas affaiblie, ma volonté ne s’est pas lassée à vouloir votre salut, ma sagesse ne s’est pas épuisée à vous distribuer la lumière, pour vous faire connaître ma Vérité. Ils peuvent donc bien, s’ils le veulent, s’arracher à leur engourdissement, pourvu qu’ils consentent à voir leur état. Pour ce, il leur faut purifier le regard de leur intelligence de la nuée de l’amour-propre ; une fois éclairés de ma lumière, c’est à eux de se lancer dans la voie, à l’exemple des parfaits obéissants. Ils réussiront par ce moyen ; autrement, non. Mais toujours est-il que ce moyen est à leur disposition. Le voici.