Le Dialogue (Hurtaud)/51

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 174-178).


CHAPITRE XXI

(51)

Comment les trois gradins figurés dans le pont, c’est-à-dire dans le Fils de Dieu, signifient les trois puissances de l’âme.

Alors la divine Bonté, abaissant le regard de sa miséricorde sur le désir et la faim qui dévoraient cette âme, lui disait : Ma fille bien-aimée. Je ne fais pas fi de ton vœu, je me plais au contraire à exaucer tes saints désirs ; aussi je veux bien t’expliquer et te montrer ce que tu souhaites.

Tu me demandes de t’exposer l’allégorie des trois gradins, et comment il faut faire pour sortir du fleuve et gagner le pont. Déjà je t’ai manifesté l’erreur et l’aveuglement de ces hommes qui, dès cette vie, ont un avant-goût de l’enfer, et se sont faits comme les martyrs du démon, pour aboutir à la damnation éternelle. Je t’ai dit quels fruits ils retirent de leurs œuvres. Dans ces entretiens, j’ai indiqué comment l’on devait s’y prendre pour éviter ces malheurs, mais je n’en veux pas moins te l’expliquer à nouveau et en détail, pour satisfaire à ton désir.

Tu sais que tout mal a sa source dans l’amour égoïste de soi-même, et que cet amour est comme une ténèbre qui recouvre la lumière de la raison et éteint en elle la lumière de la foi. On ne perd pas l’une sans perdre l’autre. J’ai créé l’âme à mon image et ressemblance, par le fait que je lui ai donné la mémoire, l’intelligence, la volonté. L’intelligence est la plus noble partie de l’âme. L’intelligence est mue par l’affection, mais l’affection est nourrie par l’intelligence, et la main de l’amour, je veux dire l’affection, remplit à son tour la mémoire du souvenir de Moi et de mes bienfaits. Ce souvenir tient l’intelligence attentive et la préserve de négligence ; elle la rend reconnaissante, en la gardant de l’ingratitude. C’est ainsi que ces deux puissances se prêtent un mutuel appui pour nourrir l’âme dans la vie de la grâce.

L’âme ne peut vivre sans amour, il lui faut toujours quelque chose à aimer : car c’est d’amour qu’elle est faite, et c’est par amour que je la créai. C’est pourquoi je t’a dit que la volonté donne le branle à l’intelligence. "Je veux aimer, semble-t-elle lui dire, parce que ma nourriture à moi, c’est l’amour". Ainsi réveillée par la puissance affective, l’intelligence se met à l’œuvre : "Tu veux aimer ! semble-t-elle répondre, je vais te donner un bien que tu puisses aimer !" Et sans plus tarder, elle s’applique à considérer la dignité de l’âme, et la bassesse où elle est tombée par sa faute. Dans la dignité de son être, elle goûte mon inappréciable Bonté, la Charité incréée avec laquelle je la créai, pendant que la vue de sa misère la remplit de la pensée de ma miséricorde. N’est-ce pas ma miséricorde, en effet, qui lui a donné le temps, et qui l’a retirée des ténèbres ?

C’est alors que la volonté se nourrit d’amour. Elle ouvre la bouche du saint désir et elle y aspire la haine et le regret de la sensualité égoïste, en même temps qu’une véritable humilité et une parfaite patience qui sont les fruits de cette sainte haine. L’âme y conçoit la vertu et produit des bonne œuvres, parfaitement ou imparfaitement, suivant qu’elle se sera exercée plus ou moins à la perfection, comme je te le dirai plus loin.

Au contraire, si l’appétit sensitif se laisse aller à vouloir aimer les choses sensibles, l’intelligence se tourne de ce côté et se propose pour objet les choses périssables, qu’elle donne en pâture à l’amour-propre, qui n’y trouve que le mépris de la vertu et le goût du vice. L’âme n’en retire qu’orgueil et impatience. La mémoire, elle, ne peut se remplir que des impressions que lui fournit l’affection (Notons ici qu’il ne s’agit pas d’intelligence ni de science abstraites et spéculatives, mais d’intelligence pratique et de science de la vie). Ainsi cet amour obscurcit et rétrécit le regard, qui ne discerne plus et ne voit plus, sinon dans ce faux jour. La lumière dans laquelle l’intelligence perçoit désormais toute chose, c’est ce faux éclat de bien, ce clinquant de plaisir, auquel s’attache maintenant l’amour.

Dépouillées de cette apparence, les choses périssables n’auraient pas d’action sur l’homme, qui par nature ne peut désirer que le bien. Ainsi le vice est coloré ; il porte les couleurs du bien personnel ; c’est sous ce masque qu’il s’offre à l’âme, et parce que l’œil, dans son aveuglement, ne discerne pas, ne connaît pas la vérité, elle se trompe, en cherchant le bien et les délices là où ils ne sont pas. Je t’ai déjà dit que les délices du monde, en dehors de moi, ne sont qu’épines empoisonnées. Ainsi donc, tout à la fois, l’intelligence est illusionnée dans sa vision, la volonté est trompée dans son amour en aimant ce qu’elle ne doit pas aimer, la mémoire est abusée, dans les impressions qu’elle en conserve.

L’intelligence fait comme le voleur qui dépouille autrui ; il en est de même de la mémoire qui conserve le souvenir continuel de ces choses, qui sont hors de moi, et par là l’âme est privée de la vie de la grâce. Telle est l’unité de ces trois puissances que je ne puis être offensé par l’une sans que toutes les trois m’offensent, parce que l’une communique à l’autre, comme je te l’ai dit, le bien ou le mal, au gré du libre arbitre. Le libre arbitre est lié lui-même à la volonté, et il la meut comme il lui plaît, ou par la lumière ou sans la lumière de la raison. Vous avez en vous la raison qui est unie à Moi, tant que le libre arbitre ne l’en a pas séparée par un amour désordonné, et vous avez aussi la loi perverse qui est toujours en lutte contre l’esprit. Il y a donc deux parties en vous : la sensualité et la raison. La sensualité est une servante ; elle est faite pour servir l’âme, pour vous permettre de prouver et d’exercer la vertu, par l’instrument du corps. L’âme, elle, est libre ; elle a été délivrée de la faute par le sang de mon fils. Elle ne peut être asservie si elle-même n’y consent, par la volonté unie au libre arbitre et le libre arbitre devient une même chose avec la volonté, en s’accordant avec elle. Il est pris entre la sensualité et la raison et il peut se tourner vers l’une ou vers l’autre comme il lui plaît. Quand l’âme veut, par son libre arbitre, rassembler toutes ses puissances pour les unir en mon nom, comme je te l’ai dit, alors vraiment toutes les œuvres de la créature, soit temporelles, soit spirituelles, sont bien réglées ; le libre arbitre se dégage de la sensualité et s’allie à la raison, et Moi-Même, alors, par ma grâce, je me repose au milieux d’eux. C’est ce qu’affirme ma Vérité, le Verbe incarné quand il dit : "Quand ils seront deux ou trois assemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux (Math, XVIII, 20)". Telle est la Vérité. je t’ai déjà dit que nul ne peut venir à moi, si ce n’est par lui, et que pour cela, je l’avais établi comme un pont à trois gradins. Ces trois gradins figurent les trois états de l’âme comme je te l’exposerai bientôt.