Le Dialogue (Hurtaud)/7

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 25-29).
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CHAPITRE VI

(7)

Comment les vertus s’exercent par le moyen du prochain et pourquoi les vertus se trouvent si différentes dans les créatures.

Je t’ai dit comment tous les péchés se commettent par le moyen du prochain, pour les raisons que je t’ai exposées, à savoir que les pécheurs sont privés de l’amour de charité qui donne la vie à toute vertu. Et ainsi l’amour-propre, qui détruit la charité et l’amour du prochain, est le principe et le fondement de tout mal. Tous les scandales, haines, cruautés, désordres de tous genres, proviennent de cette racine mauvaise. C’est l’amour-propre qui a empoisonné le monde entier et rendu malade le corps mystique de la sainte Église et tout le corps de la Religion chrétienne.

C’est pourquoi je t’ai dit que toutes les vertus avaient pour commun objet le prochain, et telle est bien la vérité. La charité, t’ai-je dit, donne vie à toutes les vertus, parce qu’aucune vertu ne peut être sans la charité ; la vertu ne s’acquiert que par le pur amour que l’on a pour moi.

En effet, dès que l’âme s’est connue elle-même, comme nous disions plus haut, elle a trouvé l’humilité et la haine de sa propre passion sensuelle, en constatant cette loi perverse imprimée dans ses membres et qui est toujours en révolte contre l’Esprit. Elle se dresse alors avec haine et aversion contre la sensualité ; elle met son zèle à la soumettre à la raison. De plus, elle a éprouvé en elle-même la grandeur de ma bonté par tous les dons qu’elle a reçu de moi ; tous ces bienfaits qu’elle trouve en elle, cette connaissance qu’elle a acquise de soi-même, son humilité m’en fait honneur, sachant bien que c’est ma grâce qui l’a retirée des ténèbres et ramenée à la lumière de la vraie science. Ma bonté une fois reconnue, elle l’aime sans intermédiaire tiré d’elle-même ou de sa propre utilité, mais elle l’aime par le moyen de la vertu qu’elle a conçue par amour pour moi, parce qu’elle voit qu’elle ne saurait m’être agréable sans concevoir la haine du péché et l’amour des vertus. Dès qu’elle a conçu la vertu par affection d’amour, la vertu produit des fruits au bénéfice du prochain : autrement, il ne serait pas vrai qu’elle l’eût conçue en elle-même ; mais comme elle m’aime en vérité, en vérité aussi elle fait bénéficier le prochain de cet amour. Et il n’en peut être autrement, puisque l’amour que l’on a pour moi et pour le prochain est une seule et même chose : autant l’âme m’aime, autant aime-t-elle son prochain, car c’est de moi-même que vient l’amour qu’elle a pour lui.

Tel est le moyen que je vous ai imposé, pour que vous exerciez et expérimentiez la vertu qui est en vous. Ne pouvant tirer moi-même profit de vos services, c’est en faveur du prochain que vous les devez employer. Ce sera la preuve que vous me possédez dans vos âmes par la grâce, si vous le faites bénéficier de nombreuses et saintes oraisons, avec un doux et amoureux désir de mon honneur et du salut des âmes. L’âme amoureuse de ma Vérité ne cesse jamais de se rendre utile à tout le monde, tant en général qu’en particulier, peu ou beaucoup, selon la disposition de celui qui reçoit et selon l’ardent désir de celui qui donne, ainsi que je l’ai expliqué plus haut quand j’ai déclaré que la peine toute seule, séparée du désir, était insuffisante à expie la faute.

Après que l’âme a éprouvé pour elle-même les bienheureux effets de cet amour d’union qui l’attache à moi et par lequel elle s’aime elle-même en moi, elle étend son affection au salut du monde entier, en subvenant à ses nécessités : après s’être fait du bien à elle-même à concevoir la vertu d’où elle a tiré la vie de la grâce, elle applique désormais son zèle et son attention aux besoins du prochain en particulier.

Et donc, après avoir témoigné à toute créature douée de raison l’affection de charité, comme il a été dit, elle vient en aide à ceux qui sont près d’elle, suivant les grâces diverses que je lui ai départies pour le service d’autrui. Celui-ci sert le prochain par la doctrine, c’est-à-dire par la parole, prodiguant ses conseils sans regarder à ses propres intérêts. Celui-là le soutient par l’exemple de sa vie, ce que tous doivent faire, car chacun est tenu d’édifier le prochain par une vie simple et honnête. Telles sont les vertus — et bien d’autres encore qui ne se peuvent raconter — qu’engendre l’amour du prochain. Il est entre elle des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun. J’en donne une à celui-ci, une autre à celui-là ; mais il n’en est pas moins vrai que l’on ne saurait en avoir une sans posséder toutes les autres, car toutes les vertus sont liées ensemble.

Il en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l’un c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui-là, une foi vive ; à quelques-uns la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force.

Ces vertus et bien d’autres je les dépose dans l’âme à des degrés divers chez beaucoup de créatures. Bien que parmi ces vertus, il n’y en ait qu’une qui, par son objet, soit principale vis-à-vis des autres, il arrive cependant que l’âme ait plus d’occasions dans la vie d’exercer l’une que l’autre, et celle qu’elle développe ainsi, prend de ce chef une importance capitale. Il en résulte que cette vertu tire à soi toutes les autres, lesquelles, ainsi qu’il a été dit, sont toutes liées ensemble par l’amour de charité.

Il en est ainsi de plusieurs dons et grâces de vertu, ou d’autres qualités spirituelles et temporelles.


Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais j’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l’acte de charité ; il est vrai que, s’il n’est pas accompli pour l’amour de moi, cet acte n’a plus aucune valeur surnaturelle.

Tu vois donc que c’est pour leur faire pratiquer la vertu de charité que je les ai faits mes ministres, que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. C’est ce qui vous montre que s’il y a dans ma maison beaucoup de demeures, je n’y veux cependant rien d’autre que l’amour du prochain, et qui aime le prochain observe toute la loi. Ainsi peut se rendre utile, selon son état, celui qui engagé dans les liens de cet amour.