Le Dialogue (Hurtaud)/76

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 257-260).


CHAPITRE XLVI

(76)

Comment l’âme, arrivée au troisième degré, parvient à la bouche à la bouche.

Tout ce que je viens de te dire, c’est ma Vérité qui te l’a exposé ; c’est en son nom que je te l’ai répété, parlant en sa personne, pour te faire comprendre l’excellence de l’âme qui a franchi ce second degré. Elle y puise une telle connaissance, elle s’y embrase d’un si ardent amour qu’elle s’élève d’un trait au troisième, c’est-à-dire à la bouche. C’est là qu’elle apprend qu’elle est parvenue à l’état parfait. Elle passe donc par le cœur où elle se purifie à nouveau dans le souvenir du sang. Elle s’y dépouille de l’amour imparfait, par la connaissance qu’elle tire de l’amour de ce cœur, en contemplant, en goûtant, en expérimentant le feu de ma Charité. Dès lors elle est unie à la bouche, et elle le démontre, en faisant office de la bouche.

La bouche parle avec la langue qui est dans la bouche ; avec le goût elle goûte les aliments ; elle les retient pour les transmettre a l’estomac ; avec les dents elle les broie, pour qu’ils puissent être avalés. L’âme fait de même. Elle me parle avec la langue qui est dans la bouche du saint désir, avec cette langue de la sainte et continuelle prière. Cette langue parle extérieurement et mentalement. Elle me parle mentalement, lorsqu’elle m’offre ses doux et amoureux désirs, pour le salut des âmes. Elle parle extérieurement, lorsqu’elle annonce la doctrine de ma Vérité, lorsqu’elle avertit, lorsqu’elle conseille, lorsqu’elle confesse la foi, sans peur des contrariétés que le monde lui peut faire souffrir. Hardiment, elle porte mon nom devant toute créature, et de diverses manières, selon que son état le lui permet.

Je dis qu’elle mange. Elle a faim des âmes, et elle prend sa nourriture pour l’honneur de moi, sur la table de la très sainte Croix. Nul autre aliment, nulle autre table ne pourraient en vérité la rassasier parfaitement.

Je dis qu’elle broie sa nourriture avec les dents ; sans cela elle ne la pourrait avaler. La haine et l’amour sont comme deux mâchoires, dans la bouche du saint désir : la nourriture qu’elle y reçoit, elle la broie avec la haine d’elle-même et l’amour de la vertu en elle et dans le prochain. Elle broie, dis-je, toutes les injures, elle broie mépris, affronts, moqueries, réprimandes, persécutions, faim, soif, froid, chaud, désirs douloureux, larmes, sueurs, pour le salut des âmes. Rien ne l’arrête dès qu’il s’agit de mon honneur, elle porte et supporte son prochain.

Quand les dents ont bien broyé c’est le tour du goût. L’âme goûte le fruit de ses peines, elle savoure cette nourriture des âmes, dans le feu de son amour pour moi et pour le prochain.

Puis cet aliment parvient à l’estomac, que le désir et la faim des âmes a tout disposé à le recevoir. Cet estomac c’est le cœur, avec l’amour cordial, avec la dilection de la charité envers le prochain. L’âme trouve ce mets si délicieux, elle le dévore avec tant d’ardeur, qu’elle perd tout souci de la vie corporelle, pour pouvoir manger cette nourriture, sur la table de la croix et de la doctrine du Christ crucifié.

Alors, l’âme s’engraisse de vraies et solides vertus. Elle se développe tellement, par l’abondance de cette nourriture, qu’elle fait éclater le vêtement de la sensualité propre qui la recouvre. Qui éclate ainsi, meurt : aussi la volonté sensitive est-elle morte désormais. L’appétit sensuel ne peut plus vivre, parce que la volonté de l’âme ainsi ordonnée vit en Moi, revêtue de ma Volonté éternelle.

L’âme, ainsi arrivée au troisième degré de la bouche, perd toute volonté propre en goûtant la douceur de n’a Charité, et trouve par là même la paix et le repos dans la bouche. Ne sais-tu pas que c’est sur la bouche, que se donne la paix ? Ainsi, en ce troisième état, l’âme trouve la paix, une paix Si parfaite que rien ne la peut troubler. Elle a perdu et renié la volonté propre, et elle est en repos

cette volonté lui laisse la paix, parce qu’elle est morte.

Ceux qui sont en cet état enfantent sans douleur des vertus à l’égard du prochain. Non que les souffrances en eux cessent d’être des souffrances, mais la volonté sensitive qui est morte, ne les ressent plus, et c’est de bon gré qu’ils les supportent, pour l’honneur de mon nom.

Ceux-là courent avec ardeur dans la voie du Christ crucifié ; ils suivent sa doctrine et rien ne peut ralentir leur course, ni les injures, ni les persécutions, ni les plaisirs que le monde leur offre et qu’il voudrait leur donner. Ils passent par-dessus tout cela, avec une force inébranlable, une persévérance que rien ne trouble, le cœur tout transformé par la charité, goûtant et savourant cette nourriture du salut des âmes, prêts à tout supporter pour elle. Voilà qui prouve, à n’en pouvoir douter, que l’âme aime son Dieu à la perfection, et sans aucun intérêt. Si elle s’aimait elle-même, et si elle n’aimait le prochain, que pour son utilité personnelle, elle n’aurait pas cette patience, elle se laisserait arrêter ou retarder dans sa course. Mais désormais, c’est Moi qu’ils aiment, pour moi-même parce que je suis la souveraine Bonté, souverainement aimable. S’ils s’aiment eux-mêmes, c’est pour Moi ; s’ils aiment le prochain, c’est pour Moi, pour rendre honneur et gloire à mon nom. Voilà pourquoi la souffrance les trouve toujours patients, forts et persévérants.