Le Dialogue (Hurtaud)/79

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 273-277).


CHAPITRE XLIX

(79)

Comment Dieu ne se sépare jamais des parfaits, en leur retirant soit la grâce, soit le sentiment de sa présence, mais il interrompt parfois l’union.

Je te disais que ces âmes très parfaites ne perdent jamais le sentiment de ma présence en elles. Je les quitte cependant d’une autre manière, parce que l’âme, tant qu’elle est liée au corps, ne pourrait recevoir, de façon continue, l’union que je contracte avec l’âme en me laissant voir à elle. C’est pour ménager ses forces que je me retire. Je ne lui ôte ni ma grâce ni le sentiment de ma présence ; j’interromps seulement l’union entre elle et moi.

L’âme, emportée par l’angoisse du désir, court généreusement sur le pont de la doctrine du Christ crucifié. Arrivée à la porte, son esprit s’élance vers Moi nourrie et enivrée du Sang, brûlée du feu de l’amour, elle goûte en moi la Divinité éternelle. Elle se plonge dans cet Océan de paix, et son esprit n’a plus de mouvement qu’en Moi. Bien que mortelle encore, elle jouit du bonheur des immortels, et, malgré le poids de son corps, elle reçoit l’allégresse de l’esprit. Aussi maintes fois le corps est-il soulevé de terre, en raison de cette parfaite union que l’âme a faite avec moi, comme si le corps avait perdu son poids pour devenir léger. Cependant il n’a rien perdu de sa pesanteur ; mais, comme l’union de l’âme avec moi est plus parfaite que l’union entre le corps et l’âme, la force de l’esprit fixé en moi soulève de terre le poids du corps ; le corps reste comme immobile, tout brisé par l’amour de l’âme à tel point, comme tu l’as entendu dire à quelques-unes de mes créatures, qu’il ne pourrait plus vivre, Si ma Bonté ne le ceignait de sa Force. Qu’en cet état d’union à moi, l’âme ne quitte pas le corps, c’est un plus grand miracle, sache-le bien, que de voir plusieurs corps morts ressusciter.

Aussi, j’interromps pour quelque temps cette union, pour permettre à l’âme de retourner dans le vase de son corps. Je veux dire, que la sensation de son corps, qui avait été suspendue par le sentiment intérieur de l’âme, lui est à nouveau rendue. Car, en réalité, l’âme n’a pas quitté son corps, dont elle ne se sépare vraiment que par la mort. Mais les puissances de l’âme n’avaient plus conscience du corps, absorbées qu’elles étaient en moi par l’amour. En cet état, la mémoire n’est remplie que de moi ; l’intelligence tendue vers moi ne voit rien d’autre que ma Vérité ; la volonté, qui suit l’intelligence, aime ce que l’intelligence contemple et s’unit par l’amour à ce même objet. Toutes ces puissances étant ainsi rassemblées et unies en moi, plongées en moi, consumées en mol, le corps perd toute sensation. L’œil en voyant ne voit pas, l’oreille en entendant n’entend pas, la langue en parlant ne parle pas, sinon comme il arrive parfois, sous la pression du cœur, quand je permets à la langue d’exprimer le trop plein de l’âme, pour la gloire et l’honneur de mon nom. Cette exception mise à part, la langue en parlant ne parle pas, la main en touchant ne touche pas, les pieds en marchant ne marchent pas. Tous les membres sont liés et retenus dans le lien de l’amour. Ce lien les soumet tellement à la raison et les tient si unis au sentiment de l’âme, que, d’une seule voix et contrairement à leur propre nature, ils crient vers moi, le Père éternel, pour demander que le corps soit séparé de l’âme et l’âme du corps. Ils crient vers moi, comme le glorieux Paul : Malheureux que je suis ! Qui me séparera de mon corps : car j’ai en lui une loi perverse qui est en révolte contre l’esprit ! (Rm 8, 23-24).

Ce n’est pas seulement de la lutte de l’appétit sensitif contre l’esprit, que parlait saint Paul, car ma parole l’avait comme rassuré sur ce point, quand je lui avais dit : Paul, ma grâce te suffit ! (Cor 12, 9). C’est de son corps auquel il était enchaîné qu’il se plaignait, parce qu’il l’empêchait de me voir pour quelque temps encore. Jusqu’à l’heure de la mort son regard était arrêté et ne pouvait me contempler, moi, la Trinité éternelle, dans la vision des bienheureux immortels, qui sans cesse rendent honneur et louange à mon nom. Il gémissait donc de se trouver parmi les mortels, qui toujours m’offensent, privé de ma vue, privé de me voir dans mon Essence.


Non que Paul lui-même et mes autres serviteurs ne me voient pas et ne me goûtent pas ; cependant ils ne me voient pas, ils ne me goûtent pas dans mon Essence, mais seulement dans l’effet de ma Charité, qui se manifeste de diverses manières, suivant qu’il plaît à ma Bonté de me découvrir moi-même à eux. Toute vision que l’âme reçoit, pendant qu’elle est dans un corps mortel, n’en est pas moins que ténèbres, comparée à la vision dont jouit l’âme séparée du corps. Aussi semblait-il à Paul que les impressions sensibles arrêtaient la vue de l’esprit et que les sensations tout humaines et grossières du corps empêchaient le regard de l’intelligence de me contempler face à face ; sa volonté lui paraissait comme enchaînée et incapable de m’aimer autant qu’il le désirait, parce que, en cette vie, tout amour est imparfait jusqu’à ce qu’il parvienne à sa perfection.

Ce n’est pas que l’amour de Paul, comme celui de mes autres serviteurs, fût imparfait à raison de la grâce ou de la charité : non, sa charité était parfaite. Il était imparfait en ce sens qu’il n’était pas rassasié. De là, sa souffrance. Quand le désir est pleinement satisfait par la possession de ce qu’on aime, il n’y a plus de peine. Mais parce que, tant qu’il est dans un corps mortel, l’amour ne possède pas parfaitement Celui qu’il aime, il demeure en souffrance, jusqu’à ce que l’âme, séparée du corps, voie son désir assouvi et aime désormais sans peine.

L’âme alors est rassasiée, sans éprouver le dégoût de la satiété, parce qu’étant rassasiée, elle a cependant toujours faim sans toutefois souffrir de la faim. Séparée du corps, elle remplit sa coupe en moi, qui suis la Vérité, et la coupe demeure toujours pleine, parce que toujours elle est plongée en moi. Que peut-elle désirer qu’elle ne possède ? Elle désire me voir elle me contemple face à face. Elle désire voir la gloire et la louange de mon nom elle voit mon nom loué et glorifié dans mes saints, soit dans la nature angélique, soit dans la nature humaine.