Le Dialogue (Hurtaud)/89

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 305-313).


CHAPITRE II

(89)

De la différence des larmes par rapport aux différents états d’âme.

Apprends donc que toute larme procède du cœur : car aucun organe du corps ne sympathise aussi parfaitement que l’œil avec les affections du cœur. Si le cœur souffre, l’œil le fait aussitôt paraître. Sa douleur est-elle sensuelle, le cœur fait verser aux yeux des larmes qui engendrent la mort, parce qu’en venant du cœur elles procèdent d’un amour déréglé, et qui par là même m’offense. La douleur qu’il occasionne est mortelle comme lui, et mortelles aussi les larmes qu’il fait verser.

La gravité de la faute, et par conséquent des larmes, peut être plus ou moins grande, il est vrai, suivant que l’amour est plus ou moins déréglé. Mais je n’entends parler ici que de ceux dont les larmes sont mortelles.

Considère maintenant les larmes qui commencent a donner la vie, les larmes de ceux qui, a la vue de leurs fautes et de leurs péchés, par crainte du châtiment, se mettent à pleurer. Ces larmes du cœur procèdent de la sensibilité. L’âme, n’ayant pas encore conçu une haine parfaite de sa faute en considération de l’offense que j’en ai reçue, n’est mue que par la douleur qu’elle éprouve en son cœur, du châtiment qui la menace après la faute commise, et les yeux, en pleurant, ne font que satisfaire à cette douleur du cœur.

Mais en s’exerçant à la vertu, l’âme peu à peu se dégage de la crainte, parce qu’elle connaît que la crainte ne suffit pas à donner la vie éternelle, comme je te l’ai exposé à propos du second état d’âme. Elle s’élève donc, par l’amour, à la connaissance d’elle-même et de ma Bonté en elle, et elle en conçoit de l’espérance dans ma miséricorde. Cette espérance réjouit son cœur. A cette allégresse que lui cause l’espérance en la divine miséricorde se mêle la douleur de la faute, et les yeux alors, commencent à pleurer. Ces larmes jaillissent de la source du cœur. Mais parce que l’âme n’est pas arrivée à la grande perfection, souvent les larmes qu’elle verse ainsi ne sont pas exemptes de quelque sensualité. Si tu me demandes pourquoi et comment, je te répondrai : parce que la racine de l’amour-propre n’a pas été arrachée. Je ne parle pas de l’amour sensitif, car celui-là a été vaincu de la façon que j’ai dite, mais il reste l’amour-propre spirituel, avec ce besoin égoïste des consolations spirituelles, qu’elles viennent de moi directement ou de quelque créature aimée d’une affection spirituelle, comme je te l’ai expliqué longuement.

Quand donc elle se voit privée de ce qu’elle aime, des consolations, soit intérieures qui viennent de Moi, soit extérieures, qui lui viennent des créatures, et qu’elle se trouve en butte aux tentations ou aux persécutions des hommes, son cœur est en souffrance. Aussitôt les yeux, qui sympathisent avec la douleur et la peine du cœur, se mettent à pleurer. Ce sont les larmes de tendresse et de compassion que l’âme répand sur elle-même, d’une compassion spirituelle il est vrai, mais qui n’en procède pas moins de l’amour-propre. Elle n’a pas encore foulé aux pieds et renié entièrement sa propre volonté : voilà pourquoi elle verse ces larmes sensibles, qu’une douleur spirituelle lui fait répandre.

Mais en s’exerçant et en progressant encore dans la connaissance d’elle-même, elle apprend à se mépriser et à se haïr parfaitement, en même temps qu’elle en arrive à une vraie connaissance de ma Bonté, où s’enflamme son amour. Elle commence dès lors à unir et à conformer sa volonté à la mienne, et à éprouver en elle-même, une joie et une compassion toutes nouvelles. La joie qu’elle ressent en elle, c’est de m’aimer, la compassion qui l’émeut c’est sur le prochain qu’elle se porte, comme je te l’expliquai à propos du troisième état. Elle gémit alors dans la charité qu’elle a pour Moi et pour ses frères, en s’affligeant, avec un cordial amour, de l’offense qui m’est faite et de la perte du prochain. Voilà la douleur qui est dans son cœur, et qui lui tire les larmes des yeux. Elle n’a pas un regret pour sa propre souffrance, pour son propre dommage. Bien au contraire, elle se désole de ne pouvoir rendre honneur et gloire à mon nom comme elle le voudrait, et dans l’angoisse de son désir, elle trouve délicieux d’être admise à se rassasier à la table de la très sainte Croix, pour ressembler à l’Agneau sans tache, humble et patient, mon Fils unique, dont j’ai fait un pont, comme je te l’ai dit. Après donc qu’elle a si doucement avancé sur ce pont, en suivant la doctrine de ma douce Vérité, elle est passée par ce Verbe, en supportant avec une véritable et douce patience, toutes les peines, toutes les afflictions que je le lui envoyais pour son salut. Elle les reçoit désormais virilement, sans choisir celles qu’elle préfère. Elle ne se contente pas de s’y résigner avec patience, c’est avec allégresse qu’elle les accueille, et elle regarde comme une gloire d’être persécutée pour mon nom. Pourvu qu’elle ait quelque chose à souffrir, elle est heureuse ! L’âme est envahie alors d’une si grande joie, d’une si parfaite tranquillité d’esprit, qu’aucune langue ne le saurait exprimer.

Lors donc qu’elle a passé par ce Verbe, par la doctrine de mon Fils unique, et fixé l’œil de son intelligence sur moi, la Vérité première, elle contemple cette Vérité ; en la voyant elle la connaît, et en la connaissant elle l’aime. Son amour suit l’intelligence et goûte ma Divinité éternelle, qu’elle voit unie à votre humanité. Alors elle se repose en moi, l’Océan de paix, son cœur est uni à moi par le sentiment de l’amour, comme je te l’ai dit à propos de ce quatrième état d’union. Cette présence sentie de ma Divinité éternelle, fait alors couler des yeux des larmes de douceur, qui vraiment sont un lait dont l’âme se nourrit dans la véritable patience. Ces larmes sont comme un onguent parfumé, qui répand une odeur d’une grande suavité. O ma fille bien-aimée, combien glorieuse est cette âme qui a réellement su traverser la mer des tempêtes, et arriver jusqu’à moi l’Océan de paix, pour y remplir le vase de son cœur, dans les flots de ma souveraine et éternelle Divinité. Les yeux, où se déverse le cœur, s’empressent à le satisfaire, et ils répandent des larmes.

C’est la le dernier état, où l’âme est tout ensemble bienheureuse et affligée bienheureuse à cause de l’union qu’elle a faite avec moi par le sentiment de ma présence, en goûtant l’amour divin ; et affligée par l’offense qu’elle voit faire à ma Bonté et à nia Grandeur, qu’elle a contemplées et savourées dans la connaissance d’elle-même et de moi, par laquelle elle est parvenue à ce dernier état.

Cette affliction ne fait pas obstacle à l’état d’union ni n’empêche les larmes de grande douceur que lui fait répandre la connaissance d’elle-même. C’est la Charité qu’elle a pour le prochain qui la fait, tout ensemble, pleurer d’amour pour la divine miséricorde, et pleurer de douleur pour les péchés d’autrui. Elle meure avec ceux qui pleurent, elle se réjouit avec ceux qui sont dans la joie. Ceux-là sont dans la joie qui vivent dans la charité, et avec eux l’âme se réjouit, en voyant que mes serviteurs rendent honneur et gloire à mon nom.

Ainsi, loin que les larmes d’affliction empêchent les larmes de douceur que fait verser le sentiment de ma présence, elles en sont comme le condiment. Si les douces larmes que l’âme a trouvées dans l’union avec moi n’étaient pas assaisonnées par celles que fait répandre la charité du prochain, elles seraient imparfaites. Par cette exclusion, l’âme tomberait dans la présomption. Un souffle subtil de vaine gloire la précipiterait de cette hauteur, dans la bassesse de sa première abjection. Il faut donc qu’elle ne sépare jamais la charité du prochain d’avec cette vraie connaissance d’elle-même, et que par ce moyen elle nourrisse en elle le feu de ma charité.

En effet la charité que l’on a pour le prochain dérive nécessairement de la charité qu’on a pour Moi, c’est-à-dire de cette connaissance par laquelle l’âme se connaît et ma Bonté en elle. Elle voit alors que je l’aime ineffablement, et de ce même amour dont elle se voit aimée, elle aime toute créature raisonnable. Voilà la raison pour laquelle l’âme, dès qu’elle me connaît, dilate son amour pour y envelopper le prochain. Dès qu’elle le voit, elle l’aime ineffablement, afin d’aimer ce qu’elle voit que j’aime davantage.

Puis elle connaît qu’elle ne peut me procurer à Moi-même aucune utilité ; ni me rendre ce pur amour dont elle sent que je l’aime. Dès lors elle se met à me témoigner son amour, par le moyen que je lui ai donné, c’est-à-dire par le prochain, auquel vous devez vos services. Toute vertu, ai-je dit, s’exerce à l’égard du prochain, en général ou en particulier, selon les dons divers que vous avez reçus de moi et dont je vous ai confié la dispensation. Vous devez donc aimer, de ce pur amour dont je vous ai aimés, mais cela, vous ne le pouvez faire vis-à-vis de moi. Parce que je vous ai aimés, je dois être aimé, et aimé sans intérêt personnel ; car je vous ai aimés, sans être aimé de vous, et avant même que vous ne fussiez. C’est l’amour qui m’a porté à vous créer à mon image et ressemblance. Or, cela, vous ne pouvez me le rendre à Moi-même. Mais, vous le devez faire aux créatures douées de raison, et les aimer sans en être aimés, et sans viser aucun intérêt personnel, temporel ou spirituel. Il vous faut les aimer, uniquement pour l’honneur et la gloire de mon nom, parce que je les aime. C’est ainsi que vous accomplirez le commandement de la Loi, qui est de m’aimer par-dessus toute chose, et le prochain comme vous-mêmes.

Il est donc bien vrai que l’âme ne peut parvenir à cette hauteur que par le second degré d’union que l’on trouve dans le troisième état. Mais aussi, après y être arrivée, elle ne s’y peut maintenir, si elle s’éloigne du sentiment qui produit les secondes larmes, les larmes de douleur. Il est impossible d’accomplir la loi qui me concerne moi, le Dieu éternel, sans observer celle qui regarde le prochain : ce sont là les deux pieds de l’affection, par lesquels l’on marche dans la voie des commandements et des conseils, que vous a donnés ma Vérité, le Christ crucifié. Ainsi ces deux sentiments, unis ensemble, nourrissent l’âme dans les vertus, accroissent sa perfection, et font de plus en plus étroite son union avec Moi. Arrivée à ce point, l’âme en vérité, ne change pas d’état ; c’est dans le même état, qu’elle voit accroître son trésor de grâce par des dons nouveaux et variés, par d’admirables extases, qui lui procurent, je te l’ai dit, une connaissance de la Vérité qui semble convenir aux immortels plus qu’aux mortels, parce que le sentiment de la sensualité propre a été détruit, et que la volonté est morte, par l’alliance qu’elle a contractée avec moi.

O combien est douce cette alliance, pour l’âme qui en jouit, car, en en jouissant, elle voit tous mes secrets ! Maintes fois, elle reçoit l’esprit de prophétie, qui lui fait connaître les choses à venir. Ce sont là des faveurs de ma Bonté. Mais l’âme humble n’en doit pas moins mettre toute son espérance dans le sentiment même de ma charité, qui dompte l’appétit des consolations spirituelles, et se regarder comme indigne de la paix et du repos de l’esprit, pour mieux croître dans la vertu intérieure.

L’âme n’est pas établie à demeure à cette hauteur de ce sommet, elle redescend dans la vallée de la connaissance d’elle-même. Ces lumières particulières sont des grâces que je lui accorde, pour qu’elle grandisse toujours. Car, en cette vie, l’âme n’est jamais si parfaite, qu’elle ne puisse encore s’élever à une plus grande perfection d’amour.

Il n’y a que mon très cher Fils unique, votre chef, qui ne pouvait croître en perfection, parce qu’il était une même chose avec moi et moi avec lui. Son âme par conséquent était béatifiée par l’union de la nature divine ; mais vous, ses membres, vous encore voyageurs, vous êtes toujours susceptibles d’une perfection plus grande. Vous ne vous élevez pas, pour cela, à un autre état, comme il a été dit, puisque c’est le dernier auquel on arrive, mais vous pouvez à votre plaisir, par le secours de ma grâce, développer sans cesse la perfection de ce dernier état.