Le Dialogue (Hurtaud)/Préface

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. XVII-LXXXIV).


PRÉFACE


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L’auteur du Livre. — L’un des confesseurs de sainte Catherine de Sienne, Frère Barthélémy Dominici, déclarait au procès de Venise (1411) : « Il y avait des envieux qui allaient répétant que c’était nous, les religieux, qui l’instruisions de la doctrine, quand c’était elle, notre maître à tous. Mais peu à peu, par une expérience quotidienne, le monde entier, peut-on dire, a reconnu que sa science lui était infusée par Dieu même, tant dans ses lettres que dans ses discours, et spécialement dans le Livre qu’elle dicta, au sein même de l’extase[1]. »

Le témoignage de ce fidèle disciple de la vierge siennoise a eu cette divine fortune d’avoir formulé, cinquante ans à l’avance, le jugement même de la sainte Église. « Nul ne l’approcha jamais, proclamait la bulle de canonisation de Pie II, sans s’en aller ou plus savant ou meilleur. Sa doctrine fut infuse, non acquise. Elle apparut comme un maître avant d’avoir été disciple. Les docteurs des saintes Lettres, les évêques des grandes églises lui proposaient sur la Divinité les questions les plus difficiles : ils en recevaient les réponses les plus sages, et s’en allaient doux comme des agneaux après être venus à elle fiers comme des lions et menaçants comme des loups[2]. » Combien alors se mettaient à son école en la suppliant non seulement d’éclairer et de nourrir leur pensée, mais encore et surtout de régler leur vie.

Ce caractère de sa science est surtout manifeste dans ce Livre qu’elle dicta elle-même, alors que son esprit ravi en Dieu, se mirait, suivant son expression, dans la Vérité éternelle et s’alimentait à ce foyer de toute lumière.

Dans l’Avertissement au lecteur qu’il a placé en tête de sa traduction française[3], le P. Louis Chardon, tout en appelant le Dialogue « un ouvrage de Dieu vivant inspiré à sainte Catherine de Sienne » relate cependant « qu’elle l’a dicté en sortant de ses extases ». Deux fois il produit cette affirmation. Il reconnaît « l’infusion surnaturelle des lumières divines » qui font l’entretien délicieux où l’intelligence, « en peu de temps, comprend plus de vérités qu’elle en saurait apprendre en plusieurs années d’études ». C’est « dans les colloques de cette nature que sainte Catherine a étudié toutes les leçons ravissantes du Père » ; mais, ajoute-t-il encore : « Elle les prononçait verbalement en sortant de ses extases[4]. »

Il est manifeste que ce détail n’est qu’un accident de la pensée du savant et pieux Prêcheur. Ce qu’il entend affirmer principalement, c’est que toute sa doctrine, notre sainte la reçue du Verbe divin et qu’elle n’a point eu d’autre maître pour devenir elle-même la Lumière des docteurs. Mais ce détail, cet accident, n’en est pas moins une méprise assez grave et qui atténue dans une mesure très appréciable le caractère divin et les garanties de la doctrine exposée dans ce Livre. Par cette méthode de composition, Catherine nous aurait transmis, au sortir de son ravissement, ce que sa mémoire avait conservé de ses colloques avec le Seigneur. Elle se fut trouvée par là même, pour sa rédaction, en des conditions psychologiques inférieures à celles où elle se trouvait pour concevoir sa doctrine.

Cependant tous les témoignages primitifs sont concordants pour nous dire que ce n’est point par l’intermédiaire de la mémoire, par le canal du souvenir, que cette eau vive est venue jusqu’à nous ; elle a été captée à sa source divine et dans l’acte même de son premier jaillissement. C’est en pleine extase, nous assure Raymond de Capoue, son confesseur privilégié et son premier historien, qu’elle dicta son Livre : « Les secrétaires de la sainte eux-mêmes lui ont affirmé qu’elle n’avait rien dicté de tout cela pendant qu’elle jouissait de l’usage de ses sens, mais seulement quand, ravie hors d’elle-même, elle parlait avec son Époux ». Aussi estime-t-il que ce livre a été composé évidemment par l’Esprit Saint lui-même « qui le dicta par la bouche de Catherine[5] », « qui avait prié ses secrétaires de se tenir prêts à écrire dès qu’ils la verraient entrer en extase[6] ».

« Ce qu’il y a de singulier et de merveilleux dans cette dictée, ajoute-t-il encore, c’est qu’elle fut faite dans le temps même où son esprit était ravi hors d’elle-même et qu’elle demeurait privée de l’usage de ses sens extérieurs ». Non que l’on puisse dire toujours d’une façon si absolue que « les yeux ne voyaient point, les oreilles n’entendaient point, son odorat ne percevait aucune odeur, son goût aucune saveur, son toucher n’avait plus de sensibilité pendant toute la durée de son ravissement ». Catherine nous décrit elle-même les conditions physiologiques de l’extase, mais en se servant de termes moins catégoriques et qui expriment, sous une contradiction apparente, un état qui n’est pas aussi simple que l’impression produite par la description de Raymond de Capoue. « L’œil en voyant ne voit pas, l’oreille en entendant n’entend pas, la main en touchant ne touche pas, les pieds en marchant ne marchent pas : tous les organes sont liés et retenus par le lien de l’amour ». Ces formules seraient inintelligibles si elles ne réservaient une sorte d’opération sourde, mais dont la conscience ne parvient pas au centre de l’âme. Sainte Thérèse a décrit aussi ce rétrécissement de la conscience dans l’instant même où l’âme, concentrant ses puissances spirituelles sur l’objet divin, se retire en quelque sorte de la sensibilité : « Les yeux se ferment sans qu’on veuille les fermer et, si on les tient ouverts, on ne voit presque rien. Veut-on lire, on ne parvient pas à rassembler les lettres, et c’est à peine si on les distingue clairement. On voit bien qu’elles sont là, mais l’esprit ne prêtant plus son concours, on se trouve, quoiqu’on fasse, hors d’état de lire. On entend, mais on ne comprend pas ce qu’on entend. Ainsi les sens ne sont à l’âme d’aucune utilité ; ils entravent plutôt sa jouissance et lui nuisent au lieu de la servir. Parler devient impossible : on n’arrive pas à former intérieurement un seul mot, et quant à l’articuler, le plus violent effort n’en donne pas le moyen. » La description toute expérimentale de la sainte extatique d’Avila nous fait apercevoir ce qu’il y a d’activité latente dans la sensibilité ; mais la conscience de la sensation va diminuant jusqu’à être réduite à rien par l’absorption de l’esprit dans le grand et divin objet qui le ravit. C’est l’explication de Thérèse, comme c’est celle de Catherine qui nous dit au nom du Père éternel : « La mémoire (intellectuelle) n’est remplie que de Moi ; l’intelligence n’a d’yeux que pour ma vérité ; la volonté, qui suit l’intelligence, est tout amour pour l’objet contemplé par le regard de l’esprit. Toutes les puissances de l’âme étant ainsi rassemblées et unies ensemble, plongées et abîmées en moi, le corps perd tout sentiment[7]. »

Notre-Seigneur, pour expliquer à Thérèse un cas analogue d’opération obscure et indéfinissable, se servait en l’interprétant de la formule même de Catherine décrivant le sommeil de la sensibilité : « Comme l’âme ne peut saisir ce qu’elle entend, c’est ne pas entendre tout en entendant. »

« L’on ne saurait, dit la sainte du Carmel, parler plus clairement. Mais, pour comprendre quelque peu le sens de ces paroles, il faut avoir passé par là[8]. »

Quand l’âme de Catherine, s’arrachant ainsi à la vie sensible, s’élevait dans la contemplation de la Vérité éternelle, les pieds et les mains se contractaient. Cette contraction prenait d’abord les doigts, puis les membres se raidissaient dans une adhérence si forte aux lieux qu’ils touchaient, qu’on les eût rompus plutôt que de les en arracher. Les yeux fermés ou mi-clos, la tête s’inclinait légèrement, et dans cette position le cou prenait une telle rigidité qu’il y avait péril à vouloir le toucher en cet état. Parfois Lapa, sa mère, peu au courant des conditions de l’extase, voyant sa fille immobile dans l’attitude où l’Esprit l’avait saisie, et la tête penchée, voulut lui ramener le cou à la ligne normale. La sainte n’eut pas plutôt repris ses sens qu’elle en éprouva une douleur intolérable, comme si on l’avait meurtrie en la frappant violemment. Elle déclarait elle-même que si sa mère eût mis plus de force à lui redresser la tête, elle lui eût totalement rompu le cou.

Lorsque, dans les grandes détresses ou les grandes luttes, avec plus d’ardeur encore et plus d’angoisse, son âme tourmentée par le désir s’élançait vers le Seigneur, elle entraînait le corps avec elle, et on voyait la sainte suspendue en l’air au-dessus du sol. Maconi l’un de ses secrétaires déclare avoir été maintes fois témoin de ce prodige et en compagnie de plusieurs personnes.

C’est chaque jour à cette époque de sa vie, et plusieurs fois par jour, que la vierge de Sienne élevait ainsi son âme au-dessus des conditions ordinaires de la connaissance humaine. Elle ne pouvait seulement réciter un Pater, sans entrer en extase, et il suffisait qu’elle se trouvât mêlée à quelques conversations trop humaines pour que son esprit s’évadât de ces mondanités et prît son vol vers les régions de la lumière[9].

Mais, nous l’avons pu noter, dans l’état normal de l’extase, la dictée n’est pas possible. Raidis dans une rigidité cadavérique, les organes n’ont plus la mobilité nécessaire à leur fonction naturelle : « La langue en parlant ne parle pas », dit Catherine, et Thérèse d’Avila témoigne que parler « devient impossible, qu’on n’arrive pas à former intérieurement un seul mot, et quant à l’articuler, le plus violent effort n’en donne pas le moyen. » C’est donc à une intervention toute spéciale de Dieu qu’est due cette infraction aux conditions normales de l’extase. Et c’est ce que Catherine a noté formellement dans le dialogue. Quand le Père éternel explique que « la langue en parlant ne parle pas », il ajoute aussitôt : « sinon comme il arrive parfois sous la pression du cœur, quand je permets à la langue d’exprimer le trop plein de l’âme pour la gloire et l’honneur de mon nom. Mais cette exception mise à part, la langue ne parle pas[10] »

Évidemment cette exception si expressément réservée ici se réfère au fait même de notre Sainte, tel qu’il nous a été décrit par les témoignages contemporains. Comme plus tard sainte Catherine de Ricci et sainte Madeleine de Pazzi, la vierge de Sienne, par un nouveau miracle de Dieu, pouvait donc parler dans ses extases. Déjà, bien avant la composition du livre, elle avait été favorisée de cette mobilité de la langue, tous les autres organes conservant leur rigidité extatique. C’est ainsi que l’on a pu recueillir d’elle un certain nombre d’oraisons qu’elle faisait parfois à haute voix, dans les ravissements qui suivaient la réception de la très sainte Eucharistie. Mais ici l’exception même semble prévue, concertée, ordonnée comme une règle portée d’avance. C’est l’extatique elle-même qui « demande à ses secrétaires de se tenir prêts à écrire dès qu’ils la verront entrer en extase » ; c’est elle qui dispose tout pour la dictée quelle doit faire.



Les secrétaires. — Quels étaient ces secrétaires ?

Raymond de Capoue nous a conservé les noms de ces secrétaires qui furent parmi les principaux témoins sur lesquels il s’appuie pour établir son récit. C’est Barduccio Caniggiani, c’est Étienne Maconi, c’est Neri Pagliaresi. À propos de ce dernier il dit : « C’est lui qui avec Étienne et Barduccio écrivit le Livre, ainsi qu’une partie des Lettres[11]. »

Barduccio Caniggiani était Florentin, et le dernier des trois qui s’était attaché à Catherine. Il avait quitté sa famille et son pays pour vivre dans sa familiarité. Il la suivit à Rome et ne la quitta point durant ces dernières années qu’elle vécut dans la ville éternelle. Raymond de Capoue dit avoir remarqué qu’il était le plus tendrement aimé. Il recueillit avec le dernier soupir de sa mère spirituelle la recommandation de suivre le P. Raymond et de se diriger d’après ses conseils. Il mourut de langueur peu après Catherine.

Néri ou Rainieri di Landoccio Pagliaresi, d’une noble famille siennoise, fut des premiers disciples de la sainte. Il s’attacha à son service, et il fut employé à diverses missions auprès de Grégoire XI, auprès d’Urbain VI, auprès de la reine de Naples. Après la mort de Catherine et sur son conseil, il se retira dans un ermitage et après une vie pénitente fit une mort de bienheureux.

Étienne di Corrado Maconi était Siennois. Il est entré en relation avec Catherine en 1376. Jusqu’à cette date, ainsi qu’il en témoigne lui-même au procès de Venise, elle lui est demeurée totalement inconnue ainsi qu’à tous ceux de sa parenté. Il fut conquis dès sa première rencontre et tout de suite admis dans la confiance de la sainte, qui lui demanda ses services pour écrire quelques-unes des lettres qu’elle dictait. Il l’accompagna à Avignon, à la cour pontificale, il fut près d’elle à Florence, dans les négociations qui amenèrent la paix avec le Saint-Siège, il la rejoignit à Sienne un peu avant qu’elle commençât de dicter le Dialogue. Mais il ne l’accompagna pas à Rome dans les dernières années. Prévenu miraculeusement, il put cependant arriver près d’elle pour la voir mourir et recevoir de ses lèvres, avec une dernière bénédiction, le conseil de se faire chartreux. Dom Étienne le Chartreux est dans le catalogue des bienheureux.

Voilà quels furent les trois secrétaires qui, au dire du bienheureux Raymond de Capoue, lequel a recueilli leur témoignage, écrivirent, sous la dictée de la sainte, le Livre de la Divine Doctrine.

Cristoforo di Gano Guidini, un autre de ses familiers dépose dans le même sens. Cristoforo est Siennois, il a été converti par Catherine, il s’est fait son disciple, et quand elle mourut, il renonça à ses fonctions de notaire pour se consacrer au service des pauvres dans le célèbre hospice de la Scala. Son témoignage a sur celui du bienheureux Raymond cet avantage, aux yeux de la critique, d’être immédiat. Il atteste ce qu’il a vu et entendu, il y était, le fait s’est passé sous ses yeux, et voici ce qu’il dit : « La bienheureuse vierge Catherine parlait, et l’un des secrétaires écrivait, tantôt Ser Barduccio, tantôt dom Étienne, tantôt Néri di Landoccio ».

Cristoforo apporte cependant une précision. C’est Étienne Maconi qui aurait recueilli la plus grande partie des discours de la sainte pendant ses ravissements. Et il ajoute un détail. Ce n’est pas à huis clos que le fait se passa, mais en présence d’un grand nombre de personnes, dinanzi da più e più.

Cartier a voulu adjoindre à ces trois noms, comme ayant écrit à son tour sous la dictée de la voyante, Cristoforo di Gano lui-même[12] Le traducteur a trop étendu le sens d’une phrase de Cristoforo. Parlant du miracle de la dictée en extase, celui-ci dit : Questo pare che sia cosa da non credare ; ma coloro che lo scrissero, et udiro non lo pare cosi ; et io sono di quegli[13].

Cristoforo indique ici deux catégories : les secrétaires qui écrivaient, et les simples assistants qui entendaient, tous invoqués à titre de témoins. Cristoforo fut de ceux qui étaient présents aux extases et entendirent les discours de la vierge parlant avec Dieu : il se range parmi ceux dont il a dit plus haut : dinanzi da più, e più, mais sans prétendre être de ceux qui écrivaient. Ceux-ci, il nous a donné leurs noms à la phrase précédente : c’étaient tantôt Barduccio, tantôt Étienne, tantôt Néri di Landoccio.

Ces témoignages, est-il besoin de le noter, méritent le plus grand crédit. Raymond de Capoue, alors prieur de la Minerve, en résidence à Rome, n’a pas été témoin des faits qu’il raconte. Mais il a interrogé les trois secrétaires. Barduccio était mort quand il acheva la Légende, mais restaient Néri et surtout Dom Étienne. Il le déclare lui-même, c’est à leurs dépositions orales ou écrites qu’il s’en réfère pour tous ces faits. « Maconi, dit-il, est le témoin de tout ce que j’ai écrit dans cette histoire, et je pourrais dire comme Jean l’Évangéliste : Ille scit quia vere dicit. Étienne le Chartreux sait que Raymond le Prêcheur dit vrai, qui, malgré son peu de mérite et son indignité, a composé cette Légende[14]. »

Quant à Cristoforo di Gano, il assista personnellement aux événements qu’il raconte, il a vu la sainte en extase, il a entendu sa parole, il a vu les secrétaires écrire sous sa dictée, il les nomme, il remarque qu’ils n’écrivent pas ensemble, mais à tour de rôle. Si, malgré ces garanties, quelque détail avait pu lui échapper, il a pu se renseigner tout à loisir. Il a vécu dans l’intimité de Dom Étienne, Prieur de la chartreuse de Pontignano, aux portes de Sienne, il a collaboré avec lui à une traduction latine du Dialogue. De plus Cristoforo était notaire : ses fonctions même avaient développé chez lui l’amour et l’habitude du détail précis et la crainte de toute méprise.

Cependant une particularité s’est glissée avec le temps dans les histoires de la sainte. C’est que Catherine aurait écrit elle-même, de sa propre main, à différentes reprises, plusieurs feuillets du Dialogue qui ne sont pas autrement désignés.

C’est le P. Thomas Gaffarini, avec sa déposition au procès de Venise, qui est la source de ce récit.

1° « Je tiens, atteste-t-il, de Dom Étienne de Sienne, qui me le conta dans une lettre, qu’après que cette vierge eut appris miraculeusement à écrire, au sortir de son extase, elle rédigea quelques mots en langue vulgaire qu’elle adressa à Dom Étienne avec cette note : « Sache, mon Fils très cher, que cette lettre est la première que j’aie jamais écrite ».

2° Dans la même missive, Dom Étienne Maconi aurait encore raconté au P. Thomas Caffarini « qu’en sa présence maintes fois il vit la sainte écrire de sa propre main, et en particulier plusieurs feuillets du Livre qu’elle composa en langue vulgaire ». Ces autographes, Dom Étienne les aurait déposés à la chartreuse de Pontignano près de Sienne. « J’écrivis, dit Caffarini, à Dom Étienne pour qu’il voulut bien me faire envoyer l’une de ces écritures de notre vierge, mais je n’ai jamais rien reçu[15]. »

Après ces dépositions devant les juges de Venise qui mettaient en cause Maconi, Caffarini écrivit lui-même à Dom Étienne, alors prieur de la chartreuse de Pavie, pour « le prier et requérir avec instance » de lui envoyer une « information juridique en forme publique et sous la foi du serment ».

Dom Étienne envoie à Caffarini son témoignage sur tous les faits dont il a été témoin personnellement depuis l’année 1376, où il a connu la sainte et commencé de vivre habituellement dans sa compagnie, « abandonnant père, mère, frères, sœurs, toute sa parenté, pour le bonheur de jouir de la présence virginale et de la familiarité de Catherine ». Mais, dans sa déposition, pas un mot de cette lettre, la première écrite par Catherine, le premier témoignage de la faveur divine dont son secrétaire préféré aurait reçu la première confidence. Cette lettre que Maconi aurait conservée comme une relique, non seulement n’a jamais été retrouvée, on ne la possède pas, mais lui-même l’ignore. Qu’on n’invoque point un certain sentiment d’humilité excessive qui l’aurait porté à se taire sur cette faveur. Il ne craint point de parler de l’affection maternelle toute particulière, de la prédilection que la sainte avait pour lui et qui n’était pas sans causer à ses compagnons quelque jalousie. Il n’a d’humilité que pour se reconnaître indigne d’une si grande grâce.

Silence encore sur ces lettres, qu’au dire de Caffarini, la vierge aurait rédigées elle-même de sa propre main sous les yeux de son secrétaire. Deux fois, il fait mention des Lettres de Catherine, une première fois pour dire que dès ses premières visites, elle le pria d’en écrire quelques-unes sous sa dictée ; une seconde fois, pour témoigner que plus que beaucoup d’autres, il vécut dans sa familiarité, écrivant ses lettres et ses affaires secrètes. Pas la moindre allusion à celles qu’il l’aurait vu écrire elle-même.

Deux fois également il parle du Dialogue, du Livre qu’elle composa, et uniquement pour noter que la sainte le dictait de sa bouche virginale et que lui Maconi en écrivit une partie. Rien de ces pages écrites sous les yeux d’Étienne par Catherine et de sa propre main. Ces feuillets autographes de Catherine, conservés à Pontignano, Dom Étienne ne paraît pas les connaître. Caffarini raconte lui avoir déjà écrit pour le prier de lui envoyer quelque écriture de la sainte, mais il doit avouer qu’il n’en a reçu aucune réponse.

Enfin Dom Étienne termine sa lettre en forme publique pour les juges de Venise et adressée à Caffarini par cette protestation significative : « J’ai remarqué dans votre lettre une parole que je ne veux pas laisser passer sans la relever. Vous m’avez demandé d’envoyer à votre charité une information véridique. Je ne voudrais pas que personne pût croire, et spécialement les hommes sages, que je puisse sciemment introduire dans mes écrits ou dans mes discours rien qui fût contraire à la simple et pure vérité. Comment concevoir un pareil dessein si opposé à la loyauté, à la tranquillité et à la pureté de ma conscience ? Je sais trop que la langue qui ment est mortelle pour l’âme. Dieu n’a pas besoin de nos mensonges ? Non, il n’est pas permis de faire le mal sous le prétexte qu’il en résulte quelque bien. Tenez donc pour certain que c’est la pure vérité telle du moins que je la crois connaître que je vous écris suivant votre demande et que de plus je suis prêt à l’attester sous la foi du serment, en quelque forme que l’on jugera expédiente. Que dis-je, je suis prêt à mettre les mains au feu pour confirmer cette vérité[16].

Quand on songe aux dépositions du P. Thomas, qui mettaient si formellement en cause Dom Étienne à la confirmation qu’il attendait de son témoignage, à la sommation qu’il lui envoyait de déposer véridiquement, comment ne pas comprendre que le silence du prieur de la chartreuse de Pavie est ici, dans ces conditions, un désaveu. Si l’on se réfère à la règle de correction fraternelle divinement enseignée par Catherine (Dialogue, c. 102) et qui consiste à reprendre un défaut dans les autres en le réprouvant en soi-même, on ne peut se défendre de penser que, dans la protestation finale, il y a une admonition qui ne manque ni d’énergie ni de chaleur, à l’adresse de ceux qui ont publié les récits sur lesquels il se tait.

Cette protestation n’atteint pas sans doute la personne même de Caffarini. On ne saurait le suspecter d’avoir supposé la lettre de Dom Étienne et son contenu. Mais Frère Thomas de Sienne, compatriote et disciple de Catherine, ardent promoteur de son culte, zélateur de sa mémoire, grand collectionneur de reliques, devait être très accueillant à tous les récits qui semblaient favoriser la gloire de la bienheureuse. Évidemment, autant que dom Étienne, il était persuadé que « Dieu n’a pas besoin de nos mensonges », que les saints sont et ont avantage à demeurer ce que le Christ les a faits, et que c’est témoigner trop peu de confiance dans la miséricorde divine et trop de complaisance dans sa propre sagesse que de prétendre ajouter à l’œuvre de Dieu, avec la pensée de l’embellir. Il n’eut pas imaginé lui-même de ces embellissements ; il était tout prêt à croire aux imaginations d’autrui. Cet infatigable apôtre de Catherine, qui ne prêchait guère que la doctrine et la vie de la sainte, devait provoquer des réactions qui se firent jour dans le procès de Venise, il y en eut vraisemblablement de moins solennelles : il dut se rencontrer des esprits plus amis de la facétie que des procès, qui durent prendre un trop humain plaisir à mystifier le zèle et la sincérité du directeur du Tiers-Ordre de Venise. La lettre apocryphe de Dom Étienne à Frère Thomas Caffarini doit rentrer dans cet ordre et appartenir à ce genre.

Si le prieur de la chartreuse de Pavie n’a pas dit un mot qui pût appuyer les récits de son correspondant, par contre il a apporté une confirmation éclatante aux affirmations de Raymond de Capoue : « Tout ce qu’il a écrit, dit-il, je crois indubitablement que c’est sous la dictée de l’Esprit-Saint qu’il l’a écrit » : « Quelle cose c’ha scritto, io credo indubitamente che per dettatura dello Spirito Santo egli abbia scritto[17] ».

Or, pour Raymond de Capoue, c’est le Livre tout entier que Catherine dicta en extase, pour nous faire entendre, ajoute-t-il, que ce n’est pas par une force naturelle, mais par la seule action du Saint-Esprit qu’il a été composé : Et tamen Domino sic operante, Virgo Sacra in illa extasi posita totum illum librum dictavit, ut daretur nobis intelligi quod liber ille non ex aliqua naturali virtute sed a sola Sancti Spiritus infusione processit[18]. Ce fait, déclare-t-il, il le tient des secrétaires. Il ne soupçonne aucun autre mode de composition que celui de la dictée, et les particularités il les note soigneusement. Il n’est pas aisé de se persuader que si Maconi ou quelque autre eut vu Catherine écrire de sa propre main plusieurs pages du Livre, il n’en eût pas informé Frère Raymond, qui se montrait si avide de détails précis. Il est encore moins facile d’expliquer comment, lorsque ce récit circule attribué à Maconi, ce même Maconi dont on invoque le témoignage garde un silence obstiné sur ce fait et ne retrouve toute son éloquence que pour rendre hommage à la véridicité de Raymond de Capoue[19].

Si Catherine elle-même a écrit, dans quel état a-t-elle écrit ? En extase ? Comment le croire quand on pense aux conditions normales de l’extase, à cette aliénation des sens, à cette insensibilité décrite par Catherine elle-même dans son Dialogue (c. 79). Demandera-t-on pourquoi dès lors elle a pu parler, et ayant pu parler pourquoi elle n’aurait pu écrire ?

C’est par une dispensation toute particulière, nous l’avons vu, que Catherine pouvait parler et dicter dans cet état d’insensibilité propre à l’extase. Cette dérogation est notée dans le Livre et il n’est pas douteux que ce soit le propre cas de notre sainte qui est ici visé. « La langue ne parle pas, dit le Père éternel, sinon, comme il arrive parfois sous la pression du cœur, quand je permets à la langue d’exprimer le trop plein de l’âme pour la gloire et l’honneur de mon nom. Cette exception mise à part, la langue ne parle pas. » Mais il n’est fait mention d’aucune exception providentielle qui aurait permis à la main d’écrire, au cours même de l’extase.

Mais en dehors de l’extase ? Catherine n’aurait-elle pas écrit des pages du Livre, alors qu’elle aurait repris la liberté des mouvements corporels et l’usage de ses sens ?

Outre que cette hypothèse paraît bien contraire au sentiment fondamental de son historien et des témoignages invoqués, tout le Dialogue lui-même ne proteste-t-il pas contre elle ? C’est bien dans l’extase que la sainte, ravie hors d’elle-même, se présente dès le début ; c’est toujours dans l’extase qu’elle parle : « Alors cette âme, ravie hors d’elle-même, contemplait dans la Vérité éternelle… » Il n’est pas une demande, pas une prière, pas une action de grâces, pas une intervention de Catherine au cours de ce colloque mystique où elle n’apparaisse l’esprit perdu en Dieu. Et quand le Père éternel lui répond, il commence toujours par l’appeler hors d’elle-même : « Ouvre, ma fille très chère, l’œil de ton intelligence… » Rien donc qui relève du jeu normal des facultés laissées à leur propre initiative.

Si, pour finir, nous regardons à la conclusion de l’entretien, nous y voyons le Père éternel résumer lui-même toutes les conversations avec sa Fille bien-aimée et en revendiquer pour Lui tout l’enseignement. Dans ces conditions, n’y aurait-il pas eu supercherie de la part de la sainte, à mêler à ces discours ses pensées humaines, si hautes fussent-elles, et de son propre mouvement, sans nous en prévenir !

Ainsi la pieuse crédulité des collectionneurs de reliques, en quête d’autographes de Catherine, a couru le risque de nous gâter la plus précieuse de ses reliques, le plus pur joyau qui nous reste de sa pensée et de sa vie : le Dialogue !

De cet examen, ne sommes-nous pas en droit de conclure : Catherine n’a rien écrit de son livre : elle l’a dicté tout entier à ses secrétaires. Ces secrétaires sont au nombre de trois, écrivant à tour de rôle : Étienne Maconi, Barduccio Ganeggiani, Néri Pagliaresi. Extérieurement, c’est dans ces lignes précises que s’est définie cette merveille de Dieu.

Si l’on regarde au dedans, l’on ne trouve point dans ce livre — ou du moins c’est l’exception — ces révélations particulières qui n’ont aucun rapport essentiel avec les vérités de l’enseignement catholique, et qui, même approuvées par la Sainte Église comme n’enfermant rien de contraire à ses dogmes, ne s’imposent rigoureusement à la foi de personne, tout en sollicitant, et non sans contrôle, la pieuse croyance de tous. La doctrine du Dialogue c’est la doctrine de l’Évangile ; ce sont les mystères mêmes de la foi, ce sont les lois mêmes de la vie chrétienne, avec ses étapes successives, avec son progrès continu, qui sont exposées dans cet ouvrage. Rien donc de substantiellement nouveau. Aucune vérité, aucune direction, aucune promesse qui ne fût déjà dans l’inépuisable trésor de la sainte Église.

Ce qu’il y a d’étrange ici et de merveilleux, c’est de voir l’intelligence d’une humble fille qui n’a pu étudier ni les lettres divines ni les lettres humaines, appliquée à la contemplation de la Vérité éternelle, du mystère de la Divinité, de la Providence, de l’Amour, de la Miséricorde, des abîmes d’iniquité et des magnificences de grâce que peuvent receler les consciences humaines, avec une telle aisance et une telle pénétration que l’on dirait qu’elle y est dans son élément, que son esprit se meut et se joue dans cette lumière, suivant une comparaison où elle se plaît, comme le poisson dans l’eau. L’on demeure confondu de ces termes si précis que ne trouvent les docteurs qu’après de longues méditations et des efforts soutenus, et dans lesquels cette vierge exprime simplement, sans hésitation et avec sécurité, sans recherche et pourtant avec une exacte mesure, la plus haute sagesse et les plus profonds mystères. Comment n’être pas convaincu que ce n’est pas des j hommes qu’elle tient sa science, quand ces sublimités, pour lesquelles les contemplatifs de l’École ont préparé toute une langue de convention en dehors de laquelle, semble-t-il, il est périlleux, sinon impossible, de les dire, on les entend se parler tout à coup dans le langage du peuple, dans le vulgaire, disent les érudits, à peu près comme le Verbe éternel du Père, dédaignant les pompes royales, revêtait la forme de l’esclave et choisissait de naître dans une crèche. Par un prodige nouveau, de même que l’étable s’est élargie en basilique, ce dialecte vulgaire sublimé par le même Verbe divin est devenu, sur les lèvres de cette illettrée, au contact de l’Esprit, une langue d’élection qui, dans la formation de la littérature italienne, rivalise sans effort par la pureté, l’élégance, la richesse, avec celle de Pétrarque lui-même. Tant il est vrai qu’une puissante intelligence se rend maîtresse des formes d’art par lesquelles elle s’exprime et qu’en vérité les grandes pensées font seules le grand style ! Ici, l’intelligence de cette épouse du Christ était en puissance de la Sagesse de Dieu.



La date de la composition. — Les critiques qui ont voulu déterminer la date de la composition de ce Livre se sont livrés à des inductions qui ne les ont conduits qu’à des conclusions approximatives. Raymond de Capoue, dont la chronologie est moins précise que les circonstances qui importent à la réalité même des faits qu’il raconte, a noté que « c’est deux ans environ avant sa mort qu’elle reçut de Dieu de telles clartés qu’elle se vit obligée de répandre ses lumières au dehors en les confiant à l’écriture[20] ». Préalablement il nous avait donné un détail précieux. On sait l’ambassade dont fut chargée la sainte à Florence par le pape Grégoire XI et qui lui fut continuée par son successeur Urbain VI, pour réconcilier la République avec le Saint-Siège. Malgré les oppositions et les menaces et les périls auxquels elle fut en butte, elle ne voulut jamais quitter le territoire florentin que la réconciliation ne fût accomplie avec le Vicaire du Christ. Le traité fut signé à Florence vers la fin de juillet 1378 : « La paix conclue, dit son biographe, Catherine revint à Sienne et s’occupa le plus activement qu’elle put à la composition d’un livre qu’elle a dicté en langue vulgaire sous l’inspiration d’en haut[21]. » Une note sur le manuscrit original indiquant le 13 octobre comme le jour où fut achevé l’ouvrage, c’est entre les premiers jours d’août et le 13 octobre que l’on en place la composition[22].

On peut s’étonner à bon droit que les critiques n’aient pas accordé plus d’attention, sur ce point, au manuscrit de Sienne. Cette copie est certainement d’un disciple de la Sainte qui a vécu dans sa familiarité et qui ne s’est pas encore consolé de sa mort. Après le texte du Dialogue et quelques lettres de Catherine vient le récit de sa dernière heure avec ce titre : « Maintenant j’écrirai en partie du moins le récit de la glorieuse et heureuse fin de cette douce vierge, autant du moins que nos basses intelligences la pourront comprendre, absorbées qu’elles sont par une si grande douleur ». Mais un autre détail désigne, parmi ces disciples, Maconi. À la fin du texte du Dialogue on lit : Prega per lo tuo inutile fratello peccatore : Prie pour ton frère inutile qui est pécheur. Cette formule était familière à Maconi, qui l’ajoutait même souvent au bas des lettres à lui dictées par Catherine[23].

Ce Codex est donc d’un témoin qui a vu. Or voici ce qu’il écrit simplement, sans préoccupation que de dire ce qui est, après avoir écrit le dernier mot du Dialogue.

Ici finit le livre, fait et composé par la très vénérable Vierge, servante très fidèle et épouse de Jésus-Christ crucifié, Catherine de Sienne, de l’habit de saint Dominique en l’an du Seigneur 1378, au mois d’octobre[24].

Gigli a lu cette attestation, mais seulement pour remarquer en une note marginale que ce Livre fut terminé au mois d’octobre. Ce témoignage dit autre chose, il affirme que c’est au mois d’octobre qu’il fut fait et composé. Il dit bien : « Qui finisce il libro », mais il est bien évident qu’il n’entend pas, par ces mots, marquer la fin de l’acte même de la composition, mais la fin du Livre dans sa matérialité, et que ces termes se réfèrent non à la date qui suit, mais à tout le texte qui précède et se termine là. C’est le point final. Ce qui se rapporte à la date suivante, ce sont ces termes fatto e composto, qui expriment non plus seulement l’achèvement, mais toute la rédaction de l’ouvrage. Ces simples constatations nous amènent à conclure que c’est dans le courant du mois d’octobre que fut commencé et achevé le Dialogue.

Il n’est pas impossible, croyons-nous, de préciser encore davantage, à l’aide d’une lettre de la sainte à son confesseur le P. Raymond, dont la vraie date n’a pas été reconnue[25]. La finale de cette lettre, telle que du moins elle nous est parvenue, témoigne qu’elle a été écrite dans l’île de la Roche. Les historiens ont noté qu’il s’agit ici du château de Rocca d’Orcia appartenant aux Salimbeni ; ils ont évoqué le séjour qu’y fit la sainte dans la dernière moitié de l’année 1377. Et dès lors, avec le P. Burlamacchi ils ont conclu que cette lettre avait été écrite en 1377 au mois d’octobre parce qu’on y parle de la fête de saint François (4 octobre). Nous nous occuperons de cette finale à la fin ; en attendant, étudions cette lettre et voyons ce qu’elle nous révèle.

Il suffit de la lire pour apercevoir aussitôt le rapport étroit qui existe entre elle et le Livre. Aussi Cartier, tout en la datant de 1377, a-t-il noté que « cette longue lettre est comme l’ébauche du Dialogue que sainte Catherine a dicté à ses disciples vers le milieu de l’année 1378[26] ».

De part et d’autre, en effet, la ressemblance est telle qu’elle saute aux yeux. Si l’on ne se contente pas de ce regard superficiel, l’on arrive à constater que cette similitude ne concerne pas seulement la doctrine théorique qui fait le fond de l’un et l’autre écrit. Cette doctrine d’ailleurs n’est pas uniquement d’ordre spéculatif et je dirais extra-temporel. Communiquée dans l’extase, elle se pose comme un fait. Or si l’on regarde à la nature de ce fait, aux éléments qui le composent, aux circonstances dans lesquelles il se produit, à tout cet ensemble d’incidences et de concordances qui déterminent une contingence, qui constituent les notes individuantes, le signalement, la carte d’identité d’un fait, l’on est amené sans peine à convenir, qu’ici et là, dans l’Épître et dans le Livre, l’on se trouve en présence d’un fait unique parfaitement identique.

Dans l’Épître, Catherine a reçu de son confesseur une lettre qui l’a pénétrée de douleur pour le malheur de l’Église et l’amertume qu’en éprouve son père spirituel.

Dans le Dialogue, elle vient de recevoir une lettre où le Père de son âme, lui exprimait la peine et la souffrance intolérable qu’il éprouvait de l’offense faite à Dieu, de la perte des âmes et de la persécution de la sainte Église.

Dans l’Épître elle raconte qu’après l’amertume que lui causa cette nouvelle, elle a eu la consolation. Par ces effets de la grâce divine, elle éprouva dans son âme un plus vif désir et une allégresse sans mesure. Dans le Dialogue, elle sent s’animer en elle le feu du saint désir et à la douleur de l’offense faite à Dieu se mêlait l’allégresse d’une vive espérance, dans l’assurance que Dieu pourvoirait à tant de maux.

Dans l’Épître, elle a hâte de voir arriver le matin pour avoir la messe. Ce matin est le jour de Marie. L’heure venue, elle se rend à l’Église ; elle gagne sa place absorbée dans une vraie connaissance d’elle-même, rougissant devant Dieu de son imperfection. Mais emportée au-dessus d’elle-même par l’ardeur de son désir, elle fixe le regard de son intelligence sur la Vérité première et lui adresse quatre demandes. Dans le Dialogue, elle a un grand désir de voir venir le matin pour assister à la messe et s’unir plus étroitement à Dieu dans la sainte Communion. Ce matin est également le jour de Marie. Le moment arrivé, à l’heure de la messe, elle se met à sa place, plongée dans la connaissance d’elle-même, s’humiliant devant Dieu de son imperfection et se regardant comme la cause de tout le mal qui se faisait de par le monde. Si elle ne mentionne pas ici les quatre demandes c’est qu’elles viennent d’être formulées précédemment et que ce récit vient après coup pour expliquer l’état d’âme qui les lui a fait concevoir.

Dans l’Épître, ces quatre demandes ont pour objet :

1° La réforme de la sainte Église ;

2° Le salut du monde entier ;

3° Son Père spirituel ;

4° La divine Providence et son intervention dans un cas récent.

Dans le Dialogue, Catherine prie :

1° Pour elle-même afin de se rendre plus utile au prochain ;

2° Pour la réforme de la sainte Église ;

3° Pour le salut du monde entier ;

4° Pour avoir l’explication de l’action providentielle dans un cas récent.

L’on aura noté une différence dans l’ordre des demandes. Mais il faut remarquer que Catherine n’attache pas d’importance à ce point. Dans le Dialogue lui-même, les réponses de Dieu ne suivent pas l’ordre des demandes, et dans la conclusion de l’ouvrage, les demandes ne sont pas rappelées dans le même ordre où elles sont proposées dans le début.

La dissemblance est en ceci que l’une de ces demandes, dans le Dialogue, concerne Catherine elle-même, et dans l’Épitre, son confesseur. Mais cette différence est toute apparente. Catherine ne sépare jamais d’elle son confesseur. Elle le déclare elle-même (c. 19). « Ce père de son âme elle le portait toujours devant la divine bonté, la priant de répandre sur lui une lumière de grâce, pour que vraiment il pût suivre cette Vérité. ». On comprendra pourquoi, dans la lettre à son confesseur, elle ne parle que de lui, mais il n’est pas absent du Dialogue. Bien plus, si nous voulons nous rendre compte du rang qu’il occupe dans les demandes de l’épître, c’est au dialogue qu’il nous faut revenir.

C’est que l’exposé de ces trois premières demandes dans l’Épître est beaucoup moins un raccourci, — ébauche ou résumé — du Livre, que la reproduction d’une extase particulière du colloque divin.

Après que Dieu a expliqué à Catherine l’ordre que l’on doit mettre dans les vertus par la lumière de la très sainte foi, en laquelle nous trouvons ce discernement, cette discrétion qui nous fait rendre à chacun — à Dieu, au prochain, à nous-mêmes — ce que nous devons à chacun, Catherine ravie dans la bonté divine prie pour la Sainte Église et Dieu lui répond (c. 15).

Encouragée par la réponse divine, elle prie dès lors pour tous les chrétiens, pour tous les infidèles, pour tous les hommes. Dieu lui répond (c. 16-18).

Enfin en troisième lieu (c. 19) elle prie spécialement pour son confesseur : « Elle voyait et goûtait dans la divine charité combien nous sommes obligés d’aimer et de rechercher l’honneur et la gloire du nom de Dieu par le salut des âmes. Elle voyait que c’était à cela qu’étaient appelés les serviteurs de Dieu ; à cela qu’en particulier la Vérité éternelle appelait et élisait le Père de son âme. Ce Père, elle le portait toujours devant la divine Bonté, la priant de répandre en lui une lumière de grâce pour que vraiment il pût suivre cette Vérité. » Alors Dieu (c. 20), répondant à la troisième[27] demande, inspirée par le désir du salut de son Père spirituel, lui disait : « Ma fille, je veux que lui-même cherche à me plaire, à moi la Vérité, par la faim du salut des âmes et son zèle à s’y dépenser. Mais cela, ni lui, ni toi, ni aucun autre ne le pouvez obtenir sans de nombreuses persécutions, dans la mesure où il me plaira de vous les ménager. Par conséquent, si vous souhaitez voir mon honneur dans la sainte Église, vous devez donc avoir l’amour des souffrances et la volonté de les endurer avec une véritable patience. C’est à ce signe que je connaîtrai que lui et toi et mes autres serviteurs vous cherchez vraiment mon honneur. C’est alors qu’il sera mon Fils très cher, et il reposera lui et les autres sur la poitrine de mon Fils unique dont j’ai fait un pont par lequel vous puissiez tous arriver à votre fin et recevoir le fruit de toutes les peines que vous aurez endurées pour moi. »

Cette réponse du Dialogue est, peut-on dire, textuellement celle qu’elle lui transmet dans l’Épître[28]. Dans cette extase particulière d’où elle semble tirée, elle est placée la troisième, comme dans l’Épître. Ici donc s’affirme encore une fois de plus le rapport étroit, et jusque dans le détail, de ces deux documents.

Cette dépendance s’affirmera une fois de plus si nous examinons la quatrième demande qui est la même de part et d’autre. Ici et là la réponse divine verse des lumières sur la sagesse universelle de sa providence, mais ce qui rapproche ici les deux récits jusqu’à les confondre, c’est l’explication apportée par le Père éternel de ce fait particulier et récent qui semblait faire échec à sa Providence et à sa miséricorde. Des deux côtés c’est le même cas proposé dans les mêmes termes, et c’est la même solution formulée avec les mêmes mots.

Si la lettre était de 1377, Catherine connaîtrait depuis une année, la solution de cette difficulté. Quel besoin aurait-elle d’en demander à nouveau l’explication ? Pourquoi présenter ce cas comme un fait qui venait de se produire ? Et sans doute ce fait même ancien et la réponse divine auraient pu prendre place dans le Dialogue, comme d’autres faits passés et d’autres réponses déjà faites, mais non à titre de fait récent et d’explication inédite.

Et donc toutes les circonstances du fait décrit dans l’Épître et raconté dans le Livre sont les mêmes : elles attestent non pas seulement la ressemblance de deux épisodes mais l’identité d’un seul fait. Ce fait, nous savons qu’il s’est produit pour le Dialogue en octobre 1378. Et donc pareillement ce n’est pas en 1377 que s’est produit l’événement raconté par l’Épître. Ces deux documents sont contemporains. La lettre a été écrite en même temps ou immédiatement après le Livre.

Mais cette finale de la lettre, qu’en faut-il penser ? Cette finale la voici :

« Cette lettre et une autre que je vous ai envoyées, je les ai écrites moi-même de ma propre main sur l’île de la Rocca avec beaucoup de soupirs et une telle abondance de larmes que mes yeux n’y pouvaient plus voir. Mais je n’en étais pas moins remplie d’admiration de la bonté divine et de ce qu’elle accomplissait en moi, dans la contemplation de sa miséricorde envers les créatures raisonnables et de sa providence envers moi, qui libéralement me donnait le réconfort. Privée d’une consolation que mon ignorance ne me permettait pas, elle avait pourvu à ma détresse en me donnant la faculté d’écrire, afin qu’en descendant des hauteurs, je puisse ainsi trouver avec qui épancher mon cœur tout prêt à se briser. Comme sa bonté ne voulait pas me retirer encore de cette vie ténébreuse, elle forma cette science dans mon esprit et d’une manière merveilleuse, comme le fait le maître pour l’enfant auquel il présente un modèle.

« Aussitôt donc que vous m’eûtes quittée, je commençai ainsi d’apprendre comme en sommeil avec le secours du glorieux évangéliste Jean et de Thomas d’Aquin. Pardonnez-moi de trop écrire : les mains et la langue sont d’accord avec le cœur. Doux Jésus, Jésus d’amour ! »

Ce récit termine la lettre qui vient d’être analysée. Il est donné dans toutes les éditions ; c’est à cette place qu’il figure dans le recueil des Épitres fait par les ordres du maître général Raymond de Capoue et déposé par lui au couvent de Saint-Dominique de Sienne. C’est le texte de ce M. S. que reproduit Gigli.

Il y est bien dit que la sainte écrit de l’île de la Roche. Ce qui ne peut s’entendre que du château-fort des Salimbeni ; il est noté que son confesseur vient de la quitter, ce qui s’accorde avec le séjour de Catherine à la Rocca. Le P. Raymond était avec elle, et c’est à la prière de sa pénitente qu’il partit pour Rome où il fut élu prieur du couvent de la Minerve. Ces faits se passent en 1377. C’est bien le lieu et la date qui conviennent à ce récit.

Mais ni ce lieu ni cette date ne peuvent s’adapter à la lettre qui précède : d’où la conclusion que cette finale n’appartient pas à cette lettre. Elle est une addition au texte primitif. Quelle en est la nature ? invention du copiste ou simple transposition d’un feuillet appartenant à quelque lettre perdue, il ne m’appartient pas de le dire : mais addition. Un examen des alentours, pour peu que l’on consente à le rendre attentif, recèle vite la soudure. La lettre est déjà terminée avant que ce récit ne commence, et par les formules habituelles qui viennent clore les épîtres de la sainte. « Altro non dico. Permanete nella santa e dolce dilettione di Dio. Benedicite Frate Matteo in Cristo dolce Jesù. Il n’y a plus qu’à ajouter les deux mots Jesù amore, qui sont comme le sceau de Catherine, qui toujours signe du nom de son Époux.

C’est ici que s’insère cette finale. C’est après avoir déclaré qu’elle n’a plus rien à dire que la correspondante entame toute une narration dont-je ne veux pas critiquer le fonds : c’est affaire aux historiens de la sainte. Mon seul rôle ici est de l’étudier en regard du Dialogue. Il me suffit d’avoir établi que ce récit n’appartient pas à cette lettre et que cette lettre dépend étroitement du Dialogue. J’ai montré déjà que le fait qu’il renferme, le miracle de l’écriture (s’il a existé), a été sans influence sur la rédaction du Livre[29].

Cette lettre une fois restituée à son cadre, remise en son temps et en son lieu, écrite à Sienne en octobre 1378, vous apporte à son tour des précisions nouvelles.

1° Catherine y expose qu’elle a reçu une lettre : La lettera del dolce Babbo e vostra. Voilà une lettre qui est à la fois du doux papa et du P. Raymond. Quel est ce doux papa ? Nous savons qu’elle donnait parfois à son confesseur cette appellation affectueuse et filiale empruntée à la langue enfantine. Mais elle n’est pas coutumière de ces tournures indirectes : elle eut dit alors simplement : J’ai reçu votre lettre, mon doux papa. Ici elle parle de la lettre du doux papa qui est aussi vôtre. C’est que ce doux papa c’est le Pape lui-même. Il suffit de parcourir les lettres de Catherine à Grégoire XI et à Urbain VI pour constater que c’est fréquemment qu’elle use avec eux de cette expression. Il ne peut donc s agir ici que d’une lettre écrite par le P. Raymond et sienne à ce titre, mais écrite aussi par commission du Saint-Père et pouvant ainsi être dite, pour cette raison, lettre du Pape ;

2° Cette lettre romaine arrive à Sienne avant la Saint François, avant le 4 octobre : elle y apporte l’annonce d’événements qui ont rempli d’amertume l’âme du confesseur, et mis en détresse le Babbo ; il y est question de la persécution qui s’est abattue sur la sainte Église, de l’honneur de Dieu offensé, de la perte des âmes. Quel événement, à cette date, a pu provoquer tant d’émoi et causer tant d’alarmes ?

Quelques jours auparavant, le 20 septembre, les cardinaux réunis à Fondi sous la protection de la reine de Naples, après avoir déclaré Urbain VI apostat et intrus, ont élu à sa place Robert de Genève, qui a pris le nom de Clément VII. C’est le schisme, prévu et prédit par Catherine. Quelle nouvelle plus poignante pouvait apporter à cette heure la lettre de Raymond de Capoue ? La teneur de cette missive, qui nous est ainsi dévoilée avec précision par le rapprochement des dates, nous conduit à ce que raconte l’historien de la sainte dans sa Légende.

« C’est au moment où elle s’appliquait à la composition de son Livre qu’Urbain VI me demanda de lui écrire pour qu’elle vint le visiter à Rome ; il l’avait connue lors de son séjour à Avignon, et il avait été fort édifié de ses discours et de ses actions, alors qu’il n’était encore qu’archevêque d’Acerenza. Il me confia cette commission parce que j’étais le confesseur de Catherine[30]. »

La vierge s’empressa de répondre au Souverain Pontife lui-même[31] : « Hélas ! hélas ! hélas ! lui disait-elle, ne vous laissez pas arrêter par l’épreuve. N’ayez nulle crainte pour la vie du corps, n’ayez peur de la perdre, Dieu est pour vous ! S’il faut donner sa vie, c’est de plein cœur qu’il faut la donner. Oh ! malheureuse mon âme, cause de tous ces maux ! Ce n’est pas un Christ sur terre, que ces démons incarnés ont élu ! Ils n’ont produit qu’un antechrist contre vous, le vrai Christ sur terre… Ainsi donc hardiment, Très saint Père et sans peur ! » En terminant elle demande la bénédiction du Pontife et elle ajoute : « Je vous prie aussi de me faire connaître en toute vérité votre volonté, afin que j’accomplisse par obéissance tout ce qui sera honneur de Dieu et commandement du vicaire du Christ crucifié, auquel je veux demeurer soumise en toute chose… »

C’est que dans le même temps elle envoyait au confesseur la réponse que voici : « Père, plusieurs de nos concitoyens, nombre de leurs femmes et même des sœurs de mon Ordre se sont scandalisés, et gravement, des voyages trop fréquents, à leur avis, que j’ai faits de divers côtés. Il ne convient pas, disent-ils, qu’une vierge consacrée à Dieu soit si souvent par les chemins. Je sais bien que par toutes ces courses je n’ai pas commis la moindre faute. Toutes ces pérégrinations je ne les ai entreprises que pour obéir à Dieu et à son vicaire et pour le salut des âmes. Toutefois, comme je ne voudrais pas de moi-même fournir à ceux dont j’ai parlé matière à scandale, je ne puis me résoudre à quitter Sienne dès maintenant. Si le vicaire du Christ veut absolument que j’aille à Rome, que sa volonté se fasse et non la mienne. Mais, s’il en est ainsi, faites en sorte que sa volonté me soit consignée par écrit, afin que ceux qui se scandalisent voient clairement que ce n’est pas de ma propre initiative que j’entreprends ce voyage[32].

Au reçu de cette lettre, le prieur de la Minerve alla porter la réponse au Souverain Pontife, qui le chargea d’envoyer à Catherine le précepte formel au nom de la sainte obéissance de venir à Rome.

Voilà les circonstances au milieu desquelles commence la rédaction du Livre. Mais à quelle date précise ?

La lettre de la sainte nous fournit ici un détail précieux qui a été omis dans le prélude du Dialogue[33]. La missive de son père spirituel lui causa une grande douleur ; elle en était toute pénétrée le jour de saint François (4 octobre). Et c’est le jour de Marie, c’est-à-dire le samedi suivant, qu’eut lieu la première extase et la première dictée du livre. Ce dernier détail est commun à la fois à la lettre et au livre.

En 1378, la fête de saint François (4 octobre) tombait un lundi. C’est donc le samedi suivant, c’est-à-dire le 9 octobre, après la sainte communion qu’elle fit ce jour-là, qu’eut lieu la première extase.

Combien dura la rédaction ! Peu de temps au dire de Raymond de Capoue, brevi tempore[34]. C’est l’attestation que reproduit Caffarini dans sa Légende abrégée. Une note recueillie par Gigli sur le M. S. de Maconi nous apprendrait que l’ouvrage fut terminé le 13 octobre. Quelle est l’autorité de cette note postérieure ? Il est assez difficile de le dire. En acceptant cette indication, le livre commencé le 9 aurait donc été composé en cinq jours. Le fait peut paraître extraordinaire, mais cette œuvre aussi relève du merveilleux et faut-il la mesurer à la seule vertu de l’effort humain ? Tout le rôle de la critique se réduit ici à l’examen et au contrôle des agents extérieurs et des conditions matérielles qui concoururent à la rédaction de l’ouvrage.

Nous savons que la sainte ne dicta qu’en état d’extase, alors qu’elle conversait avec son Époux, il importe donc de déterminer la fréquence et la durée de ses extases pour juger si elles rendent possible la composition d’un livre pareil au cours de cinq journées. Dom Étienne témoigne que c’est tous les jours que son âme était ainsi ravie en Dieu, et plusieurs fois par jour. Le moindre incident l’y provoque. Si elle parle de Dieu, son esprit s’absorbe en lui ; si elle entend parler de choses étrangères à Dieu, elle se réfugie en lui.

Frère Barthélémy Dominici, qui fut l’un de ses confesseurs, atteste à son tour qu’après chacune de ses communions elle avait des ravissements qui duraient trois heures et plus. Avec quelques extases d’une durée bien moindre dans le reste du jour, il est aisé de comprendre qu’elle pouvait être ainsi absorbée en la Vérité divine cinq et six heures dans une journée, pendant lesquelles elle pouvait dicter à ses secrétaires ce que le Verbe de Dieu parlait en elle.

Ses dictées, Raymond de Capoue nous apprend ce qu’elles étaient : « Elle dictait ses lettres avec rapidité, sans aucun arrêt dans la pensée, si minime fût-il, comme si elle avait lu dans un livre ouvert devant elle tout ce qu’elle disait. » « Je l’ai vue, dit-il, et maintes fois, dicter simultanément à deux secrétaires des lettres distinctes pour diverses personnes et pour des affaires différentes. Aucun d’eux n’avait à attendre le moindre instant ce qu’elle leur devait dire, et chacun recueillait d’elle exactement ce qui convenait à son sujet. Comme je m’en étonnais grandement, plusieurs personnes qui l’avaient connue avant moi et avaient assisté à cette opération, me répondirent qu’elle occupait ainsi parfois trois et même quatre secrétaires en même temps, avec la même célérité de parole et la même sûreté de mémoire[35]. »

L’historienne parle ici que de la rédaction des lettres, mais qui croira que la dictée était moins rapide pour la composition du livre, alors que dans l’extase elle recevait de Dieu sa pensée comme toute faite. Il faut noter cependant qu’à cette écriture elle n’employa qu’un seul secrétaire à la fois, tantôt Bauduccio, tantôt Neri, tantôt Stefano.

La présente traduction, en défalquant les titres des chapitres, les notes et les blancs, forme environ sept cents pages. La sainte pouvait aisément, suivant la méthode décrite par son hagiographe, dicter trente pages par heure, ce qui requiert quatre à cinq heures d’extase par jour durant cinq jours pour l’ensemble du Livre.

Qu’étaient pour Catherine quatre à cinq heures de dictée chaque jour durant cinq jours ? C’était période de repos en regard de ses habitudes. Elle ne parlait que de Dieu ou de choses qui élèvent à Dieu. Mais elle en parlait sans cesse, infatigablement, raconte Maconi. Tant qu’elle trouvait quelqu’un pour l’écouter, elle ne pouvait consentir à se taire. Plutôt se passer de nourriture et de sommeil que de demeurer muette devant une âme à qui elle peut faire connaître et aimer son Seigneur ! « Nous voulûmes un jour la mettre à l’épreuve », assure son secrétaire. Ce jour-là, elle ne mangea ni ne dormit, elle parla sans relâche[36].

Ce court espace de temps a donc pu suffire à la rigueur à la composition du Livre, et rien ne nous obligerait à rejeter la note marginale conservée par Gigli, si la valeur du témoignage était bien établie. Concluons :

Ce qui doit être tenu comme certain c’est que le Dialogue fut écrit dans le courant du mois d’octobre, et c’est que la sainte commença de le dicter le samedi 9 de ce mois. On est moins sûr de la date exacte à laquelle elle le termina ; mais rien n’empêcherait d’accepter l’indication qui donne le 13 octobre.



Le titre du Livre. — Dans ses lettres, Catherine l’appelle simplement le Livre ou mon Livre. Maconi, dans la copie de Sienne, parle du Livre fait et composé, etc. ; et dans sa déposition de Venise il dit le Livre qu’elle dicta de sa bouche virginale. Le Livre qu’elle dicta, c’est aussi la désignation employée par le P. Barthélémy Dominici dans cette enquête.

Raymond de Capoue, dans sa Légende, commença de noter que ce Livre était composé en forme de dialogue entre une âme qui demande et Dieu qui lui répond. Et dans le deuxième prologue de cette histoire, il annonçait qu’il « donnerait ensuite le livre de sa divine doctrine, c’est-à-dire de son Dialogue. Mais ces constatations sur la forme du Livre ou l’origine de la doctrine qu’il renferme ne vont pas jusqu’à lui en imposer le titre.

C’est Cristoforo di Gano qui, dans son Mémorial déjà cité, nous apprend que ce Livre fut « intitulé depuis » : « Livre de la Divine Doctrine, donnée par la personne de Dieu le Père, parlant à l’intelligence de la glorieuse et sainte vierge Catherine de Sienne, de l’habit de la Pénitence de l’Ordre des Prêcheurs, écrit sous sa dictée, en langue vulgaire, pendant qu’elle était ravie en extase et entendant actuellement, en présence de nombreux témoins, ce que Dieu parlait en elle[37]. »

En nous faisant connaître ce titre, Cristoforo témoigne que ce n’est que plus tard et après coup qu’il fut imposé à l’ouvrage : Questo Libro fu poi intitolato cosi.

Ce titre exprime l’origine, non l’objet spécial de l’ouvrage.

Cependant, dès l’année 1398, une autre désignation apparaît. Dans le manuscrit contenant la Légende, conservé aux Archives de l’Ordre (cote X 2003) se trouvent quelques fragments d’une traduction latine du Livre couvrant sept feuillets du MS. (189-195) : Incipit liber de Providentia Dei per modum dialogi quem composuit beata Catharina de Senis in suo vulgari, etc. Est autem hic de dicto libro modica partio.

L’explicit, qui se lit fol. 195, indique que cette traduction commencée est l’œuvre de Raymond de Capoue et qu’elle n’a pas été poussée plus loin jusqu’à ce jour : Usque nunc dico anno Domini 1398.

Ce titre : Livre de la Providence divine, est-il celui que Maître Raymond avait choisi lui-même ou bien est-il de l’invention du copiste recenseur ou de quelque autre qui guida sa main ? On ne le saurait dire !

L’édition latine de Brescia (1496) porte comme titre : Incipit liber Divinæ doctrinœ datæ per personam æterni patris intellectui loquentis admirabilis et alme Virginis Catherine de Senis Jesu Christi sponse fidelissime sub habitu beati Dominici famulantis conscriptus dictante ipsa vulgari sermone dum esset in extasi sire raptu et actualiter audiente quod in ea loqueretur ipse Dominas et coram pluribus referente… C’est mot pour mot la reproduction du titre indiqué par Cristoforo di Gano dans son Mémorial[38]. Mais des éditions postérieures intitulèrent l’ouvrage Traité de la Divine Providence (Farri, 1579. Cornetti, 1589, etc.).

Gigli, dans sa préface générale, annonce qu’il donnera pour titre au livre : Dialogue de la Séraphique Vierge Catherine de Sienne… etc. Il a choisi cette désignation, explique-t-il, comme la plus communément reçue dans l’Église et la plus expressive. C’est bien, en effet, le titre placé par Gigli au fronton de son édition ; mais après sa préface il n’en a pas moins écrit en tête du texte : Traité de la Divine Providence.

Sans nul doute il est beaucoup parlé dans cet ouvrage de la Providence divine, comme de la Sagesse, comme de la Bonté, comme de l’Amour de Dieu. Il n’est pas un de ces attributs dont le choix ne pût se justifier par de graves raisons comme titre de ce colloque mystique ; mais s’il en est un qu’il fallait écarter, c’est celui-là même qui a été choisi. Cette indication, Traité de la Divine Providence, ne pouvait être donnée comme désignation générale du sujet, parce qu’elle est déjà celle d’un traité spécial que ne forme qu’une minime partie du Livre.

Ne saurait-on découvrir quel est l’objet principal de cet enseignement dont la pensée domine et organise toutes les parties. Saint Thomas d’Aquin parle d’un attribut de Dieu qui n’est ni l’Amour, ni la Bonté, ni la Justice, ni la Providence, et qui est cependant la perfection de toutes ces perfections divines, qui est à la racine de toutes ses œuvres et inspire toute sa conduite à l’égard de sa créature raisonnable : c’est la Miséricorde. C’est la Miséricorde qui le fait se pencher sur toute misère, subvenir à toute détresse, écarter de sa créature toute défaillance, guérir toute plaie, reformer toute défectuosité pour la refaire sans cesse et l’amener à la perfection qu’il a rêvée pour elle. C’est cet attribut divin qui est avant tout l’objet de la contemplation de notre sainte. L’amour nous a créés, l’amour nous a sanctifiés par bonté pure ; mais c’est sa miséricorde qui le porte à détruire en nous toute imperfection et toute misère. Sa Providence a des industries infinies pour achever en nous cette perfection sans laquelle il n’y a pas d’entrée dans le royaume : mais elle est au service de la Miséricorde. La sagesse règle tout, ordonne tout, fait tout converger à la glorification des élus, mais elle a pris conseil de la Miséricorde. Cette perfection de la Sagesse, de la Bonté, de l’Amour est ce qu’il y a de plus propre à Celui qui est l’Être dans sa plénitude et le Bien absolu. La Miséricorde est en quelque sorte ce qu’il y a de plus divin en Dieu. De quels cris déchirants Catherine implore-t-elle cette miséricorde pour l’Église, pour le monde, pour les chrétiens, pour tous les hommes ! Aussi, dans la conclusion où le Père Éternel résume tout le livre, il concentre tout son dessein en cette réponse suprême : Je ferai miséricorde au monde, miséricorde à la sainte Église ! « Parce que, dit-il, je t’ai montré que la miséricorde est ma propriété distinctive », ce qu’il y a de plus divin en moi[39] !

J’ai dit pourquoi il fallait renoncer à indiquer la divine Providence comme objet général du Livre, et voilà les raisons qui m’ont fait choisir la divine Miséricorde comme dominante de toutes les considérations qui remplissent le dialogue.

Gigli, après ses devanciers, avait ainsi formulé son titre : Traité de la divine Providence.

J’ai écarté pareillement cette appellation de Traité qui sent trop l’École et les spéculations de l’École et s’applique assez mal dans sa rigueur didactique aux libres et vivants colloques d’une âme avec Dieu. Je lui ai substitué celui de Livre. C’est sous ce vocable que Catherine a toujours parlé de cet ouvrage, c’est sous ce vocable « el libro », que, dans la lettre qui est comme son testament, elle le recommande au P. Raymond son confesseur. Ces volontés dernières ne sont-elles pas une consécration ?

Au lieu de Traité de la Divine Providence j’ai donc intitulé le Dialogue : Le Livre de la Miséricorde.

Mais pareillement je n’ai pas voulu rompre en visière avec ces premiers disciples qui avaient vécu dans l’intimité de la séraphique vierge, entendu ses discours, assisté à ses extases, recueilli par l’écriture les oracles de la Divinité que dictait sa bouche virginale. N’y avait-il pas dans ces souvenirs, dans cette intimité continue avec la pensée de la sainte, une lumière ? Cristoforo Guidini, en collaboration avec Maconi qui corrigea son œuvre, a traduit en latin le livre : tous deux l’ont intitulé après coup : le Livre de la Divine Doctrine. S’il n’y a pas là une désignation précise de l’objet de l’ouvrage, on y retrouve un témoignage de sa provenance, l’acte de foi de témoins qui ont vu et entendu, J’ai repris leur titre pour l’ajouter au précédent, et c’est ainsi que l’indication explicite de l’ouvrage est devenue :


LE LIVRE DE LA MISÉRICORDE


Doctrine Divine


exposée en langue vulgaire
par la séraphique vierge Sainte Catherine de Sienne
et dictée à son secrétaire
pendant qu’elle était ravie hors d’elle-même
dans une extase de l’esprit.


Mais, comme avant-titre, j’ai conservé celui de Dialogue de Sainte Catherine de Sienne.

Il faut en croire Gigli, cette désignation est la plus simple, la plus populaire, la plus répandue.

Les uns, cependant, considérant l’ensemble du Livre qui est un colloque continu, sans interruption apparente, entre une âme et Dieu, disent simplement le Dialogue. D’autres dont la pensée se reporte sans doute aux extases successives et multiples qui ont été la source de cette composition, disent les Dialogues. Mais c’est le singulier qui a prévalu.



Division du Livre. — Le texte manuscrit reproduit par Gigli et attribué à Étienne Maconi est d’une seule venue sans division aucune, comme si la sainte avait fait sa dictée sans interruption et d’un seul jet. La distribution en chapitres a été faite après coup, en marge, suivant la variété des sujets. Elle s’impose ordinairement par le cours même de la conversation, l’interlocuteur indiquant nettement le passage d’un sujet à un autre. Aussi le partage en chapitres témoigne-t-il d’une étude très attentive de tous les détails du texte. Il n’y a qu’à s’y tenir. Si les chapitres sont d’ailleurs de longueur très inégale, leur multiplication et leur coupure correspond admirablement aux points mêmes de l’enseignement divin. Mais il n’y a rien, soit dans les particularités du texte soit dans les annotations du copiste, qui puisse marquer le commencement et la fin de chaque extase afin d’en déterminer le nombre et la durée.

Cette division en chapitres a été la première tentative pour mettre quelque ordre dans ce Livre. Mais là s’est arrêté l’effort d’organisation des copistes. Aussi les chapitres sont-ils numérotés d’après une série unique.

C’est dans les éditions imprimées, de la traduction latine, qu’apparaît pour la première fois la distribution du livre en parties principales. On y divise le Dialogue en six traités :

Ier Traité de la discrétion, du chapitre 9 à 64 ;

IIe Traité, du chapitre 65 à 86 ;

IIIe Traité, du chapitre 87 à 134.

IVe Traité de la Providence en général, du chapitre 135 à 145 ;

Ve Traité, du chapitre 146 à 153 ;

VIe Traité de l’Obéissance, du chapitre 154 à 167.

Dans ce partage, le traité de la Providence et le traité de l’obéissance sont bien tranchés. Le commencement et la fin en sont suffisamment indiqués dans le texte pour que l’on ne puisse s’y méprendre. On s’explique moins que le traité de la Providence ait été coupé en deux pour entrer ainsi morcelé dans la division générale du Livre.

Quant aux trois premiers traités de cette nomenclature, rien de plus arbitraire que ce partage, et rien qui réponde moins aux matières qui sont groupées sous ces titres divers.

Le traité de la Discrétion peut être indiqué sous ce nom mais on ne le fait pas commencer assez tôt et on l’étend trop loin. On le fait partir du chapitre 9. On délaisse ainsi huit chapitres qui semblent sans objet défini qui permette de les classer. Et cependant il suffit d’une lecture quelque peu attentive pour remarquer que, dès le chapitre 3, c’est de la discrétion spirituelle qu’il est question, bien qu’elle ne soit pas encore nommée. C’est à établir l’échelle de valeur des œuvres humaines et des vertus que tend tout l’enseignement du Père éternel dans ces chapitres. Il n’y est parlé que de la hiérarchie et de la dépendance des vertus entre elles et par rapport à la charité qui les domine et les inspire et les vivifie. La connaissance de cet ordre, le sens de cette mesure, de ce rythme divin de la vie chrétienne, c’est toute la discrétion spirituelle. Mais l’auteur de cette division n’a fait commencer ce traité de la Discrétion qu’au chapitre 9 parce que c’est là qu’il en a trouvé le nom pour la première fois.

Ce traité on l’a aussi trop étendu. L’on y a fait entrer tout l’enseignement divin sur le Verbe incarné, sur l’état de péché, sur quelques-uns des états d’âme, crainte servile, amour mêlé d’intérêt propre. Non : il se termine au chapitre 16. Cet enseignement, Catherine l’avait demandé pour elle-même, pour sa perfection personnelle en vue de se rendre plus utile au prochain, (ch. 1). Cette lumière elle l’a reçue, et voilà que désormais elle remercie Dieu de lui avoir indiqué lui-même « le moyen et la manière de faire violence à sa miséricorde et d’apaiser sa justice ». Cette vue la remplit d’allégresse, et le feu de son désir croissant toujours, elle s’applique avec une sainte confiance à implorer la miséricorde pour le monde entier. La réponse de Dieu à cette prière ouvre un autre horizon.

Il est encore moins aisé de comprendre quelle pensée réfléchie a pu découper dans le Dialogue deux traités (le 2e et le 3e), auxquels on n’a même pas su donner un nom.

Des éditions italiennes ont ici introduit un changement, elles ont fondu ensemble ces deux traités, et l’unique traité résultant de cet amalgame et qui devient le deuxième de la série, a été intitulé : Traité de la Prière[40].

Il est parlé préalablement dans les chapitres qui précèdent des différents états de l’âme, état de péché, état de la crainte servile, état de l’amour intéressé, état de perfection, état d’union. C’est à propos de l’amour imparfait qu’il est parlé de la prière vocale et de l’oraison mentale, comme moyen de parvenir à l’amour généreux et filial. Cette doctrine de l’oraison tient en deux chapitres et elle est en dépendance de l’enseignement sur les états d’âme. C’est à cet endroit précis qu’est établie la coupure, rattachant tout ce qui précède au traité de la Discrétion et faisant entrer tout ce qui suit dans ce traité de la Prière, qui comprend ainsi soixante-dix chapitres dont les deux premiers seulement correspondent par leur objet au titre indiqué. Il enferme l’état de perfection, l’état d’union, le don des larmes, trois éclaircissements se référant au don de discrétion, tout l’enseignement sur le sacerdoce, les vertus du prêtre, les vices du clergé.

Je ne doute pas que quiconque entreprend l’étude du Dialogue avec la préoccupation d’y trouver exposée dans chaque partie une doctrine en rapport avec les promesses des titres, ne recueille de cet examen une impression pénible comme d’une lecture décevante. L’auteur inconnu de cette division n’avait pas dû se livrer à un examen réfléchi de l’ouvrage, mais il semble aussi qu’il a été empêché d’y découvrir l’ordre tout simple et naturel du Livre, par une préoccupation étrangère, un préjugé d’école qui se trahit dans la formule même qu’il emploie. Ayant voulu voir dans ce travail un Traité, il a continué de chercher dans chaque partie des traités particuliers, comme si le Dialogue n’était qu’une joûte scholastique.

Mais les éléments réels de l’ouvrage n’entrent point dans ce cadre étroit, en vertu de leur affinité naturelle. Toute cette distribution est arbitraire, je dirais artificielle s’il n’était manifeste que cette opération révèle moins d’art que de violence.

Dès lors qu’il s’agissait du titre et de la division du livre, si l’on ne voulait pas se contenter de cette appellation de Dialogue qui ne dit rien de son objet, l’on eût pu se souvenir qu’elle éclairait singulièrement sur la nature même de sa composition. Il est un entretien, une conversation. Cette simple remarque eut suffi à faire entendre que ce genre de discours ne relève pas des constructions aux arêtes vives, des formes raides de l’École. Il comporte plus de jeu, plus de liberté, il permet plus de questions incidentes et de retours en arrière.

Sans doute l’on ne trouvait pas dans le corps même de l’ouvrage de division matériellement et graphiquement marquées par des coupes nettes et des arrêts brusques. Mais, avant de lui en imposer une du dehors, il n’eût pas été hors de propos d’examiner si l’auteur ne l’avait pas suffisamment indiquée dès le début et rappelée dans sa conclusion, pour étudier ensuite si le travail ne répondait pas à ces intentions et à ces résultats.

Dans sa Légende Raymond de Capoue avait noté simplement que le livre contient le Dialogue d’une âme avec le Seigneur, où l’âme présente à Dieu quatre demandes, et Dieu lui répond par de très nombreux et très utiles enseignements.

Dès le prélude de ce colloque avec le Père éternel, c’est Catherine qui déclare qu’elle adresse à Dieu quatre prières.

La première pour elle-même, parce que, dit-elle, l’homme ne peut être vraiment utile à son prochain par son enseignement, par son exemple, par sa prière, s’il n’est d’abord utile à soi-même, s’il ne cherche à acquérir la vertu pour soi-même.

À cette demande, la miséricorde divine répond en enseignant à cette âme la discrétion spirituelle que l’on puise dans la connaissance de soi-même et de Dieu, et qui nous apprend à rendre à chacun — à Dieu, au prochain, à nous-mêmes, — ce que nous lui devons. Cette réponse commence non pas au chapitre 9, mais dès le chapitre 3, où le Père éternel apprend à Catherine que ce n’est point par les peines extérieures, mais par le désir de l’âme que l’on expie.

La seconde demande est pour la réformation de la sainte Église.

La troisième, pour le monde entier et spécialement pour la paix entre les chrétiens.

La distribution de ces deux prières appelle une explication.

Dans le langage du Dialogue ces mots : la sainte Église, le corps mystique de la sainte Église, ne désignent pas comme on l’entend d’ordinaire toute la société des chrétiens. Catherine restreint le sens de ce vocable. Pour elle, il ne signifie que l’Église enseignante la sainte hiérarchie, le corps des Pasteurs. L’ensemble des fidèles, elle l’appelle le corps de la religion chrétienne. Voilà la raison de cette distinction entre la sainte Église et les chrétiens, dans une double prière. Quand elle prie pour le monde entier, elle étend alors sa prière des simples fidèles aux hérétiques et à tous les hommes non baptisés.

Ces deux prières, pour le corps mystique et pour les chrétiens — baptisés ou à baptiser — la sainte les unit souvent. L’une implique l’autre, dit-elle, parce que la Réforme des pasteurs ranimera la ferveur dans le corps des fidèles et provoquera la conversion des infidèles. Mais elles n’en demeurent pas moins distinctes par leur objet.

Cette remarque faite, il nous faut observer encore que l’ordre de ces deux demandes a été interverti dans l’ordre des réponses. Car, au cours de ses extases, le Père éternel expose à la sainte les raisons de faire miséricorde au monde avant celles qui amèneront la réforme des Pasteurs. Aussi dans la conclusion où se trouve résumé tout l’ouvrage, le Père éternel, tenant compte de l’ordre des réponses place la prière pour le monde avant la prière pour le corps mystique de la sainte Église (ch. 166).

La seconde partie du Livre est donc dans cette réponse de Dieu assurant Catherine qu’il veut faire miséricorde au monde : il le prouve :

1° Par le don du Verbe incarné (17-30) ;

2° Par le don de conformité au Christ (31-88), Exposé des divers états de l’âme ;

3° Par le don des Larmes (89-97), Enseignement motivé par une prière spéciale de Catherine.

Ici la sainte, par un retour sur ce qui a été dit, demande au Père éternel trois éclaircissements sur trois questions très précises. La solution de ces trois difficultés est comme un appendice au don de discrétion 98-109).

Avec le chapitre CX commence la réponse divine à la troisième demande concernant le corps mystique de la sainte Église, c’est-à-dire, comme il a été expliqué, la sainte Hiérarchie, le corps des pasteurs. Pour enflammer davantage l’ardeur du saint désir et soutenir la continuité de sa prière, le Père éternel expose à Catherine la dignité des prêtres, les vertus des ministres saints, les vices des mauvais pasteurs, leurs fruits et leurs conséquences respectives (110-134).

La quatrième demande de l’âme concernait la miséricorde de la divine Providence pour un cas particulier et récent, et en général pour tous les hommes.

La réponse divine apporte la solution pour le cas particulier proposé par Catherine, et expose comment la Providence au service de la Miséricorde fait tout conspirer au salut des âmes qui veulent être sauvées, pour les tirer du péché mortel et les ressusciter à la vie de la grâce, pour les amener de l’imperfection à la charité parfaite. Comment surtout elle pourvoit aux nécessités temporelles et spirituelles de ceux qui ont tout quitté pour être à Dieu seul (ch. 135-153).

Ici finirait le Dialogue tel que du moins l’annonçait le prélude, si Catherine, dans l’action de grâces qu’elle offre à Dieu ne le priait encore de la faire pénétrer dans la vie des parfaits en lui exposant la vertu d’obéissance.

L’enseignement divin se poursuit donc par la doctrine de l’obéissance et la providence que sa miséricorde exerce à l’égard des obéissants (154-165).

Ces deux exposés, dont le second n’est qu’un complément du premier, forment la quatrième réponse. Cette réponse est bien de même langue, de même style, de même substance que les autres ; mais on peut noter que l’ordre en est plus didactique avec des lignes plus accusées.

L’enseignement divin s’achève au chapitre 166 par le résumé de tout le Dialogue. Le Père éternel rappelle les quatre demandes du prélude, mais en les disposant dans l’ordre même des réponses qui leur ont été faites. Il condense en quelques mots l’objet de ces réponses, note en passant les questions incidentes, indique les éclaircissements fournis. Il termine en recommandant à Catherine de conserver et d’exploiter le trésor dont il vient de l’enrichir. Et sans la quitter il se tait sur ces suaves paroles qui ravissaient l’âme de la vierge : ô Fille très douce, ma vraie Fille.

Catherine répond au don de Dieu dans un désir ardent où passe toute son âme, par une prière qui est un hymne d’action de grâces à la Trinité éternelle (c. 167).

Ces deux derniers chapitres forment la conclusion du colloque mystique entre le Père éternel et sa Fille très chère.

Voici donc le plan de tout l’ouvrage.


LE LIVRE DE LA MISÉRICORDE


Prélude (ch. I).

Quatre demandes à la Miséricorde :

1° Miséricorde à Catherine ;

2° Miséricorde au monde ;

3° Miséricorde à la sainte Église ;

4° Quelle est la Providence de la Miséricorde ?


Corps de l’ouvrage.

Ire réponse : Miséricorde à Catherine. Don de discrétion (ch. 2-16).


IIe réponse : Miséricorde au monde (17-97).

1° Le don du Verbe incarné (17-30) ;

2° Le don de la conformité au Christ (31-88).

3° Le don des larmes (87-97).

Ici trois éclaircissements se rapportant au don de discrétion (98-109).


IIIe réponse : Miséricorde à la sainte Église. — La Réforme des Pasteurs (110-134).


IVe réponse : La Providence de la Miséricorde (135-165).

1° Explication de la Providence miséricordieuse pour un cas particulier et en général pour le salut des âmes (135-153) ;

2° Explication de l’obéissance et de la Providence spéciale à l’égard des obéissants (154-165).


Conclusion (ch. 166-167).

Voilà, autant du moins qu’il m’a été donné de le découvrir, l’ordre du Livre, les idées directrices de ce colloque de l’âme avec Dieu. Comme il a été observé, nous n’avons pas à faire à un ouvrage d’école, conçu à la façon d’un traité scholastique aux lignes définies, où la pensée cristallise suivant des formes de convention et les règles de la méthode abstraite. Ici tout est vie en même temps que vérité, parce que, dans le Docteur qui parle, Vérité et Vie sont une même chose, et qu’il enseigne pour répondre à des exigences de vie, qui ne demandent à connaître que pour aimer, dont toute la science s’achève dans l’amour.

En vertu même de cette élasticité inhérente à une conversation, pour l’adaptation immédiate de l’enseignement aux dispositions d’esprit de l’interlocuteur, il se pourrait que l’on pût modifier la distribution de quelques chapitres, notamment en ce qui concerne le commencement de la deuxième réponse. Mais il ne semble pas possible de rien changer aux lignes générales qui précisent l’ordonnance de cet ouvrage. Pour les découvrir, il ne fallait point d’autre mérite que de ne pas regarder dans sa tête pour y chercher des cadres tout prêts à imposer aux visions de l’extase, à la pensée de Catherine contemplant la Vérité éternelle. Il suffisait de se résoudre à ne vouloir d’autre inspiration que celle qui viendrait d’elle et à n’avoir d’oreille que pour ses leçons.

Comme dans le prélude de cet entretien mystique, la sainte affirmait qu’elle adressait à Dieu quatre demandes ; comme dans la conclusion le Père éternel affirmait qu’il y avait répondu, il a paru tout simple de croire que c’était suivant l’ordre de ces demandes et de ces réponses qu’il fallait diviser le Dialogue.

Il est une autre modification de détail qui a été introduite dans cette traduction.

Dans le manuscrit de Sienne, qui n’a point marqué de division générale dans le corps de l’ouvrage. Les chapitres sont numérotés d’après une seule série, les éditions imprimées, bien qu’elles aient partagé le livre en plusieurs traités, ont conservé cette série unique pour le numérotage des chapitres. J’ai cru devoir introduire une disposition nouvelle en rapport avec l’usage général, en établissant autant de séries de chapitres qu’il y a de divisions et de subdivisions dans le livre.

Cependant pour faciliter la confrontation avec le texte original, comme aussi les références, je n’ai pas renoncé absolument à la série unique.

L’ordre des séries particulières correspondant à chaque partie est indiqué en chiffres romains ; mais au-dessous en chiffres arabes, est noté le numéro du chapitre, suivant le rang qu’il occupe dans la série unique.



Les traductions françaises. — Trois traductions françaises seulement ont jusqu’à nos jours répandu parmi nous la doctrine de sainte Catherine de Sienne.


I° La première fut faite par quelques religieux dominicains de la rue Saint-Jacques à Paris et publiée sous ce titre : La Doctrine spirituelle descripte par forme de Dialogue, de l’excellente vierge saincte Catherine de Sienne, religieuse du Tiers Ordre de Saint-Dominique. À Paris, G. Mallot, 1580 in-8o. Réimprimée chez Chaudière en 1587, puis une troisième fois chez Chaudière en 1602, in-12.

Un exemplaire s’en trouve à la Bibliothèque du Musée Calvet, à Avignon.

2° La seconde traduction française fut l’œuvre du « R. P. Louis Chardon, de l’ordre de saint Dominique, prédicateur du couvent du mesme ordre en la rue Neuve-Saint-Honoré. » Elle fut achevée d’imprimer pour la première fois le 15 novembre 1647, et publiée en 1648 sous ce titre : La Doctrine de Dieu enseignée à saincte Catherine de Sienne en forme de Dialogue. À Paris, chez Sébastien Huré, rue Saint-Jacques, au Cœur-Bon.

L’ouvrage est dédié à la reine Régente, Anne d’Autriche.

Le traducteur nous apprend lui-même, dans son Advertissement au Lecteur, comment il a conçu la version qu’il lui présente.

« J’ai divisé ce volume en trois Livres, pour apporter plus de disposition dans l’ordre des matières qu’il traite sans toutefois avoir altéré la suite des discours quant au sens.

« J’ai réduit chaque Livre en titres de chapitres avec moins de confusion qu’auparavant.

« Autant qu’il m’a été possible, j’ai désembarrassé les périodes, les sentences, les répétitions importunes tant des mots que des pensées, qui ravissaient à tout l’œuvre les beautés qu’il contient.

« Par ainsi j’ai cru estre obligé de suppléer quelques fois en peu de paroles ce que l’on pourrait désirer et retrancher ce qui semblait superflu en la façon d’écrire des secrétaires qui en avaient fait le recueil.

« Ce serait assez de dire que je suis ni le père ni la mère de ce Livre ; je l’ai seulement habillé à la française. Je me trompe, j’ai travaillé à le faire paraître plus nu que couvert. S’il n’a pas toute la politesse de l’air du temps, je me flatte que ses perfections intérieures raviront toute l’attention des lecteurs, pour ne pas apercevoir la laideur que l’imprimeur et moy y avons glissé insensiblement du dehors. »

Nous sommes prévenus, par cet Advertissement, de tout le travail de manipulation que le traducteur a fait subir à l’original, par suppressions, par additions, par habillement, et, quoiqu’il en dise, par tous ses efforts à lui donner l’air du temps.

Il n’a tenu aucun compte des travaux faits avant lui, soit pour la distribution des chapitres, soit pour la division générale en traités.

La division en six ou en quatre traités, il l’a remplacée par une division en trois Livres. Ce partage est-il du moins plus heureux ?

Le premier Livre a pour titre : Des moyens et des degrés de la perfection. Ce livre comprend tout l’enseignement sur la discrétion spirituelle, sur le Verbe incarné, sur les conditions de la conformité au Christ, sur les différents états de l’âme. Le titre est d’ailleurs assez vague pour s’appliquer à tout : mais cette distribution ne correspond certainement pas à la conception même de l’auteur du Dialogue.

Le second Livre est intitulé : De l’état de l’amour unitif où il est traité des larmes, de leurs différences, de leurs causes et de leurs fruits. Ensemble des lumières et des moyens pour se perfectionner et ne pas être trompé.

Il n’est pas exact de dire qu’il est traité expressément dans ce deuxième Livre de l’état de l’amour unitif : il n’en est parlé qu’incidemment à propos des larmes qui correspondent à cet état. C’est précédemment, dans les derniers chapitres du Livre premier, que la doctrine concernant l’amour unitif a été exposée tout au long.

Mais il est vrai que ce livre comprend l’enseignement sur les larmes ; c’est par lui qu’il débute.

Quant à la troisième indication du titre : Ensemble des lumières, etc., il vise les éclaircissements demandés par Catherine et qui se réfèrent, avons-nous dit, au don de discrétion. Ces éclaircissements ne forment pas précisément un ensemble : ils sont un appendice, un supplément.

Malgré ces titres divers, le traducteur est loin d’avoir épuisé le contenu de ce Livre second, qui comprend 204 pages, dont les matières indiquées par les manchettes, déjà assez disparates, n’en occupent que 84. Il reste donc, en dehors du titre, 120 pages que l’on a fait subrepticement entrer dans ce Livre et qui enferment toute la doctrine sur le sacerdoce, les vertus du prêtre, les vices du clergé. Il est difficile d’apercevoir quel lien intime de pensée peut unifier cette doctrine dans un même Livre, avec l’exposé des larmes et les éclaircissements sur le discernement spirituel.

Le troisième Livre a pour titre : De la Providence de Dieu, où il est traité de celle qu’il exerce sur les pécheurs, sur les imparfaits et sur les parfaits. Ensemble de l’obéissance. Des vices et des vertus des religieux. Et de la volonté de Dieu.

Cette partie est si bien indiquée dans le texte lui-même par une coupure brusque, que tous les éditeurs du texte et tous les traducteurs sont unanimes à la reconnaître.

Il faut noter toutefois, chez le P. Chardon, cette dernière manchette : Et de la volonté de Dieu. Ce sous-titre se rapporte à un opuscule que le traducteur a rattaché au Dialogue. Il en avertit ainsi le lecteur : « Le petit traité de la volonté de Dieu semblait être désiré à la fin du Livre de la Providence : Je l’ay tiré d’une impression d’Anvers de l’année 1616[41]. »

Ce dernier traité est sous une désignation différente, le même que celui que Gigli a imprimé à la suite du Dialogue sous ce titre : Dialogus brevis sanctœ Catharinæ senensis, consummatam continens perfectionem. Gigli l’a traduit en italien d’après le texte latin trouvé à la bibliothèque Vaticane. Il avait déjà été publié sous ce titre, à Sienne en 1545, à Lyon en 1552, à Sienne en 1609.

En le joignant au Dialogue, le P. Louis Chardon n’affirme pas positivement qu’il en fait partie. Gigli[42] y laisserait entendre qu’il n’est qu’un fragment détaché du Livre de la sainte, et cette manière de voir a été formellement acceptée par quelques historiens.

C’est une opinion difficile à tenir. Il serait étrange que Maconi, qui a recueilli de sa propre main la plus grande partie du Dialogue, qui a eu sous les yeux pour établir sa copie, les écritures des deux autres secrétaires, qui a dû apporter à ce travail non seulement le souci de l’exactitude, mais la vénération que l’on a pour une relique avec la tendresse que l’on na que pour une mère, ait ainsi laissé passer une partie assez importante du livre. On aurait peine à expliquer que les deux autres secrétaires Barduccio et Néri, qui certainement ont relu le Dialogue, ne se soient pas aperçu de cette lacune : que Cristoforo Giudini qui l’a traduit en latin avec la collaboration de Maconi n’y ait rien vu ; que non seulement aucun texte italien ne le reproduise, mais qu’aucune traduction latine de l’ouvrage ne le renferme.

Mais il est une preuve plus péremptoire encore que toutes ces impossibilités morales accumulées, c’est qu’il n’y a pas dans le livre la moindre place assignable à ce traité. Un morceau de cette importance ne se détache pas d’un ouvrage sans y laisser un vide ; ce vide où le trouve-t-on ? Si l’on analyse la conclusion du Dialogue où le Père éternel reprend une à une les questions de sa fille Catherine, et non seulement celles du début, mais toutes celles posées incidemment au cours de l’entretien, avec toutes les réponses qui y furent faites, l’on demeurera convaincu que cet opuscule ne saurait entrer dans ce cadre, il ne se réfère à aucune demande précise, il n’est apparenté à aucune réponse.

Ce ne peut-être donc qu’une œuvre à part qui a d’ailleurs par elle-même son unité complète.

Cet opuscule distinct est-il de sainte Catherine ? Il a été publié, nous l’avons dit, sous ce titre : Dialogus brevis sanctæ Catharinæ Sinensis. N’était cette indication, je ne sais pas si rien dans son contenu eût pu donner la pensée de l’attribuer à la sainte. Il n’est mentionné nulle part ni dans les écrits de Catherine, ni dans ceux de ses disciples, ni dans les dépositions de Venise. Il n’a ni le style, ni la couleur, ni l’accent, ni la flamme dévorante des lettres et du Dialogue. Il est vrai qu’il ne nous serait parvenu que par une traduction latine : l’allure de la période, la coupe de la phrase ont pu être modifiées ; mais toujours resterait-il, de ces images familières, de ces symboles qui font partie du parler de la vierge siennoise, qu’elle répète volontiers et que l’on retrouve comme la signature de ses œuvres, dès qu’elle discoure ou qu’elle dicte.

On signale un fonds commun de pensées, mais tellement commun qu’il n’a rien de personnel à notre sainte et qu’il est aisé de trouver ailleurs que chez elle. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que l’auteur se soit inspiré d’elle dans ses développements. C’est sans doute cette raison d’humilité et de justice qui le lui aurait fait attribuer comme un abrégé du Dialogue, si l’attribution n’en avait été faite par les éditeurs pour se faire une réclame de son nom.

Mais revenons à notre traducteur français le P. Louis Chardon.

Il n’a pas tenu compte, avons-nous dit, du partage général du livre fait avant lui dans les éditions soit latines, soit italiennes. Mais celui qu’il a imposé lui-même est tout aussi arbitraire et artificiel. Il n’a pas voulu non plus accepter la distribution des chapitres qui avait été faite et fort bien faite par les premiers disciples de la sainte. Il l’a remanié à sa convenance et il en a notablement restreint le nombre. Sa traduction, avec l’addition du Traité de la Perfection n’en compte que 118, alors que le seul Dialogue en enferme 167 dans le MS. de Maconi et dans toutes les éditions imprimées.

Quant au rendu de l’original, on peut dire que le P. Chardon, qui était un maître théologien, en a bien reproduit la pensée générale, mais en s’affranchissant libéralement des détails du texte et des particularités de la doctrine. Ici il développe, il paraphrase, il expose certaine idée qui lui plaît, il exploite telle métaphore à peine indiquée dans le texte ; là, il taille, il supprime, il réduit à la mesure de son agrément, estimant que les secrétaires qu’il semble peu connaître[43] « y ont introduit du superflu ». Il s’emploie de son mieux à l’habiller, comme il dit, à la française, tout en s’excusant de ne pas lui donner « toute la politesse de l’air du temps ».

L’on aime assez à s’excuser de manquer d’une qualité que l’on sait que l’on a. J’ignore si, en 1648, ce langage aura paru trop fade au goût des Précieuses et si c’est à leur aréopage que le traducteur demande grâce, mais l’aréopage eût été ingrat de ne pas reconnaître les efforts tentés pour lui donner satisfaction.

Le texte expose, par exemple, que « le démon épie les dispositions de l’âme et règle son offre sur ses attraits. La voit-il toute possédée de ce désir des consolations et des visions spirituelles — auxquelles pourtant elle ne devrait pas s’attacher, mais seulement à la vertu, s’estimant par humilité indigne de ces faveurs divines et ne considérant que mon amour qui les lui donne — le démon alors prend forme de lumière… » Le P. Chardon voit sans nul doute dans cette simplicité qui ne vise qu’à dire ce qui est, la marque d’une « plume malhabile » à exprimer : de grandes pensées. Il traduit : « En cela le démon s’accommode au désir trop curieux et trop mignard de ceux qui ont une inclination profonde pour les consolations et pour les visions : il prépare le lasset pour les tromper sur les alléchements qui ont gagné leur esprit ; il mêle le poison de sa malice dans le lait savoureux des délectations spirituelles qu’elles sucent en mon sein aymable où elles veulent en avoir un attachement ininterrompu. » Le sens n’est même pas très exactement rendu. Les lignes si précises de la pensée s’estompent et s’embuent de brouillard sous cette cascade de métaphores. Nous sommes portés à juger qu’il entre un peu d’afféterie et beaucoup de pompe dans cet art d’écrire. Une réflexion toutefois suffirait à ôter toute rigueur à cette observation ; c’est que des esprits de même race et de même langue ont dû se délecter à des traits de style qui nous font sourire. Pour apprécier cette œuvre, il importe donc de sortir de la variabilité des goûts et des humeurs. Un principe vaut, une règle s’impose ici, c’est l’obligation pour la traduction de demeurer fidèle à l’original. Vue de ce point, la version du P. Chardon laisse l’impression qui demeure, et tenace, que si Catherine eût connu la langue française et eût dicté son livre en la langue française, sa psychologie demeurant la même, elle n’eût pas, même en 1647, parlé tout à fait le même français que son traducteur.

Ces réserves d’ailleurs n’atteignent pas tout l’ouvrage. Ces exubérances se montrent ici et là ; ce sont des saillies d’une virtuosité littéraire qui ne se peut contenir. Malgré ces assaisonnements, la langue de la traduction reste savoureuse. Sous l’épiderme des mots, à travers l’organisme des phrases circule un esprit de conviction, de piété, d’onction avec lequel sympathisent d’instinct les âmes croyantes, et qui font cette œuvre toujours digne d’intérêt.

Il a été fait pour les gens du monde un Recueil de fragments tirés de cette traduction, par Mme la baronne de Barante. Clermont-Ferrand, 1875-1891[44].


3° La troisième traduction est due à E. Cartier, tertiaire dominicain, qui traduisit aussi en français les Lettres de la Sainte. Paris, Poussielgue-Rusand, in-8o, 1855. P. Lethielleux, libraire-éditeur, 10, rue Cassette, 1892.

Cette traduction a été faite sur le texte italien de Gigli dont elle reproduit fidèlement et la division générale en quatre traités, et la nomenclature des chapitres suivant une série unique. Elle a supprimé toutefois le titre général de Traité de la Providence pour ne conserver plus que celui de Dialogue de Sainte Catherine de Sienne.

Le traducteur a cru aussi devoir simplifier les titres des chapitres ; mais la réduction qu’il en a faite n’indique pas toujours suffisamment, ni assez clairement, la nature même des choses qui y sont traitées. Aussi eut-il été préférable de les rendre tels quels, avec leur modalité quelque peu archaïque, mais avec leur sens plus compréhensif de leur objet.

Il a aussi restitué (c. 83-84) un fragment qui manque dans le MS. italien et qui se trouve dans la traduction latine. Ce rétablissement paraît assez motivé en critique, car sans ce développement le texte ne répond plus aux promesses du titre.

L’œuvre du pieux tertiaire a rendu grand service aux âmes avides de se nourrir de la doctrine mystique de la grande Siennoise. C’est par elle seule que, depuis plus de cinquante ans, s’est alimentée à cette source la piété française. La traduction du Dialogue est loin de valoir cependant celle des Lettres du même auteur. En maints passages elle est incertaine, incomplète, parfois même en opposition avec la pensée de l’original. On devine que le traducteur ne trouvait pas dans sa propre pensée les précisions théologiques nécessaires pour l’intelligence de celle de Catherine. De là ces hésitations qui laissent le sens obscur. Ces remarques, est-il besoin de le dire, ne sauraient faire méconnaître le dévouement à l’ordre dominicain et au culte de la sainte avec lequel ce travail fut entrepris.

Le P. Chardon avait éprouvé le besoin, a-t-il dit, de désembarrasser les périodes. C’est là en effet, du seul point de vue littéraire, la vraie difficulté de cette traduction. La phrase de Catherine dans ce livre, toujours très claire dans les mots, est assez souvent très longue, alourdie d’incidentes qui s’accompagnent de leurs explications, où la pensée se joue et s’attarde pour revenir brusquement après tous ces détours à l’idée maîtresse du début. Dès que l’on veut dans une traduction française garder la forme française, ces périodes sont intraduisibles, en leur conservant la même construction que dans l’original et la même étendue compliquée qui rend la pensée difficile à suivre. Le P. Chardon a cru éviter l’écueil en dégageant des encombrements de la phrase l’idée de Catherine, et en l’exprimant ensuite à sa manière, comme s’il l’avait conçue lui-même pour la première fois. Mais il n’a pas évité cet autre qui est de négliger nombre de détails et de trop y ajouter du sien.

Cartier a voulu serrer le texte de plus près et se plier davantage au parler de la sainte. Il s’en est tenu à faire des coupures dans ces périodes. Mais ces coupures n’ont pas toujours été dirigées par une intelligence assez pénétrante de la doctrine, par une compréhension suffisante de l’idée qui domine tout le développement. Après avoir ainsi morcelé la phrase de l’original, le traducteur s’est ordinairement contenté d’en rapprocher les morceaux bout à bout, sans les articuler par leur affinité réciproque. Au lieu de les ordonner dans une synthèse logique, il les juxtapose dans un agrégat où tout demeure mêlé et confus, sans que l’esprit puisse y découvrir l’âme de pensée immanente qui les unifie en les vivifiant. Encore lui arrive-t-il, ici et là, de laisser tomber des détails du texte.


4° La quatrième traduction est celle-ci même qui se présente au lecteur. L’on aura pu comprendre à ce qui vient d’être dit de quel principe elle s’inspire. Il importe tout d’abord de bien saisir l’idée dominante d’une période pour l’accuser fortement en une formule très nette. Encore ne suffit-il pas d’en reproduire les lignes générales. Il en faut extraire toutes les particularités, toutes les notes caractéristiques qui la font personnelle à l’auteur pour les rendre avec leur nuance exacte, et, s’il se peut avec la même sûreté, la même précision, la même aisance que si cette pensée, on l’avait conçue soi-même. Il n’est pas un mot du texte qui ne doive se retrouver dans la version. S’il arrive parfois qu’il n’y soit reproduit dans son décalque matériel, tout au moins doit-il y avoir son expression analogue, indiquée et comme fondue dans une locution de la langue nouvelle. Tâche difficile toujours, mais surtout lorsqu’il s’agit, comme dans le Dialogue, d’une pensée doctrinale qui plonge aux profondeurs de la Vérité éternelle pour exprimer, en termes simples autant que précis, des mystères dont la substance est ineffable.

Le P. Chardon, dans son Advertissement au lecteur, lui présentait ainsi sa traduction : « Enfin, cet ouvrage de Dieu vivant, inspiré à Saincte Catherine de Sienne, qu’elle a dicté en sortant de ses extases, tant désiré des savants et si longtemps attendu par les âmes dévotes, parait avec plus de jour en nostre langue qu’il n’avait pas encore eu. » L’auteur de cette traduction nouvelle souhaiterait, sans y prétendre, de pouvoir se faire du mérite de son œuvre une conviction aussi robuste, afin de mieux répondre et à l’attente des âmes et à la pensée de Dieu. Il aura du moins indiqué, autant qu’il est en lui le sens de son effort.

Le nouveau traducteur, à l’occasion du tableau des vices du clergé au xive siècle, s’est trouvé devant le même problème que son prédécesseur. Cette peinture est-elle vraiment faite pour choquer les âmes délicates ? Cartier s’en explique dans son Avant-propos (xiv). Il déclare qu’avant de publier sa traduction, « il a cru devoir consulter des ecclésiastiques recommandables par leur science et leur vertu ». C’est leur décision qu’il oppose à ceux qui pourraient le blâmer de n’avoir pas supprimé la description de ces désordres.

Avec plus de raison encore, il allègue le fait que les œuvres complètes de Catherine ont reçu l’approbation du Saint-Siège et ont été imprimées maintes fois et dans les États de l’Église. Ce qui n’a pas été estimé dangereux en italien pourrait-il le devenir dès qu’il se traduit en français ? Ces désordres, la bienheureuse, ou plutôt Dieu qui parle en elle, les étale pour exciter les âmes ferventes à faire violence à la Miséricorde par leurs prières et leurs désirs saints et obtenir la réforme des Pasteurs, mais aussi pour apprendre aux chrétiens que, malgré ses fautes, le prêtre reste prêtre, que la puissance dont il est investi demeure entière pour l’administration des sacrements et l’essence de son service ; qu’il a droit toujours comme représentant du Christ et ministre du sang divin, malgré son indignité personnelle, au respect de tous, parce que ce respect c’est au Christ et à Dieu qu’il remonte ; enfin que nul parmi les hommes, si haut qu’il soit en puissance humaine, n’a le droit de les punir.

L’honneur du clergé n’est pas dans une sorte de convention pharisaïque qui canoniserait a priori, aux yeux des fidèles, la vertu personnelle des prêtres. Il est avant tout dans cette dépendance divine ; mais il requiert comme correspondance humaine cette sainteté de vie par laquelle chaque ministre du Sauveur s’efforce de n’être pas trop indigne d’un si grand ministère.

Si les scandales décrits par Catherine se sont faits très rares, ne serait-ce pas se complaire dans une respectabilité de commande que de prétendre qu’ils sont inouis désormais ? En présence de certains désordres individuels, et qui ne sont pas secrets, les âmes ont toujours besoin de se reprendre aux principes exposés en si divine lumière, dans ce Livre. Par la comparaison qu’elles pourront faire d’ailleurs de l’état présent du clergé avec celui du xive siècle, elles pourront admirer l’assistance de la Miséricorde divine qui ne manque jamais à son Église, et lui fait puiser en cette vitalité de l’Esprit, la force de se réformer sans cesse dans ses membres, en demeurant identique à elle-même dans sa substance de vie, toujours inaltérable dans la vertu de son ministère, dans l’enseignement de la doctrine, dans l’efficacité de ses sacrements.

Néanmoins le pieux tertiaire a reculé devant certaines particularités des vices de ce temps, bien que la description s’en trouve dans toutes les éditions italiennes, Il n’a pas osé les donner en français, et il a recouru au texte latin pour les relater en note au bas des pages. Je n’ai pas cru devoir imiter cette réserve, qui n’est pas d’ailleurs sans danger. Ce voile que l’on essaye de jeter sur le vice sans le supprimer et sans le cacher complètement, ne fait guère que piquer la curiosité friande de mystère. Le lecteur qui ignore le latin trouvera aisément un érudit pour l’interpréter, et cette recherche déjà malsaine, fixée sur ce détail précis, risque de rencontrer dans cette trouvaille une pierre d’achoppement.

Il m’a semblé moins périlleux de satisfaire la curiosité avant même qu’elle ne soit en éveil, et sans la provoquer en essayant de lui cacher ce que par ailleurs on lui présente. J’ai donc traduit simplement les pensées qui passèrent par l’intelligence de Catherine sans y laisser la moindre souillure, et telles qu’elles nous furent transmises par ses lèvres virginales. Ces spécialités du vice n’ont vraiment de venin qu’à l’état isolé. En les laissant noyées dans le contexte, en les replongeant dans le courant très pur des indignations divines et des réprobations vengeresses, leur nocivité est neutralisée. Le récit qui en est fait recouvre dès lors toute la vertu qu’y a mise la Sagesse incréée, qui est d’inviter les âmes saintes à faire violence à la miséricorde du Seigneur.

Cristoforo di Gano Guidini raconte dans son Mémorial qu’après qu’il eut fait transcrire en bonne forme sa traduction latine, revue et corrigée par Dom Étienne, il reçut à Sienne la visite d’un vénérable évêque français, de l’ordre de saint Dominique, lequel était accompagné de Maître Raymond, général des Prêcheurs.

Le prélat avait rencontré jadis Catherine à la cour pontificale d’Avignon et avait pu s’entretenir avec elle. Ce souvenir, avivé par les récits de Raymond de Capoue et des autres disciples de la bienheureuse, faisait de lui un dévot de la vierge siennoise.

Cristoforo avait reçu la veille sa belle copie toute neuve ; il la porta à l’Évêque pour la lui faire voir. Lorsque l’évêque l’eut vue, il ne fut plus possible de la retirer de ses mains. « Il y a dans ce Livre, disait-il, une si forte doctrine et si bien exposée qu’on ne la trouve en si belle lumière chez aucun Docteur et qu’elle semble révélation nouvelle. Je la veux prêcher dans mon pays, pour l’édification de mon peuple. Ce livre fera ainsi plus de bien que s’il restait à Sienne où il est déjà connu. » L’Évêque supplia si fortement, fit valoir de si bonnes raisons, s’aida de tant d’influences, que Cristoforo ne put résister à toutes ces instances et lui fit don de sa copie : « Elle ne passa, ajoute-t-il, qu’une nuit sous mon toit ! » Mais il conservait l’original[45], qu’il fit recopier.

Après son retour en France, le Prélat écrivit à Maître Raymond pour lui raconter les fruits de vertu et de vérité que la doctrine de Catherine produisait dans son pays. À Rome, le Maître général raconta la chose à son entourage. La nouvelle en parvint aux oreilles de ser Cristoforo qui se réjouit grandement d’avoir pu contribuer pour sa part à l’honneur de Dieu et à la gloire de la séraphique Mère par le salut des âmes.

C’est tout le succès que souhaiterait d’obtenir cette nouvelle traduction française, en faisant mieux connaître quelle lumière de pensée et quelle puissance de vie cet enseignement nous révèle. En conclusion du colloque divin, le Père éternel adjure « sa fille très douce et très aimée, d’exploiter ce trésor dont il vient de l’enrichir et de n’en laisser rien perdre. C’est une science de vérité fondée sur la roche vive le doux Christ Jésus ». Cette recommandation n’est pas seulement pour Catherine. Si c’est à elle que cette doctrine fut manifestée par une grâce de l’Esprit-Saint, c’est pour toutes les âmes qu’elle a été dictée et écrite par une dispensation si merveilleuse de la divine Sagesse. Aussi la sainte en remerciant la Trinité éternelle d’avoir daigné condescendre à sa nécessité personnelle, fait-elle appel aussi à toutes les intelligences qui voudront regarder dans ce Miroir de Vie. À côté des mystères de la malice humaine elles y découvriront l’abîme insondable de la Miséricorde de Dieu.


F. I. HURTAUD,

MAÎTRE EN S. THÉOLOGIE.

En la Fête du corps et du sang

de N.-S. Jésus-Christ, le 22 mai 1913.

  1. Procès de Venise, f. 150, et dans Gigli, Dialogue, préface XIX.
  2. Bulle Misericordias Domini 28 juin 1461.
  3. La Doctrine de Dieu enseignée à Sainte Catherine de Sienne de l’Ordre de Saint-Dominique, en forme de dialogue. Donné au public en nostre langue par le R. P. F. Louis Chardon, prédicateur du couvent du mesme ordre en la rue neuve Saint-Honoré. À Paris, chez Sébastien Hure, rue Saint-Jacques, au Cœur-Bon. MDCXLVIII. Avec privilège du Roy et approbation des Docteurs.
  4. Advertissement au lecteur, 1-5.
  5. Légende, 1er Prologue.
  6. Légende, IIIe partie, c. I.
  7. Dialogue, ch. 19.
  8. Œuvres de Sainte Thérèse. Paris, Retaux, t. I, pp. 223-226 passim.
  9. Déposition de Maconi.
  10. Dialogue, c. 79.
  11. Légende, III, c. i.
  12. Dialogue, traduction Cartier, Paris, Lethielleux, 10, rue Cassette, 1892. Avant-propos, p. xvii.
  13. Dialogue. Gigli, préface, p. iii, iv. — Memoriale di me Cristoforo di Gano notaio da Siena del Popolo de S. Pietro di Ovile, di certe mie cose. Autogr. Arch. de l’hôpital Santa Maria. Arm. n° 2, dans le registre : Eredità Ser Cristoforo di Gano.
  14. Légende, III, c. i.
  15. Procès, fol. 34, Gigli, Préface aux Lettres, III.
  16. Procès, fol. 133
  17. Gigli, voL I. Lettre de Maconi, § 26.
  18. Légende, III, c. i.
  19. Dans son émouvante histoire de la sainte, Mme la comtesse de Flavigny explique que « le Prieur de la Minerve était alors à Rome ; il parle d’après le témoignage d’autrui, tandis qu’Étienne Maconi déclare au P. Gaffarini, qu’il a vu la sainte écrire de sa propre main plusieurs pages du Dialogue ».

    Me sera-t-il permis d’observer que les termes précis de ce problème de critique sont autres :

    1° Ni Raymond de Capoue ni Gaffarani ne sont témoins immédiats ;

    2° Tous deux invoquent le témoignage d’Étienne Maconi ;

    3° Étienne Maconi apporte à Raymond de Capoue la plus éclatante confirmation : il garde un silence tout chargé de désaveu, devant la sommation de Thomas Gaffarini.

    Ici, encore une fois, ne suffit-il pas de bien poser la question, pour l’avoir déjà résolue.

  20. Légende, III, c. iii. La même attestation se trouve dans la légende de Thomas Caffarini et dans la déposition de l’Inquisiteur de Ferrare au procès de Venise. Mais ces témoignages ne font que reproduire celui de Raymond de Capoue.
  21. Légende, III, c. i.
  22. Gigli, Préface à la Légende, p. xi.
  23. Gigli, Préface du Dialogue, p. vii.
  24. Qui finisce el libro fatto e composto per la Venerandissima Virgine, fidelissima serva e sposa di Giesù Cristo crocifisso, Caterina da Siena, dell’abito di Santo Domenico sotto gli anni Domini 1378, del Mese d’Ottobre. Amen.
  25. Cette lettre est la 90e dans Gigli, la 136e dans la traduction Cartier, la 272e dans Tommasco.
  26. Traduction française des lettres, vol. II, p. 389, en note.
  27. Le texte italien dit bien : « Allora Dio respondendo à la terza petitione della fame della salute del Padre dell’anima sua. » Cartier a traduit : « Alors Dieu répondit à cette demande que lui inspirait… » Il a laissé tomber le numéro d’ordre de cette demande.
  28. Dans le passage de la lettre, où se trouve consignée la réponse de Dieu, il est impossible de ne pas remarquer la parfaite identité des formules.
  29. C’est ce récit qu’invoquait en troisième lieu Caffarini pour établir le miracle de l’écriture. Nous avons vu ce qu’il fallait penser des deux premiers faits sur lesquels il appelait le témoignage de Maconi : voici ce récit lui-même devenu fort suspect. Ce miracle, la sainte, au dire de ceux qui l’admettent, en aurait été favorisée pour correspondre avec son confesseur : c’est ce qui explique qu’elle se sert toujours de secrétaire pour écrire à d’autres. Mais ce miracle, son confesseur, Raymond de Capoue, ne parait pas l’avoir soupçonné. Lui qui nous a décrit, avec des détails si minutieux et des circonstances si précises, le miracle de la lecture, ne nous dit pas un mot de ce miracle de l’écriture dont il aurait eu les témoignages entre les mains. Il interroge les autres pour connaître des faits dont il n’a pas été témoin et il omet d’utiliser les documents personnels et les faits dont il peut témoigner lui-même.

    Il ignore le fait tout aussi bien que Dom Étienne ignore les feuillets écrits sous ses yeux de la main de Catherine, et la première lettre autographe écrite à son Stefano.

    Le quatrième fait invoqué par Caffarini est la fameuse cédule au cinabre écrite par Catherine au sortir de l’extase et contenant une prière connue. Cette cédule a été remise comme une relique à Caffarini par un prédicateur vénitien, Dom Léonard Pisani, qui la tient de Frère Jérôme de Sienne, un disciple de la sainte, à qui elle aurait été apportée par un messager particulier, per singularem nuntium. Ni Léonard ni Jérôme ne sont là, au procès de Venise, pour attester l’origine de la relique. Pour le singulier courrier, nul ne peut dire son nom ni sa qualité.

    Quant à la composition de la cédule, nul n’a vu Catherine écrire. Ce sont là tous les témoignages en faveur du miracle de l’écriture. Mais leur critique relève de l’histoire de la sainte ; je n’ai à traiter ici que du Dialogue.

  30. Légende, III, I.
  31. Cette lettre est du 5 octobre, s’il faut en croire la date mise dans l’édition d’Aldo ; elle est la 18e dans Gigli et dans Cartier.
  32. Cette lettre n’a été conservée que par la citation qu’en a faite le B. Raymond dans sa Légende.
  33. Légende, III, i.
  34. Légende, III°, c. 2.
  35. Légende, 1er Prologue.
  36. Lettre de Maconi au procès de Venise.
  37. Gigli, Préface au Dialogue, III-IV.
  38. Bien que l’on admette assez communément que le texte latin du Dialogue popularisé par l’impression soit du B. Raymond de Capoue, c’est encore une question de savoir quel est, avec certitude, l’auteur de cette traduction.

    1° Raymond de Capoue, dans le 2° Prologue de la Légende annonçait pour plus tard une traduction latine du Livre de la Divine Doctrine ou des Relations (? Révélations) du Dialogue. Les passages qu’il en cite dans sa Légende sont conformes au texte correspondant des éditions latines.

    Ce sont ces deux indices qui lui font attribuer cette traduction.

    Mais le MS. des Archives de l’Ordre (X, 2003) ne contient que quelques fragments de la traduction projetée avec cet explicit : Hucusque reperiter liber quem edidit in suo vulgari beata Catharina de Senis translatus in latinum per venerabilem patron Fratrem Raymundum de Capua et magistrum generalem totius ordinis predicatorum ac dicte beate confessorem ultimum et sibi precipuum. Qui Magister R. etiam compescit legendam dicte beate in hoc volumine positam…

    Usque nunc dico anno Domini 1398.

    En 1398 : et le bienheureux est mort le 5 octobre 1399.

    Au cours de cette année qui lui reste, le Maître général est en Allemagne, faisant la visite des couvents à grand’peine, tellement il est exténué. Sa santé est ruinée et il s’éteint au couvent de Nuremberg. Est-il probable qu’il ait pu, dans ces conditions, au milieu des sollicitudes de sa charge, donner ses soins à l’achèvement de la traduction du Dialogue ? Au Procès de Venise on ne connaît qu’une traduction du Dialogue dont un exemplaire existe au couvent des saints Jean et Paul et qui aurait été faite par un homme de bien dévot de la Sainte, per quemdam valentem virum dicte virginis devotum. On ne le désigne pas autrement ; mais Raymond de Capoue était trop connu pour être indiqué en des termes si obscurs.

    2° Le MS. susdit nous apprend dans la même note à cette même date (1398). Reperitur autem dictus liber in Civitate Senarum complete translatus in latinum per quemdam aliumdicte beate in Christo filium qui usque nunc superest et appellatur ser Cristoforus de Senis ibidem scriba sive notarius ac vita et fama precipuus.

    Cette indication répond très exactement au Mémorial de Cristoforo di Gano Guidini : « Foi, perchè il dl. Libro era, et è per volgare ; e chi sa Grammatica, o di Scientia, non legge tanto volentieri le cose che sono per volgare, quanto fa quelle per lettara, per me medesimo et anco per utilità del Prossimo, mossimi, e fecilo per lettara puramente, sicondo il testo, non aggiungendovi cavelle : e me ingegnai di farlo el meglio ch’io seppi, e pugnai parecchie anni a mio diletto quando uno poco, quando uno altro. Poi, che, con la gratia di Dio, l’ebbi fatto, el mandoi a Pontignano a Donno Stefano di Currado che el corregesse, perciochè la maggior parte, n’aveva scritto egli, quando Catarina el fece. Poiche fù, corretto, e io el feci riscrivare a uno buono scrittore. »

    Ainsi une traduction a été faite, c’est certain, par Cristoforo Giudini, et cette traduction a été corrigée par Dom Étienne Maconi.

    Sur la marge d’un MS. on lit cette note : dialoghi stati latinizzati in parte dà Ser Crist. di G. Giudini ed in parte del B. Raim. dà Capua.

    3° Un ex libris de la main de Dom Étienne relevé sur un Codex de la Bibliothèque de Pavie porte : Iste liber pertinet ad Domum S. Mariæ de Gratia prope Papiam Ordinis Carthusiensis, quem ego Frater Stephanus Monachus habui a venerabili P. F. Thomas Caffarini Antonii de Senis, qui nunc est Prior S. Dominici de Venetiis : loco cujus exhibui prefato Fr. Thomæ Dialogum, quem S. Mater Catharina composuit, licet in vulgari, sed ego latinizzari. (Gigli, préface V.)

    Ce document a fait admettre une troisième traduction latine du Dialogue.

    La latinisation faite par Maconi s’étend-elle plus loin que la collaboration fournie à Cristoforo pour la correction de sa version, correction qui aurait été assez considérable ?

    Une fois la Légende de Raymond de Capoue connue, n’a-t-on point introduit dans les copies Guidini-Maconi les fragments qu’en avait donnés l’historien pour mettre le texte latin du Dialogue en accord avec celui de la Légende ?

    Cette opération n’expliquerait-elle pas la note marginale du MS. Cristoforo ?

    Le don fait par Dom Étienne au P. Thomas Caffarini, prieur du couvent des Saints-Jean-et-Paul de Venise, explique naturellement la présence de ce texte latin dans cette maison, telle qu’elle est attestée au Procès.

    La traduction latine serait ainsi due à la collaboration à des titres divers des trois personnages.

    L’édition de Cologne (1553), il est vrai, a prétendu reproduire l’original de Raymond de Capoue trouvé à la Chartreuse de Marsbach. Mais ce MS. est-il vraiment de Raymond ? N’est-ce point une copie exécutée par les soins de dom Étienne, très zélé pour répandre dans les chartreuses la doctrine spirituelle de celle qu’il appelait sa Sainte Mère.

    Ce sont là questions posées plus que solution apportée. Mais ces questions résultent des documents eux-mêmes et elles peuvent du moins aiguiller les recherches du côté d’une vraisemblance à vérifier.

  39. Dialogue, T. II, pp. 321-322.
  40. Voici la division en quatre traités :

    Hors cadre, 1-8 ; 1° Traité de la discrétion, 9-64 ; 2° Traité de la Prière, 65-134 ; 3° Traité de la Providence, 135-153 ; IV° Traité de l’Obéissance 154-167.

  41. Advertissement au Lecteur.
  42. Dialogue p. 327.
  43. Les seuls secrétaires que connaisse Chardon sont un bienheureux Étienne (Maconi) et Raymond de Capoue qui était à Rome au moment où le Livre fut écrit.
  44. Comtesse de Flavigny, Sainte Catherine de Sienne, 2e édition, Bibliographie. Traductions, p. 609.
  45. E nientemeno noi n’avavamo lo Exemplo… E pure volendo averne uno de detti Libri, per utilità del Prossimo, ne fo scrivare un altro a colui medesimo, che scrisse quello di prima, cioè a uno Prete, chè a nome Ser Stefano di Gio. d’Asciano ; sta a Siena presso a S. Vilio.-V. Gigli, Dialogo préface, p. v.