Le Disciple de Pantagruel/1875/11

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 24-26).

De la subtilité des Farouches ; comme ilz se plongent dedans l’eaue quand l’on tire de l’artillerie, et comme ilz sont difficiles à prendre.

CHAPITRE XI.


On dict communement qu’à quelque chose est malheur est bon ; mais je l’apperceuz à ceste heure là : car bien me print que mes genz n’avoient point d’oreilles, et qu’ilz et qu’ils estolent tous de nouveau tonduz, par quoy ilz ne les savoient par où prendre pour les jecter en la mer, sur laquelle iceulx Farouches nouent comme canardz, et se plongent dedans quand on les pense tuer de traict ou d’artillerie à feu, au moyen dequoy noz serpentines, canons, bombardes, harquebouses, ne nous servoient de rien : car, voyant que la mer estoit toute couverte d’iceulx Farouches, qui estoient ainsi animez et acerez contre nous, je me retournay vers Dieu, qui n’oublie jamais ses amis et bons serviteurs au besoing, et lors m’inspira et advertit d’ung remede singulier pour evader hors des mains et des dentz d’iceulx Farouches : car, alors que nous n’en pouvions plus, et que nous estions las de nous combatre contre eulx, je m’advisay, moyennant l’inspiration divine, que les chauldieres, potz de cuyvre estoient au feu tous pleins de brouetz et eaues chauldes ; si commanday à mes gens qu’avec leurs salades et secrettes ilz jectassent tous lesdictz brouetz et eaues chauldes impetueusement sur eulx ; ce qu’ilz feirent, parquoy ilz en bruslerent et eschaulderent tant et en si grand nombre que ce fut une chose merveilleuse. A ceste cause, ilz furent contrainctz de soy retirez et de nous laisser en paix pour ce qu’ilz n’avoient jamais sentu eaue chaulde de en la mer.

Par ce moyen nous leurs pelasmes la teste et le dos, en sorte qu’ilz ne nous oserent plus approcher ni suyvir. Ilz ont grans dens et longs comme alesnes, pour prendre les poissons en la mer, desquelz ilz vivent et mengent à la moustarde, comme nous faisons les andouillesou le beuf salé, quand ilz sont en leurs cavernes et maisons au fons de la mer, laquelle est là endroict plus de trois cens toyses de profond. S’ilz nous eussent prins et vaincuz, je crois qu’ilz nous eussent menez prisonniers en leurs cavernes au fons de la mer, qui nous eust esté fort estrange, pource que nous n’avons point accoustumé ny aprins à boyre eaue salée ; touiesfois, grâce à Dieu, et au moyen de nostre vaillance, qui n’est pas petite, nous eschapasmes, et esperantz tousjours trouver quelque bonne fortune, ce que nous feismes puis après, comme vous orez.