Le Docteur Gilbert/Chapitre III

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Boulé (p. 10-15).


III.


— Ah ! mon Dieu ! comme il paraît agité ! dit Mariane à voix basse ; il est d’une pâleur effrayante, madame !

Mathilde demeura muette de surprise et de saisissement.

En effet, M. de Ranval semblait hors de lui-même ; ses joues étaient blanches comme celles d’un cadavre ; tout son corps tremblait convulsivement ; et son cou sans cravate, ses vêtemens en désordre, ses longs cheveux noirs, qui lui tombaient sur les yeux, son regard fixe et troublé, lui donnaient l’air d’un homme privé de raison.

Mais on aurait pu voir, malgré la pâleur et le bouleversement de ses traits, qu’Anatole avait une belle et noble figure, d’une régularité parfaite, et dont le profil offrait quelque ressemblance avec celui d’Antinoüs,

Anatole était grand et robuste, dans toute la force de la jeunesse et des passions.

Il fit quelques pas dans la chambre, les bras croisés et la tête basse, sans voir madame de Ranval qui le considérait avec un mélange de terreur et d’angoisse.

— Est-ce une illusion ? murmura Anatole en marchant de long en large, j’en frissonne encore !… Mais c’est impossible… j’ai mal vu ?… elle ne demeure pas ici.

— Il parle seul, dit Mariane en se penchant vers sa maîtresse.

— Oui, ce me semble, il parle seul, répondit Mathilde d’une voix altérée.

— C’est une habitude qu’il a toujours eue, madame, mais qui devient plus forte de jour en jour… Sans doute il compose…

— Ah ! ma pauvre Mariane, dit Mathilde en secouant la tête d’un air mélancolique, je n’ai plus l’affection de mon mari !

Anatole venait de se laisser retomber dans un fauteuil, et continuait à parler haut, mais les mots qui sortaient de sa bouche arrivaient trop indistincts à l’oreille de Mathilde pour qu’elle pût les saisir.

— Non, ce n’est pas elle, balbutia Anatole.

— Anatole, mon ami, dit Mathilde avec une douceur craintive, est-ce que tu souffres ?

— Si c’était elle, poursuivit Anatole, elle m’aurait reconnu !…

— Anatole ! reprit Mathilde avec une inflexion de voix suppliante,

— Victorine dans la même maison que moi !… continua M. de Ranval en se prenant le front à deux mains ; non, je me suis trompé… c’est une autre femme qui lui ressemble !… Si en effet c’était elle !… Gilbert n’aurait pas manqué de m’en instruire…

— Mon cher Anatole ! dit Mathilde en haussant un peu la voix. Il ne m’entend pas !… Regarde, Mariane, comme son visage est décomposé !…

Mariane ne répondit à sa maîtresse que par un soupir.

Tout à coup M. de Ranval, qui depuis quelques instans gardait le silence, se lève de son fauteuil, tout effaré, et s’écrie en parcourant la chambre à grands pas :

— Cette infernale image me poursuit partout. Je ne pourrai donc pas m’en débarrasser… Ah ! Gilbert ! Gilbert, tu m’as perdu !

— Que dit-il ?… s’écrie à son tour Mathilde en s’élançant dans les bras d’Anatole.

M. de Ranval demeura un moment immobile et sans parole, à regarder fixement Mathilde comme s’il ne la reconnaissait pas.

Mathilde le tenait toujours embrassé et le couvrait de larmes.

— Ah ! c’est toi, Mathilde ! c’est toi, dit Anatole avec tendresse ; ma bonne amie, je te cherchais !

— Pourquoi n’es-tu pas resté au lit, Anatole ? Tu as besoin de repos !… je ne voulais pas te déranger… Je sais que tu as passé une mauvaise nuit…

— Oh ! oui, bien mauvaise, murmura tristement Anatole. J’aurais voulu te presser contre mon cœur… et tu n’étais pas là !

— Pauvre Anatole, dit Mariane en essuyant une larme.

— Aussi tu travailles trop, cher Anatole, reprit Mathilde en écartant les cheveux qui couvraient le front de son mari, tu finiras par tomber malade… Voilà plusieurs nuits de suite que tu veilles ! Ah ! si nous avions encore la même chambre, Anatole, je ne le laisserais pas veiller si tard.

Mariane s’était approchée d’Anatole ; et lui prenant une main affectueusement, elle lui dit :

— En vérité, ce n’est pas raisonnable, monsieur Anatole !… cette nuit, à deux heures, il y avait encore de la lumière dans votre cabinet, et madame vous a entendu marcher continuellement… Mon Dieu ! vous vous donnerez une fièvre cérébrale.

— Pardonne-moi, chère Mathilde, si j’ai troublé ton sommeil, balbutia M. de Ranval d’un air embarrassé, j’avais quelque chose de très important à finir… et je suis obligé de travailler souvent La nuit… tu le sais bien… car, pendant le jour, cette maison est si bruyante…

— Eh bien ! il faut la quitter, mon ami, dit Mathilde ; nous irons nous loger dans un quartier plus paisible : oui, cette maison a trop de locataires ; c’est un bruit continuel de voitures qui entrent et qui sortent.

Et la chambre de ce pauvre monsieur Anatole est justement sur la cour, ajouta Mariane ; depuis hier surtout, c’est un vacarme abominable ; il arrive à chaque instant des voitures pleines de banquettes, de lustres et de candélabres, pour un grand bal masqué que donne aujourd’hui, je crois, cette dame qui demeure ici depuis quelques jours.

— Quelle est cette dame, Mariane ? demanda M. de Ranval avec un tressaillement.

— Je ne la connais pas, monsieur, répondit Mariane d’un air d’indifférence ; le portier m’a dit comment on la nomme, mais je ne m’en souviens pas… C’est, je crois, un nom comme… Il ne me revient pas…

— N’importe, Mariane, dit madame de Ranval, nous sommes peu curieux de le savoir.

— Au contraire, au contraire, interrompit vivement Anatole, tâche de te rappeler le nom de cette dame, Mariane ; je tiens à le connaître.

— Ah ! j’y suis, monsieur, dit Mariane, c’est madame Villemont. En faisant hier votre chambre à coucher, j’ai aperçu un instant cette dame à une fenêtre qui est en face de la vôtre ; elle m’a regardée avec assez d’attention. C’est une fort belle femme, à ce qu’il m’a semblé, brune, d’une figure italienne…

— Tu ne m’avais pas dit cela, Mariane, interrompit madame de Ranval, dont la physionomie devint tout à coup grave et soucieuse. Ainsi donc cette dame occupe l’appartement de M. de Ronsoff ?…

— Oui, madame, répartit Mariane, et je ne le sais moi-même que depuis avant-hier. Comme cette dame a pris l’appartement tout meublé, il n’y a pas eu d’emménagement, et c’est à peine si l’on a remarqué son entrée dans la maison.

— Est-ce une femme mariée ? demanda M. de Ranval avec une espèce d’hésitation.

— Oui, monsieur, répondit Mariane, je crois me rappeler que le portier me l’a dit.

— Ce n’est pas elle, pensa Anatole.

Et Mathilde, ne pouvant comprendre une pareille curiosité de la part d’Anatole, se disait à elle-même :

— Que lui importe cette femme inconnue ?… Pourquoi ces questions puériles ?… Est-ce pour me donner le change, et me cacher ce qu’il pense ?…

Puis, s’approchant de Mariane, elle lui dit à voix basse :

— Je t’en prie, Mariane, laisse-nous seuls un moment.

Mariane sortit de la chambre sans qu’Anatole s’en aperçût.

Mathilde prit la main d’Anatole qui se laissa conduire machinalement, et l’un et l’autre ils s’assirent sur un canapé.

— Anatole, mon ami, dit madame de Ranval après quelques momens de réflexion et de silence, tu ne me parles pas de notre enfant… Tu as pourtant reçu une lettre de ton père ?

— Oui, Mathilde, répondit Anatole qui parut sortir de la rêverie où il était plongé, je pars aujourd’hui même pour Fontainebleau. Mon père m’annonce que notre enfant ne se porte pas bien.

— Dieu ! s’écria Mathilde en changeant de couleur, montre-moi cette lettre !… Tu n’avais pas dit cela à Mariane.

Et déjà elle avait parcouru des yeux la lettre que venait de lui donner son mari. Le papier tremblait dans sa main, et sa physionomie exprimait l’inquiétude.

— Voilà déjà plusieurs jours qu’il souffre, ce pauvre petit chérubin ! dit-elle avec émotion : il a la fièvre ! tous ces symptômes me paraissent alarmans… Anatole, je partirai avec toi ; je veux soigner moi-même ce cher enfant.

— Non, Mathilde, répondit Anatole en la serrant avec force contre sa poitrine, tu n’es pas en état de m’accompagner : songe que tu es à peine convalescente. Le temps est effroyable, et tu souffrirais beaucoup sur la grande route.

— Mon chéri, je serai près de toi !… Et puis il y a si long-temps que je n’ai embrassé mon fils… Hélas ! je ne suis plus sa mère… une autre que moi le nourrit… je veux le voir !… Anatole, je t’en conjure, laisse-moi t’accompagner !…

— Mais je ne serai que vingt-quatre heures absent, ma chère Mathilde ! après-demain au plus tard je te donnerai des nouvelles de ton enfant. Mais, en vérité, je ne puis te laisser partir : songe qu’il te faudrait passer la nuit en voiture ; et par ce froid, ce serait de la dernière imprudence ! D’ailleurs, ma bonne Mathilde, cette lettre de mon père ne doit pas t’alarmer à ce point ; tu sais qu’il voit toujours les choses en noir et qu’il s’inquiète facilement. Voilà déjà plusieurs fois que notre enfant a de pareils accès de fièvre ; mais Gilbert m’a toujours dit qu’il ne fallait pas nous tourmenter, que c’était une légère fièvre de dentition… et tu sais qu’il ne voit rien de grave dans cet état de langueur où se trouve depuis quelques mois ce cher petit, et qui finira, dit-il, selon toutes les apparences, avec l’hiver.

— Anatole, je t’en supplie, ne me refuse pas cette grâce… je t’assure que j’ai besoin de voir mon enfant !… Et puis du moins je serai quelques heures avec toi, mon chéri… toute seule, sans qu’un étranger se mêle à nos doux épanchemens !… Il y a si long-temps que tu m’as ouvert ton âme !… Hélas ! tu ne le croirais pas, mais par moment je tremble d’avoir perdu ta confiance !… Gilbert est bien heureux, lui… tu ne lui caches rien… il est ton seul ami, le seul dépositaire de tes secrets…

— Mes secrets, Mathilde ! répondit Anatole avec effusion, je n’en ai pas, je n’en ai jamais eu pour toi !… Sans doute, Gilbert est mon ami… je crois qu’il nous porte à tous deux une véritable affection, et qu’il est digne de la mienne… mais sois tranquille, va… Gilbert n’a que la seconde place dans mon cœur… et tu seras toujours pour moi la plus chère des amies… Oui, Mathilde, tu peux me croire… tout ce qu’il y a de tendresse au fond de mon âme est pour toi !…

— Tout ce qu’il y a de tendresse et d’amour, n’est-ce pas, Anatole ? reprit Mathilde avec un accent doux et triste qui vibra douloureusement dans le cœur d’Anatole.

— Est-ce qu’elle douterait de moi ? pensa-t-il.

— Anatole, continua madame de Ranval avec une expression de voix déchirante, tu ne sais pas… j’ai fait cette nuit un bien mauvais rêve… qui m’épouvante encore !… j’ai rêvé que tu ne m’aimais plus…

Anatole poussa un cri.

— Ah ! quelle pensée, Mathilde !…

— Je ne le pense pas, Anatole, reprit-elle avec énergie, autrement je serais déjà morte… Dis, crois-tu que je pourrais vivre un instant sans ton amour ?… Ton amour c’est ma vie, c’est mon sang, c’est mon âme… Il est nécessaire à mon existence comme la rosée aux fleurs, comme l’air à tout ce qui respire… Oui, je suis sûre que tu m’aimes… car je t’aime tant, moi, qu’il serait impossible que tu ne m’aimasses pas !… Depuis que mon cœur est capable d’aimer et de sentir, il n’a battu que pour toi, pour toi seul… il ne renferme qu’une pensée, qu’un nom, qu’une image… c’est toi… toujours toi…

Alors ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et leurs sanglots, leurs larmes se confondirent ; ils souriaient et pleuraient à la fois ; le visage pâle de Mathilde rayonnait de bonheur.

— Enfin, je retrouve Anatole ! s’écriait-elle en l’étouffant de baisers.

— Ô Mathilde, ô ma bien-aimée ! dit M. de Ranval avec une exclamation partie du fond de l’âme, non, il n’est rien d’aussi pur que toi dans la création… Dieu a mis dans ton âme et sur ton visage, beauté, candeur, innocence… il t’a créée parfaite comme ses anges… et je suis devenu poète un jour en te regardant !… Oui, ce peu de génie que les hommes m’accordent, c’est toi qui me l’as donné, Mathilde… il est né de ton souffle !… sans toi je n’eusse été qu’un poète vulgaire… tu es le soleil qui a fécondé mon âme… Ô Mathilde, tu n’as pas oublié que c’est pour toi que j’ai fait mes premiers vers… ils sont pleins de ton nom…

— Oui, cher Anatole, hier encore, avant de m’endormir, je les relisais pour la millième fois, et des larmes de bonheur inondaient mes yeux… Ils me rappelaient de si douces choses, ces beaux vers où tu as mis toute ton âme… Heureuse, heureuse la femme qui les a inspirés !… Et toi, Anatole, les relis-tu de temps en temps ?…

— Je les sais par cœur, Mathilde, répondit Anatole avec un sourire douloureux et contraint. Et dans sa pensée, il ajouta :

— J’étais si pur, quand je les fis.

— Est-ce que je ne t’inspire plus, méchant ? dit madame de Ranval en inclinant sa jolie tête vers Anatole, avec un mélange de tristesse et d’innocente coquetterie ; voilà bien des mois que tu n’as écrit de vers sur mon album… Tu ne veux donc plus m’en adresser ?…

Anatole ne put s’empêcher de baisser les yeux, Il avait horreur de la dissimulation, et plusieurs fois il fut au moment de se jeter aux genoux de Mathilde, de lui demander grâce ; mais il se rappela ce qu’il avait promis au docteur Gilbert, et la crainte de paraître aux yeux de Mathilde plus coupable qu’il n’était arrêta au bord de ses lèvres le secret qui peut-être allait s’en échapper. Il se tut.

— Comme tu es silencieux, Anatole ! dit madame de Ranval d’une voix altérée… Mon Dieu ! tu ne m’écoutes pas… te voilà retombé dans tes rêveries… Ton front est redevenu sombre… on dirait que tu évites mes regards !… Parle-moi franchement… Est-ce que, sans le vouloir, je t’aurais offensé tout à l’heure avec des reproches qui n’étaient pas sérieux ?…

— Toi, Mathilde ? s’écria Anatole avec attendrissement ; toi la plus douce et la plus patiente des créatures ! toi m’avoir offensé ?… Cher ange, depuis que je te connais, jamais une parole amère n’est sortie de ta bouche, jamais ton regard n’a cessé d’être aimable et tendre… Mon front est toujours chargé de nuages, et le tien est toujours resté pur et limpide comme ton âme !… Je t’ai vue toujours pleine de bonté, de calme et de résignation… et j’ai honte d’être aussi peu digne de toi. Ah ! que ferais-je dans ce monde si je ne t’avais pas, Mathilde ? Oh ! pardonne, pardonne !… je suis un être incompréhensible, irrésolu, capricieux… mais tu seras toujours l’objet de mon adoration. Pauvre amie ! souvent tu me crois triste, et je n’ai aucun sujet de l’être ; seulement c’est la faiblesse de ma nature qu’une heure de pensée désorganise… c’est la fatigue de mon cerveau qui, malgré moi, travaille sans cesse !… Parfois je suis prêt à briser ma plume, à laisser là mes livres commencés, à dire un éternel adieu aux arts, à la poésie, pour n’aimer que toi seule et te consacrer toute ma vie, toute mon âme !… Et puis tout à coup des idées de gloire viennent m’assaillir… Ah ! Mathilde, les poètes sont comme les enfans… ils ne savent pas ce qu’ils veulent !… Mélancoliques ou joyeux sans cause, ils sont presque toujours en contradiction avec ce qui les entoure… Mais toi, ô Mathilde ! tu es une femme courageuse, forte et résignée, toujours bonne, toujours aimante… toujours la même !…

— Eh bien ! mon ami, crois-moi, dit madame de Ranval d’une voix tremblante de bonheur, interromps quelques jours ces travaux qui t’épuisent ; va te reposer à la campagne. N’est-ce pas, Anatole, nous partirons tous deux aujourd’hui pour Fontainebleau ? Tu peux bien donner une huitaine de jours à ton père et à ton enfant !… Ce bon M. de Ranval, voilà si long-temps qu’il nous presse de venir !… Nous allons lui causer une délicieuse surprise… Et puis, notre cher petit, nous le verrons à toute heure du jour… car ici je meurs d’inquiétude, maintenant qu’il est malade ! Anatole, nous reviendrons l’un et l’autre mieux portans. C’est un si poétique endroit que Fontainebleau ! Nous pourrons faire encore de ces longues promenades où nous avions tant de choses à nous dire !… On a besoin quelquefois de se retremper au sein de la nature… car dans Paris on ne respire pas !… Les idées s’y fanent comme le visage ! Moi qui aime tant le soleil, c’est à peine si j’en peux voir ici quelques rayons pâles et ternes, qui ne me réchauffent pas… Oh ! je sens qu’une semaine passée à la campagne, entre mon mari et mon enfant, me fera plus de bien que toutes les ordonnances du docteur Gilbert.

— J’y consens, Mathilde, partons ensemble ! s’écrie M. de Ranval avec feu. Dérobons-nous pour quelques jours à cette ville tumultueuse où l’on a tant de peine à trouver le calme et le bonheur !… Maintenant Paris m’est odieux… c’est une mer continuellement agitée, pleine de troubles et de tempêtes ; on n’y peut goûter un seul instant les délices tranquilles de la famille et de l’étude… Tiens, si tu veux, Mathilde, nous irons nous fixer pour toujours à Fontainebleau, auprès de mon père ?… Les plaisirs de Paris sont pour nous des ennuis, des fatigues… il nous faut à nous des voluptés plus douces, moins bruyantes et plus intimes !…

— Anatole, que je suis heureuse de t’entendre parler ainsi !… Être à côté de mon fils… à côté de toi… toujours… et vivre à deux comme autrefois dans le silence et l’oubli des hommes, loin des importuns et des méchans… loin, bien loin des orages politiques… Ah ! je n’ai jamais désiré d’autre bonheur !… Cher Anatole ! voilà bien longtemps que je rêvais une pareille existence… mais alors tu aimais Paris et je n’osais pas te dire à quoi point je le haïssais… j’aurais été cruelle de t’en arracher.

— Oui, fuyons, fuyons, murmura tout bas Anatole, pour rester pur.

— Mais c’est un sacrifice que tu me fais, sans doute, Anatole ?… ce Paris, tu l’aimes peut-être encore ?

— Non, répondit sourdement Anatole, je le déteste ; nous sommes faits tous deux pour vivre à la campagne. Ils sont factices tous les plaisirs que l’on goûte ici. Dans cette ville toute pleine de bruits et de ténèbres, dans ce chaos d’hommes et de pierres, on n’entend nuit et jour que des lamentations, des rires d’impiété, des hurlemens… cris de douleur et de rage, cris de passions mauvaises !… J’ai besoin à présent de me recueillir loin du bruit que font les hommes, et d’entendre ce qu’on entend à toute heure du jour dans les plaines et les montagnes… tous ces murmures de feuilles et d’oiseaux, ces bourdonnemens vagues et indéfinissables, ces mystérieuses harmonies qui sont la voix de la nature et de Dieu !… Alors, Ô Mathilde ! rien ne manquera à ma félicité… tu seras près de moi… notre enfant grandira sous mes yeux… j’aurai mes livres, mes chers livres, que je n’ai pas ouverts depuis si longtemps !… Et mon vieux père au moins ne craindra plus qu’une autre main que la mienne lui ferme les paupières !… Nous aurons quelques amis, deux ou trois seulement… et Gilbert viendra passer, de temps à autre, une semaine de bonheur avec nous.

Au nom de Gilbert, Mathilde ne put retenir un léger mouvement d’impatience, et dit avec un accent mêlé de reproche et de tendresse :

— Est-ce que ton père, ta femme et ton enfant ne te suffisent pas, Anatole ?… M. Gilbert est donc bien nécessaire à ton existence ?

— Tu ne l’aimes pas, Mathilde, et tu es injuste… Si tu savais quels soins dévoués et infatigables cet homme excellent t’a prodigués lorsque tu étais si malade !… Sans lui, Mathilde, je ne te presserais plus maintenant dans mes bras…

Et tout en parlant ainsi, Anatole serrait contre son cœur Mathilde qui l’inondait de caresses, de larmes et de baisers. Cette vive et délicieuse étreinte durait encore, lorsque la porte s’ouvrit, et Mariane annonça le docteur Gilbert.