Le Docteur Gilbert/Chapitre IV

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Boulé (p. 16-19).


IV.


— Diable ! diable ! que signifie cela ?… murmura dans ses dents le docteur Gilbert, en voyant les deux époux qui se tenaient encore embrassés ; et sa physionomie sardonique et souriante prit tout à coup une étrange expression de contrariété.

Dès qu’Anatole aperçut le docteur, il tressaillit comme un coupable saisi en flagrant délit ; et ses deux bras, qui entouraient la taille élégante et souple de Mathilde, tombèrent comme paralysés, Mathilde elle-même ne put s’empêcher de baisser la tête par un instinct de pudeur toute féminine, et ses joues blanches comme de l’albâtre se colorèrent d’un léger incarnat.

Le docteur salua madame de Ranval d’une manière gracieuse et dégagée : puis, après avoir mis son chapeau sur le guéridon, il s’approcha d’Anatole et lui donna une poignée de main.

Le docteur Gilbert avait deux ans de plus qu’Anatole ; il était grand, maigre, et singulièrement serré dans son habit, qui lui pressait la taille et faisait saillir la forme de ses hanches, qu’il avait naturellement très proéminentes. Il aurait pu se tenir fort droit, mais il préférait pencher toujours un peu en avant le haut de son corps ; soit par affectation, soit qu’il trouvât cette altitude plus commode et moins fatigante pour sa colonne vertébrale, qu’une jeunesse orageuse avait considérablement affaiblie, Sa figure était d’une régularité presque napoléonienne, son nez aquilin, ses yeux noirs et perçans ; mais ses lèvres fines et minces, dont les coins étaient presque toujours relevés par un sourire indéfinissable, avaient quelque chose de répulsif et de glacial. Quoiqu’il eût à peine vingt-neuf ans, on pouvait déjà remarquer sur son front quelques rides précoces et deux cercles bleuâtres à l’entour de ses yeux : sa chevelure, autrefois d’un noir d’ébène, commençait à s’argenter sur le devant de la tête, et les tempes étaient presque dégarnies ; ses joues étaient pâles et sans animation, mais ses grandes prunelles, pleines de vie et de feu, brillaient par moment comme les yeux d’un aigle.

Sa mise coquette et recherchée, ses mains d’une excessive blancheur et soignées comme celles d’une petite maîtresse, annonçaient un homme jaloux de plaire, et toute sa personne exhalait un parfum d’élégance qui contrastait d’une manière frappante avec le costume incomplet et négligé d’Anatole,

Le docteur Gilbert était certainement un homme d’esprit ; mais il avait surtout le précieux talent de se faire valoir, et se retranchait souvent dans une importante et grave taciturnité lorsqu’il n’avait rien à dire, ou lorsqu’il ne voulait pas se mêler à la conversation de gens véritablement instruits, dont les moindres questions auraient pu l’embarrasser : alors il passait aux yeux du monde pour un génie d’une trempe supérieure, pour un philosophe, un penseur profond ; son œil étincelait d’une flamme plus vive ; il se mordait les lèvres en imprimant à sa tête une espèce de balancement convulsif, et se frottait les mains l’une contre l’autre pendant des heures entières sans prononcer une seule parole. Il n’avait pas embrassé la médecine par goût, mais par calcul ; et considérant cette profession comme un excellent moyen pour réussir auprès des femmes les plus scrupuleuses et le mieux surveillées, il l’avait préférée à toutes les autres, et l’exerçait déjà avec assez de distinction. Sa clientèle, qui devenait de jour en jour plus considérable, ne comptait pas un très grand nombre de gens riches, mais, en revanche, elle se composait des plus jolies femmes de Paris ; le docteur Gilbert était l’Esculape des danseuses de l’Opéra et des femmes entretenues les plus fringantes de la Chaussée-d’Antin ; et ces dames, enchantées d’avoir un docteur aussi galant, aussi aimable, lui payaient presque toujours, sans marchander, les honoraires qu’il exigeait d’elles. Toutefois, M. Gilbert ne se contentait pas d’être médecin, il écrivait de temps en temps quelques vaudevilles assez égrillards qu’il faisait jouer le plus facilement du monde, grâce à l’empire qu’il avait su prendre sur deux ou trois directeurs de théâtre, qui ne mettaient pas tous les jours l’orthographe ; doué d’un magnétisme de regard inconcevable, d’un amour-propre immense et d’un aplomb merveilleux, il n’avait pas la moindre peine à persuader à ces bonnes gens que chacune de ses pièces était un chef-d’œuvre, qui ne pouvait manquer d’emplir leur caisse vide. Le docteur Gilbert était un de ces mortels privilégiés qui réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent : il excellait à jeter de la poudre aux yeux. Les femmes en raffolaient ; et, certainement, s’il avait eu soin depuis l’âge de vingt ans d’enregistrer toutes ses maîtresses, sa liste n’eût guère été moins longue que celle de don Juan.

— Vous ne m’attendiez pas sans doute de si bonne heure, madame ? dit Gilbert en jetant un coup d’œil observateur et furtif sur le canapé dont les coussins étaient foulés.

— Il est vrai, monsieur, répondit Mathilde avec une politesse froide et réservée ; je présume que vous avez quelque chose à dire en particulier à mon mari ?… Je vous laisse.

Et madame de Ranval fit quelques pas vers la porte après avoir salué le docteur.

— De grâce, madame, demeurez ! dit celui-ci d’un air mélancolique et suppliant, c’est pour vous absolument que je viens…

Puis, se tournant vers Anatole, il lui demanda d’un accent plein d’intérêt comment madame de Ranval avait passé la nuit.

— Assez bien, je présume, Gilbert, répondit Anatole ; mais pourquoi ne lui adresses-tu pas à elle-même cette question ?

— Ah ! c’est que madame ne veut jamais être malade, reprit Gilbert avec un sourire équivoque ; elle a peur sans doute de mes ordonnances… car jamais elle ne veut me dire quand elle souffre ; il faut que je le devine. Oui, Anatole, madame se laisserait plutôt mourir, que de m’envoyer chercher. Heureusement que je n’attends pas qu’on m’appelle.

— En vérité, monsieur, répondit Mathilde qui ne put s’empêcher de baisser les yeux devant le regard fixe et pénétrant du médecin, j’aurais honte la plupart du temps de vous déranger pour une migraine et de légères indispositions qui ne m’inquiètent nullement ; sans être malade, je ne suis jamais complètement bien ; mais, après le choc qu’elle a reçu, ma santé ne peut se remettre que petit à petit ; et si vous n’aviez pas l’extrême attention de venir aussi fréquemment, je crois que je prendrais mon mal en patience sans vous en importuner.

Il y avait dans l’accent de Mathilde une certaine aigreur qui n’était pas naturelle à sa voix, toujours douce et bienveillante ; le docteur n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et, saluant madame de Ranval avec un sourire aimable et galant, comme pour la remercier des paroles obligeantes qu’elle venait de prononcer, il lui dit en appuyant sur chaque mot :

— Oui, madame, je sais que vous êtes patiente et courageuse, et que vous savez souffrir sans vous plaindre ; mais si vous n’êtes jamais inquiète de votre santé, vos amis le sont pour vous, madame… À vrai dire, hier soir en vous quittant, j’étais un peu tourmenté ; je vous avais laissée avec un commencement de fièvre, vous toussiez beaucoup, et je craignais presque une rechute…

— Je vous remercie, monsieur, de l’intérêt que vous prenez à ma santé, répondit Mathilde avec une légère inclinaison de tête.

— Ah ! madame, je ne puis vous cacher qu’elle est encore bien chancelante… elle a reçu dernièrement une rude atteinte, et sans une extrême prudence, sans les plus grands ménagemens, elle aurait infiniment de peine à se rétablir.

— Mon cher Gilbert, dit Anatole en s’arrachant à la préoccupation qui déjà recommençait à s’emparer de lui, ne penses-tu pas comme moi que l’air de la campagne et le déplacement pourraient faire du bien à Mathilde ? Nous avons l’intention d’aller passer une huitaine de jours à Fontainebleau, chez mon père ; nous comptons même partir ce soir.

La physionomie du médecin se rembrunit tout à coup singulièrement ; il fronça un instant le sourcil, et croisant les bras d’un air doctoral et sévère :

— Partir ce soir ?… répondit-il en hochant la tête, partir ce soir ?… Ah ça ! mais parles-tu sérieusement, Anatole ?… Par le plus horrible temps du monde, par un froid de dix degrés, faire voyager la femme, faible et souffrante comme elle est encore ?… Oh ! tu as perdu l’esprit, ou bien tu plaisantes.

— Non, docteur, répartit madame de Ranval d’un ton ferme et résolu, rien n’est plus sérieux ; nous partirons aujourd’hui pour Fontainebleau. L’air humide et lourd de Paris ne me convient pas, et je sens que la campagne est indispensable pour me rétablir.

— Mais c’est impossible, madame ! répliqua le docteur d’une voix altérée ; y songez-vous ? Partir, faire un voyage dans l’état où vous êtes…

— Un voyage ! oh ! docteur, vous plaisantez… quinze lieues, vous appelez cela un voyage ?

— Ma chère Mathilde, dit Anatole avec une expression caressante, puisque Gilbert ne te conseille pas de partir, il faut remettre ton voyage. En effet, ma bonne amie, le temps est abominable, et je n’y pensais pas… Tiens, regarde, il tombe de la neige, le vent plie en deux les arbres.

— En conscience, madame, reprit le docteur Gilbert avec gravité, vous ne pouvez songer à vous mettre en route avant la fin de l’hiver ; je ne répondrais pas des suites d’une pareille imprudence.

— Vous cherchez à m’effrayer, docteur, répliqua madame de Ranval en souriant d’une manière contrainte ; mais je n’en partirai pas moins ! Je me sens la force d’entreprendre ce petit voyage, et je puis vous assurer que je ne suis pas si faible et si malade que vous voulez me le faire croire.

La figure du médecin trahissait une inquiétude visible : il se mordait les lèvres avec impatience, et sa voix devenait de plus en plus agitée.

— Eh bien ! madame, puisque vous ne voulez pas suivre les conseils de votre médecin, dit-il avec tristesse, je me tairai ; mais c’est en ami que je vous parle à présent !… mes conseils, madame, sont des prières… Je vous en conjure, ne partez pas aujourd’hui !… Attendez une quinzaine de jours encore !… peut-être le temps sera-t-il plus favorable, le froid moins vif ; en tout cas, vous aurez plus de force pour supporter la fatigue de la route… Mais enfin, quel intérêt si puissant vous oblige de partir aujourd’hui même ? Rien, madame, absolument rien. Je concevrais tout au plus une semblable résolution si votre enfant était gravement malade… car une mère ne réfléchit pas !… elle sacrifierait sa vie pour sauver celle de son enfant !… Mais vous n’avez pas une excuse pareille, madame ; la santé de votre fils ne vous donne aucun sujet d’inquiétude…

— Au contraire, monsieur, je suis inquiète, très inquiète, et c’est ce qui me décide à partir. Mon pauvre enfant est malade !…

Le docteur Gilbert, qui ne s’attendait pas à cette réponse, demeura un instant frappé de stupeur ; mais son trouble ne fut pas de longue durée.

— C’est M. de Ranval qui vous écrit sans doute, madame ? reprit le médecin.

— Oui, monsieur, répondit Mathilde.

— Tiens, Gilbert, dit Anatole en tirant de sa poche la lettre qu’il avait reçue le matin, et la présentant toute déployée au docteur, lis cette lettre de mon père.

Et pendant que le docteur lisait tout bas, et qu’Anatole observait silencieusement la physionomie de Gilbert, madame de Ranval sonna sa femme de chambre.

— Vous m’appelez, madame ? dit Mariane en entrant dans le salon.

— Mariane, nous partons ce soir pour Fontainebleau, Anatole et moi, dit Mathilde en élevant la voix comme à dessein : viens dans ma chambre préparer avec moi ce qui m’est nécessaire pour un voyage de huit ou quinze jours : tu nous accompagneras.

— De tout mon cœur, madame ! répartit Mariane avec une exclamation de joie. Je verrai donc notre joli petit ange !

— Quoi ! madame, s’écria le docteur avec un ton de reproche affectueux, mes conseils, mes prières, mes supplications, ne peuvent donc rien sur vous ? Mais cette lettre qui vous paraît si effrayante, je vous jure qu’elle n’a rien d’alarmant ! Si votre fils courait vraiment quelques dangers, je ne vous retiendrais pas, madame… Mais vous seriez coupable de compromettre votre santé, quand rien ne vous y oblige. Anatole, tu connais ton père ; il n’a pas la moindre notion de médecine, et tu l’as vu mille fois s’inquiéter pour des bagatelles ; un rhume, un mal de tête, l’épouvantent ; il ne rêve que fluxions de poitrine et fièvres cérébrales. Vous pouvez m’en croire, votre enfant n’est sans doute plus malade au moment où je parle ; ce n’était qu’un léger mouvement de fièvre causé par la dentition ; mais, d’après cette lettre, je ne vois aucun symptôme grave. Toi, Anatole, pour tranquilliser ta femme, tu peux aller passer vingt-quatre heures à Fontainebleau ; encore, est-ce parfaitement inutile, car je te prédis que si tu veux patienter jusqu’à demain, tu recevras de ton père des nouvelles tout à fait rassurantes… Mais laisser partir madame de Ranval aujourd’hui, par un temps pareil, ce serait une folie impardonnable, et tu pourrais t’en repentir toute la nuit.

— Tu l’entends, Mathilde ? dit Anatole d’une voix presque suppliante, sois raisonnable ; reste ici. Je partirai seul.

— Non, je veux t’accompagner, Anatole, répondit-elle d’un accent ferme et doux à la fois. Ne fût-ce que pour embrasser mon enfant, et repartir à l’instant même !… Il souffre, il a besoin de moi… C’est un devoir de mère, et je le remplirai !…

— Mais si tu ne peux remplir ce devoir sans compromettre ta santé, Mathilde ?… reprit M. de Ranval

— Madame, vous êtes mère, dit le docteur d’un air morne et solennel ; vous vous devez à votre enfant ; mais vous devez quelque chose aussi à votre époux !… Je vous répète, madame, que vous ne pouvez partir… Au nom de l’amitié, madame, au nom de tout ce qui vous aime, restez !… oh ! restez !

— Docteur, vous m’avez séparée de mon enfant, dit madame de Ranval en secouant la tête avec tristesse ; vous ne m’avez pas permis de le nourrir… et comme si ce n’était pas encore assez de m’ôter mon fils, vous avez voulu qu’il fût placé bien loin de moi… à quinze lieues de sa pauvre mère qui ne peut pas même aller l’embrasser !… Mais c’en est trop ! je vous le déclare… dussé-je tomber malade en arrivant !… dussé-je mourir, je veux presser aujourd’hui mon enfant sur mon cœur !…

Puis se tournant vers Mariane :

— Viens, Mariane, continua-t-elle avec une étrange émotion, suis-moi dans ma chambre : je vais faire mes préparatifs.

Elle salua froidement le docteur, et sortit du salon.