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Le Docteur Gilbert/Chapitre VIII

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Boulé (p. 37-40).


VIII.


Lorsque Anatole se trouva seul avec Victorine, une espèce de crainte indéfinissable s’empara de lui : un frisson parcourut tout son corps, et de plus fortes palpitations soulevèrent sa poitrine. Il n’osait tourner les yeux vers madame Villemont, qui semblait elle-même interdite et tâchait de se donner une contenance. Elle penchait languissamment sa tête sur une épaule, et ses grandes prunelles noires, qui se dirigeaient avec amour vers Anatole, se voilaient par moment de leurs cils longs et soyeux, comme pour se soustraire au regard.

— Oh ! que cette femme est belle ! pensait Anatole dans une contemplation muette : que de grâces et d’enchantement ! que de poésie dans toute sa personne !… Pourquoi cette charmante créature n’est-elle pas vertueuse !

Et Victorine, silencieuse comme Anatole, se disait :

— Qu’il y a de noblesse dans son visage !… comme il est beau !…

Tout à coup le front d’Anatole devint soucieux, mélancolique, et se creusa d’une ride profonde, qui apparaissait chaque fois qu’une idée grave et triste venait l’assaillir. Il promenait douloureusement sa vue autour de lui sur les riches tentures de soie qui tombaient à larges plis des croisées, sur les glaces magnifiques, sur le fastueux ameublement du salon ; et mille pensées cruelles se pressaient tumultueusement dans son esprit.

— Quel luxe ! se disait-il, que de richesses !… Ah ! tout cela, peut-être, c’est le prix de sa honte !

— Cet homme m’impose, pensait Victorine qui ne savait de quelle manière engager la conversation ; je ne trouve rien à lui dire !

Enfin, après avoir hésité quelque temps encore, elle dit d’une voix tremblante d’émotion.

— Il faut convenir, monsieur, que le hasard nous sert quelquefois étrangement… Je ne savais pas que vous demeuriez dans cette maison, quand j’y suis venue prendre un appartement… Certes, je ne pouvais mieux choisir !

— En effet, madame… balbutia Anatole, vous avez un appartement superbe… beaucoup plus vaste que l’autre… Je ne puis qu’applaudir à votre bon goût, madame… Ce salon est magnifiquement décoré… les meubles, les draperies sont admirables !…

— Oui… répondit Victorine, ils ne sont pas trop mal… À vrai dire, ce n’est pas moi qui les ai choisis, monsieur… mais ils m’ont plu au premier coup d’œil. Cet appartement, comme vous le savez, je présume, était occupé par un M. de Ronsoff, qui, se trouvant obligé de partir brusquement pour la Russie, m’a vendu ce mobilier.

— Tout cela, madame, a dû vous coûter fort cher… poursuivit Anatole en regardant Victorine avec tristesse.

— Mais… assez cher… dit-elle en changeant d’altitude pour dissimuler son trouble ; néanmoins, comme l’appartement m’a tout de suite convenu, le prix ne m’a pas arrêtée… Celui que j’avais rue du Helder était vraiment par trop mesquin…

— Il me semblait fort joli, madame, reprit Anatole ; puis, avec hésitation, il ajouta : — Voyez-vous toujours quelquefois M. Dubreuil, madame ?…

— Non, monsieur, répliqua-t-elle d’une voix ferme, j’ai définitivement rompu avec lui… Depuis long-temps je voulais sortir de la position fausse où je me trouvais, et me réhabiliter aux yeux du monde !… Je l’ai fait, monsieur… et j’ose dire que c’est à vos conseils que je dois cet heureux changement… Allez, j’ai beaucoup réfléchi depuis trois mois… et dernièrement enfin mes yeux se sont ouverts… Oui, monsieur Anatole, il y a trois semaines environ, j’ai pris tout à coup la résolution sérieuse de vivre honorablement ; et, ne consultant que ma conscience, j’ai déclaré à M. Dubreuil que je ne pouvais plus désormais le voir ni rien accepter de lui !… Ses prières, ses larmes n’ont pu m’ébranler !… j’ai résisté aux plus magnifiques promesses, aux offres les plus brillantes !… J’avais la misère et la faim en perspective… et je n’ai pas hésité… Est-ce que le docteur Gilbert ne vous avait pas dit cela, monsieur ?…

— Il me l’avait dit, madame !… répondit Anatole d’une voix lente et grave.

— Et vous ne l’avez pas cru ! ajouta Victorine avec une exclamation douloureuse : avouez que vous ne l’avez pas cru !…

Anatole demeura immobile et ne fit aucune réponse.

— Vous n’avez pas cru, monsieur, qu’une pauvre jeune femme égarée pût avoir des remords et qu’elle fût capable de préférer la misère à la honte !… Cela est pourtant vrai, monsieur, je ne vous en impose pas !… Du sein de la fortune et des jouissances, je me suis vue tout à coup précipitée dans un état de gêne et de privations bien cruel pour moi, monsieur !…

— Mais je vois avec plaisir que ce cruel état de gêne n’a pas duré long-temps, madame… reprit Anatole en tournant la tête comme pour examiner les objets fastueux qui l’environnaient ; grâce à Dieu ! la fortune vous sourit de nouveau…

— Oui ! le ciel, je crois, m’a récompensée de mon courage ! dit Victorine ; je me suis réconciliée presque aussitôt avec un de mes oncles qui est fort riche et qui a toujours eu pour moi beaucoup de tendresse : touché de mon repentir, et craignant que mes habitudes de luxe et de folles dépenses ne me fissent retomber dans les désordres de ma première jeunesse, il a voulu m’assurer une existence heureuse et indépendante, au moyen d’une rente annuelle assez considérable qu’il me paie lui-même… Mais, en changeant de vie, il fallait aussi changer de nom… car le mien, je dois vous le dire, ma mère avant moi l’avait déshonoré, monsieur !… Et, sur le point de recommencer une vie nouvelle, je voulais perdre jusqu’au souvenir du passé !

— S’il était vrai ! pensa Anatole qui sentit venir des larmes au bord de ses paupières.

— Ah ! monsieur Anatole ! s’écria Victorine en lui pressant une main dans les siennes, que ne vous dois-je pas ?… c’est vous qui avez fait ce miracle !… c’est vous qui m’avez remise dans la bonne voie !… vous qui m’avez rendu l’estime du monde et l’estime de moi-même !… Oh ! comment vous exprimer avec des paroles tout ce qu’il y a pour vous, dans mon cœur, d’affection et de reconnaissance !… C’est maintenant, monsieur, que je vois combien j’étais coupable, et combien le vice est affreux !… Je sens que j’étais née pour une vie simple et calme, pour être une bonne mère de famille !… Mais, hélas ! vous savez ce que c’est que l’empire des mauvais exemples sur une pauvre jeune fille, crédule et sans expérience !… À ma place peut-être bien des femmes, qui sont bonnes et vertueuses, auraient succombé comme moi… Allez, monsieur Anatole, je n’ai jamais aimé le vice et les plaisirs coupables d’une vie mondaine et dissipée… bien souvent j’ai versé des larmes amères en voyant l’abjection profonde où j’étais descendue !… Mais je me croyais trop avant plongée dans le gouffre, pour en pouvoir jamais sortir !… je désespérais de moi !… et vous ne m’avez pas abandonnée, vous êtes venu a mon secours… vous m’avez tendu la main !

— Pauvre et chère Victorine !… interrompit Anatole avec attendrissement, que je suis heureux de vous entendre parler ainsi… Oh ! non, jamais je n’ai désespéré de vous !… car vous avez l’âme belle comme le visage !… c’est un pur diamant que le souffle empesté du monde n’a jamais pu ternir !… J’ai compris que vous étiez égarée, mais que votre cœur n’était pas corrompu !… Hélas ! c’est votre mère, plutôt que vous, qui me semblait coupable. Éblouissante de beauté, de grâces et de charmes… environnée partout de perfides adorateurs qui vous prodiguaient la flatterie et le mensonge, qui vous empoisonnaient de leurs fétides conseils, de leurs épouvantables maximes, il aurait fallu, pauvre femme, être plus qu’un ange pour ne pas succomber !… Les anges eux-mêmes ne sont pas toujours restés purs ! Mais, dites-moi, Victorine, à peine échappée au torrent, pourquoi l’affronter encore ?… pourquoi marcher sur une pente glissante et rapide qui peut vous entraîner ?… Dites, au lieu de fuir ce monde cruel et pervers, qui a si lâchement abusé de vous, crédule jeune fille… pourquoi le rechercher au contraire, et l’attirer dans vos salons ?… Est-ce que vous ne craignez pas de redevenir sa proie ?…

— Non, répliqua Victorine, avec un sourire amer et dédaigneux, ce monde ne me fait plus peur, car je le méprise !… et je hais tous les hommes, tous !… excepté peut-être un seul !…

Et cette exclamation fut accompagnée d’un regard tendre et brûlant qui fit soudain bondir le cœur d’Anatole, dont les joues se colorèrent d’une vive rougeur.

— Mais je dois vous parler franchement, continua Victorine avec une inflexion de voix passionnée, c’est à cause de vous que je donne ce bal, monsieur Anatole… Il me fallait bien un prétexte pour vous ramener chez moi !…

— Se peut-il ?… murmura confusément Anatole avec une joie mêlée de terreur.

— Je n’avais que ce moyen-là, monsieur Anatole !… car je ne pouvais pas me résoudre à ne plus vous voir !… Mais dites, poursuivit-elle chaleureusement, pourquoi donc m’avez-vous abandonnée ?… Moi qui vous aimais comme une sœur !… ah ! cent fois plus encore !… Oui, vous êtes mon seul ami !… le seul véritable !… le seul homme en qui j’aie confiance, et qui ne me donne pas de conseils intéressés !…

— Moi, Victorine !… avoir d’autres pensées que votre bonheur !… s’écria Anatole en la serrant contre sa poitrine avec une profonde émotion.

Tout à coup la sonnette retentit bruyamment. Anatole éprouve un frisson involontaire, et ses bras, qui pressaient la jeune femme, retombent comme paralysés.

— C’est le docteur Gilbert qui revient, dit Victorine d’une voix molle et caressante ; mais soudain elle tressaille… une pâleur mortelle se répand sur ses joues…

— C’est lui ! murmure-t-elle.

Cependant elle doute encore ; elle prête l’oreille avec une attention pleine d’épouvante : un grand bruit se fait entendre dans un salon voisin, puis une voix forte et menaçante, une voix qu’elle ne peut méconnaître…

— Grand Dieu ! madame, comme vous pâlissez ! dit Anatole en la soutenant dans ses bras ; qu’avez-vous ?…

— Oh ! monsieur, je vous en supplie, dit Victorine frappée de terreur, ne vous montrez pas !… cachez-vous dans ce cabinet !…

— Pourquoi, madame ?

— Si l’on vous voit, je suis perdue ! reprit Victorine en joignant les mains, je ne m’explique pas !… Vous saurez tout plus tard !…

Aussitôt le bruit redouble, et la voix crie d’un accent terrible, en s’approchant :

— Que diantre ! qu’est-ce que tout cela signifie ?… Les apprêts d’un bal ?… Ah ! ah ! ah ! c’est, pardieu ! ce que nous allons voir !

— Permettez-moi de me retirer, madame, dit Anatole en saluant Victorine et en faisant quelques pas vers la porte.

— Non, il vous verrait sortir… Un moment… je vous en conjure !… Donnez-moi le temps de le congédier !

Et courant à lui, pâle et tremblante, elle le ramène vers le cabinet dont elle ouvre la porte, et la referme brusquement sur Anatole, étourdi, stupéfié.