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Le Docteur Gilbert/Chapitre IX

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Boulé (p. 40-43).


IX.


Victorine sentit son courage l’abandonner quand la porte du salon s’ouvrit et qu’elle vit paraître M. Villemont tout rouge de colère, et les yeux sortant de la tête. Néanmoins, elle affecta un air de calme et d’indifférence que démentaient la pâleur de son visage et le mouvement de sa poitrine agitée.

M. Villemont était un homme d’une soixantaine d’années, gros, court, haut en couleur ; il avait un ventre qui s’avançait d’une prodigieuse manière, et sa perruque fauve lui cachait presque entièrement le front. Son habit bleu, à boutons de métal, et dont les pans garnis d’énormes poches lui descendaient presque aux talons, était d’une ampleur extraordinaire et lui flottait sur les épaules comme un manteau : M. Villemont n’aimait pas à être serré dans ses vêtemens. Il était receveur général, et par conséquent fort riche ; aussi, bien qu’il ne fût pas un Adonis, trouvait-il peu de cruelles parmi toutes ces Vénus de médiocre vertu, dont l’espèce est si nombreuse à Paris, et qui vivent plus ou moins somptueusement du revenu de leur beauté.

M. Villemont, depuis une vingtaine d’année qu’il était veuf et receveur général, avait toujours eu des maîtresses qui l’adoraient à tant par mois ; et l’âge, au lieu déteindre en ses veines la fièvre des passions amoureuses, n’avait fait que l’irriter davantage au contraire, et rendre son appétit plus dévorant.

M. Villemont fit deux ou trois pas dans le salon d’un air tragique, et s’approchant de Victorine, il dit en frappant de sa canne contre le parquet :

— Eh bien ! qu’est-ce que tout cela signifie, mada…

Mais il fut interrompu dans sa question par un triple éternuement qui lui coupa la parole ; et tirant de sa poche un vaste mouchoir de couleur, il se moucha bruyamment, tout en secouant la tête d’une manière menaçante.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, madame ?… reprit-il en se bourrant les narines d’une large prise de tabac ; il paraît que vous donnez ce soir un bal ?…

— Oui, monsieur, répondit froidement Victorine, sans jeter les yeux sur M. Villemont.

— Ah ! ah !… et sans ma permission, madame ?…

— Vous n’étiez pas à Paris, monsieur : pouvais-je vous la demander ?…

— Et la poste, madame ?… à quoi sert-elle, s’il vous plaît ? ajouta M. Villemont d’une voix étouffée par la colère. Ah ! vous donnez un bal, madame !… C’est très bien, parfaitement bien ! Vous savez pourtant que je n’aime pas tout cela !… Quoi ! madame, il n’y a pas huit jours que vous occupez cet appartement, et vous y donnez déjà bal masqué !… Pas mal ! pas mal ! pas mal !…

— C’est un plaisir très innocent, monsieur, dit Victorine avec insouciance, et je ne conçois vraiment pas que cela puisse vous déplaire.

— Oui, oui, j’ai tort de me fâcher, n’est-ce pas ? reprit M. Villemont en tournant la tête à droite et à gauche pour examiner les nouveaux ornemens du salon. Pardieu ! il faut avouer que vous ne vous gênez pas, madame de Saint-Borry ! partout des glaces, des vases de fleurs, des candélabres !… Vous n’épargnez pas la dépense ! — Tout à l’heure, je viens de voir dans votre salle à manger de magnifiques buffets, tout chargés de mets succulens, comme un étalage de marchand de comestibles !… votre escalier est plein de marmitons qui vont et viennent… et j’ai rencontré M. Chevet dans votre antichambre ! Qui diantre paiera tout ceci, madame ?…

— Moi, monsieur, répondit Victorine avec hauteur.

— C’est-à-dire moi, madame… répliqua M. Villemont, en faisant retentir plus fortement sa canne sur le parquet ; mais vous avez compté sans votre hôte, je vous en avertis… Je suis d’une autre pâte que M. Dubreuil, moi… et je ne me laisserai pas sottement ruiner.

— Parlez moins haut, monsieur, dit Victorine, qui, malgré son apparence calme et froide, était comme sur des charbons ardens. Je vous en conjure, pas de scène, pas de scandale !… Il est inutile que mes domestiques vous entendent… allons dans une autre pièce, où nous pourrons mieux nous expliquer…

Et, tout en parlant de la sorte, Victorine avait saisi le bras de M. Villemont, et cherchait à l’attirer dans une chambre voisine ; mais celui-ci s’écria d’une voix de tonnerre :

— Non, madame, je ne bouge pas d’ici… je reste !… Ah ! vous croyez que je suis d’humeur à payer les violons que vous faites venir en mon absence ?

— Je ne vous demande rien, monsieur, répliqua Victorine d’un ton offensé.

— Je ne paierai rien, madame.

— Je paierai sans vous, monsieur.

— Avec quoi, s’il vous plaît ? répartit M. Villemont en se croisant les bras, et faisant le gros comme un chat courroucé ; avec quoi ?… probablement comme vous avez payé plusieurs fois vos dettes ?… en laissant vendre vos meubles par autorité de justice…

— De grâce, monsieur, élevez moins la voix, interrompit Victorine d’un air inquiet et suppliant ; mes domestiques peuvent vous entendre… Ne me compromettez pas !… Au nom du ciel ! ayez pour moi quelques égards !

— Des égards !… En avez vous pour moi, madame de Saint-Borry ?

— Monsieur, je vous en prie, parlez moins haut, ou venez autre part !…

— Avouez, madame, continua M. Villemont, en secouant la tête avec un air de satisfaction menaçante, avouez que je ne suis pas si bête que vous l’avez pu croire… et qu’un receveur général n’est par une vache à lait qu’on peut traire aussi facilement que les femmes de votre sorte se l’imaginent !… Ah ! ah ! vous ne m’attendiez pas, ma chère !… et moi je me doutais de quelque chose !… voilà pourquoi j’ai pris la poste.

— Monsieur, dit Victorine à demi suffoquée par la colère qui s’amassait depuis long-temps en elle, et qui ne demandait qu’à s’échapper, sans doute je vous ai de grandes obligations… mais enfin je ne suis point votre esclave !… je ne vous dois pas compte de mes faits et gestes !

— Si, madame ! vociféra M. Villemont d’un accent plus furieux ; vous figurez-vous par hasard que je vous ai loué dans cette maison un appartement de six mille francs pour y donner des bals et des mascarades… pour y recevoir tout Paris, tous ces petits faquins d’artistes à moustaches qui viendront vous conter fleurettes ?… Non, non, non, madame !

— Monsieur… vous m’outragez ! dit Victorine dont les yeux étincelaient.

— Allez ! allez, ma belle, poursuivit le financier en accompagnant chaque mot d’un violent coup de canne au parquet, vous n’êtes pas la première qui ait voulu me tromper !… mais, quoique receveur général, je suis plus fin que vous toutes, mesdames !

Un domestique, qui sans doute écoutait à la porte depuis le commencement de la scène, charmé d’avoir une occasion d’humilier sa maîtresse sans courir le moindre risque, entra dans le salon avec un paquet de lettres qu’il remit à Victorine. — Voici pour madame, dit-il avec une salutation profonde.

— Qui vous a permis d’entrer ? répondit-elle brusquement, en toisant le domestique d’un regard irrité.

— Madame… je croyais… bégaya celui-ci, d’un air confus.

— Est-ce que je vous ai sonné ?… reprit Victorine en lui montrant la porte d’un geste impérieux. Sortez !

M. Villemont tira de sa poche une paire de lunettes vertes qu’il se posa sur le nez, et, ramassant une lettre que le domestique avait fait tomber, il jeta les yeux sur la suscription.

Aussitôt ses grosses joues pendantes devinrent pourpres comme celles d’un homme frappé d’apoplexie.

Madame Villemont ! s’écria-t-il avec une intonation foudroyante. Quoi ! vous avez l’audace de prendre ainsi mon nom, et de tous faire passer peut-être pour ma femme !…

Victorine changea de couleur, et baissa la tête sans répondre.

— Vous ne vous gênez pas, madame de Saint-Borry, ajouta M. Villemont avec un rire amer et dédaigneux. Ah ! ah ! comme vous y allez !… Je veux bien de temps à autre vous conduire au spectacle dans une loge grillée, vous entretenir de robes et de chapeaux… mais voilà tout !… et je vous défends expressément de toucher à mon nom !… de le salir !…

— Le salir, monsieur !… répliqua Victorine d’une voix sourde et concentrée. Ne dirait-on pas que vous êtes un Montmorency !…

— Je suis un receveur général, madame, répondit majestueusement le financier, et je dois garder les bienséances, le décorum !… Songez à l’importance de ma position, et n’allez pas, je vous prie, me confondre avec ce niais que vous appelez monsieur Dubreuil, et qui s’est laissé escamoter son nom, aussi bêtement que sa bourse…

Enfin Victorine ne se contint plus.

— Monsieur… trêve d’impertinences !… dit-elle en se levant du canapé où jusque alors elle était restée assise. Je vous préviens que je ne souffrirai pas vos insultés. Vous êtes ici chez moi !

— Chez vous, madame… quelle insolence !… Ne savez-vous donc pas que tout ce qui est ici m’appartient, madame !… ces rideaux, ces meubles, cet appartement !… et je puis vous chasser comme une mendiante !…

— C’est moi qui vous chasserai comme un valet ! s’écria Victorine, hors d’elle-même. Cessez vos injures, monsieur !… ou je vais sonner mes gens qui vous mettront dehors par les épaules !… Ici, rien n’est à vous, monsieur !… Cet appartement est loué en mon nom… j’ai le bail dans mon secrétaire !… ces meubles m’appartiennent !… ils sont chez moi !…

— Ah ! ils vous appartiennent !… reprit le financier dans une exaspération impossible à décrire ; Et prenant sa canne par le bout, il la fit tournoyer autour de sa tête, et brisa en mille morceaux la pendule et les vases qui décoraient la cheminée.

Victorine pousse un cri terrible et secoue de toute sa force le ruban de la sonnette.

Deux domestiques accourent.

— Jetez-moi cet homme à la porte !… dit-elle, pâle de fureur, en désignant M. Villemont d’une main tremblante.

Les domestiques s’approchèrent de M. Villemont avec une répugnance visible ; mais ils n’osèrent pas mettre la main sur lui.

— Quoi, misérables !… dit le financier en levant sa canne d’un air formidable, auriez-vous l’audace ?… Ne me touchez pas !… ou je casse La tête au premier qui avance !

Les domestiques firent plusieurs pas en arrière.

— Victorine, infâme créature ! continue M. Villemont, je t’abandonne !… et j’espère que je te verrai mourir sur la paille !…

— Encore une fois, jetez-le dehors, dit Victorine, ou je vous chasse !…

— Allons, monsieur, dit le plus effrayé des domestiques, je vous en prie, allez-vous-en de bonne volonté… puisque madame le veut.

— Oui, monsieur, ajouta l’autre d’un ton patelin, ne nous forcez pas d’en venir à de fâcheuses extrémités.

Et comme M. Villemont ne bougeait pas d’une ligne et que Victorine, la main étendue vers la porte, les pressait avec un geste impératif d’exécuter son ordre, ils se précipitèrent sur le financier, le désarmèrent, et l’empoignant, l’un par la tête, l’autre par les jambes, ils l’emportèrent malgré ses cris, ses imprécations et ses ruades.

— Gredins ! hurla M. Villemont d’une voix enrouée, savez-vous bien que je suis receveur général !…

— Quand vous seriez le pape, ça m’est égal ! répliqua gravement l’un des porteurs. Je ne connais que mon devoir.

Et les derniers blasphèmes du receveur général ne s’entendirent plus qu’à travers les battans fermés de la porte.