Le Docteur Gilbert/Chapitre XIX

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Boulé (p. 67-68).


XIX.


— Me voici, madame.

— Mariane, vite un médecin… mon mari se meurt.

Mariane poussa un grand cri.

— Il est empoisonné ! dit Mathilde. Va ! va !… chez madame Villemont… Le docteur Gilbert y est encore… qu’il vienne.

— Non ! qu’il ne vienne pas, le misérable ! s’écrie Anatole dont les yeux presque éteints lancèrent comme un éclair de fureur. Qu’il me laisse mourir tranquille…

Mariane était près d’Anatole, agenouillée et toute ruisselante de larmes ; elle lui baisait les mains et l’inondait de pleurs et de caresses.

— Oh ! pauvre cher enfant… toi que j’ai vu naître… faut-il que je te voie mourir !…

— Cours, Mariane, cours ! dit Mathilde en l’arrachant du corps d’Anatole. Sa vie dépend d’une minute !

— Non, je ne veux pas voir Gilbert ! dit vivement Anatole en étendant une main vers Mariane, comme pour la rappeler et l’empêcher de sortir. S’il vient, l’infâme !… je le tuerai !… Ah ! le poison !… le poison !… Je souffre !…

— Mariane ; aide-moi !… portons-le sur ce canapé…

Et toutes deux elles soulevèrent Anatole avec effort, et le traînèrent près d’un canapé sur lequel il tomba pesamment, comme une chose inerte et sans vie.

Déjà Mariane était au bas de l’escalier et courait toute haletante, malgré son âge et la faiblesse de ses jambes qu’elle sentait fléchir à tout moment.

Mathilde était penchée sur Anatole, et ne pouvait plus articuler un mot, tant sa poitrine était gonflée. Anatole la pressait contre son cœur avec des bras défaillans, qui s’entr’ouvraient peu à peu et retombèrent enfin !

— Ô cher Anatole !… du courage… laisse-toi vivre… je puis te pardonner… Oui, je te pardonnerai, si tu vis !… j’oublierai tout… Mais j’entends du bruit !… c’est le médecin !… c’est Gilbert !…

— Qu’il n’entre pas !… crie Anatole en proie à d’épouvantables convulsions. Au nom du ciel ! qu’il n’entre pas !

— Quoi ! Gilbert ! ton meilleur ami…

— Dis plutôt mon assassin ! interrompit Anatole d’une voix profonde et brisée par l’agonie.

— Mais, c’est pour te sauver, Anatole…

— Lui, me sauver ! pauvre femme… quand c’est lui qui me tue.

— Grand Dieu !… Anatole !… que veux-tu dire ?

— Sans lui, Mathilde… je ne serais pas coupable… tu m’aimerais encore !…

— Ah ! s’écrie Mathilde en portant sa main à son front, comme pour rappeler un souvenir, quelle affreuse lumière !…

— C’est lui, Mathilde, qui m’a perdu… qui m’a poussé au crime… c’est lui qui, depuis un an, plane sur ma tête comme un esprit de l’enfer. Cet homme, c’est le démon… J’ai voulu fuir… il m’a poursuivi sans relâche et partout, m’empoisonnant de ses exécrables conseils… Enfin, il m’a traîné chez cette femme…

— Le scélérat ! interrompt Mathilde toute frissonnante d’indignation, et c’est lui qui m’a dit que tu me trahissais !

— Dieu !

— C’est lui qui m’a tout révélé, Anatole. Ce soir, il m’a conduite chez cette malheureuse…

— Ah ! l’indigne !… Mais quel était son but… son espoir ?…

— Tu ne sais pas, Anatole… il m’aimait !… Quel amour, grand Dieu !… Il avait sur moi d’abominables projets !… Il a osé me faire ce soir l’aveu de son atroce passion !…

— Le bandeau se déchire, Mathilde !… je vois clair maintenant dans le cœur ténébreux de ce monstre… Il t’aimait… Ah ! c’est donc pour cela que depuis un an il m’encourage au crime, à l’adultère… Il voulait t’arracher de mes bras !

— Cher Anatole !

— Ah ! qu’il vienne !… qu’il vienne !… je l’attends !… reprit Anatole ranimé tout à coup par la fureur et le désespoir, qu’il vienne !… et que je vive encore assez pour le voir mourir… Ô mon cœur ! bats encore quelques momens… ne t’arrête pas… que j’aie seulement la force de serrer le manche d’un poignard… Mathilde, je t’en conjure ! donne-moi une arme… un couteau… quelque chose… que je me venge !… Tiens, dans ce secrétaire… il y a des pistolets… donne… Mais, ô Dieu ! ma tête se trouble… mes yeux se couvrent d’un nuage… mes mains n’ont plus de force… Ah ! je meurs…

Et sa tête qu’il avait soulevée péniblement, comme pour expirer dans les bras de Mathilde, retomba sur le coussin du canapé.

Mathilde s’arrachait les cheveux ; elle n’avait plus de larmes.

Anatole rouvrit encore une fois les yeux ; et d’une voix débile qui n’était plus qu’un souffle.

— Mathilde !… adieu !… Vis pour notre enfant !… Promets-moi de vivre !…

— Non !… si tu meurs, je meurs !… Anatole… Il ne m’entend plus… Dieu !… ses yeux sont fermés… Comme sa main est froide… Ah ! c’est le froid de la mort !…

Anatole avait rendu le dernier soupir… Cette grande âme qui étincelait sur le front du poète comme dans ses vers, elle était partie… il ne restait plus qu’un cadavre muet et glacé.