Le Dragon blessé/Envoûtement

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Grasset (p. 116-117).

Envoûtement



Pékin n’est pas une ville que l’on aime tout de suite, mais son charme opère comme une drogue. Charme glissant, fluide, qui chaque jour vous enveloppe davantage, envoûtement indéfinissable qui ne ressemble à rien de ce que j’ai connu.

Le temps n’existe pas. Une montre n’a de sens qu’arrêtée. Il m’arrive de passer une journée entière dans les rues et le soir, à des amis qui me demandent :

— Qu’avez-vous fait tout le long du jour ? de répondre :

— Je ne sais vraiment pas.

Et cependant, cette journée demeure en moi inoubliable.

L’âme dépaysée, je vis dans un étonnement constant, parmi des énigmes qu’il serait vain de vouloir déchiffrer. J’ai passé des soirées avec des Chinoises et des Chinois, à aborder les sujets les plus divers : je ne sais rien d’eux après notre conversation. Glissants… C’est cela, ils sont glissants.

J’ai lu leurs poèmes, que parfois j’ai cru comprendre. Un Anglais avait traduit les vers de mon ami Lu, le poète, et m’avait prêté sa traduction. L’une des poésies m’avait particulièrement frappé. Comme admirativement j’en résumais le sens à Lu, celui-ci me regarda avec surprise :

— C’est bien cela que votre poème veut dire ? demandai-je déconcerté.

Et Lu de me répondre :

— Mon Dieu, il peut vouloir dire cela aussi.

J’ai écouté leur musique. J’ai quelque oreille et j’ai essayé de fredonner leurs airs : impossible. Ils ont des quarts de ton qui ne nous sont pas perceptibles. Je me suis fait expliquer une pièce à laquelle j’ai assisté : j’en ai tout compris, sauf l’essence, et les motifs mêmes pour lesquels j’admire leurs chefs-d’œuvre ne sont pas les raisons qui les leur font admirer.