Le Dragon blessé/Pèlerinage

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Grasset (p. 113-115).

Pèlerinage



Pékin, débaptisée, n’est plus qu’une cité cambriolée que lentement la république envieuse assassine. Les sanctuaires peu à peu s’écroulent. Dans la Cité interne, les palais sont de magnifiques écrins, tous vides. Nul ouvrier ne répare les lambris qui s’effritent, les peintures qui s’écaillent.

Sept mille personnes vivaient naguère dans cette cité impériale, séparées du reste du monde. Chaque palais ignorait la vie du Palais voisin et surtout l’existence secrète et sacrée de l’Empereur.

Le gentilhomme chinois qui me guide, et qui fut l’un des chambellans de la dernière impératrice, m’évoque le tableau des Mandarins à genoux sur ces esplanades de marbre, devant la présence invisible de la vieille souveraine et du jeune empereur.

En vain essaie-t-il de faire revivre pour moi, dans le labyrinthe des couloirs pourpres, dans cette succession infinie de cours de marbre, les princes, les courtisans, les eunuques, les femmes, les esclaves, les soldats et, sur ces rampes polies où se tord le dragon, et qu’encore aujourd’hui nul visiteur ne profane, l’ascension solennelle du Fils du Ciel.

Je l’écoute, presque incrédule. Dix-huit ans seulement nous séparent des fastes du plus vieil empire du monde et rien ici n’atteste plus son souvenir. L’herbe et déjà les racines attaquent les marbres, disjoignent les pierres. Où sont ces chefs-d’œuvre qui faisaient l’envie de l’Europe ? Seuls, au hasard des cours, demeurent quelques biches de bronze sur lesquelles crottent les oiseaux et ces étranges lions bouclés aux yeux affleurants et qui ressemblent aux chiens pékinois. Dans les salles d’honneur, les trônes eux-mêmes sont dépouillés de leurs ors, de leurs joyaux. Ils sont là, oubliés, ainsi que dans un musée désaffecté, rongés, craqués, comme s’oxydent les clous de bronze sur les nobles portes de laque rouge.

Une volonté systématique a frustré ces palais de leur âme et flétri les derniers témoins de cette civilisation illustre qui date des premières lueurs du monde et qui, hier encore, épanouissait ici sa fleur.

Je m’évade de ce cimetière de marbres, de cette cité désespérée. J’erre à présent dans les jardins où là du moins l’on n’a pas assassiné la nature. Enchanté, je m’arrête une fois de plus devant les pavillons du Pei-Haï. Ils sont couleur émeraude, améthyste, rubis, turquoise. Leurs porches successifs prennent vue sur le lac que des lotus serrés, denses, transforment à l’infini en parterre. Depuis huit jours, leurs lances vertes ont éclos. Debout sur une marche vermoulue, j’aperçois à travers le feuillage tremblant d’un camphrier le lac rose, tandis qu’entre les corolles deux hérons composent une estampe, debout, une patte repliée.