Le Dragon blessé/Le Conservatoire

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 161-166).

Le Conservatoire



Cest M. Li qui a fondé le conservatoire de Pékin.

M. Li est l’un des personnages les plus aimables, les plus énigmatiques et les plus influents de la Chine. C’est un musicien, un Poète, un politicien et un professeur. Il a tout lu, il a tout vu. Il a un institut à Shang-Haï où il organise des concerts, des conférences. Il a une maison à Nankin, il doit en avoir une à Canton. Il est en relations avec la Société des Nations, M. Paul Valéry, la Nouvelle revue française, des universités américaines, des écrivains russes et des collèges anglais. J’ai déjeuné chez lui à Shang-Haï, je l’ai retrouvé à Hang-Chéou, je l’ai rencontré à Nankin, il m’attendait à Pékin et je le reverrai à Paris.

Il parle à voix basse un français châtié. Il a une barbiche floconneuse, de grosses lunettes, des petits yeux myopes et, s’habille toujours à la chinoise. Il est flou, il a l’air dessiné avec la fumée de sa cigarette et l’on n’oublie jamais son visage. Il connaît tous les généraux, tous les gouverneurs de provinces, tous les membres du gouvernement et, quand il arrive à Nankin, le président de la république se dérange. Je ne sais pas s’il a une situation officielle, mais tout le monde est à ses ordres. Mystérieux M. Li !

Il m’attend au Conservatoire, dans un vaste bureau qui est probablement le sien et entouré de jeunes professeurs.

Il est midi. Tout à l’heure, je déjeunerai chez M. Li, non au conservatoire mais dans un autre institut dont j’ignore le nom exact et qu’il dirige également. Pour l’instant, il m’explique certaines choses mais je n’entends rien car des cris aigus, une musique stridente, un orage de gongs me perforent les oreilles. Un professeur ferme la porte, je respire.

— Nous prenons nos élèves à l’âge de sept ans, m’apprend M. Li. Ils sont logés et nourris. Deux fois par semaine, ils donnent une représentation dans un théâtre de la ville, ce qui paie une partie des frais de notre maison. Venez, je vais vous montrer les classes.

À l’ombre des galeries, elles sont groupées par petits paquets dans des cloîtres successifs. Sous les arcades du premier cloître, se tiennent une demi-douzaine de classes, sous l’égide de chefs d’orchestre armés d’une baguette : ce sont les professeurs. Les élèves psalmodient, chantent, crient de leurs jeunes voix acides que ponctuent des gongs. Ils ne paraissent aucunement troublés par le vacarme des classes Voisines mais tout au contraire pris d’émulation. C’est une extraordinaire cacophonie de trilles suraigus, de miaulements, de piaillements perçants.

— Nous cherchons en ce moment à adoucir notre musique, me confie l’un des professeurs.

Je le regarde, mais non, il ne se moque pas de moi.

Tous ces enfants sont debout et c’est sur leurs pointes que se déplacent ceux qui traversent la cour. Ils ne peuvent en effet avancer autrement, leurs pieds étant comprimés dans des sortes de brodequins de bois qui, élevant le talon, les obligent à se tenir sur le bout des orteils. D’autres garçons, silencieux, debout sur une seule jambe comme les hérons du Pei-Haï ou les danseuses de Degas, l’autre jambe étendue horizontalement et appuyée sur une barre, nous regardent passer, impassibles. Une heure durant, ils se tiennent sur une jambe, une heure durant sur l’autre et ne paraissent point souffrir de leur incommode position. Ils ont un air pétrifié et dans leur visage de poupée seuls leurs yeux plissés bougent, me regardant curieusement.

Ces classes sont les classes préparatoires et c’est dans le troisième cloître que, le corps et les membres assouplis, les élèves apprennent l’art millénaire et compliqué de la danse. Ceux-là ont dix ans au moins, seize au plus et je contemple, déconcerté, cet extraordinaire ballet. Quelques adolescents que leurs pointes grandissent exécutent des danses guerrières. Leurs bonds, leurs feintes, leurs parades, leurs assauts furieux, leurs évolutions rythmées sont merveilleux de précision et de cadence. Plus loin, d’autres jeunes gens miment des danses amoureuses et bien que tous soient des garçons se divisent en acteurs et en actrices. Ils virevoltent, minaudent, attaquent ou se dérobent. Tous ces pas compliqués de siècle en siècle, ils les réalisent, prodigieux de vitesse. Un jeune garçon qui, les bras tendus, déploie un voile, saute à petits pas menus et tourne, offrant Une gorge absente.

Je demande :

— Comment faites-vous pour choisir qui des élèves sera acteur et qui actrice ? Un professeur me renseigne :

— La vocation se dessine presque tout de suite. C’est pour nous une question de tact, de coup d’œil et aussi d’habitude. Ceux qui deviennent des actrices se marient d’année en année davantage. Ils ont Une sensibilité plus fine, des gestes plus gracieux. Très vite, ils se féminisent. Chez les autres, au contraire, nous développons les muscles et certaines qualités de vigueur, d’énergie. Il est très rare qu’un acteur puisse remplir à la fois les rôles d’homme et les rôles de femme, mais enfin, cela se voit, Mei-Lan-Fan, par exemple, bien qu’il soit fort spécialisé.

— Et dans votre conservatoire, dis-je, il n’y a pas de jeunes filles du tout ?

— Si, mais ce n’est guère entré dans nos mœurs, cela choque les familles. Tenez, en voilà.

Je regarde : aucune différence.

— Vous devriez venir voir nos élèves ce soir, me dit M. Li en me reconduisant. Ils donnent précisément une représentation dans un théâtre de la ville. Rejoignez-nous.

Je viens d’y passer un quart d’heure. Les spectateurs, composés en majeure partie des familles, boivent, fument, mangent et s’éventent. De tout petits sont là, amenés par leur mère, et qui regardent, les yeux agrandis : l’impression tout à la fois d’un spectacle de patronage et d’un Wonderland pour enfants.

Les jeunes gens que j’avais vus le matin en tenue de travail arborent à présent des costumes rutilants. Aucun décor qu’un paravent et nul meuble qu’un fauteuil. Certains acteurs semblent porter des masques, tant les lignes sont grimaçantes dans leur maquillage épais. Leur sérieux, leur dignité et leur expérience enchantent les assistants qui poussent leurs « Ollé » gutturaux. Quelques-uns des artistes ont déjà conquis la faveur du public. Quelques-unes aussi.