Le Dragon blessé/Philosophie d’un Ma-Foo

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Grasset (p. 167-173).

Philosophie d’un Ma-foo



À cheval, je me promène dans la campagne avec mon ma-foo. C’est un homme d’une quarantaine d’années qui a Naguère monté en courses et qui maintenant cumule les fonctions d’écuyer et de guide.

Je sais que pour atteindre le village je dois traverser un pont. Je cherche le pont : Il y est, mais je cherche la rivière : elle n’y est plus. La rivière est partie. La faute en est au déboisement.

Je demande à mon ma-foo :

— Quand cette rivière a-t-elle disparu ?

— Pas longtemps : quarante, cinquante ans.

— Puisque tu le savais, pourquoi m’as-tu fait faire ce détour ?

— Pont très joli, me répond-il.

Sa réplique me plaît. Je le regarde avec Une brusque sympathie.

— Est-ce pour cette raison qu’on n’a pas détruit le pont ?

— Non, précaution.

— Comment ?

— Rivière un jour peut revenir.

Nous passons devant une villa où deux jeunes Chinoises jouent au tennis, tandis que des jeunes garçons en robes les regardent, accroupis par terre et leurs mains paresseuses sur les genoux.

Mon ma-foo contemple les joueuses et crache de dégoût. Je lui demande :

— Tu n’approuves pas le sport pour les femmes ?

— Non. Moi regrette pieds déformés. Pieds déformés empêcher jeunes femmes de courir : beaucoup meilleur pour préservation des familles et plus commode pour les maris.

Le but de ma promenade est, dans un village, un marchand qui m’a promis un dragon de porcelaine dont je possède le pendant. J’ai convenu d’un prix, mais j’ai eu l’imprudence de ne traiter que verbalement. Je fais part de mes craintes à mon compagnon.

— Jamais rien signer avec Chinois, m’explique-t-il. Si bon Chinois donne Parole, il tient. Mais si Européen exige signature pour confirmer, Chinois plus tenir engagement.

— Pourquoi ?

— Parce que contrat écrit prouve master pas confiance. Alors, Chinois vexé roule toujours master.

Mon ma-foo est marié et a recueilli chez lui une petite bonne qui lui sert de concubine. Je lui demande ce qu’en pense sa femme.

— Femme pense pas, répond-il. Puis il ajoute :

— Moi plus la voir. Elle très vieille, quarante ans.

Il réfléchit et conclut :

— Femme comme fleur : fanée, on la jette.

Nous traversons un gué, galopons entre des plaines de joncs où, un mois plus tard, nous n’oserions plus nous aventurer et arrivons devant une petite ferme. Mon ma-foo arrête sa monture et me demande :

— Master pas soif ? Ici, lait très bon.

Je n’ai pas soif mais je comprends ce que cela veut dire. Mon ma-foo appelle un paysan qui, au bout d’une minute, revient avec une écuelle pleine de lait. Le ma-foo le boit avidement et je m’informe de ce que je dois.

— Rien, m’apprend-il.

Comme je le regarde surpris :

— Paysan chinois toujours content rendre service, me dit-il, même quand très pauvre. Paysans en Chine, généreux, bons et honnêtes, tout pareils missionnaires catholiques.

— Tu aimes les missionnaires ? dis-je, intéressé.

— Pas tous. Missionnaires catholiques, oui : jamais penser à eux-mêmes, toujours penser aux autres, même quand missionnaires très malades, pauvres, fatigués.

— Et les autres missionnaires ?

— Moi, pas aimer : eux trop gras, bon Dieu trop maigre.

Nous arrivons devant des champs où de vieilles femmes adipeuses et ridées bêchent la terre.

— Pas vieilles femmes, m’explique le ma-foo : eunuques. Eux habitaient palais impériaux. Pékin joli, alors, grande puissance.

Puis, redressant la tête avec orgueil, il déclare :

— Mon père ma-foo dans écuries impériales.

J’arrête mon cheval et contemple les eunuques. Ils sont édentés, gras, flasques avec des joues qui pendent. Peut-être l’un d’entre eux, dans la cour médiévale, a-t-il été en faveur, joui d’un mystérieux pouvoir ? Tous ont connu les splendeurs de l’antique empire fabuleux. Maintenant, ils cultivent la terre avec une bonne humeur indifférente. Deux jeunes gens vigoureux entourent l’un de ces vieillards.

— Fils de l’eunuque, m’apprend le ma-foo.

Je le regarde en riant :

— Tu te moques de moi ?

— Non. Lui devenir seulement eunuque à vingt-cinq ans.

— Et il a quitté sa famille, ses enfants Pour se faire… consacrer ? Pourquoi ?

— Ambition, me dit mon ma-foo.

Sur la route qui nous ramène à Pékin, Un soldat nous arrête. Il s’est jeté par terre devant les chevaux et nous implore, les bras en croix.

— Lui bandit, murmure mon ma-foo. Pas donner argent.

Pauvre bandit ! Ses vêtements sont en loques, son képi déchiré et ses yeux fiévreux brillent dans un visage décharné. Je lui jette quelques cents.

— Master, vite galoper maintenant. Lui peut-être tirer sur nous.

Je me retourne. Je n’aperçois plus qu’une silhouette vacillante qui disparaît le long des joncs. Je demande :

— Tu n’aimes pas les soldats ?

— Non, soldats mauvais. Mais exister plus mauvais encore.

— Qui ?

— Généraux.

— Je vois que tu ne portes pas l’armée dans ton cœur.

Pour toute réponse, il crache avec mépris.

— Pourtant, que ferais-tu si des ennemis attaquaient ton pays ? Tu ne le défendrais pas ?

— Non. Moi, ma-foo, pas soldat.

— Alors, tu préférerais voir l’étranger s’installer chez toi plutôt que de le battre ?

— Étranger venir si souvent ! Chine toujours Chine…

Tout en regagnant Pékin, je songe à cette réponse à nos yeux si indigne. Mais elle ne me surprend pas.

En effet, un ami depuis quinze ans dans ce pays me racontait qu’à Tamen, quelques années après la guerre, un arc-de-triomphe s’élevait portant encore à son faîte une banderole solidement attachée où s’étalait, en allemand et en langue autochtone, une Proclamation de Guillaume II insolente Pour la Chine. Comme mon camarade disait à un Chinois :

— Comment pouvez-vous laisser subsister une inscription pareille ? Vous devriez l’enlever !

— Oh ! pourquoi ? répondit le Chinois. Elle tombera bien toute seule.

Et l’autre soir, à dîner, mon ami, le poète Lu à qui je demandais ce qu’il pensait de notre révolution de 1789 ne m’a-t-il Pas déclaré :

— Il s’agit ici d’un événement tellement récent que pour le juger il convient d’attendre.

Ils ont une autre perspective que nous. Ils n’ont pas la même mesure du Temps. Et peut-être est-ce là ce qui nous sépare le plus.