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Le Dragon blessé/Les Curios

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 105-112).

Les Curios



Le mot « curios », abréviatif sans doute de curiosités, est usité à travers toute la Chine et s’applique indifféremment, m’a-t-il semblé, tantôt aux marchands d’objets anciens ou modernes, tantôt aux objets eux-mêmes.

À Pékin, la tournée des curios est pour le touriste aussi inévitable que la visite de la Cité Interdite ou du Palais d’Été. Mais cette fièvre des curios qui vous gagne sitôt l’arrivée et qui monte aux environs du départ n’est point que le fait des passants : le monde des légations, des affaires, les hivernants d’Europe ou d’Amérique distraient de leur travail ou de leurs loisirs plusieurs heures par semaine pour bibeloter dans ces boutiques qui ne sont pas nécessairement celles que le guide de l’hôtel montre aux voyageurs Cook.

Les femmes sont les plus ardentes à dénicher les curios. C’est pour mieux éblouir leurs invités que les épouses de diplomates, de banquiers, d’industriels, rêvant de l’occasion unique, fouillent, matinales, les quartiers des jades, des cristaux, des soieries, accompagnées du « connaisseur ».

Il existe plusieurs espèces de « connaisseurs » : le connaisseur appointé, le connaisseur qui est de mèche, le connaisseur artiste, bénévole et désintéressé et le connaisseur mondain — un peu inquiétant.

Cette course aux curios fait partie de la vie élégante de Pékin. Si Mme X… a déniché l’occasion « unique », aussitôt, de salon à salon, le potin se propage : où l’a-t-elle découvert ? Combien l’a-t-elle payé ? Qui l’a conseillée ? Gare au « connaisseur » qui, dévoué plus spécialement aux fouilles d’une de ces dames, lui a fait une infidélité en conseillant une rivale ! Le point d’honneur s’en mêle. Car la gloire d’avoir découvert le précieux objet inédit ne rejaillit pas sur le connaisseur. Sa carrière, pour rémunératrice qu’elle puisse être, est ingrate. On ne dit jamais : tel connaisseur a du flair, mais toujours : combien Mme X… a de goût !

Sans compter que ce bibelot tant convoité constitue, en ces temps de crise, un excellent placement et que, rapporté en Amérique ou en Europe, il vaut souvent Plus de vingt fois le prix payé à Pékin. À moins qu’il ne soit ni ancien, ni même authentique, ce qui en Chine n’a point du tout la même signification. Chaque amateur, en effet, qui achète un bibelot « d’époque » s’imagine que son antiquité suffit à le rendre authentique. Candeur européenne ou américaine ! Hélas ! plus la poterie ou la porcelaine sont vénérables, moins elles ont de chance d’être absolument « vraies ».

C’est qu’en Chine il n’y a pas de « faux », ou plutôt l’on n’applique pas là-bas au terme « faux » le sens occidental et péjoratif que nous lui attachons. Un faux, en Chine, est un arrangement, presque un progrès. Il suppose une idée d’embellissement, de perfection. Lorsqu’un ouvrier d’art ajoute trois pattes à un chameau millénaire et unijambiste, une tête à un guerrier rann décapité, un bras à une Kwanin krang-si, il ne se rend pas coupable d’une supercherie. En rétablissant ce bibelot dans son intégrité, il lui paie le pieux tribut d’une admiration sincère. Ce n’est pas un faux, c’est un hommage. L’artiste ne serait à blâmer que si son travail, inférieur à celui du créateur, déparaît le chef-d’œuvre : le faux commence à l’imperfection.

Un ami, à Pékin depuis vingt-cinq ans, qui parle couramment le chinois et passe chaque jour deux ou trois heures chez les antiquaires, possède parmi d’incomparables bibelots un cavalier ming qui, en robe verte et jaune, maîtrise, assis sur une selle rose, un étalon cabré. Lorsque je me rendais chez lui, je ne me lassais pas de contempler ce groupe qui est une merveille.

— De quand date-t-il ? lui demandai-je un jour.

— Mille ans environ.

— Authentique, naturellement ?

— Non. Autrefois, le cheval s’appuyait sur trois jambes. Les antérieures ont été refaites. Je connais l’artiste qui a exécuté ce travail.

— Les antérieures étaient donc cassées ?

— Du tout.

— Mais alors ?

— Alors Wan, c’est le nom de l’artiste, a trouvé qu’un cheval cabré c’était plus joli. Et en effet, ajouta mon ami, devenu presque chinois, cela fait certainement mieux.

Un Chinois cultivé et qui connaît bien nos musées d’Europe me confiait un jour que la Vénus de Milo dont nous faisons si grand cas l’a toujours indigné.

— Car enfin, s’écria-t-il, depuis le temps que cela dure, pourquoi n’a-t-elle pas de bras ?

— Parce qu’on l’a découverte ainsi, répondis-je.

— Et il ne s’est pas trouvé un sculpteur digne de la réparer ?

— C’eût été un sacrilège ! La laisser en l’état est une marque de respect.

— En Chine, me déclara-t-il, ce serait Une marque d’impuissance.

Mon ami M. René Grousset, l’éminent historien et archéologue, me contait que la jambe d’un cheval tann, lequel constituait Une pièce de musée, ayant été cassée, on la raccommoda et l’on trouva à l’intérieur de la jambe millénaire des journaux chinois qui dataient d’il y a dix ans. Supercherie ? Incompréhension occidentale ! Les Chinois sont stupéfaits que nous exigions d’une œuvre d’art qu’elle soit intégralement ancienne. En quoi, je vous prie, le fait qu’un chef-d’œuvre soit ancien ajoute-t-il à sa qualité ? L’important est que ce soit un chef-d’œuvre. Ils ne sont pas comme nous victimes du préjugé des siècles. C’est nous qui attachons au temps une valeur qu’il n’a point. Les siècles, en Extrême-Orient… cela a si peu d’importance !

Notre goût pour les choses anciennes se justifie en Europe où certains métiers d’art ont non seulement évolué, mais disparu. En Chine, rien de semblable : un potier, dans sa boutique immuable, use des mêmes procédés qu’un potier du temps de Confucius et se sert des mêmes outils. Aussi, un artiste digne de ce nom ne se contente-t-il pas toujours de restaurer une œuvre d’art, souvent il l’a recrée. Il aime trop son métier pour ne pas éprouver le besoin d’embellir le bibelot qu’il a découvert.

Sans doute, il existe chez certains antiquaires des objets faux au sens européen, mais il n’ont la prétention de se faire passer pour anciens que lorsqu’il se présente des clients incultes, primaires et généralement pressés, et non des amateurs délicats qui savent apprécier une œuvre d’art, l’examiner longuement en fumant une cigarette et en buvant une tasse de thé vert. Ces Ouvres précieuses, soigneusement à l’abri dans des coffres, ne se montrent pas au Premier venu. Tout antiquaire chinois est Un psychologue : à quoi bon proposer à des barbares impatients et qui marchandent en consultant leur montre ces bibelots de classe et qui ont coûté tant d’efforts ?

Il y a vingt-trois ans que le Palais d’Été a été pillé et depuis lors ses trésors ont été éparpillés par le monde. Les musées de tous les pays en exposent, des milliers de Particuliers, des milliers de marchands en Possèdent. Néanmoins, les antiquaires de Pékin continuent à proposer des bibelots Provenant du Palais d’Été. Sont-ils anciens ? C’est possible. Sortent-ils du Palais d’Été ? C’est moins probable. Peut-être ont-ils une filtre provenance, car au fait que sont devenues les collections de la Cité interdite dont les palais, à présent vides, regorgeaient récemment encore de chefs-d’œuvre ?

Les fonctionnaires républicains prétendent que peintures, sculptures, poteries, par crainte de l’invasion, ont été mises à l’abri dans les banques de Shang-Haï. Malheureusement, il est bien difficile de croire à ces précautions que certaines informations démentent. Des gentilshommes de l’ancienne cour m’affirment que d’admirables toiles ont été exportées, que des bijoux, des jades ont été vendus et se vendent encore, que des vaisselles précieuses ont été cédées à des généraux comme « primes d’encouragement. » Qu’y a-t-il d’exact et à quoi bon s’obstiner à savoir ? Déjà la vérité est malaisée à découvrir en Europe, alors quand il s’agit d’Extrême-Orient !…