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Le Fanatisme/Édition Garnier/Avis de l’éditeur

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Œuvres complètes de Voltaire, Texte établi par Condorcet, Garniertome 4 - Théâtre (3) (p. 97-100).

AVIS DE L’ÉDITEUR[1]


J’ai cru rendre service aux amateurs des belles-lettres de publier une tragédie du Fanatisme, si défigurée en France par deux éditions subreptices. Je sais très-certainement qu’elle fut composée par l’auteur en 1736[2], et que dès lors il en envoya une copie au prince royal, depuis roi de Prusse, qui cultivait les lettres avec des succès surprenants, et qui en fait encore son délassement principal.

J’étais à Lille en 1741, quand M. de Voltaire y vint passer quelques jours ; il y avait la meilleure troupe d’acteurs qui ait jamais été en province. Elle représenta cet ouvrage d’une manière qui satisfit beaucoup une très-nombreuse assemblée : le gouverneur de la province et l’intendant y assistèrent plusieurs fois. On trouva que cette pièce était d’un goût si nouveau, et ce sujet si délicat parut traité avec tant de sagesse, que plusieurs prélats voulurent en voir une représentation par les mêmes acteurs dans une maison particulière. Ils jugèrent comme le public.

L’auteur fut encore assez heureux pour faire parvenir son manuscrit entre les mains d’un des premiers hommes de l’Europe et de l’Église[3], qui soutenait le poids des affaires avec fermeté, et qui jugeait des ouvrages d’esprit avec un goût très-sûr dans un âge où les hommes parviennent rarement, et où l’on conserve encore plus rarement son esprit et sa délicatesse. Il dit que la pièce était écrite avec toute la circonspection convenable, et qu’on ne pouvait éviter plus sagement les écueils du sujet ; mais que, pour ce qui regardait la poésie, il y avait encore des choses à corriger. Je sais en effet que l’auteur les a retouchées avec beaucoup de soin. Ce fut aussi le sentiment d’un homme qui tient le même rang, et qui n’a pas moins de lumières[4].

Enfin l’ouvrage, approuvé d’ailleurs selon toutes les formes ordinaires, fut représenté à Paris le 9 d’août 1742. Il y avait une loge entière remplie des premiers magistrats de cette ville ; des ministres même y furent présents. Ils pensèrent tous comme les hommes éclairés que j’ai déjà cités.

Il se trouva[5] à cette première représentation quelques personnes qui ne furent pas de ce sentiment unanime. Soit que, dans la rapidité de la représentation, ils n’eussent pas suivi assez le fil de l’ouvrage, soit qu’ils fussent peu accoutumés au théâtre, ils furent blessés que Mahomet ordonnât un meurtre, et se servît de sa religion pour encourager à l’assassinat un jeune homme qu’il fait l’instrument de son crime. Ces personnes, frappées de cette atrocité, ne firent pas assez réflexion qu’elle est donnée dans la pièce comme le plus horrible de tous les crimes, et que même il est moralement impossible qu’elle puisse être donnée autrement. En un mot, ils ne virent qu’un côté ; ce qui est la manière la plus ordinaire de se tromper. Ils avaient raison assurément d’être scandalisés, en ne considérant que ce côté qui les révoltait. Un peu plus d’attention les aurait aisément ramenés ; mais, dans la première chaleur de leur zèle, ils dirent que la pièce était un ouvrage très-dangereux, fait pour former des Ravaillac et des Jacques Clément.

On est bien surpris d’un tel jugement, et ces messieurs l’ont désavoué sans doute. Ce serait dire qu’Hermione enseigne à assassiner un roi, qu’Électre apprend à tuer sa mère, que Cléopâtre et Médée montrent à tuer leurs enfants ; ce serait dire qu’Harpagon forme des avares ; le Joueur, des joueurs ; Tartuffe, des hypocrites. L’injustice même contre Mahomet serait bien plus grande que contre toutes ces pièces, car le crime du faux prophète y est mis dans un jour beaucoup plus odieux que ne l’est aucun des vices et des dérèglements que toutes ces pièces représentent. C’est précisément contre les Ravaillac et les Jacques Clément que la pièce est composée ; ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d’esprit que si Mahomet avait été écrit du temps de Henri III et de Henri IV, cet ouvrage leur aurait sauvé la vie. Est-il possible qu’on ait pu faire un tel reproche à l’auteur de la Henriade, lui qui a élevé sa voix si souvent, dans ce poème et ailleurs, je ne dis pas seulement contre de tels attentats, mais contre toutes les maximes qui peuvent y conduire ?

J’avoue que plus j’ai lu les ouvrages de cet écrivain, plus je les ai trouvés caractérisés par l’amour du bien public. Il inspire partout l’horreur contre les emportements de la rébellion, de la persécution, et du fanatisme. Y a-t-il un bon citoyen qui n’adopte toutes les maximes de la Henriade ? Ce poëme ne fait-il pas aimer la véritable vertu ? Mahomet me paraît écrit entièrement dans le même esprit, et je suis persuadé que ses plus grands ennemis en conviendront.

Il vit bientôt qu’il se formait contre lui une cabale dangereuse : les plus ardents avaient parlé à des hommes en place, qui, ne pouvant voir la représentation de la pièce, devaient les en croire. L’illustre Molière, la gloire de la France, s’était trouvé autrefois à peu près dans le même cas lorsqu’on joua le Tartuffe ; il eut recours directement à Louis le Grand, dont il était connu et aimé. L’autorité de ce monarque dissipa bientôt les interprétations sinistres qu’on donnait au Tartuffe. Mais les temps sont différents ; la protection qu’on accorde à des arts tout nouveaux ne peut pas être toujours la même après que ces arts ont été cultivés. D’ailleurs tel artiste n’est pas à portée d’obtenir ce qu’un autre a eu aisément. Il eût fallu des mouvements, des discussions, un nouvel examen. L’auteur jugea plus à propos de retirer sa pièce lui-même, après la troisième représentation, attendant que le temps adoucît quelques esprits prévenus ; ce qui ne peut manquer d’arriver dans une nation aussi spirituelle et aussi éclairée que la française[6]. On mit dans les nouvelles publiques que la tragédie de Mahomet avait été défendue par le gouvernement : je puis assurer qu’il n’y a rien de plus faux[7]. Non-seulement il n’y a pas eu le moindre ordre donné sur ce sujet, mais il s’en faut beaucoup que les premières têtes de l’État, qui virent la représentation, aient varié un moment sur la sagesse qui règne dans cet ouvrage.

Quelques personnes ayant transcrit à la hâte plusieurs scènes aux représentations, et ayant eu un ou deux rôles des acteurs, en ont fabriqué les éditions qu’on a faites clandestinement. Il est aisé de voir à quel point elles diffèrent du véritable ouvrage que je donne ici. Cette tragédie est précédée de plusieurs pièces intéressantes, dont une des plus curieuses, à mon gré, est la lettre[8] que l’auteur écrivit à Sa Majesté le roi de Prusse, lorsqu’il repassa par la Hollande après être allé rendre ses respects à ce monarque. C’est dans de telles lettres, qui ne sont pas d’abord destinées à être publiques, qu’on voit les véritables sentiments des hommes. J’espère qu’elles feront aux vrais philosophes le même plaisir qu’elles m’ont fait.

À Amsterdam, le 18 de novembre 1742.
P. D. L. M.[9]



  1. Cet Avis est de Voltaire, comme l’ont dit les éditeurs de Kehl, page 95, et fut imprimé pour la première fois, avec la date et la signature que je rétablis, dans une édition portant l’adresse d’Amsterdam et le millésime 1743. (B.)
  2. Dans sa lettre à Frédéric, du 1er septembre 1738, Voltaire parle du premier acte comme déjà envoyé, et du deuxième comme devant l’être sous quinze jours. Cependant, le 9 août 1739, le prince n’avait pas encore reçu ce deuxième acte. Il lui était parvenu le 9 septembre ; les troisième et quatrième actes furent envoyés dans le même mois. Le cinquième n’était pas encore transcrit en novembre. Le 23 février 1740, Voltaire annonce qu’il faisait recopier la pièce entière, après l’avoir retouchée : le paquet était parti avant le 19 mars. (B.)
  3. Le cardinal de Fleury. (Note de Voltaire.)
  4. Le cardinal de Tencin avait sans doute oublié cet éloge en 1754, lorsqu’il reçut « assez mal » Voltaire à Lyon, comme celui-ci le raconte dans ses Mémoires.
  5. Le fait est que l’abbé Desfontaines et quelques hommes aussi méchants que lui dénoncèrent cet ouvrage comme scandaleux et impie ; et cela fit tant de bruit que le cardinal de Fleury, premier ministre, qui avait lu et approuvé la pièce, fut obligé de conseiller à l’auteur de la retirer. (Note de Voltaire.)
  6. Ce que l’éditeur semblait espérer en 1742 est arrivé en 1751. La pièce fut représentée alors avec un prodigieux concours. Les cabales et les persécutions cédèrent au cri public, d’autant plus qu’on commençait à sentir quelque honte d’avoir forcé à quitter sa patrie un homme qui travaillait pour elle. — (Note de Voltaire dans l’édition de 1752.)
  7. Ce n’était que trop vrai : voyez la lettre à Marville, du 14 août 1742.
  8. Cette lettre au roi de Prusse n’étant pas une épître dédicatoire (Voltaire le dit lui-même dans sa lettre à d’Argental, du mois de novembre 1742), a été réservée pour la correspondance de Voltaire avec Frédéric. Mais malgré la date de Rotterdam, 20 janvier 1742, qu’on lui a toujours donnée jusques à nos jours (1820), elle est de décembre 1740. Ce fut en 1740 (et non 1742) que Voltaire alla rendre ses respects au monarque prussien. Voltaire, dans sa lettre à d’Argental, du mois de novembre 1742, dit que c’est deux ans auparavant qu’il avait écrit cette lettre au roi de Prusse. Enfin, le lieu même d’où elle est datée prouve encore qu’elle appartient à 1740. Voltaire partit de Potsdam les premiers jours de décembre 1740, était à Clèves le 15 du même mois, mais ne fut de retour à Bruxelles que le 2 ou 3 janvier 1741 : c’est ce que nous apprend une lettre de Mme du Chàtelet, du 3 janvier 1741. Il avait été retenu douze jours sur l’eau dans les glaces de La Haye à Bruxelles. Rotterdam est sur la route : c’est peut-être à Rotterdam que Voltaire avait été retenu, et, pendant son séjour forcé, qu’il avait écrit sa lettre au roi de Prusse, qui ne peut être que du 20 au 30 décembre 1740. (B.)
  9. Ces initiales désignent P. de Lamare. (B.)