Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XIX

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Société d’éditions et de publication (p. 26-29).

VI

le commissaire de police, le vicomte et le persan


La première parole de M. le commissaire de police, en pénétrant dans le bureau directorial, fut pour demander des nouvelles de la chanteuse.

« Christine Daaé n’est pas ici ? »

Il était suivi, comme je l’ai dit, d’une foule compacte.

« Christine Daaé ? Non, répondit Richard, pourquoi ? »

Quant à Moncharmin, il n’a plus la force de prononcer un mot… Son état d’esprit est beaucoup plus grave que celui de Richard, car Richard peut encore soupçonner Moncharmin, mais Moncharmin, lui, se trouve en face du grand mystère… celui qui fait frissonner l’humanité depuis sa naissance : l’Inconnu.

Richard reprit, car la foule autour des directeurs et du commissaire observait un impressionnant silence :

« Pourquoi me demandez-vous, monsieur le commissaire, si Christine Daaé n’est pas ici ?

— Parce qu’il faut qu’on la retrouve, messieurs les directeurs de l’Académie nationale de musique, déclare solennellement M. le commissaire de police.

— Comment ! Il faut qu’on la retrouve ! Elle a donc disparu ?

— En pleine représentation !

— En pleine représentation ! C’est extraordinaire !

— N’est-ce pas ? Et, ce qui est tout aussi extraordinaire que cette disparition, c’est que ce soit moi qui vous l’apprenne !

— En effet…, acquiesce Richard, qui se prend la tête dans les mains et murmure : Quelle est cette nouvelle histoire ? Oh ! décidément, il y a de quoi donner sa démission !… »

Et il s’arrache quelques poils de sa moustache sans même s’en apercevoir :

« Alors, fait-il comme en un rêve… elle a disparu en pleine représentation.

— Oui, elle a été enlevée à l’acte de la prison, dans le moment où elle invoquait l’aide du ciel, mais je doute qu’elle ait été enlevée par les anges.

— Et moi j’en suis sûr ! »

Tout le monde se retourne. Un jeune homme, pâle et tremblant d’émotion, répète :

« J’en suis sûr !

— Vous êtes sûr de quoi ? interroge Mifroid.

— Que Christine Daaé a été enlevée par un ange, monsieur le commissaire, et je pourrais vous dire son nom…

— Ah ! ah ! monsieur le vicomte de Chagny, vous prétendez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un ange, par un ange de l’Opéra, sans doute ? »

Raoul regarde autour de lui. Évidemment, il cherche quelqu’un. À cette minute où il lui semble si nécessaire d’appeler à l’aide de sa fiancée le secours de la police, il ne serait pas fâché de revoir ce mystérieux inconnu qui, tout à l’heure, lui recommandait la discrétion. Mais il ne le découvre nulle part. Allons ! il faut qu’il parle !… Il ne saurait toutefois s’expliquer devant cette foule qui le dévisage avec une curiosité indiscrète.


« Oui, monsieur, par un ange de l’Opéra, répondit-il à M. Mifroid, et je vous dirai où il habite quand nous serons seuls…

— Vous avez raison, monsieur. »

Et le commissaire de police, faisant asseoir Raoul près de lui, met tout le monde à la porte, excepté naturellement les directeurs, qui, cependant, n’eussent point protesté, tant ils paraissaient au-dessus de toutes les contingences.

Alors Raoul se décide :

« Monsieur le commissaire, cet ange s’appelle Erik, il habite l’Opéra et c’est l’Ange de la musique !

L’Ange de la musique ! En vérité ! ! Voilà qui est fort curieux !… L’Ange de la musique ! »

Et, tourné vers les directeurs, M. le commissaire de police Mifroid demande :

« Messieurs, avez-vous cet ange-là chez vous ? »

MM. Richard et Moncharmin secouèrent la tête sans même sourire.

« Oh ! fit le vicomte, ces messieurs ont bien entendu parler du Fantôme de l’Opéra. Eh bien, je puis leur affirmer que le Fantôme de l’Opéra et l’Ange de la musique, c’est la même chose. Et son vrai nom est Erik. »

M. Mifroid s’était levé et regardait Raoul avec attention.

« Pardon, monsieur, est-ce que vous avez l’intention de vous moquer de la justice ?

— Moi ! » protesta Raoul, qui pensa douloureusement : « Encore un qui ne va pas vouloir m’entendre. »

— Alors, qu’est-ce que vous me chantez avec votre Fantôme de l’Opéra ?

— Je dis que ces messieurs en ont entendu parler.

— Messieurs, il paraît que vous connaissez le Fantôme de l’Opéra ? »

Richard se leva, les derniers poils de sa moustache dans la main.

« Non ! monsieur le commissaire, non, nous ne le connaissons pas ! mais nous voudrions bien le connaître ! car, pas plus tard que ce soir, il nous a volé vingt mille francs !… »

Et Richard tourna vers Moncharmin un regard terrible qui semblait dire : « Rends-moi les vingt mille francs ou je dis tout. » Moncharmin le comprit si bien qu’il fit un geste éperdu : « Ah ! dis tout ! dis tout !…

Quant à Mifroid, il regardait tour à tour les directeurs et Raoul et se demandait s’il ne s’était point égaré dans un asile d’aliénés. Il se passa la main dans les cheveux :

« Un fantôme, dit-il, qui, le même soir, enlève une chanteuse et vole vingt mille francs, est un fantôme bien occupé ! Si vous le voulez bien, nous allons sérier les questions. La chanteuse d’abord, les vingt mille francs ensuite ! Voyons, monsieur de Chagny, tâchons de parler sérieusement. Vous croyez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un individu nommé Erik. Vous le connaissez donc, cet individu ? Vous l’avez vu ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Où cela ?

— Dans un cimetière. »

M. Mifroid sursauta, se reprit à contempler Raoul et dit :

« Évidemment !… c’est ordinairement là que l’on rencontre les fantômes. Et que faisiez-vous dans ce cimetière ?

— Monsieur, dit Raoul, je me rends très bien compte de la bizarrerie de mes réponses et de l’effet qu’elles produisent sur vous. Mais je vous supplie de croire que j’ai toute ma raison. Il y va du salut de la personne qui m’est la plus chère au monde avec mon frère bien-aimé Philippe. Je voudrais vous convaincre en quelques mots, car l’heure presse et les minutes sont précieuses. Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus étrange histoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point. Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais sur le Fantôme de l’Opéra. Hélas ! monsieur le commissaire, je ne sais pas grand’chose…

— Dites toujours ! Dites toujours ! » s’exclamèrent Richard et Moncharmin subitement très intéressés ; malheureusement pour l’espoir qu’ils avaient conçu un instant d’apprendre quelque détail susceptible de les mettre sur la trace de leur mystificateur, ils durent bientôt se rendre à cette triste évidence que M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête. Toute cette histoire de Perros-Guirec, de têtes de mort, de violon enchanté, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelle détraquée d’un amoureux.

Il était visible, du reste, que M. le commissaire Mifroid partageait de plus en plus cette manière de voir, et certainement le magistrat eût mis fin à ces propos désordonnés, dont nous avons donné un aperçu dans la première partie de ce récit, si les circonstances, elles-mêmes, ne s’étaient chargées de les interrompre.

La porte venait de s’ouvrir et un individu singulièrement vêtu d’une vaste redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme à la fois râpé et luisant, qui lui entrait jusqu’aux deux oreilles, fit son entrée. Il courut au commissaire et lui parla à voix basse. C’était quelque agent de la Sûreté sans doute qui venait rendre compte d’une mission pressée.

Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul des yeux.

Et enfin, s’adressant à lui, il dit :

« Monsieur, c’est assez parlé du fantôme. Nous allons parler un peu de vous, si vous n’y voyez aucun inconvénient ; vous deviez enlever ce soir Mlle Christine Daaé ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— À la sortie du théâtre ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Toutes vos dispositions étaient prises pour cela ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— La voiture qui vous a amené devait vous emporter tous les deux. Le cocher était prévenu… son itinéraire était tracé à l’avance… Mieux ! Il devait trouver à chaque étape des chevaux tout frais…

— C’est vrai, monsieur le commissaire.

— Et cependant, votre voiture est toujours là, attendant vos ordres, du côté de la Rotonde, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Saviez-vous qu’il y avait, à côté de la vôtre, trois autres voitures ?

— Je n’y ai point prêté la moindre attention…

— C’étaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n’avait point trouvé de place dans la cour de l’administration ; de la Carlotta et de votre frère, M. le comte de Chagny…

— C’est possible…

— Ce qui est certain, en revanche… c’est que, si votre propre équipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujours à leur place, au long du trottoir de la Rotonde… celui de M. le comte de Chagny ne s’y trouve plus…

— Ceci n’a rien à voir, monsieur le commissaire…

— Pardon ! M. le comte n’était-il pas opposé à votre mariage avec Mlle Daaé ?

— Ceci ne saurait regarder que la famille.

— Vous m’avez répondu… il y était opposé… et c’est pourquoi vous enleviez Christine Daaé, loin des entreprises possibles de monsieur votre frère… Eh bien, monsieur de Chagny, permettez-moi de vous apprendre que votre frère a été plus prompt que vous !… C’est lui qui a enlevé Christine Daaé !

— Oh ! gémit Raoul, en portant la main à son cœur, ce n’est pas possible… Vous êtes sûr de cela ?

— Aussitôt après la disparition de l’artiste qui a été organisée avec des complicités qui nous resteront à établir, il s’est jeté dans sa voiture qui a fourni une course furibonde à travers Paris.

— À travers Paris ? râla le pauvre Raoul… Qu’entendez vous par à travers Paris ?

— Et hors de Paris…

— Hors de Paris… quelle route ?

— La route de Bruxelles. »

Un cri rauque s’échappe de la bouche du malheureux jeune homme.

« Oh ! s’écrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai. » Et, en deux bonds, il fut hors du bureau.

« Et ramenez-nous-la, crie joyeusement le commissaire… Hein ? Voilà un tuyau qui vaut bien celui de l’Ange de la musique ! »

Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupéfait et lui administre ce petit cours de police honnête mais nullement puéril :

« Je ne sais point du tout si c’est réellement M. le comte de Chagny qui a enlevé Christine Daaé… mais j’ai besoin de le savoir et je ne crois point qu’à cette heure nul mieux que le vicomte son frère ne désire me renseigner… En ce moment, il court, il vole ! Il est mon principal auxiliaire ! Tel est, messieurs, l’art que l’on croit si compliqué, de la police, et qui apparaît cependant si simple dès que l’on a découvert qu’il doit consister à faire faire cette police surtout par des gens qui n’en sont pas ! »

Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n’eût peut-être pas été si content de lui-même, s’il avait su que la course de son rapide messager avait été arrêtée dès l’entrée de celui-ci dans le premier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l’on avait dispersée. Le corridor paraissait désert.

Cependant Raoul s’était vu barrer le chemin par une grande ombre.

« Où allez-vous si vite, monsieur de Chagny ? » avait demandé l’ombre.

Raoul, impatienté, avait levé la tête et reconnu le bonnet d’astrakan de tout à l’heure. Il s’arrêta.

« C’est encore vous ! s’écria-t-il d’une voix fébrile, vous qui connaissez les secrets d’Erik et qui ne voulez pas que j’en parle. Et qui donc êtes-vous ?

— Vous le savez bien !… Je suis le Persan ! » fit l’ombre.