Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XX

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Société d’éditions et de publication (p. 29-32).

VII

le vicomte et le persan


Raoul se rappela alors que son frère, un soir de spectacle, lui avait montré ce vague personnage dont on ignorait tout, une fois qu’on avait dit de lui qu’il était un Persan, et qu’il habitait un vieux petit appartement dans la rue de Rivoli.

L’homme au teint d’ébène, aux yeux de jade, au bonnet d’astrakan, se pencha sur Raoul.

« J’espère, monsieur de Chagny, que vous n’avez point trahi le secret d’Erik ?

— Et pourquoi donc aurais-je hésité à trahir ce monstre, monsieur ? repartit Raoul avec hauteur, en essayant de se délivrer de l’importun. Est-il donc votre ami ?

— J’espère que vous n’avez rien dit d’Erik, monsieur, parce que le secret d’Erik est celui de Christine Daaé ! Et que parler de l’un, c’est parler de l’autre !

— Oh ! monsieur ! fit Raoul de plus en plus impatient, vous paraissez au courant de bien des choses qui m’intéressent, et cependant je n’ai pas le temps de vous entendre !

— Encore une fois, monsieur de Chagny, où allez-vous si vite ?

— Ne le devinez-vous pas ? Au secours de Christine Daaé…

— Alors, monsieur, restez ici !… car Christine Daaé est ici !…

— Avec Erik ?

— Avec Erik !

— Comment le savez-vous ?

— J’étais à la représentation, et il n’y a qu’un Erik au monde pour machiner un pareil enlèvement !… Oh ! fit-il avec un profond soupir, j’ai reconnu la main du monstre !…

— Vous le connaissez donc ? »

Le Persan ne répondit pas, mais Raoul entendit un nouveau soupir.

« Monsieur ! dit Raoul, j’ignore quelles sont vos intentions… mais pouvez-vous quelque chose pour moi ?… je veux dire pour Christine Daaé ?

— Je le crois, monsieur de Chagny, et voilà pourquoi je vous ai abordé.

— Que pouvez-vous ?

— Essayer de vous conduire auprès d’elle… et auprès de lui !

— Monsieur ! c’est une entreprise que j’ai déjà vainement tentée ce soir… mais si vous me rendez un service pareil, ma vie vous appartient !… Monsieur, encore un mot : le commissaire de police vient de m’apprendre que Christine Daaé avait été enlevée par mon frère, le comte Philippe…

— Oh ! monsieur de Chagny, moi je n’en crois rien…

— Cela n’est pas possible, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas si cela est possible, mais il y a façon d’enlever et M. le comte Philippe, que je sache, n’a jamais travaillé dans la féerie.

— Vos arguments sont frappants, monsieur, et je ne suis qu’un fou !… Oh ! monsieur ! courons ! courons ! Je m’en remets entièrement à vous !… Comment ne vous croirais-je pas quand nul autre que vous ne me croit ? Quand vous êtes le seul à ne pas sourire quand on prononce le nom d’Erik ! »

Disant cela, le jeune homme, dont les mains brûlaient de fièvre, avait, dans un geste spontané, pris les mains du Persan. Elles étaient glacées.

« Silence ! fit le Persan en s’arrêtant et en écoutant les bruits lointains du théâtre et les moindres craquements qui se produisaient dans les murs et dans les couloirs voisins. Ne prononçons plus ce mot-là ici. Disons : Il ; nous aurons moins de chances d’attirer son attention…

— Vous le croyez donc bien près de nous ?

— Tout est possible, monsieur… s’il n’est pas, en ce moment, avec sa victime, dans la demeure du Lac.

— Ah ! vous aussi, vous connaissez cette demeure ?

— …S’il n’est pas dans cette demeure, il peut être dans ce mur, dans ce plancher, dans ce plafond ! Que sais-je ?… L’œil dans cette serrure !… L’oreille dans cette poutre !…

Et le Persan, en le priant d’assourdir le bruit de ses pas, entraîna Raoul dans des couloirs que le jeune homme n’avait jamais vus, même au temps où Christine le promenait dans ce labyrinthe.

— Pourvu, fit le Persan, pourvu que Darius soit arrivé !

— Qui est-ce, Darius ? interrogea encore le jeune homme en courant.

— Darius ! c’est mon domestique… »

Ils étaient en ce moment au centre d’une véritable place déserte, pièce immense qu’éclairait mal un lumignon. Le Persan arrêta Raoul et, tout bas, si bas que Raoul avait peine à l’entendre, il lui demanda :

« Qu’est-ce que vous avez dit au commissaire ?

— Je lui ai dit que le voleur de Christine Daaé était l’ange de la musique, dit le Fantôme de l’Opéra, et que son véritable nom était…

— Pshutt !… Et le commissaire vous a cru ?

— Non.

— Il n’a point attaché à ce que vous disiez quelque importance ?

— Aucune !

— Il vous a pris un peu pour un fou ?

— Oui.

— Tant mieux ! soupira le Persan. »

Et la course recommença.

Après avoir monté et descendu plusieurs escaliers inconnus de Raoul, les deux hommes se trouvèrent en face d’une porte que le Persan ouvrit avec un petit passe-partout qu’il tira d’une poche de son gilet. Le Persan, comme Raoul, était naturellement en habit. Seulement, si Raoul avait un chapeau haut de forme, le Persan avait un bonnet d’astrakan, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer. C’était un accroc au code d’élégance qui régissait les coulisses où le chapeau haut de forme est exigé, mais il est entendu qu’en France on permet aux étrangers : la casquette de voyage aux Anglais, le bonnet d’astrakan aux Persans.

« Monsieur, dit le Persan, votre chapeau haut de forme va vous gêner pour l’expédition que nous projetons… Vous feriez bien de le laisser dans la loge…

— Quelle loge ? demanda Raoul.

— Mais celle de Christine Daaé ! »

Et le Persan, ayant fait passer Raoul par la porte qu’il venait d’ouvrir, lui montra, en face, la loge de l’actrice.

Raoul ignorait qu’on pût venir chez Christine par un autre chemin que celui qu’il suivait ordinairement. Il se trouvait alors à l’extrémité du couloir qu’il avait l’habitude de parcourir en entier avant de frapper à la porte de la loge.

« Oh ! monsieur, vous connaissez bien l’Opéra !

— Moins bien que lui ! fit modestement le Persan.

Et il poussa le jeune homme dans la loge de Christine.

Elle était telle que Raoul l’avait laissée quelques instants auparavant.

Le Persan, après avoir refermé la porte, se dirigea vers le panneau très mince qui séparait la loge d’un vaste cabinet de débarras qui y faisait suite. Il écouta, puis, fortement, toussa.

Aussitôt on entendit remuer dans le cabinet de débarras et, quelques secondes plus tard, on frappait à la porte de la loge.

« Entre ! » dit le Persan.

Un homme entra, coiffé lui aussi d’un bonnet d’astrakan et vêtu d’une longue houppelande.

Il salua et tira de sous son manteau une boîte richement ciselée. Il la déposa sur la table de toilette, resalua et se dirigea vers la porte.

« Personne ne t’a vu entrer, Darius ?

— Non, maître.

— Que personne ne te voie sortir. »

Le domestique risqua un coup d’œil dans le corridor, et, prestement, disparut.

« Monsieur, dit Raoul, je pense à une chose, c’est qu’on peut très bien nous surprendre ici, et cela évidemment nous gênerait. Le commissaire ne saurait tarder à venir perquisitionner dans cette loge.

— Bah ! ce n’est pas le commissaire qu’il faut craindre. »

Le Persan avait ouvert la boîte. Il s’y trouvait une paire de longs pistolets, d’un dessin et d’un ornement magnifiques.

« Aussitôt après l’enlèvement de Christine Daaé, j’ai fait prévenir mon domestique d’avoir à m’apporter ces armes, monsieur. Je les connais depuis longtemps, il n’en est point de plus sûres.

— Vous voulez vous battre en duel ! interrogea le jeune homme, surpris de l’arrivée de cet arsenal.

— C’est bien, en effet, à un duel que nous allons, monsieur, répondit l’autre en examinant l’amorce de ses pistolets. Et quel duel ! »

Sur quoi il tendit un pistolet à Raoul et lui dit encore :

« Dans ce duel, nous serons deux contre un ; mais soyez prêt à tout, monsieur, car je ne vous cache pas que nous allons avoir affaire au plus terrible adversaire qu’il soit possible d’imaginer. Mais vous aimez Christine Daaé, n’est-ce pas ?

— Si je l’aime, monsieur ! Mais vous, qui ne l’aimez pas, m’expliquerez-vous pourquoi je vous trouve prêt à risquer votre vie pour elle !… Vous haïssez certainement Erik !

— Non, monsieur, dit tristement le Persan, je ne le hais pas. Si je le haïssais, il y a longtemps qu’il ne ferait plus de mal.

— Il vous a fait du mal à vous ?…

— Le mal qu’il m’a fait à moi, je le lui ai pardonné.

— C’est tout à fait extraordinaire, reprit le jeune homme, de vous entendre parler de cet homme ! Vous le traitez de monstre, vous parlez de ses crimes, il vous a fait du mal et je retrouve chez vous cette pitié inouïe qui me désespérait chez Christine elle-même !… »

Le Persan ne répondit pas. Il était allé prendre un tabouret et l’avait apporté contre le mur opposé à la grande glace qui tenait tout le pan d’en face. Puis il était monté sur le tabouret et, le nez sur le papier dont le mur était tapissé, il semblait chercher quelque chose.

« Eh bien, monsieur ! fit Raoul, qui bouillait d’impatience. Je vous attends. Allons !

— Allons où ? demanda l’autre sans détourner la tête.

— Mais au-devant du monstre ! Descendons ! Ne m’avez vous point dit que vous en aviez le moyen ?

— Je le cherche. »

Et le nez du Persan se promena encore tout le long de la muraille.

« Ah ! fit tout à coup l’homme au bonnet, c’est là ! » Et son doigt, au-dessus de sa tête, appuya sur un coin du dessin du papier.

Puis il se retourna et se jeta à bas du tabouret.

« Dans une demi-minute, dit-il, nous serons sur son chemin ! »

Et, traversant toute la loge, il alla tâter la grande glace. « Non ! Elle ne cède pas encore… murmura-t-il.

— Oh ! nous allons sortir par la glace, fit Raoul !… Comme Christine !…

— Vous saviez donc que Christine Daaé était sortie par cette glace ?

— Devant moi, monsieur !… J’étais caché là sous le rideau du cabinet de toilette et je l’ai vue disparaître, non point par la glace, mais dans la glace !

— Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— J’ai cru, monsieur, à une aberration de mes sens ! à la folie ! à un rêve !

— À quelque nouvelle fantaisie du fantôme, ricana le Persan… Ah ! monsieur de Chagny, continua-t-il en tenant toujours sa main sur la glace… plût au Ciel que nous eussions affaire à un fantôme ! Nous pourrions laisser dans leur boîte notre paire de pistolets !… Déposez votre chapeau, je vous prie… là… et maintenant refermez votre habit le plus que vous pourrez sur votre plastron… comme moi… rabaissez les revers… relevez le col… nous devons nous faire aussi invisibles que possible… »

Il ajouta encore, après un court silence, et en pesant sur la glace :

« Le déclenchement du contrepoids, quand on agit sur le ressort à l’intérieur de la loge, est un peu lent à produire son effet. Il n’en est point de même quand on est derrière le mur et qu’on peut agir directement sur le contrepoids. Alors, la glace tourne, instantanément, et est emportée avec une rapidité folle…

— Quel contrepoids ? demanda Raoul.

— Eh bien, mais, celui qui fait se soulever tout ce pan de mur sur son pivot ! Vous pensez bien qu’il ne se déplace pas tout seul, par enchantement ! »

Et le Persan, attirant d’une main Raoul, tout contre lui, appuyait toujours de l’autre (de celle qui tenait le pistolet) contre la glace.

« Vous allez voir, tout à l’heure, si vous y faites bien attention, la glace se soulever de quelques millimètres et puis se déplacer de quelques autres millimètres de gauche à droite. Elle sera alors sur un pivot, et elle tournera. On ne saura jamais ce qu’on peut faire avec un contrepoids ! Un enfant peut, de son petit doigt, faire tourner une maison… quand un pan de mur, si lourd soit-il, est amené par le contrepoids sur son pivot, bien en équilibre, il ne pèse pas plus qu’une toupie sur sa pointe.

— Ça ne tourne pas ! fit Raoul, impatient.

— Eh ! attendez donc ! Vous avez le temps de vous impatienter, monsieur ! La mécanique, évidemment, est rouillée ou le ressort ne marche plus. »

Le front du Persan devint soucieux.

« Et puis, dit-il, il peut y avoir autre chose.

— Quoi donc, monsieur !

— Il a peut-être tout simplement coupé la corde du contrepoids et immobilisé tout le système…

— Pourquoi ? Il ignore que nous allons descendre par là ?

— Il s’en doute peut-être, car il n’ignore pas que je connais le système.

— C’est lui qui vous l’a montré ?

— Non ! j’ai cherché derrière lui, et derrière ses disparitions mystérieuses, et j’ai trouvé. Oh ! c’est le système le plus simple des portes secrètes ! c’est une mécanique vieille comme les palais sacrés de Thèbes aux cent portes, comme la salle du trépied à Delphes.

— Ça ne tourne pas !… Et Christine, monsieur !… Christine !… »

Le Persan dit froidement :

« Nous ferons tout ce qu’il est humainement possible de faire !… mais il peut, lui, nous arrêter dès les premiers pas !

— Il est donc le maître de ces murs ?

— Il commande aux murs, aux portes, aux trappes. Chez nous, on l’appelait d’un nom qui signifie : l’amateur de trappes.

— C’est bien ainsi que Christine m’en avait parlé… avec le même mystère et en lui accordant la même redoutable puissance ?… Mais tout ceci me paraît bien extraordinaire !… Pourquoi ces murs lui obéissent-ils, à lui seul ? Il ne les a pas construits ?

— Si, monsieur ! »

Et comme Raoul le regardait, interloqué, le Persan lui fit signe de se taire, puis son geste lui montra la glace… Ce fut comme un tremblant reflet. Leur double image se troubla comme dans une onde frissonnante, et puis tout redevint immobile.

« Vous voyez bien, monsieur, que ça ne tourne pas ! Prenons un autre chemin !

— Ce soir, il n’y en a pas d’autres ! déclara le Persan, d’une voix singulièrement lugubre… Et maintenant, attention ! et tenez-vous prêt à tirer ! »

Il dressa lui-même son pistolet en face de la glace. Raoul imita son geste. Le Persan attira de son bras resté libre le jeune homme jusque sur sa poitrine, et soudain la glace tourna dans un éblouissement, un croisement de feux aveuglant ; elle tourna, telle l’une de ces portes roulantes à compartiments qui s’ouvrent maintenant sur les salles publiques… elle tourna, emportant Raoul et le Persan dans son mouvement irrésistible et les jetant brusquement de la pleine lumière à la plus profonde obscurité.