Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XXVII

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Société d’éditions et de publication (p. 68-73).

XIV

la fin des amours du fantôme


C’est ici que se termine le récit écrit que m’a laissé le Persan.

Malgré l’horreur d’une situation qui semblait définitivement les vouer à la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauvés par le dévouement sublime de Christine Daaé. Et je tiens tout le reste de l’aventure de la bouche du daroga lui-même.

Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petit appartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il était bien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur de reporter-historien au service de la vérité pour le décider à revivre avec moi l’incroyable drame. C’était toujours son vieux et fidèle domestique Darius qui le servait et me conduisait auprès de lui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui regarde le jardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser un torse qui n’avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avait encore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage était bien fatigué. Il avait fait raser entièrement sa tête qu’il couvrait à l’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il était habillé d’une vaste houppelande très simple dans les manches de laquelle il s’amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son esprit était resté fort lucide.

Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans être repris d’une certaine fièvre et c’est par bribes que je lui arrachai la fin surprenante de cette étrange histoire. Parfois, il se faisait prier longtemps pour répondre à mes questions, et parfois exalté par ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec un relief saisissant, l’image effroyable d’Erik et les terribles heures que M. de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure du Lac.

Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il me dépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambre Louis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cette terrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléter le récit écrit qu’il avait bien voulu me confier :


En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M. de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace. Un ange et un démon veillaient sur eux…

Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, la précision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouter l’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets à l’apparence si inoffensive… enfin, cette étagère garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux en nacre et d’un énorme œuf d’autruche… le tout éclairé discrètement par une lampe à abat-jour posée sur un guéridon… tout ce mobilier qui était d’une laideur ménagère touchante, si paisible, si raisonnable au fond des caves de l’Opéra, déconcertait l’imagination plus que toutes les fantasmagories passées.

Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot, précis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle se courba jusqu’à l’oreille du Persan et lui dit à voix basse :

« Ça va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?… C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère… »

Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus ; mais — et cela lui paraissait bien singulier — le Persan avait le souvenir précis que, pendant cette vision surannée de la chambre Louis-Philippe, seul Erik parlait. Christine Daaé ne disait pas un mot ; elle se déplaçait sans bruit et comme une sœur de charité qui aurait fait vœu de silence… Elle apportait dans une tasse un cordial… ou du thé fumant… L’homme au masque la lui prenait des mains et la tendait au Persan.

Quant à M. de Chagny, il dormait…

Erik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et en lui montrant le vicomte étendu :

« Il est revenu à lui bien avant que nous puissions savoir si vous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va très bien… Il dort… Il ne faut pas le réveiller… »

Un instant, Erik quitta la chambre et le Persan, se soulevant sur son coude, regarda autour de lui… Il aperçut, assise au coin de la cheminée, la silhouette blanche de Christine Daaé. Il lui adressa la parole… il l’appela… mais il était encore très faible et il retomba sur l’oreiller… Christine vint à lui, lui posa la main sur le front, puis s’éloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, en s’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, à côté, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retourna s’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuse comme une sœur de charité qui a fait vœu de silence…

Erik revint avec de petits flacons qu’il déposa sur la cheminée. Et tout bas encore, pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit au Persan, après s’être assis à son chevet et lui avoir tâté le pouls :

« Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôt vous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir à ma femme. »

Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparut encore.

Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de Christine Daaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranche dorée comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a de ces éditions-là. Et le Persan avait encore dans l’oreille le ton naturel avec lequel l’autre avait dit : Pour faire plaisir à ma femme…

Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devait lire très loin, car elle n’entendit pas…

Erik revint… fit boire au daroga une potion, après lui avoir recommandé de ne plus adresser une parole à « sa femme » ni à personne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santé de tout le monde.

À partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombre noire d’Erik et de la silhouette blanche de Christine qui glissaient toujours en silence à travers la chambre, se penchaient au-dessus de M. de Chagny. Le Persan était encore très faible et le moindre bruit, la porte de l’armoire à glace qui s’ouvrait en grinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête… et puis il s’endormit comme M. de Chagny.


Cette fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soigné par son fidèle Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuit précédente, trouvé contre la porte de son appartement, où il avait dû être transporté par un inconnu, lequel avait eu soin de sonner avant de s’éloigner.

Aussitôt que le daroga eut recouvré ses forces et sa responsabilité, il envoya demander des nouvelles du vicomte au domicile du comte Philippe.

Il lui fut répondu que le jeune homme n’avait pas reparu et que le comte Philippe était mort. On avait trouvé son cadavre sur la berge du Lac de l’Opéra, du côté de la rue Scribe. Le Persan se rappela la messe funèbre à laquelle il avait assisté derrière le mur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni du criminel. Sans peine, hélas ! connaissant Erik, il reconstitua le drame. Après avoir cru que son frère avait enlevé Christine Daaé, Philippe s’était précipité à sa poursuite sur cette route de Bruxelles, où il savait que tout était préparé pour une telle aventure. N’y ayant point rencontré les jeunes gens, il était revenu à l’Opéra, s’était rappelé les étranges confidences de Raoul sur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait tout tenté pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu’il avait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côté d’une boîte de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de la folie de son frère, s’était à son tour lancé dans cet infernal labyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan, pour que l’on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du Lac, où veillait le chant de la sirène, la sirène d’Erik, cette concierge du Lac des Morts ?

Aussi le Persan n’hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait, ne pouvant rester dans l’incertitude où il se trouvait relativement au sort définitif du vicomte et de Christine Daaé, il se décida à tout dire à la justice.

Or l’instruction de l’affaire avait été confiée à M. le juge Faure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute de quelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je le dis comme je le pense) et nullement préparé à une telle confidence, reçut la déposition du daroga. Celui-ci fut traité comme un fou.

Le Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s’était mis alors à écrire. Puisque la justice ne voulait pas de son témoignage, la presse s’en emparerait peut-être, et il venait un soir de tracer la dernière ligne du récit que j’ai fidèlement rapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étranger qui n’avait point dit son nom, dont il était impossible de voir le visage et qui avait déclaré simplement qu’il ne quitterait la place qu’après avoir parlé au daroga.

Le Persan, pressentant immédiatement la personnalité de ce singulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.

Le daroga ne s’était pas trompé.

C’était le Fantôme ! C’était Erik !

Il paraissait d’une faiblesse extrême et se retenait au mur comme s’il craignait de tomber… Ayant enlevé son chapeau, il montra un front d’une pâleur de cire. Le reste du visage était caché par le masque.

Le Persan s’était dressé devant lui.

« Assassin du comte Philippe, qu’as-tu fait de son frère et de Christine Daaé ? »

À cette apostrophe formidable, Erik chancela et garda un instant le silence, puis, s’étant traîné jusqu’à un fauteuil, il s’y laissa tomber en poussant un profond soupir. Et là, il dit à petites phrases, à petits mots, à court souffle :

« Daroga, ne me parle pas du comte Philippe… Il était mort… déjà… quand je suis sorti de ma maison… il était mort… déjà… quand… la sirène a chanté… c’est un accident… un triste… un… lamentablement triste… accident… Il était tombé bien maladroitement et simplement et naturellement dans le Lac !…

— Tu mens ! » s’écria le Persan.

Alors Erik courba la tête et dit :

« Je ne viens pas ici… pour te parler du comte Philippe… mais pour te dire que… je vais mourir…

— Où sont Raoul de Chagny et Christine Daaé ?…

— Je vais mourir.

— Raoul de Chagny et Christine Daaé ?

— … d’amour… daroga… je vais mourir d’amour… c’est comme cela… je l’aimais tant !… Et je l’aime encore, daroga, puisque j’en meurs, je te dis… Si tu savais comme elle était belle quand elle m’a permis de l’embrasser vivante, sur son salut éternel… C’était la première fois, daroga, la première fois, tu entends, que j’embrassais une femme… Oui, vivante, je l’ai embrassée vivante et elle était belle comme une morte ?… »

Le Persan s’était levé et il avait osé toucher Erik. Il lui secoua le bras.

« Me diras-tu enfin si elle est morte ou vivante ?…

— Pourquoi me secoues-tu ainsi ? répondit Erik avec effort… Je te dis que c’est moi qui vais mourir… oui, je l’ai embrassée vivante…

— Et maintenant, elle est morte ?

— Je te dis que je l’ai embrassée comme ça sur le front… et elle n’a point retiré son front de ma bouche !… Ah ! c’est une honnête fille ! Quant à être morte, je ne le pense pas, bien que cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pas morte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un a touché un cheveu de sa tête ! C’est une brave et honnête fille qui t’a sauvé la vie, par-dessus le marché, daroga, dans un moment où je n’aurais pas donné deux sous de ta peau de Persan. Au fond, personne ne s’occupait de toi. Pourquoi étais-tu là avec ce petit jeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marché ! Ma parole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je lui avais répondu que, puisqu’elle avait tourné le scorpion, j’étais devenu par cela même, et de sa bonne volonté, son fiancé et qu’elle n’avait pas besoin de deux fiancés, ce qui était assez juste ; quant à toi, tu n’existais pas, tu n’existais déjà plus, je te le répète, et tu allais mourir avec l’autre fiancé !

Seulement, écoute bien, daroga, comme vous criiez comme des possédés à cause de l’eau, Christine est venue à moi, ses beaux grands yeux bleus ouverts et elle m’a juré, sur son salut éternel, qu’elle consentait à être ma femme vivante ! Jusqu’alors, dans le fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femme morte ; c’était la première fois que j’y voyais ma femme vivante. Elle était sincère, sur son salut éternel. Elle ne se tuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes les eaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, car j’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !… Voilà ! C’était entendu ! je devais vous reporter chez vous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eu débarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suis revenu, moi, tout seul.

— Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit le Persan.

— Ah ! tu comprends… celui-là, daroga, je n’allais pas comme ça le reporter tout de suite sur le dessus de la terre… C’était un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dans la demeure du Lac, à cause de Christine ; alors je l’ai enfermé bien confortablement, je l’ai enchaîné proprement (le parfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans le caveau des communards qui est dans la partie la plus déserte de la plus lointaine cave de l’Opéra, plus bas que le cinquième dessous, là où personne ne va jamais et d’où l’on ne peut se faire entendre de personne. J’étais bien tranquille et, je suis revenu auprès de Christine. Elle m’attendait… »

À cet endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva si solennellement que le Persan qui avait repris sa place dans son fauteuil dut se lever, lui aussi, comme obéissant au même mouvement et sentant qu’il était impossible de rester assis dans un moment aussi solennel et même (m’a dit le Persan lui-même) il ôta, bien qu’il eût la tête rase, son bonnet d’astrakan.

« Oui ! Elle m’attendait ! reprit Erik, qui se prit à trembler comme une feuille, mais à trembler d’une vraie émotion solennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraie fiancée vivante, sur son salut éternel… Et quand je me suis avancé, plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvée… non, non… elle est restée… elle m’a attendu… je crois bien même, daroga, qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme une fiancée vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai… embrassée !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’est pas morte !… Et elle est restée tout naturellement à côté de moi, après que je l’ai eu embrassée, comme ça… sur le front… Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tu ne peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Ma mère, daroga, ma pauvre misérable mère n’a jamais voulu que je l’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… ni aucune femme !… jamais !… jamais !… Ah ! ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareil bonheur, n’est ce pas, j’ai pleuré. Et je suis tombé en pleurant à ses pieds… et j’ai embrassé ses pieds… ses petits pieds, en pleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussi pleurait… l’ange a pleuré !… »

Comme il racontait ces choses, Erik sanglotait et le Persan, en effet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui, les épaules secouées, les mains à la poitrine, tantôt râlait tantôt de douleur et tantôt d’attendrissement.

« … Oh ! daroga, j’ai senti ses larmes couler sur mon front à moi ! à moi ! Elles étaient chaudes… elles étaient douces ! elles allaient partout sous mon masque, ses larmes ! elles allaient se mêler à mes larmes dans mes yeux !… elles coulaient jusque dans ma bouche… Ah ! ses larmes à elle, sur moi ! Écoute, daroga, écoute ce que j’ai fait… J’ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de ses larmes… Et elle ne s’est pas enfuie !… Et elle n’est pas morte ! Elle est restée vivante, à pleurer… sur moi… avec moi… Nous avons pleuré ensemble !… Seigneur du ciel ! vous m’avez donné tout le bonheur du monde !… »

Et Erik s’était effondré, râlant sur le fauteuil.

« Ah ! Je ne vais pas encore mourir… tout de suite… mais laisse-moi pleurer ! » avait-il dit au Persan.

Au bout d’un instant, l’Homme au masque avait repris :

« Écoute, daroga… écoute bien cela… pendant que j’étais à ses pieds… j’ai entendu qu’elle disait : « Pauvre malheureux Erik ! » et elle a pris ma main !… Moi, je n’ai plus été, tu comprends, qu’un pauvre chien prêt à mourir pour elle… comme je te le dis, daroga ! »

« Figure-toi que j’avais dans la main un anneau, un anneau d’or que je lui avais donné… qu’elle avait perdu… et que j’ai retrouvé… une alliance, quoi !… Je le lui ai glissé dans sa petite main et je lui ai dit : Tiens !… prends ça !… prends ça pour toi… et pour lui… Ce sera mon cadeau de noces… le cadeau du pauvre malheureux Erik… Je sais que tu l’aimes, le jeune homme… ne pleure plus !… Elle m’a demandé, d’une voix bien douce, ce que je voulais dire ; alors, je lui ai fait comprendre, et elle a compris tout de suite que je n’étais pour elle qu’un pauvre chien prêt à mourir… mais qu’elle, elle pourrait se marier avec le jeune homme quand elle voudrait, parce qu’elle avait pleuré avec moi… Ah ! daroga… tu penses… que… lorsque je lui disais cela, c’était comme si je découpais bien tranquillement mon cœur en quatre, mais elle avait pleuré avec moi… et elle avait dit :

« Pauvre malheureux Erik !… »

L’émotion d’Erik était telle qu’il dut avertir le Persan de ne point le regarder, car il étouffait et il était dans la nécessité d’ôter son masque. À ce propos le daroga m’a raconté qu’il était allé lui-même à la fenêtre et qu’il l’avait ouverte le cœur soulevé de pitié, mais en prenant grand soin de fixer la cime des arbres du jardin des Tuileries pour ne point rencontrer le visage du monstre.

« Je suis allé, avait continué Erik, délivrer le jeune homme et je lui ai dit de me suivre auprès de Christine… Ils se sont embrassés devant moi dans la chambre Louis-Philippe… Christine avait mon anneau… J’ai fait jurer à Christine que lorsque je serais mort elle viendrait une nuit, en passant par le Lac de la rue Scribe, m’enterrer en grand secret avec l’anneau d’or qu’elle aurait porté jusqu’à cette minute-là… je lui ai dit comment elle trouverait mon corps et ce qu’il fallait en faire… Alors, Christine m’a embrassé pour la première fois, à son tour, là, sur le front… (ne regarde pas, daroga !) là, sur le front… sur mon front à moi !… (ne regarde pas, daroga !) et ils sont partis tous les deux… Christine ne pleurait plus… moi seul, je pleurais… daroga, daroga… si Christine tient son serment, elle reviendra bientôt !… »

Et Erik s’était tu. Le Persan ne lui avait plus posé aucune question. Il était rassuré tout à fait sur le sort de Raoul de Chagny et de Christine Daaé, et aucun de ceux de la race humaine n’aurait pu, après l’avoir entendue cette nuit-là, mettre en doute la parole d’Erik qui pleurait.

Le monstre avait remis son masque et rassemblé ses forces pour quitter le daroga. Il lui avait annoncé que, lorsqu’il sentirait sa fin très prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien que celui-ci lui avait voulu autrefois, ce qu’il avait de plus cher au monde : tous les papiers de Christine Daaé, qu’elle avait écrits dans le moment même de cette aventure à l’intention de Raoul, et qu’elle avait laissés à Erik, et quelques objets qui lui venaient d’elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un nœud de soulier. Sur une question du Persan, Erik lui apprit que les deux jeunes gens, aussitôt qu’ils s’étaient vus libres, avaient résolu d’aller chercher un prêtre au fond de quelque solitude où ils cacheraient leur bonheur et qu’ils avaient pris, dans ce dessein, « la gare du Nord du Monde ». Enfin Erik comptait sur le Persan pour, aussitôt que celui-ci aurait reçu les reliques et les papiers promis, annoncer sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela payer une ligne aux annonces nécrologiques du journal l’Époque.

C’était tout.

Le Persan avait reconduit Erik jusqu’à la porte de son appartement et Darius l’avait accompagné jusque sur le trottoir en le soutenant. Un fiacre attendait. Erik y monta. Le Persan, qui était revenu à la fenêtre, l’entendit dire au cocher : « Terre-plein de l’Opéra ».

Et puis, le fiacre s’était enfoncé dans la nuit. Le Persan avait, pour la dernière fois, vu le pauvre malheureux Erik.


Trois semaines plus tard, le journal l’Époque avait publié cette annonce nécrologique :


« Erik est mort. »