Le Fire-Fly (Pont-Jest)/V

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CHAPITRE V


De Trinquemale à Tanjore. — Un pèlerin. Les charmeurs de Serpents. — Sir John chez les bayadères.

Notre installation n’était pas fort agréable à bord du bateau affrété par Sir John. Il s’était peu inquiété de l’élégance de l’embarcation et de la façon plus ou moins commode pour nous de voyager, mais seulement de la rapidité avec laquelle nous pourrions exécuter la traversée de Trinquemale à Tanjore, deux cent vingt milles à peu près.

Notre bateau, ou plutôt notre muchwa, pour me servir de l’expression indienne, était une embarcation de pêche, non pontée, gréée en cotre, c’est-à-dire avec une seule voile triangulaire, pouvant armer six avirons dans les calmes ; et, de plus, finement taillée de l’avant, et du port de douze à quinze tonneaux. Seulement le muchwa était vieux ; les coutures de ses bordages, ouvertes çà et là, témoignaient de ses longues et pénibles campagnes.

Ses baux de teck, dans l’un desquels, à l’avant, passait le mât pour tomber dans son emplanture, servaient en même temps de bancs pour les rameurs, qui, lorsque nous étions à la voile, pouvaient se coucher sous un prélart formant, de l’étrave au pied du mât en s’étendant d’un bord à l’autre, une espèce de gaillard d’avant.

À l’arrière, sir John avait fait installer une tente sous laquelle nous pouvions nous abriter tous les deux. Le fond de l’embarcation avait été, dans l’étendue que couvrait notre tente, ponté avec quelques planches tapissées de nattes. Si nous n’avions pas là un bien splendide logement, au moins était-il à peu près habitable pour quelques jours.

Notre équipage, augmenté du domestique du commandant du Fire-Fly, se composait de six dhivaras malabars de la secte des Schoudras, commandés par un vieux patron chingulais, ancien pêcheur de perles ; mais la manœuvre qu’il avait faite pour sortir de Trinquemale, nous permettait de n’avoir qu’une médiocre confiance en lui. Aussi nous décidâmes-nous, au lieu de prendre la pleine mer, à longer les côtes, dont les moindres baies pourraient nous servir de refuge, en cas de danger sérieux.

Naturellement, sir John s’était nommé commandant en chef ; j’avais été élevé, moi, au grade de second. Quant au patron, il avait, lui, dégringolé au rôle de maître d’équipage, ce qui ne parut pas toutefois avoir trop profondément blessé son amour-propre.

Suivant notre itinéraire, nous courûmes donc au nord-ouest en longeant la côte sans nous en éloigner plus que d’une portée de fusil, ce qui nous était facile grâce à la parfaite connaissance du fond qu’avait notre patron, et, le soir même de notre première journée de mer, la brise ayant toujours soufflé de l’est, nous doublâmes le petit port de Kokelay.

Le soleil venait de se coucher ; la nuit était délicieuse ; la brise en diminuant de force avait un peu tourné au sud et nous envoyait tous les parfums de la terre. Le si peu romanesque Canon lui-même trouvait plein de poésie ce calme de l’Océan indien qui n’était troublé que par le murmure des flots contre le rivage, par le bruit du passage de l’eau le long du bord et par les craquements de la mâture de notre muchwa qui s’inclinait doucement sous le vent, en filant bravement quatre ou cinq nœuds à l’heure.

Sauf le timonier et un Malabar de veille à l’avant, tous nos hommes s’étaient glissés sous leur gaillard ; le silence le plus parfait régnait autour de nous. Mon compagnon et moi nous passâmes une partie de la nuit à causer, à rêver et à fumer, en suivant à l’arrière le sillage de notre embarcation, qui semblait un lit de lave enflammé, tant sont nombreux dans ces mers les animalcules phosphorescents, et en parcourant du regard les sinuosités de la côte, dont les ombres épaisses s’éclairaient parfois d’une lumière de bateau pêcheur, ou des flammes de quelque bûcher brûlant à terre en l’honneur du Siva.

Au point du jour, nous étions par le travers de Jeffnapatnam, l’un des anciens royaumes de Ceylan.

Je dus prendre alors la barre pour quelques instants, afin de laisser le patron se livrer avec ses hommes aux pratiques religieuses que n’omet jamais tout bon indien au moment où le soleil paraît sur l’horizon.

Réunis à l’avant, debout sur un seul pied et l’autre appuyé contre la cuisse, ce qui, à cause des mouvements de roulis de l’embarcation, leur donnait un peu la tournure d’enfants jouant à cloche-pieds, les Indiens s’étaient placés en face du soleil. Dès qu’il parut, ils le saluèrent avec une hymne et des offrandes de fleurs et de fruits ; puis, se tournant lentement vers le couchant, en ayant l’air de suivre la marche de l’astre dans le ciel, ils répétèrent une dernière strophe en se jetant quelques gouttes d’eau sur le front.

Les dévotions du matin étaient terminées.

Au commencement de la nuit nous laissâmes tomber l’ancre de notre bateau à l’abri des falaises de la pointe Calymère, extrémité sud de la côte de Coromandel.

Au lever de la lune, c’est-à-dire à dix heures du soir, nous reprîmes notre course vers l’entrée de la rivière dont nous sentions déjà les courants, mais, malgré les efforts de nos matelots, qui avaient été obligés d’armer leurs avirons, seulement à la fin de la journée suivante nous arrivâmes à Tanjore.

Nous avions remonté le Kavery à peu près pendant trente milles, rencontrant à chaque instant des bateaux chargés de riz ou de cannelle qui descendaient la rivière pour se rendre à Ceylan, et, douze ou quinze milles en avant de la ville, nous avions laissé en arrière un très-ancien et très-beau pont de pierre sur lequel passe la route de Karikal à Tanjore.

Cette ville, où nous vînmes débarquer à un affreux débarcadère en pierre aux marches duquel se pressaient des embarcations de toutes les formes, est l’ancienne capitale d’un petit royaume qui n’a jamais été soumis par les Mogols. Le brahminisme y a conservé toute sa pureté, et, par un hasard étrange, c’est justement dans cette contrée que le christianisme a fait le plus grand nombre de prosélytes.

Après avoir chargé nos bagages sur les épaules d’une demi-douzaine de parias, qui s’étaient élancés vers nous dans l’espoir de gagner quelques sapeks, nous réglâmes avec nos bateliers. Sûrs de nous tirer d’affaire, nous appelâmes sur eux toute la protection de Brahma. Après quoi nous les quittâmes en nous dirigeant du côté de la ville, afin de nous mettre à la recherche des moyens de poursuivre notre route vers Pondichéry.

À peine avions-nous dépassé, pour entrer dans Tanjore, une fort belle porte sculptée et chargée d’ornements en reliefs, que nous fûmes arrêtés par une foule considérable, au-dessus des flots de laquelle, porté en triomphe, s’élevait un Hindou sale et déguenillé, en l’honneur duquel cependant se poussaient toutes ces clameurs qui nous brisaient le tympan.

Ce personnage n’était pas autre chose qu’un pèlerin qui, après une absence de plusieurs années, revenait d’un pieux voyage à ce temple sacré de Badrinath, dont la flèche dorée s’élève au milieu des cimes les plus désolées de l’Himalaya.

Le malheureux que nous avions devant les yeux n’avait pas fait moins de cinq cents lieues pour aller adorer Brahma. Cette longue route, il l’avait faite pieds nus, jeûnant, couchant sur la terre, sans trêve ni repos, n’écoutant ni fatigues ni maladies, oubliant famille et amis, ne voyant ni obstacles ni dangers, mais seulement le but de son pèlerinage et la place qu’il devait lui donner auprès de Wischnou. Ses membres étaient brisés, ses bras décharnés et sa physionomie portait les traces des douleurs et des fatigues qu’il avait supportées.

Le lendemain de notre arrivée, nous rencontrâmes cet Hindou dont le triomphe avait été notre premier spectacle en entrant à Tanjore. De sa bouche même, nous apprîmes son histoire.

Riche marchand appartenant à la caste des vaischyas et désirant gagner pour lui et pour les siens une caste supérieure, élévation qu’un pèlerinage pouvait seul faire atteindre à lui et sa famille, il se décida un beau jour à mettre son projet à exécution. La triste perspective de mourir de faim en chemin ou d’être dévoré par les tigres ne l’arrêta pas un instant. Laissant là sa femme, ses enfants ; engageant ses bijoux, ses biens ; s’appauvrissant enfin pour le reste de ses jours, s’il devait toutefois survivre à son pèlerinage, il partit. Pendant plus de deux années, personne ne reçut de ses nouvelles. Après avoir échappé à tous les dangers, après avoir résisté à toutes les souffrances, il revint un beau jour pour être l’objet de la vénération de chacun, et pour voir la caste des tschatryas, c’est-à-dire celle qui vient immédiatement après celle des brahmines, s’ouvrir à lui et à sa famille.

Pendant son voyage, il est vrai, sa femme et ses enfants étaient morts de misère, sa maison avait été saisie par le fisc, sa famille s’était dispersée ; mais le pèlerinage s’était accompli et un vaischyas avait mérité de devenir tschatryas. Il ne lui restait qu’à louer Brahma.

Que Brahma soit loué !

Nous avions fait élection de domicile dans un hôtel assez présentable tenu par un juif, ainsi que presque tous les hôtels de l’Inde.

Une heure après notre arrivée, nous étions déjà en train de parcourir la ville. La nuit commençant à venir, la population tout entière était dans les rues.

Nous ne pouvions désirer une meilleure occasion pour nous rendre compte d’un seul coup des mœurs et des habitudes indiennes.

Tanjore, qui s’étend sur la rive droite du Kavery, était à cette époque une fort belle ville, un peu sale comme toutes les villes indiennes, mais admirablement approvisionnée par de nombreux bazars. De plus, nous savions qu’elle avait les plus beaux temples de l’Inde méridionale. Nous nous promettions bien de les visiter dès le lendemain. En attendant, nous nous étions dirigés vers le quartier indien. Le spectacle qu’il présentait était original et animé au possible. Toute la population était sur le seuil des maisons, fumant, travaillant, causant, se reposant du labeur de la journée, se consultant pour les affaires du lendemain, et trop accoutumée aux Européens pour nous gêner en rien dans nos observations.

Ces rues que nous parcourions n’étaient guère habitées que par des marchands, c’est-à-dire par des Indiens appartenant à la troisième et à la quatrième caste.

Au coin de l’une de ces rues, plus étroite encore que celles que nous venions de traverser, nous tombâmes tout à coup au milieu d’une troupe qui ressemblait, à s’y méprendre, à une corporation de mendiants revenant de sa tournée journalière.

À peine les Indiens nous eurent-ils aperçus, qu’ils échangèrent bien vite quelques paroles, et que, se groupant au travers de la rue, ils nous barrèrent le passage.

La nuit étant venue, nous devions être assez loin de l’hôtel ; la rue, ou plutôt la ruelle, n’était qu’à peine éclairée par les lampes allumées dans l’intérieur des maisons ; dans les conditions où elle était faite, cette rencontre n’avait rien de bien rassurant.

Je crus donc d’abord à quelque désagréable aventure et je me rapprochai de sir John.

Les Indiens qui étaient en face de nous formaient l’attroupement le plus sale et le plus déguenillé qu’on pût voir. Les uns, à moitié nus et le milieu du corps seulement couvert par quelques lambeaux de pagne laissaient tomber sur leurs épaules de longs cheveux noirs en désordre ; les autres, accoutrés de tuniques boutonnées sur le côté comme des plastrons et de longs pœjama[1], portaient au contraire sur la tête, qui des turbans, qui de petites calottes jaunes ou bleues.

Nous remarquâmes que pas un d’entre eux n’était armé, et, continuant alors notre promenade, nous nous trouvâmes bientôt au milieu de la troupe.

Un des importants personnages de la bande avait placé à ses pieds une petite corbeille de rotins fermée par un couvercle qu’il enleva tout à coup, au moment où Canon faisait signe de la main qu’on eût à nous livrer passage.

Je fis un bond de frayeur.

De la corbeille s’étaient élancés deux serpents qui, aux premières notes d’un chant monotone que se mit à entonner l’Hindou, commencèrent à danser autour de lui.

Sir John me rassura du regard. Nous étions tout simplement en face de mallas ou charmeurs de serpents, qui ne s’étaient arrêtés que pour nous donner un spectacle de leur façon.

Le psylle indien, après avoir fait faire à ses élèves quelques tours de danse, se mit à les exciter en les frappant avec une petite baguette qu’il tenait à la main. Les reptiles se dressèrent alors sur leurs queues. Leurs mâchoires se dilataient et se gonflaient de colère, leurs langues fines et longues s’agitaient avec des sifflements. L’Indien redoubla ses agaceries en offrant à la morsure des serpents des morceaux de bois ou des pierres. Imitant immédiatement ses compagnons qui, effrayés, élargissaient le cercle, je me reculai de quelques pas.

Soudain le charmeur poussa un cri de terreur. Un des reptiles, une vipère naja dont j’avais remarqué les brillantes couleurs, venait de s’élancer sur son maître, et lui avait fait au bras une telle morsure que le sang en jaillissait avec force.

Je savais la morsure de la naja aussi terrible que celle de la copra et je tremblais pour le pauvre diable, lorsque je vis deux ou trois des mallas se diriger vers nous et nous tendre la main. — Je compris alors que tout cela n’était qu’un jeu et que, du singulier champ de bataille où nous nous trouvions, notre bourse seule sortirait blessée.

Après avoir laissé tomber quelques pièces de monnaie dans les mains des mallas, et avoir vu les serpents rentrer fort tranquillement dans leurs corbeilles, nous nous fîmes passage au travers des Indiens pour continuer notre promenade, ou mieux pour rentrer à l’hôtel, car rester dans le quartier des bazars à une heure aussi avancée n’était vraiment pas prudent.

Arrivés à l’extrémité de la ruelle où nous avions laissé les mallas, nous trouvâmes un carrefour. En véritables marins, nous cherchions à nous orienter, à prendre le vent, lorsque, sur notre droite, nous entendîmes des sons d’instrument, qui nous disaient que, dans le quartier voisin, la nuit ne commençait pas aussi promptement que dans celui que nous venions de quitter.

J’interrogeai mon compagnon du regard, mais je n’eus pas besoin d’attendre sa réponse pour comprendre. Son sourire moqueur et sa moue interrogative me disaient parfaitement : — Eh bien ! allons-nous à droite ou à gauche ?

En prenant à gauche, nous eussions rejoint le quartier européen et gagné l’hôtel.

Nous allions prendre de ce côté en tournant le dos à l’aire du vent qui nous avait apporté ces bouffées musicales, lorsqu’aux sons des gongs et des guitares se mêlèrent tout à coup des voix de femmes chantant des gazals indoustanis.

Il n’en fallait pas davantage pour faire pencher la balance. Nous ne demandions pas mieux que de faire un petit accommodement avec nos consciences. La curiosité nous en fournit les arguments.

Un vieil Hindou fumait son houka sur le pas de sa porte : nous lui demandâmes du feu pour allumer nos cigares, service qu’il s’empressa de nous rendre avec la gravité et la discrétion indiennes, c’est-à-dire sans nous adresser la parole, et nous tournâmes à droite.

À dix pas du carrefour la rue faisait un coude ; nous fîmes comme elle.

Nous étions dans le quartier des bayadères.

Nous n’avions pas fait vingt pas que nous étions le but des regards et des conversations.

L’endroit où nous nous trouvions était une assez large rue, de chaque côté de laquelle s’élevaient des maisons composées d’un seul rez-de-chaussée, où l’on arrivait par des escaliers de trois ou quatre marches. De chacune de ces maisons, s’échappaient des flots de lumière et des chants joyeux. Les portes d’entrée étaient presque partout fermées par une natte d’un tissu peu serré qui permettait de voir de l’intérieur à l’extérieur. Les fenêtres elles-mêmes étaient garnies de cette façon.

Une de ces maisons attira surtout notre attention

Elle était plus spacieuse que toutes les autres, elle semblait plus élégante ; les éclats de rire que nous y entendions nous disaient qu’il y avait là bonne et joyeuse compagnie.

Laissant alors, à droite et à gauche, les femmes qui, couchées sur des nattes en dehors des cases et enveloppées dans leurs longs voiles de mousseline, fumaient ou chantaient, nous nous approchâmes de ce lieu vers lequel nous attirait notre curiosité, et, non pas sans indiscrétion, nous regardâmes dans l’intérieur de la maison à travers les rotins de la natte formant la porte.

Une douzaine de personnages étaient là, couchés sur des coussins, donnant toute leur attention aux danses de plusieurs femmes hindoues, qu’à leurs riches costumes nous reconnûmes pour des bayadères attachées au service d’une des pagodes.

Sir John poussa tout à coup un hào ! de satisfaction. Il avait distingué dans les spectateurs deux officiers de l’armée de Madras. Sans plus de façon alors, me faisant signe de le suivre, il souleva la natte, et nous fîmes notre entrée dans la salle en nous excusant auprès des deux gentlemen, et en demandant pour nous, sur les coussins, deux places, qui nous furent immédiatement et gracieusement accordées.

À peine fûmes-nous assis, qu’un des domestiques de la maison s’empressa de nous apporter des houkas, mais aux premières bouffées que j’essayai de tirer de cette pipe, d’un usage tout nouveau pour moi, je me crus mort. Le godok, c’est-à-dire la pâte dont on emplit le récipient, est composé de feuilles de rose, de sucre candi et d’opium, et la fumée de cet amalgame, quoique traversant le réservoir d’eau avant d’arriver à la bouche du fumeur, est tellement forte et acre qu’elle prend au gosier et n’est pas sans danger pour des bronches trop délicates. Le robuste Canon lui-même éternuait de temps à autre en ne me paraissant goûter que très-médiocrement la pipe indienne. Pour moi, j’avais promptement fait signe au houkabadar de me débarrasser de son instrument, et j’avais allumé un cigare, ce que je trouvais infiniment préférable.

Quant aux femmes et aux indiens qui nous entouraient, ils semblaient découvrir des jouissances inouïes dans les glou-glous des houkas ; glou-glous qu’il est de bon ton de prolonger le plus longtemps possible, mais exercice qui fait faire, suivant moi, la plus vilaine des grimaces.

J’avais imité mon compagnon. Auprès des officiers anglais, je m’étais, moi aussi, étendu sur des coussins à deux pas des groupes formés par les bayadères.

Deux des quatre Indiennes qui dansaient devant nous étaient vraiment jolies ; la nach qu’elles exécutaient était pleine de mouvements gracieux et voluptueux.

Je vais essayer de vous décrire le costume d’une de ces bayadères, qui se rapprochait souvent de nous et que sir John trouvait fort à son goût.

C’était, du reste, une charmante créature, malgré la teinte un peu foncée de sa peau. Les attaches de ses pieds et de ses mains étaient d’une délicatesse extrême ; ses grands yeux, ombragés de longs cils noirs, lançaient des regards à enflammer des cœurs bien moins inflammables que celui de l’inflammable commandant du Fire-Fly.

Son costume se composait de cinq pièces principales : une chemise diaphane tissée avec des fils d’ananas ; de larges pantalons de mousseline de soie, tombant sur ses petites chevilles fines et délicates ; une jupe très-courte et très-ample, faite d’une riche étoffe brodée d’or et d’argent ; une petite veste en soie rose ne rejoignant pas la jupe et s’arrêtant au-dessous des seins, qu’elle soutenait sans les cacher ; et, par-dessus tout cela, drapé avec coquetterie et un art parfait, un long voile de mousseline brodée, faisant le tour de sa taille et retombant gracieusement sur ses épaules après avoir couvert un des côtés de sa poitrine.

Le bas de ses jambes et ses poignets étaient ornés de larges bracelets d’or ; les doigts de ses petits pieds cambrés étaient, comme ceux de ses mains mignonnes, chargés de bagues précieuses où se mêlaient diamants et rubis. À son cou, qui supportait une tête petite comme celle d’une impératrice romaine, se roulait en plusieurs tours un lourd collier de perles, et les lobes de ses oreilles étaient percés de quantité de petits trous à chacun desquels se balançaient, avec un cliquetis fort gracieux, des anneaux d’or larges comme des sequins.

Ainsi que ses compagnes, elle n’avait pas suivi la mode indienne, c’est-à-dire qu’elle n’avait au nez aucun anneau, tandis que ceux des autres bayadères leur tombaient sur les lèvres.

On eût dit que la gracieuse créature ne voulait aucun obstacle pour ses baisers.

Elle ne mâchait pas non plus de bétel, cela se voyait à la blancheur de ses dents, mais ses petits ongles étaient parfaitement rouges, grâce au henné, et sur son front s’étendait en travers une large raie jaune faite avec du safran. Sa chevelure, admirablement longue et soyeuse, était relevée de chaque côté par des rubans d’argent et retombait en arrière sur son cou, en boucles éparses, avec un charmant désordre.

Elle s’appelait Goolab-Soohbee, ce que sir John, enthousiasmé, me traduisit par Rose du matin, et elle brillait au milieu de ses compagnes comme son aïeule Laïs au milieu de la foule qui la conduisait, lorsqu’elle allait au temple de Vénus.

Dans un des coins de la salle se tenaient accroupis des badia-caras, c’est-à-dire de pauvres diables de musiciens à demi-nus, frappant, grattant ou pinçant des instruments de toutes les formes, desquels ils tiraient cependant des sons qui ne manquaient pas d’une certaine harmonie.

L’un frappait les unes contre les autres de petites cymbales de métal, des kansias ; l’autre soufflait dans un touri, espèce de trompette en cuivre. Celui-ci serrait entre ses lèvres l’anche d’un sani, le hautbois du pays ; celui-là raclait une espèce de violon, un scharigi. Ce quatuor s’accordait assez bien avec deux autres instruments à cordes, un sitara et un dotara, desquels deux des bayadères se servaient fort habilement.

Pour animer la scène, les massalchi, ou porteurs de flambeaux, agitaient par moments leurs torches, dont les brusques et éclatantes lueurs donnaient aux groupes de bayadères des reflets bizarres, qui se jouaient avec les éclairs des broderies et des pierreries de leurs vêtements.

À notre entrée, la danse n’avait pas cessé ; Goolab-Soohbee en faisait tous les frais.

À chaque pas de la bayadère, les Européens prodiguaient les bravos et les applaudissements ; les Hindous, eux, ne disaient rien, ne laissaient échapper aucun signe d’approbation, mais leurs regards ravis ne quittaient pas la danseuse. Entre leurs houkas et les nachs, ils semblaient — plusieurs d’entre eux étaient musulmans — être arrivés à cette extase, suprême bonheur des élus dans le ciel du prophète.

Un des spectateurs indigènes surtout ne quittait pas du regard Goolab-Soohbee. Lorsqu’elle se laissait tomber sur une natte en faisant place à ses compagnes, il ne donnait plus qu’une attention médiocre à la danse, et il la cherchait partout des yeux. C’était un grand et beau Malabar, fils d’un riche marchand de Tanjore, fort amoureux, à ce qu’il paraissait, de la belle bayadère, qui ne partageait en aucune façon sa flamme. D’après ce que nous racontèrent les officiers anglais, elle le laissait inhumainement languir depuis déjà plusieurs mois.

Il lui avait fait en vain les propositions les plus brillantes, elle avait tout refusé. Malgré la répugnance que les Indiens ont à partager les plaisirs des Européens, le pauvre amoureux venait tous les jours dans cette maison, qu’il savait cependant fréquentée par les officiers anglais. La gracieuse Goolab-Soohbee était, du reste, une farouche coquette. Il n’y avait pas dans l’assemblée, disait-on, un seul spectateur auquel elle eût jusqu’alors accordé ses faveurs.

Ces détails, que nous donnaient avec obligeance nos compagnons, ne pouvaient qu’aiguillonner encore sir John. Lorsque la bayadère, après un dernier pas exécuté avec une grâce et un entrain charmants, vint s’incliner devant lui, il la saisit par son voile et l’attira sur son coussin, où il ne se fit pas faute de lui débiter toutes les gracieusetés qui lui vinrent à l’esprit, sans s’inquiéter des regards courroucés du Malabar ni du mécontentement évident des Hindous, amateurs de la danse.

La conversation entre Goolab-Soohbee et son nouvel adorateur s’était engagée en indoustani, langue qu’elle parlait parfaitement bien, et ses sourires nous disaient que l’opulent commandant du Fire-Fly ne lui déplaisait en aucune façon. De plus, chaque fois qu’elle avait à se reposer, c’était à ses pieds qu’elle venait s’étendre, dans une pose charmante d’abandon et de sans-gêne.

Nous restâmes ainsi une partie de la nuit. Seulement lorsque nous vîmes les officiers anglais se disposer au départ, nous songeâmes à nous éloigner. Quant au Malabar amoureux de la bayadère, il n’avait pas quitté sa place, mais sa main, cachée dans les plis de sa large ceinture, tourmentait quelque chose comme le manche d’un poignard.

Nous laissâmes tomber quelques roupies dans les mains des danseuses, quelques sapeks dans celles des musiciens et des houkabadars, puis, non sans jeter un regard d’adieu et de regret sur l’étrange salle où nous venions de passer ainsi plusieurs heures, nous sortîmes en envoyant le salamut à ceux des Hindous qui, plus intrépides que nous, ne songeaient pas encore à lever le siège.

Les Anglais marchaient les premiers, je venais ensuite, sir John était le dernier. Au moment où j’allais soulever la natte qui fermait la porte, je me retournai pour voir si mon compagnon me suivait. Je l’aperçus dans l’antichambre, faisant galamment ses adieux à Goolab-Soohbee, qui semblait, malgré ses prières, ne pas vouloir lui accorder tout ce qu’il demandait.

Il est probable que l’inflammable commandant demandait beaucoup trop.

Voyant que ses supplications ne lui servaient de rien et que je l’attendais, il envoya un dernier baiser de la main à la charmante créature, en se décidant à franchir, lui aussi, la natte qui retomba derrière nous.

J’avais descendu les marches, et, à travers le tissu de rotins, mon gros ami envoyait un dernier soupir de regrets à son inhumaine, lorsqu’il se rapprocha subitement de la natte par les interstices de laquelle passait une petite main qu’il n’avait qu’à baiser, tandis qu’une douce voix lui murmurait tout bas :

Kul fugur ko pagod, Sahib !

Cela voulait dire tout simplement :

— Seigneur, demain matin à la pagode !

Une Espagnole n’eût pas mieux fait. Elle eût donné son rendez-vous à l’église.

Sir John n’avait plus rien à faire en haut des marches de la maison, Goolab-Soohbee s’était promptement retirée, aussi me rejoignit-il en deux bonds, et me prenant le bras avec un frémissement de satisfaction :

— Eh bien ! me dit-il, avez-vous entendu ?

— Parbleu ! répondis-je, j’ai fait mieux qu’entendre, j’ai compris.

— Et ?

— Et je vous en fais mon compliment ! Vous pouvez dire comme César : Veni, vidi, vici ! Seulement je trouve que vous avez bien promptement oublié certaine petite mésaventure.

— Laquelle donc ?

— Celle à laquelle je dois d’être aujourd’hui à Tanjore auprès de vous, celle de Zana, votre conquête de Saint-Denis.

— Oh ! mais cela n’est pas du tout la même chose.

— Parbleu ! m’écriai-je en riant.

— Comment, parbleu ?

— Certainement, parbleu ! Voyez-vous, mon cher commandant, il n’y a jamais le moindre rapport entre la femme qu’on a eue et la femme qu’on désire ; du moins, pour celui qui désire. Mais, suivant moi, cela ressemble parfaitement à par le flanc droite et à par le flanc gauche.

— Comment cela ? En quoi ?

— En ce que c’est absolument la même chose, tout en étant absolument le contraire.

— Est-ce que vous pensez, reprit-il en riant de mon explication, que cette charmante fille a quelques frères avec lesquels je pourrais avoir maille à partir ?

— Oh ! pas le moins du monde, mais j’ai aperçu dans un des coins de la salle un Malabar qui me paraît tout disposé à vous la disputer, à moins qu’il ne la partage avec vous. Je crois bien qu’il a entendu la dernière phrase de la bayadère. Où est cette pagode ?

— À la porte de Seringham. Cela nous donnera l’occasion de la visiter ; c’est, dit-on, l’un des plus extraordinaires temples de l’Inde. Quant au Malabar je m’en soucie comme d’un piment, et je ne me sens pas de composition à partager rien avec lui, surtout cette ravissante Indienne.

Jusqu’à l’hôtel, mon amoureux commandant m’entretint de la bayadère ; je n’échappai à son enthousiasme qu’en lui fermant au nez la porte de ma chambre et en lui criant :

— Eh bien ! soit ! à demain, à la grande pagode.


  1. Pantalons turcs.