Le Général Dourakine/8

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Hachette (p. 107-116).



VIII

ARRIVÉE DE L’AUTRE NIÈCE


Le jour même où le général avait témoigné si ardemment le désir de voir arriver sa nièce Dabrovine, et où il était allé bien loin sur la grande route, espérant la voir venir, il aperçut un nuage de poussière qui annonçait un équipage. Il s’arrêta haletant et joyeux ; le nuage approchait ; bientôt il put distinguer une voiture attelée de quatre chevaux arrivant au grand trot. Quand la voiture fut assez près pour que ses signaux fussent aperçus, il agita son mouchoir, sa canne, son chapeau, pour faire signe au cocher d’arrêter. Le cocher retint ses chevaux ; le général s’approcha de la portière et vit une femme encore jeune et charmante, en grand deuil ; près d’elle était une jeune personne d’une beauté remarquable ; en face, deux jeunes garçons. Sur le siège, près du cocher, était une personne qui avait l’apparence d’une femme de chambre.

« Natalie ! ma nièce ! dit le général en ouvrant la portière.

— Mon oncle ! c’est vous ! répondit Mme Dabrovine (car c’était bien elle) en s’élançant hors de la voiture et en se jetant au cou du général. Oh ! mon oncle ! mon bon oncle ! Quel terrible malheur depuis que je ne vous ai vu ! Mon pauvre Dmitri ! mon excellent mari ! tué ! tué à Sébastopol ! »

Mme Dabrovine s’appuya en sanglotant sur l’épaule de son oncle.

Le général, ému de cette douleur si vive et si vraie, la serra dans ses bras et s’attendrit avec elle.

Le général

Ma pauvre enfant ! ma chère Natalie ! Pleure, mon enfant, pleure dans les bras de ton oncle, qui sera ton père, ton ami !… Pauvre petite ! Tu as bien souffert !

Madame Dabrovine

Et je souffrirai toujours, mon cher oncle ! Comment oublierai-je un mari si bon, si tendre ? Et mes pauvres enfants ! Ils pleurent aussi leur excellent père, leur meilleur ami ! Mon chagrin augmente le leur et les désespère.

Le général
Laisse-moi embrasser les enfants, ma chère

Il agita son mouchoir, sa canne, son chapeau. (Page 107.)

Natalie, ils

m’ont oublié, mais moi j’ai pensé bien souvent à vous tous.

Madame Dabrovine

Descends, Natasha ; et vous aussi, Alexandre et Michel. Votre oncle veut vous embrasser. »

Natasha s’élança de la berline et embrassa tendrement son vieil oncle, qu’elle n’avait pas oublié, malgré sa longue absence.

« Laisse-moi te regarder, ma petite Natasha, dit le général après l’avoir embrassée à plusieurs reprises. Le portrait de ta mère ! Comme si je la voyais à ton âge !… Ma chère enfant ! Tu aimeras encore ton vieux gros oncle ? tu l’aimais bien quand tu étais petite.

— Je l’aime encore et je l’aimerai toujours, répondit Natasha avec un affectueux sourire ; surtout, ajouta-t-elle tout bas, si vous pouvez consoler un peu pauvre maman, qui est si malheureuse.

— Je ferai ce que je pourrai, mon enfant !… Et les autres, je veux aussi leur donner le baiser paternel. »

Alexandre et Michel se laissèrent embrasser par le général.

Le général : « Y a-t-il de la place pour moi, mes enfants, dans votre voiture ?

Natasha

Certainement, mon oncle ; je me mettrai en face de vous avec Alexandre et Michel et vous serez près de maman. »

Le général fit monter en voiture sa nièce Dabrovine, malgré une légère résistance, car elle aurait voulu faire monter son oncle le premier.

« À toi, Natasha, maintenant ; monte ! Appuie-toi sur mon bras. »

Natasha

Non, mon oncle, je me mettrai en face de vous quand vous serez placé.

— Alors, montez, les petits, dit le général en souriant. À toi à présent, ma petite Natasha.

Natasha

Pas avant vous, mon oncle ; je vous en prie.

Le général

Comme tu voudras, mon enfant… Houp ! je monte. »

Et le général se hissa péniblement.

Natasha sauta légèrement et prit place en face de son oncle. Pour la première fois depuis deux ans, un sourire vint animer le visage doux et triste de Mme Dabrovine. Ce sourire fut aperçu par Natasha, qui dans sa joie serra les mains de son oncle en lui disant à l’oreille :

« Elle sourit ».

L’oncle sourit aussi et regarda avec tendresse sa nièce et sa petite-nièce ; il se pencha à la portière, et cria au cocher d’aller aussi vite que le permettrait la fatigue de ses chevaux.

Le général adressa une foule de questions à sa nièce et aux enfants, et

découvrit, malgré l’intention visible de sa nièce de le lui dissimuler, qu’ils

Mme Dabrovine s’appuya en sanglotant sur l’épaule de son oncle. (P. 108.)

étaient pauvres, et que c’était par nécessité qu’ils vivaient

toujours à la campagne, aussi retirés que le permettait leur nombreux voisinage.

« Nous arrivons, dit le général ; voici mon Gromiline ; c’est là que je vous ai vus pour la dernière fois.

Madame Dabrovine

Et c’est là que j’ai été longtemps heureuse près de vous avec mon pauvre Dmitri, mon cher oncle.

Le général

Et c’est là, je l’espère, mon enfant, que tu vivras désormais ; tu y seras comme chez toi, et je veux que tu y jouisses de la même autorité que moi-même.

Madame Dabrovine

Je n’abuserai pas de votre permission, mon bon oncle !

Le général

J’en suis bien sûr, et c’est pourquoi je te la donne ; mais tu en useras, je le veux. Ah ! pas de réplique ! Tu te souviens que je suis méchant quand on me résiste. »

Mme Dabrovine se pencha en souriant vers son oncle et lui baisa la main. Les yeux de Natasha brillèrent. Sa mère avait encore souri.