Le Génie du Rhin/04

La bibliothèque libre.
Le Génie du Rhin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 552-570).
◄  03
05  ►
LE GÉNIE DU RHIN[1]
COURS LIBRE PROFESSÉ À L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

IV[2]
LES DIRECTIONS FRANÇAISES DANS LA VIE SOCIALE DU RHIN

Le Rhin d’aujourd’hui n’est pas seulement le pays des vieux souvenirs historiques et des associations de charité, mais aussi et surtout un pays de fameux développement économique. J’ai hâte de le dire avec vous, et leur part faite aux choses de l’imagination et du cœur, qui seront éternelles sur le Rhin, je me réjouis que nous portions notre étude sur cette puissante activité de l’industrie et du commerce.

L’idée professionnelle, le souci de produire et d’échanger, voilà le principe autour duquel s’organise toute la vie rhénane. Vous connaissez la multitude de ses syndicats et de ses coopératives. Pas d’ouvrier ou d’employé, d’industriel ou de négociant, de grand propriétaire ou de paysan qui ne fasse partie d’un groupement corporatif ; pas de village, de cité ouvrière ou de ville commerçante qui n’ait ses bureaux de syndicats, ses commissions et ses réunions de travailleurs ou de patrons.

De ce fourmillement d’activités les gens d’outre-Rhin tirent grand argument : « Voyez, disent-ils, ce que la Prusse a fait de la Rhénanie… » Ils citent avec orgueil des chiffres, des chiffres formidables, qui établissent le développement prodigieux de l’industrie métallurgique et minière, sur la rive gauche, depuis 1870. Des villages sont devenus des villes, et de la frontière belge au Rhin, d’Aix-la-Chapelle à Cologne, les usines et les cités ouvrières se succèdent sans interruption. Avec l’essor économique va de pair l’essor des œuvres de protection sociale : cités=jardins, caisses d’assurance, hôpitaux, coopératives. Et tout cela, l’œuvre du régime bismarkien… Sans doute, mais à des appels plus profonds, quelque chose de tout différent de la Prusse répondrait. Dans cette richesse et ce débordement de vie industrieuse, s’expriment avant tout des dispositions autochtones : le goût de l’effort, l’application, l’attachement au métier. Et c’est la France qui, au début du XIXe siècle, a mis en mouvement et en forme cette belle et bonne matière rhénane, alors immobilisée dans des formes surannées. C’est la France qui gît au cœur de toutes les institutions commerciales et industrielles du Rhin, et qui, invariablement, se retrouve à l’origine de ces puissantes manifestations.

Parlons clair, et posons la formule que nous allons justifier : ce sont les administrateurs français, à l’aube du XIXe siècle, qui ont, les premiers, compris les belles qualités laborieuses du peuple rhénan, qui les ont harmonieusement groupées et qui surent leur donner une valeur utile et humaine.

Ah ! ces administrateurs, quel honneur ils font à notre race ! Ils appartiennent à cette série de grands Français réfléchis qui, fût-ce en dehors des cadres politiques, donnent sa solidité et son armature à notre nation. Des intelligences claires, précises et larges (larges, c’est-à-dire généreuses, humaines). Sur les territoires qu’ils ont à gérer et qu’ils animent d’une vie puissante, ils déploient des talents d’une telle sorte qu’on peut les nommer des vertus. Leur caractéristique me semble qu’ils sont des faiseurs de calme. Si vous voulez les comprendre et les situer, considérez qu’ils sont apparentés aux grands intendants et diplomates royaux, au milieu desquels se détachent un Colbert, un Turgot, un Vergennes, ou, plus près de nous, aux Faidherbe, aux Gallieni et aux Lyautey. Nous aurions le plus grand intérêt à faire connaître à l’étranger et à méditer nous-mêmes l’œuvre et la vie de ces préfets impériaux en Rhénan à Jean Bon Saint-André, Lezay-Marnesia, Ladoucetteet Kepler. Que n’avons-nous un bon livre total, plein de documents publics et privés, sur ces hommes exemplaires ? Ce livre, je le demande aux Alsaciens et aux Lorrains qui m’entendent et qui trouveront sur place les documents, puisque Lezay-Marnesia est le fils d’un capitaine au régiment royal de Metz, Ladoucette le descendant d’avocats à la cour souveraine de Nancy, et Kepler un enfant d’Andlau.

Sous l’administration de ces hommes supérieurs, ce fut au début du XIXe siècle un essor merveilleux de l’industrie, du commerce et de l’agriculture sur le Rhin. Les historiens français et allemands nous en donnent le tableau. Ils nous montrent la multiplication des fabriques et des usines, dans le bassin de la Sarre et dans la basse vallée du Rhin : fabriques de drap à Aix-la-Chapelle, manufactures d’étoffes de soie et de velours à Crefeld, fabriques de toiles à Gladbach, fabriques d’aiguilles et d’épingles à Borcette, fabriques de laiton à Stolberg ; ils nous décrivent la prospérité des paysans dans les vallées fertiles du Palatinat, dans les riches plaines du Rhin, et l’activité des ports francs de Mayence et de Cologne ; ils évoquent Napoléon constructeur de routes et de canaux. Mais ce n’est pas notre affaire de reproduire des témoignages que l’on connaît par ailleurs ; notre affaire, c’est d’avancer dans l’intelligence de ces populations et de comprendre comment elles furent amenées à ce degré de prospérité, comment, sous le régime français, l’application au travail des Rhénans se trouva éduquée, coordonnée et mise en train.

Nous ne cherchons pas à décrire le perfectionnement technique, mais l’événement moral, l’étincelle qui témoigne d’une affinité réelle. Nous cherchons l’institution qui dure, l’organisme fécond qui se perpétue sous des dominations diverses, nous cherchons surtout les grandes directions éternelles, la semence qui continue de germer à travers les fortunes diverses du pays. Penchons-nous sur la Rhénanie à l’œuvre, sur l’ensemble de ses organisations économiques et sociales ; nous saurons découvrir à travers une activité industrieuse le goût de la liberté du travail et l’attachement au petit coin de terre, oui, l’amour du bel ouvrage, le souci de la bonne qualité, qu’ont enseignés aux Rhénans les préfets et les ministres napoléoniens, et surtout nous saurons évoquer dans les Chambres de commerce fondées par la France sur le Rhin, la grande pensée et 1P grand principe organisateur de nos économistes et de nos administrateurs.


Les Français de la Révolution et de l’Empire arrivèrent sur le Rhin en libérateurs. Tous les historiens de l’industrie rhénane le déclarent sans permettre aucune contestation. Ainsi le livonien Alphons Thun, un des premiers historiens de l’industrie rhénane : « Avec les Français tombèrent toutes les barrières juridiques… »

Et d’abord tombèrent ces empêchements mortels que créait pour l’industrie le système des corporations, du privilège et du monopole. Nous avons jeté bas ces aides de jadis, devenues des mensonges. Jusqu’à nous, pour ouvrir une maison, il fallait obtenir un privilège. Avec nous, chacun, s’il a confiance dans son énergie, peut courir sa chance. Le principe d’émancipation individuelle de la Révolution, périlleux par certains côtés, fait merveille en face des bâtisses lézardées du passé. C’est le régime français qui a permis aux ancêtres des grands financiers, industriels et commerçants rhénans de devenir indépendants et de fonder leur propre maison. Le grand banquier Mevissen, celui qui a construit les premiers chemins de fer du Rhin, aimait à rappeler que son père, avant 1798, était un modeste compagnon. « Ce sont les Français, disait-il, qui lui ont donné la liberté d’ouvrir un atelier, où il fabriquait du fil, dans sa petite ville natale près de Crefeld. Aussi fallait-il voir le cas que mon père faisait de Napoléon. »

Le paysan, nous l’avons libéré des droits seigneuriaux, et en permettant le libre partage du sol, nous lui avons donné la facilité de posséder, lui aussi, son bien.

Le commerçant, nous l’avons libéré des douanes intérieures.

Le compagnon, l’employé, nous lui avons permis de circuler librement de ville en ville, de fonder boutique ou atelier à l’endroit qu’il a choisi, et même de réunir plusieurs occupations pour accroître son gain.

Avec quelle satisfaction les Rhénans reçurent ce beau cadeau de liberté ! Dans son livre sur les Palatins, Riehl montre que ces réformes correspondaient profondément à leur humeur indépendante et à leur activité. Ils les adoptèrent si étroitement qu’il ne pouvait plus être question de les leur arracher. A notre départ, l’administration prussienne n’osa pas y toucher. Il y a là un fait d’immense importance, qui différencie désormais les gens du Rhin et les gens d’outre-Rhin. Maintenant, quand les Allemands des deux rives discutent entre eux, c’est toujours sur cette donnée que la rive droite restait attachée au système des corporations et des classes, alors que la rive gauche avait fait sien le régime de la liberté.


Les Français, en même temps qu’ils libéraient dans la profession et dans le métier l’effort des Rhénans industrieux, se préoccupaient de l’encourager.

Comment ils s’y prirent ? Des notions desséchées, abstraites nous le diront mal. Il faudrait accompagner l’Empereur dans ses trois grands voyages, entendre ses conversations sur place avec ses fonctionnaires et avec les indigènes (nous en avons des traits), le suivre, lui et ses agents, dans leur vie créatrice quotidienne. Quelle leçon d’intelligence et de volonté nous prendrions, à le voir aux prises avec les questions, les débrouillant, les réglant !

Le voyage qu’il fit à l’automne de 1804 dans les pays rhénans, fut presque tout entier consacré aux questions économiques. A Aix-la-Chapelle, il visite les fabriques d’aiguilles de Gottfried Pastor et des frères Peters, la fabrique de drap d’Ignace van Houten, membre de la chambre consultative. Il donne à ce dernier l’ancien couvent des Dames blanches, contre une somme de quarante mille francs, pour y installer des appareils mécaniques qui perfectionneront la fabrication du drap. Il donne au fabricant Conrad Claus une partie du couvent de Sainte-Anne, contre une somme de sept mille francs. Il cède, pour la somme dérisoire de treize mille francs, à l’Alsacien Laurent Jecker, des bâtiments appartenant à l’ancienne abbaye d’Herzogenrat, pour y installer sa fabrique d’épingles. On note encore qu’à Crefeld, il logea chez le grand fabricant de soieries Von der Leyen.

Et sur son exemple ses fonctionnaires se réglaient. Leur correspondance avec les Chambres de commerce constitue une sorte d’enquête permanente. Une enquête avec des solutions. Ils ne se lassaient pas de questionner et de décider.

Que veut donc le génie de la France ? Développer la prospérité, assurer le bien-être des populations rhénanes ? Sans doute. Mais son ambition est plus haute et plus noble. Il s’agit d’éduquer la bonne volonté des Rhénans, de leurs industriels, de leurs agriculteurs et de leurs commerçants.

A la suite de son voyage de 1804, Napoléon ordonne qu’une exposition sera organisée tous les ans à Aix-la-Chapelle (sur la grande place, derrière la nouvelle redoute), à laquelle pourront participer tous les fabricants et manufacturiers du département de la Roër, une exposition où un jury d’industriels distribuera des médailles d’or et d’argent, solennellement, le jour de la fête de Charlemagne, avec discours du préfet, concours des autorités et « toute la pompe convenable, » comme s’exprime le décret.

En 1806, pour fêter Austerlitz et manifester la puissance industrielle de la France, une grande exposition est organisée place des Invalides, à Paris. « Une espèce de tableau vivant de la statistique industrielle de la France. » C’est encore ainsi que parle le décret. Cent exposants sont venus du département de la Roër, parmi lesquels les fabricants d’aiguilles d’Aix-la-Chapelle obtinrent une médaille d’or, le fabricant d’épingles Laurent Jecker une médaille d’argent, et plusieurs fabricants de Casimir, de nankin et de rubans, de Crefeld, de Cologne et d’Aix-la-Chapelle des mentions honorables.

Et encore à Trêves, en 1808 et 1810, se tiennent d’autres expositions artistiques et industrielles, avec le concours de la Chambre de commerce de Trêves et de la Société des recherches utiles du département de la Sarre.

En même temps que ces grandes expositions régionales et nationales, qui stimulent l’imagination industrieuse du Rhin, Napoléon crée, en vue d’objets très précis, des concours et des primes. Il veut susciter des inventions dont il reconnaît l’utilité pour le bien public. Successivement il promet vingt-cinq mille francs à l’inventeur qui trouvera le moyen pratique de teindre en bleu de Prusse les lainages et cotonnades ; cent mille francs à qui découvrira une plante indigène, aisément cultivable, dont on pourrait extraire une matière colorante remplaçant l’indigo ; cinq mille francs pour la fabrication d’un fil de fer utilisable dans les filatures de coton et de laine ou d’aiguilles à coudre ; un million, par décret du 10 mai 1810, à qui construira la meilleure machine pour filer le lin et pour fabriquer des étoffes analogues à la mousseline et au brocart. L’Etat français va jusqu’à fournir directement des avances et des secours à l’industrie et au commerce : au cours de la crise économique de 1810 à 1811, il ne distribue pas moins de dix millions de francs.

Je ne crois pas que nous perdions notre temps en tirant de sa poussière une vieille circulaire où la Chambre de commerce de Crefeld, en 1811, avertit les maires de l’arrondissement que « Monsieur le préfet, baron de Ladoucette, désirerait qu’il fût érigé un musée à Aix-la-Chapelle, qui comprendrait les échantillons de tous les objets qui se fabriquent dans le département. » La circulaire ajoute : « Veuillez donc, Monsieur le maire, inviter MM. les fabricants à réunir dans une carte complète d’échantillons tous les objets qu’ils fabriquent. » Qui ne sent l’intérêt de surprendre ainsi, dans les archives, la première palpitation d’une grande idée et la proposition d’où naquirent tous les musées industriels rhénans ?


Et tout ce qu’ils font là pour l’industrie, les administrateurs impériaux le renouvellent pour l’agriculture, pour le commerce, pour les petits métiers d’artisans et de boutiquiers. C’est un système chez eux de ne laisser aucun ordre de bonne volonté en arrière. Ils s’appliquent à développer d’une manière harmonieuse chacune des parties de la vie économique. Industrie, commerce, agriculture, petits métiers, ils protègent et guident toutes ces activités diverses, en liaison intime les unes avec les autres.


Mais ce n’est pas assez pour l’administration française sur le Rhin d’équilibrer dans leur développement toutes les branches du travail ; elle veut établir l’harmonie entre les classes.

A cet effet, la loi du 18 mars 1806 crée les conseils de prud’hommes. Ces tribunaux, composés d’industriels, de chefs d’atelier, de contre-maîtres et d’ouvriers patentés, régleront les conflits entre ouvriers et patrons, entre apprentis et artisans. Le rapporteur Regnault de Saint-Jean-l’Angely insiste tout particulièrement sur leur caractère patriarcal : « Des tribunaux de famille, dit-il, qui joindront à l’inflexible sévérité de l’autorité publique une sorte de bienveillance paternelle. » Un premier conseil de prud’hommes est élu à Aix-la-Chapelle en 1808. D’autres suivent, à Crefeld, à Cologne et dans tout le département de la Roër. Avec tant de succès que, plus tard, les assauts des Prussiens seront impuissants contre cette idée française. Les conseils de prud’hommes existent toujours sur le Rhin.

Mais l’institution la plus prévoyante ne saurait tout régler et les préfets agissaient selon les circonstances. En 1813, après la défaite de Leipzig, une grave crise industrielle menaçant la Rhénanie, le préfet de la Roër, Ladoucette, écrivit aux maires et aux Chambres de commerce sa crainte que des émeutes n’éclatassent dans la population ouvrière privée de travail, et que les perfectionnements mécaniques établis avec tant de peine ne fussent détruits. Il les priait donc de trouver les moyens d’assurer du travail aux ouvriers. Pour sa part, il allait entreprendre de grands travaux d’utilité publique. Les Chambres répondirent que les fabricants rempliraient leur devoir et tenteraient l’impossible pour distribuer des vivres aux ouvriers et les faire travailler au moins la moitié du temps habituel… Des prévoyances si généreuses, pendant cent ans, on ne les retrouvera plus sur le Rhin.


Ainsi voilà éduquée, encouragée, harmonisée, la volonté de travail des Rhénans. Ainsi voilà apaisées les graves luttes de classes qui pouvaient arrêter ou entraver ces activités vivifiées. Ce n’est pas tout : le travail rhénan possède, grâce aux Français, des centres autour desquels se groupent ses efforts et qui offrent une collaboration toute prête aux préfets impériaux. Nous devons donner notre plus sérieuse attention au grand rôle des Chambres de commerce françaises sur le Rhin.

Fondées en 1802 à Mayence et à Cologne, multipliées dès 1806 à Crefeld, Aix-la-Chapelle, Stolberg et Trêves, composées, chacune, d’une dizaine de membres, fabricants de soieries, de drap ou de laiton, grands commerçants, agriculteurs, que président le maire ou le préfet, « elles doivent, dit le décret, faire connaître la situation et les besoins des fabriques, indiquer les obstacles qui pourraient ralentir leurs travaux et les moyens de les écarter, proposer leurs vues sur les diverses améliorations souhaitables. » Elles préparent l’organisation des expositions et travaillent à l’établissement des statistiques.

Du haut en bas de la hiérarchie, tous les fonctionnaires prennent leurs avis. Le 9 octobre 1812, dix jours avant de quitter Moscou, Napoléon les consultait par lettre sur les conditions économiques à imposer à la Russie, et nous possédons la réponse de la Chambre de commerce de Cologne. Vraiment, elles président à toute l’activité économique, sociale et même politique du Rhin. On ne peut pas s’exagérer leur rôle. Elles forment la clef de voûte de l’édifice construit par la France. Comme les hôpitaux et les ouvroirs des sœurs de Saint-Charles, comme les légendes se rattachant au passage des Français, les Chambres de commerce font partie, dorénavant et pour toujours, de la tradition du Rhin et de sa vie réelle.


* * *

Toutes ces mesures de haute civilisation, je ne puis que les énumérer. Est-ce assez pour qu’on se fasse une idée de l’ensemble qu’elles composent ? Il faudrait qu’une prodigalité de faits bien classés nous rendit intelligible ce qu’il y a tout à la fois de méditation et de générosité, d’élan et de sagesse dans cette construction française. Durant ces quinze années, c’est bien autre chose que de la vie économique qui se crée : une société nouvelle s’organise, une société rhénane à la française. Et c’est ici que l’œuvre de la France dépasse lumineusement l’œuvre de la Prusse en 1870. Les Rhénans le savent-ils ? Qu’ils vérifient nos dires. S’ils examinent ce qui vient de naître de toutes ces mesures économiques, ils découvriront une chose étrange, qui éclaire vivement toute l’œuvre de la France en Rhénanie : la naissance d’une nouvelle espèce d’hommes, l’apparition d’une nouvelle classe. Une classe dirigeante, et pourtant pas un patriciat, ou du moins un patriciat perpétuellement renouvelable.

Il se forme dans ces départements de la Rhénanie une catégorie, — moins fixe qu’une caste, plus consciente de sa responsabilité qu’une simple classe professionnelle, — une catégorie de notables, connus et protégés par le Gouvernement, qui font partie des conseils municipaux, des tribunaux de commerce, des Chambres de commerce, qui vont à Paris au Conseil général du commerce ou des manufactures, qui représentent à l’occasion leurs départements dans la capitale de l’Empire. Le maire de Crefeld, le grand fabricant de soieries, F. von der Leyen fut appelé au Corps Législatif en 1804 ; le grand commerçant mayençais Henri von Mappes au « Conseil général du commerce. » Beaucoup de ces notables sont chevaliers de la Légion d’honneur.

Ils composent ces corps et achèvent de s’y former. Ils y apprennent à se détacher de soi et à songer au bien public. Ils deviennent les représentants naturels du pays, des hommes importants, qui prennent des initiatives, en qui l’on a confiance. « Des personnalités distinguées, » dit l’administration. Ils sont ceux qui ont de la culture et qui en outre connaissent leur devoir social. D’eux sortiront « de bonnes familles, » c’est-à-dire des familles où s’amasse un trésor, toute une épargne de civilisation et d’argent. Ils sont la lumière autour de quoi se groupent le travail et la vie du pays.

C’est dans l’intérêt de la Rhénanie, c’est dans l’intérêt de la France. Il s’agit de donner des centres et des directions à l’effort économique ; il s’agit de donner des points d’appui à l’action française. Le système napoléonien est clair : ses fonctionnaires ont besoin de trouver des représentants naturels de la population, et, s’ils ne les trouvent pas, ils les créent. L’administration crée des corps et des individus qui soient des forces honnêtes et réelles, autour de qui se rassemblent les populations et sur qui elle puisse s’appuyer.

La liste des notables établis pour les élections à la Chambre de commerce comprend à Mayence quarante noms ; à Aix-la-Chapelle, cent un ; à Cologne, soixante-trois ; à Crefeld, vingt-trois. Parmi les notables d’Aix-la-Chapelle, je note Corneille de Guaita, membre de la Légion d’honneur, maire et président de la Chambre de commerce, dont la famille s’attachera décidément à la fortune de la France. En 1810, le ministère de l’Intérieur fait établir par ses préfets une liste des principaux fabricants de chaque département, afin de connaître les industriels que « l’importance de leur exploitation et de leur fortune, leurs capacités, leurs connaissances et leurs relations personnelles rendent aptes à occuper des situations publiques importantes et à entrer dans le Conseil général des manufactures. » Cinquante-sept fabricants sont désignés dans le département de la Roër. Le préfet Ladoucette recommande particulièrement les sept principaux industriels en soieries, en draps et en laiton de Crefeld, Aix-la-Chapelle et Stolberg.

L’apparition de ces notables, c’est une chose de grande importance, qui d’abord ne nous frappe pas, nous autres Français, car une nation connaît mal ses vraies vertus, ses vrais caractères, et nous sommes habitués à vivre de cette classe intermédiaire, mais quelle nouveauté saisissante en Rhénanie ! En Allemagne, il n’y a pas de ces hommes éclairés, cultivés, conscients de leur rôle social, qui sont en France la vie et la tête, la respiration régulière du pays. En Allemagne, il y a le prolétariat et puis l’aristocratie de la terre, de l’industrie, de l’argent. Pas d’entre-deux. Aussi quel souvenir gardent de cette formation franco-rhénane les Rhénans réfléchis ! Trente ans plus tard, on parlait encore de ces notables dans le Palatinat. On les y voyait encore vivre.

Dans le Palatinat surtout, car ici les vallées montagneuses, plus à l’abri des influences prussiennes, assez ménagées par l’administration bavaroise, ont mieux gardé que le Rhin le trésor moral que la France y avait constitué. Dans son livre charmant sur le Palatinat et les Palatins, l’instituteur Becker célèbre avec la liberté la plus naïve les notables palatins, dont les vertus de travail et de bienfaisance l’émerveillent. Il nous décrit autour de lui toute une collection de ces figures respectées ; le vieux Petersen, l’ancien sous-préfet napoléonien de Kaiserslautern ; chevalier de la Légion d’honneur, qui vivait dans son agréable maison de campagne des environs de Klingenlünster, et qu’il célèbre comme un des plus remarquables palatins qui aient jamais existé ; Michel Hoffmann, qui fut maire de son village, de 1805 à 1846, année où il mourut au milieu de sa nombreuse famille, et qu’il appelle pompeusement « le César de Klingenmünster ; » la famille Wild, qui habite la vallée de la Nahe et qui fournit des maires au village de Staudenheim depuis l’époque de la République française ; et puis, entre toutes les familles du Palatinat, la plus marquante et la plus riche, la famille de Gienanth, qui habite une importante villa, entourée de jardins, au bord de l’Alsenz, au pied du Mont Tonnerre. Tous ces notables, toutes ces belles familles palatines, dont la fortune et le renom se sont faits sous l’Empire français et que le petit instituteur palatin célèbre sous le nom latin d’Honoratiores, sont entourés de la considération du pays. Ils mènent la vie simple des paysans de leur voisinage, soutiennent de leurs dons les établissements de bienfaisance, les écoles et les églises, tracent à leurs frais des chemins ruraux et distribuent des pensions aux ouvriers invalides ou aux veuves nécessiteuses. Bref, les notables palatins sont les vrais représentants de leur race. Becker voit en eux « les types les plus parfaits du caractère palatin, énergique, pratique et persévérant. »

Je m’arrête avec plaisir sur ces détails, que nous ont souvent présentés dans leur relief les savoureux récits d’Erkmann-Chatrian. Ces détails sont à l’origine de la vie sociale du Rhin au XIXe siècle, et les plus propres à nous la rendre intelligible. Bien loin de les croire superflus, je désirerais qu’ils fussent multipliés avec méthode. Le beau sujet, pour des étudiants qui voudraient rechercher des documents précis (témoignages contemporains, portraits, écrits signés dans les archives, dans les familles), et lire à même en quelque sorte sur ces territoires. Taine aurait aimé étudier certaines familles, les suivre dans leurs diverses branches d’après des souvenirs et des traditions exactes. Ce sont de même des lumières sur la manière dont se crée une civilisation que je demanderais aux enquêtes que j’entrevois et qui nous montreraient quelle classe d’hommes arrive au pouvoir local en Rhénanie au début du siècle, de quelle qualité, en vertu de quelle organisation et comment ces nouveaux venus prennent en main les affaires publiques. Il y a de saisissantes monographies à tracer de ces Français-Rhénans qui furent suscités par les mesures de notre administration et qui fondèrent l’industrie du pays. J’ajoute, ce qui est bien fait pour intéresser les jeunes travailleurs qui m’écoutent et auxquels je me permets de m’adresser, que parmi ces notables, parmi ces industriels et ces commerçants, qui tinrent les clefs et ouvrirent les voies, il faut citer des Alsaciens. Ainsi ce Laurent Jecker, inventeur d’un procédé de fabrication des aiguilles, qui installa une fabrique à Aix-la-Chapelle, avec les frères Migeon de Charleville, et vendait, dit-on, vingt pour cent meilleur marché que les autres fabricants. Ainsi encore Jean Guillaume Rautenstrauch qui, né en 1791 à Strasbourg, s’établit à Trêves en 1824 pour y fonder un des commerces de peaux les plus importants du continent, et devint le président de la Chambre de commerce.


Voilà l’œuvre française. Une œuvre bien méditée et bien appliquée, qui se propose de libérer l’élan du travail, de développer la prospérité et le bien-être, d’assurer l’harmonie et l’équilibre, enfin de créer le sentiment du devoir civique et des responsabilités municipales. Napoléon et ses administrateurs n’ont rien épargné pour développer l’industrie de la basse vallée du Rhin, pour tirer parti de la fertilité du sol rhénan, mais ils ont voulu que ce développement de la vie économique fût aussi le développement de toutes les valeurs humaines du pays, — et c’est là que les initiatives françaises se différencient vraiment et à fond de tout ce que les organisations ultérieures ont pu réaliser.

Après quinze ans, il y avait déjà en Rhénanie une tradition, un esprit industriel, une communauté de méthodes. De Spire à Clèves, de Sarrebruck à Trêves et à Aix-la-Chapelle, une solidarité s’était établie. Le Rhin commençait à devenir une frontière. Détail qui ne laissera pas de faire sourire, les industriels rhénans accusaient leurs confrères d’outre-Rhin de fabriquer de la camelote. C’est ce que l’on voit, en lisant la pétition que la Chambre de commerce de Crefeld adressa au Gouvernement impérial pour protester contre l’incorporation du grand-duché de Berg à la France.

Et bien tard dans le siècle allait se prolonger, sur le Rhin, un véritable culte des industriels pour le grand Empereur. Comme les vétérans de la Grande Armée, comme Clément Brentano dont nous avons entendu les accents enflammés à propos de Napoléon restaurateur des congrégations charitables, les industriels de la basse vallée du Rhin s’enthousiasment au souvenir des quinze années impériales. Tout comme un grognard, le père de Mevissen conserva toute sa vie le souvenir des quatre mots qu’en 1811, à l’exposition de Dusseldorf, il avait échangés avec le Héros. On regrette que le professeur à l’Université de Bonn Holzhaussen, qui se préoccupe de rechercher les traces du culte pour Napoléon sur le Rhin, et qui a dépouillé à cet effet toute la série des poètes, ait négligé les témoignages caractéristiques de la fidélité des Chambres de commerce à la mémoire de leur fondateur[3].


* * *

Quand les Français furent partis, les Chambres de commerce, les sociétés locales et les notables s’efforcèrent de continuer l’œuvre de la France. Les Chambres de commerce demeuraient pénétrées de la doctrine qui avait présidé à leur création et des idées qui avaient été déposées dans leurs assises mêmes. Elles restaient dirigées par des hommes de formation française. Celle d’Aix-la-Chapelle, par David Hansemann, qui avait fait ses années d’apprentissage comme secrétaire d’un maire français du grand-duché de Berg ; celle de Trêves, par l’Alsacien que nous venons de nommer, Guillaume Rautenstrauch ; celle de Cologne, par Ludolf Camphausen, qui s’en était allé d’Aix-la-Chapelle à Paris avant de s’installer définitivement à Cologne.

Entre toutes ces Chambres, celle de Cologne continua à jouer après le départ des Français le rôle prépondérant. Dans son rayonnement se forma, durant toute la première moitié du XIXe siècle, une jeune génération de commerçants qui travailla avec succès à l’essor de la ville. Tous ces gens continuaient à vivre avec les conceptions de l’Empire français : le souci d’équilibrer les différentes branches de l’activité économique et d’harmoniser les différentes classes, et puis la préoccupation d’assurer au groupement des gens éclairés la direction de la vie économique et sociale.

Le jeune banquier Mevissen, à Cologne, est le porte-parole de ces Franco-Rhénans. Il a bien compris l’effort et l’idéal des administrateurs napoléoniens, et nulle part la doctrine française n’est mieux exposée que dans les lettres et les écrits de ce jeune Rhénan. « Ce qu’il y a de plus important pour la vie de l’Etat, déclare-t-il, c’est la création d’une classe moyenne nombreuse et indépendante. Elle forme la base d’où s’élèvent des individualités pour monter aux plus hautes sphères de la vie libre. La classe moyenne possède l’inestimable avantage d’avoir un pied dans le domaine des nécessités matérielles, un autre dans le domaine de la liberté, et par conséquent de ne pas courir le danger de méconnaître son rôle politique. » — Dans le même esprit, il souhaite que « l’industrie serve d’intermédiaire entre les différents groupes de la population, et qu’elle contribue à la disparition du système des castes et des classes. »

Mais que de difficultés, chaque jour grandissantes, rencontraient ces continuateurs de la grande entreprise française ! Leurs efforts étaient continuellement entravés, annulés par l’opposition de la bureaucratie prussienne. Sur cette opposition nous avons des textes, et qui ne sont pas suspects de partialité. Ouvrons les tomes compacts que le protestant Hansen a consacrés à la biographie de notre banquier rhénan Mevissen. A chaque page, ce sont des plaintes, des impatiences, des reproches de toute sorte : la Prusse s’oppose à la constitution des sociétés par actions ; elle refuse des crédits pour la construction des premiers chemins de fer rhénans ; elle suscite d’incessantes difficultés aux nouvelles entreprises de l’industrie textile ou métallurgique ; elle interdit la création de sociétés minières, de sociétés de contre-assurance ; elle n’accorde aucune représentation au commerce ni à l’industrie dans les assemblées provinciales et ne consulte que bien rarement les Chambres de commerce du Rhin. « D’un côté, une masse énorme de projets pratiques, utilisables, établis par une bourgeoisie appliquée et travailleuse ; de l’autre, le mauvais vouloir du gouvernement prussien et l’impossibilité d’agir efficacement sur lui. » Voilà, selon le biographe allemand, la marque caractéristique de l’époque, et ses témoignages accablants nous font voir dans une sorte de clarté tragique comment la nouvelle classe de la bourgeoisie, qui s’était formée sous le régime napoléonien et par ses soins, se trouva brisée dans son développement.

Jusqu’à 1850, les industriels rhénans, de la même manière qu’ils avaient collaboré avec l’administration napoléonienne, s’efforcèrent de collaborer au développement de la vie économique et sociale de l’État prussien. Mais la bureaucratie prussienne refusait leur concours. Elle voulait régler sans eux sa politique économique et sociale, A partir de 1850, ils se résignèrent à ne plus s’occuper que de leurs entreprises particulières. Le bel idéal napoléonien des « notables » s’évanouit. Dans une lettre mémorable dii 27 janvier 1851, Mevissen écrit ces lignes où l’on croit entendre une âme découragée : « Dans l’état actuel des choses, et par suite de l’impuissance absolue de la Chambre dans les questions politiques, je pense que les intérêts matériels constituent désormais la seule base sur laquelle pourra se développer un meilleur avenir. » Nos industriels rhénans vont consentir, par impuissance, à n’avoir plus pour idéal que de faire fortune.

Les résultats de cet abaissement qu’a voulu le régime prussien n’apparaissent qu’avec une clarté trop éloquente. Les procédés du mercantilisme et le goût de l’argent se développent : les vertus morales et sociales de la petite bourgeoisie disparaissent ; les grands industriels et les grands propriétaires luttent avec le prolétariat industriel et agricole, chaque jour accru, à qui des théoriciens donnent ses nouveaux principes de revendication. C’est l’heure où les principes de l’Internationale des Travailleurs s’arment à l’ombre des cathédrales de Trêves et de Cologne. Karl Marx transpose en quelque sorte dans la vie économique les conflits dont son hérédité juive lui apportait le souvenir, et bientôt un autre rhénan, Bebel, va s’efforcer d’organiser les masses des travailleurs rhénans pour le combat social.

Hansen reproche à la bourgeoisie de n’avoir pas su jouer son rôle dans l’Empire allemand reconstitué après 1870. « La tâche qui incombait au peuple allemand, non seulement de constituer un État national vrai, c’est-à-dire ayant sa constitution politique, et d’assurer sa défense, mais aussi de reprendre la mission qu’il s’était fixée depuis la Réforme, mission de rénovation morale et de portée universelle, ne trouva pas de génération capable de l’entreprendre et de l’accomplir jusqu’au bout. Le libéralisme bourgeois, impuissant à concevoir de grandes idées politiques, ne comprit ni les questions économiques, ni les questions sociales qui se posaient. Il manquait aux épigones des chefs, capables, comme leurs prédécesseurs, d’élever l’âme humaine hors des intérêts de groupements, de la détourner de son penchant naturel à juger d’un point de vue étroitement économique la vie matérielle, de la gagner aux grands idéals qui unissent » (p. 855). Ce reproche est injuste pour la bourgeoisie rhénane. Si elle ne sut pas dans le nouvel Empire jouer un grand rôle politique et social, c’est que le régime prussien l’avait détournée, par des obstacles accumulés durant un demi-siècle, de la noble voie que l’administration napoléonienne lui avait tracée.

En va-t-il mieux aujourd’hui ? Le régime prussien a-t-il atténué ces erreurs que le protestant rhénan nous met à même de constater ? Assurément non. Voyez les faits. Au système des cartels de l’époque bismarckienne, déjà dressés comme des forteresses, comme des machines impitoyables de guerre économique, pour l’acier et pour le charbon, voici que succède plus brutale encore une impitoyable centralisation berlinoise. Elle impose sa loi et sa doctrine aux industriels du Rhin. Tantôt elle mobilise tous les chefs d’entreprises allemandes dans des trusts formidables, tantôt elle les compartimente en autant de sections qu’il y a de branches dans l’activité économique, et ainsi militarisées elle les mène à nouveau au combat sur le champ de bataille de la concurrence universelle. On ne se préoccupait avant 1914 que d’accroître par tous les moyens le rendement usinier : on prétend maintenant lutter pour reconquérir les marchés perdus, et lutter en forcenés dans une sorte de conspiration des forces mauvaises. Ah ! qu’il est loin, le souci du développement harmonieux des populations rhénanes ! Ce sont des fiefs que reconstituent un certain nombre de magnats de l’industrie germanique, et nous sommes en train de revoir sur le sol de l’antique Saint-Empire ce que Rathenau, d’un coup d’œil puissant, appelle les duchés des Stinnes, des Hanich et des Stumm !


* * *

Cette féodalité économique peut encore apporter des satisfactions, matérielles sur le Rhin et séduire une part de ces populations où se perpétue le prestige de la prospérité d’avant-guerre. Mais il y a parmi elles des gens clairvoyants, dont c’est d’immense importance d’enregistrer l’avertissement. Ces sages observateurs distinguent autour d’eux les signes avant-coureurs d’un grave malaise social. Avant 1914, disent-ils, la Prusse faisait peser sur la Rhénanie l’omnipotence de Berlin et nous imposait des fonctionnaires amenés des lointaines frontières orientales ; aujourd’hui, elle aggrave les conflits de classe, elle disperse les bonnes volontés sociales, elle méconnaît la valeur de tout le petit peuple varié des gens de la classe moyenne : paysans, artisans, marchands, intellectuels des professions libérales, fonctionnaires…

Ainsi voici qu’après cent ans les Rhénans ont lieu de regretter le bel ensemble social cohérent qui régnait en 1815 en Rhénanie. Le système actuel accroît l’opposition entre les classes et divise la population du Rhin en deux groupements hostiles, d’une part, les employeurs, et, de l’autre, les employés aussi bien dans le domaine agricole que dans le domaine industriel. Il n’y a plus de conducteurs moraux, il n’y a plus d’entre-deux. Ce qui subsiste de la classe bourgeoise mène une existence morale chétive. Chacun des deux groupes en présence n’est dirigé que par des préoccupations exclusivement matérielles de richesse et de bien-être.

Où est le remède ? Les Rhénans inquiets voudraient faire participer leur ardeur professionnelle à la reconstruction de la vie sociale de la Rhénanie ; ils cherchent le moyen de constituer un noyau autour duquel pourra s’harmoniser tout le travail allemand. Avec un obscur souvenir du temps napoléonien, ils parlent de constituer une « Chambre du travail » ou la classe moyenne jouera le rôle directeur et reprendra les traditions démocratiques abolies.

L’heure est venue pour nous de rappeler à ces Rhénans désorientés et inquiets toutes les belles vertus sociales, toutes les hautes préoccupations d’équilibre et d’harmonie, que leurs ancêtres groupaient autrefois autour des Chambres de commerce françaises et dont quelques feux subsistent encore aujourd’hui ! Le bel épanouissement de vie active que les administrateurs français, les Lezay-Marnesia, les Ladoucette, les Kepler, les Jean Bon Saint-André, ont créé sur le Rhin, n’était pas porté seulement par la volonté des fonctionnaires et l’activité de l’Etat ; il avait sa source dans les organisations où s’assemblaient les notables du Rhin. La « Chambre du travail » à laquelle songent les Rhénans aujourd’hui, c’est la Chambre de commerce fondée par leurs pères avec les Français.


Et maintenant, pour finir, comme nous avons coutume, j’entends cette question : quelle conclusion pratique donnerez-vous à cette leçon ?

Ma conclusion sera d’un interprète de la tradition française plutôt que d’un économiste ou d’un conseiller du commerce extérieur. Si vous désiriez les avis d’un administrateur, nous serions tous d’accord pour les solliciter de l’homme éminent[4] qui nous fait l’honneur d’assister à ce cours, et qui nous répondrait que la sagesse d’un administrateur diplomate ne se distribue pas dans la chaire d’un enseignement public. Je souhaite que la Chambre de commerce française de Mayence entre en rapport avec les Chambres de commerce rhénanes pour examiner les meilleures conditions de reprise commerciale entre la France et la Rhénanie. Notre gouvernement a dès maintenant fait connaître son intention de rétablir les relations économiques avec l’Allemagne. Le problème des réparations va se discuter. Il est impossible qu’à la suite de ces discussions les barrières artificielles créées par le gouvernement de Berlin, j’entends le régime des licences, ne s’abaissent pas. Mais ce que je souhaite surtout, c’est que revive, dans les contacts qui ne peuvent manquer de se multiplier, cette nuance avisée et humaine, que j’ai présentée dans le passé de nos collaborations franco-rhénanes, et qui ne cesserait pas, j’en suis sûr, d’avoir son plein succès dans la vie économique de nos voisins. Nous n’oublierons pas l’esprit qui est à l’origine des Chambres de commerce rhénanes ; nous ne les verrons pas seulement comme les organes de l’industrie et du commerce rhénans, mais comme des centres jadis accordés avec notre vie française et des instruments de direction politique et sociale.

Que ce soit l’enseignement pratique de cette leçon ! Le souvenir de tout ce passé encore vivant doit nous servir dans le grand dessein français, qui est de favoriser sur le Rhin l’esprit occidental et d’y protéger les populations contre l’envahissement du germanisme de Berlin… Moralité, résolution qui nous acheminent vers nos conclusions générales, qu’il nous reste maintenant à formuler dans notre cinquième et dernière leçon.


MAURICE BARRES.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1920, 1er et 15 janvier 1921.
  3. Consultez par exemple sur ce culte napoléonien le livre consacré par Mathieu Schwan à la Chambre de commerce de Cologne.
  4. M. Tirard, haut-commissaire de la République française dans les provinces du Rhin.