Le Gabon/04

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Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 310-320).
Quatrième livraison


EXCURSION DANS L’OGO-WAI.
La rivière Nazaré et l’Ogo-way. — Constitution du sol. — Le Condo. — Le lac Jonanga. — Les Ashiras. — Les Îles fétiches. — Objurgations. — Mirage.

J’ai raconté déjà qu’en 1862 des traités contractés avec les chefs du cap Lopez avaient rangé ce point sous notre domination. Il se trouve situé dans le delta formé par l’écartement des bouches de l’Ogo-Wai, fleuve alors à peu près inconnu. Le Nazaré, sa branche nord de déversement, devenait donc français. M. l’amiral Didelot, qui commandait alors en chef nos établissements de la côte d’Afrique, voulut y montrer notre pavillon et faire faire une rapide exploration de l’Ogo-way et des voies de communication qui pouvaient exister entre ce fleuve et les affluents du Gabon. Il confia ce soin à M. le lieutenant de vaisseau Serval, capitaine du Pionnier, et à moi.

Le 18 juillet, c’est-à-dire en pleine saison sèche, nous entrions dans la rivière Nazaré. Mais elle avait baissé de deux mètres environ depuis la fin des pluies ; elle baissait encore, et malgré son faible tirant d’eau, dès le lendemain le Pionnier s’échoua sur un banc de sable à soixante milles environ de l’entrée. L’expédition s’annonçait donc sous d’assez mauvais auspices. Nous n’étions plus alors dans le Nazaré, mais dans l’Ogo-Wai lui-même qui, étalé sur une vaste surface, nous offrait une magnifique perspective. Aux palétuviers avaient succédé des pandanus et des yuccas, puis, une grande quantité de palmiers à huile et d’énimbas, et enfin la riche végétation des forêts du Gabon.

Mais au milieu de ce beau panorama la navigation devenait difficile. Des îles et des bancs de sable commençaient à obstruer le cours du fleuve, et celui sur lequel le Pionnier vint s’échouer ne faisait qu’annoncer des obstacles plus sérieux. En effet, après avoir réussi le lendemain à atteindre le village de Dambo, à seize milles environ de notre premier échouage, il devint évident pour M. Serval qu’il ne pouvait tenter d’aller plus loin sans s’exposer à voir son navire emprisonné jusqu’au retour des pluies.

Il fallut donc continuer notre route en pirogue, moyen d’exploration pénible, plein de lenteur, et qui nous mettait à la merci de populations dont nous ne tardâmes pas à constater les sentiments hostiles.

Le village de Dambo était heureusement bien disposé pour les Européens. Son chef Ngowa Akaga nous accueillit avec cordialité, nous en fit avec bonhomie les honneurs, et le soir vint visiter le Watanga, c’est-à-dire le grand navire des blancs ; il se montra modéré dans ses étonnements et réservé dans ses expressions laudatives, ce qui était de sa part une véritable discrétion, car la louange est souvent chez le noir le langage de la convoitise. Il mit à notre disposition une de ses plus grandes pirogues avec deux hommes de son village, et le lendemain nous partîmes, M. Serval et moi, n’emmenant avec nous que quelques matelots noirs. Le Pionnier rebroussa chemin pour aller nous attendre dans des eaux plus profondes.

Je ne veux pas relater tous les incidents de ce voyage fatigant qui ne dura qu’une vingtaine de jours, il est vrai, mais sans aucun repos.

Nous partions le matin de très-bonne heure ; nous nous arrêtions dans quelque village pendant la plus forte chaleur de la journée, pour repartir immédiatement après et aller passer la nuit dans un village plus éloigné. Notre apparition avait mis la rivière en émoi. Poussés par la curiosité, alléchés par l’espoir de quelques


Fans ou Pahouins. — Dessin de Castelli d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.


cadeaux, tous les chefs voulaient nous voir et nous eûmes bientôt la preuve qu’il était peu prudent de les contrarier.

Nous venions de dépasser, sans le voir, le village important d’Aroumbé, et nous nous étions arrêtés pour donner du repos à nos hommes, quand arrivèrent une demi-douzaine de pirogues pleines de gens armés. Ils venaient nous inviter à retourner sur nos pas, et au besoin tenter de nous y contraindre. Quelques instants après arrivaient du côté opposé les pirogues d’un village que nous ne devions pas tarder à atteindre et qui venaient au-devant de nous. Il y eut grand palabre entre les deux troupes, et nous pûmes croire un instant que ce débat à main armée allait devenir sérieux. Enfin tout se calma. Aroumbé se passa de notre visite, qui lui fut annoncée pour notre retour seulement ; mais ses gens s’en allèrent rancune tenante, et il fut clairement établi qu’à moins de nous créer chaque jour de nouveaux embarras, il fallait descendre à tous les villages importants.

Nous avons ainsi visité successivement Gamby, Atchanka, Igané, habités par des populations originaires de la côte et venues évidemment par l’embouchure méridionale, tandis que, celles de Dambo et d’Aroumbé que nous avions rencontrées jusque-là sur la rive droite, avaient des relations de parenté manifestes avec les Gabonais, et avaient dû remonter le fleuve par sa branche nord, la rivière Nazaré. Puis nous nous trouvâmes au milieu de la race Galloise, la plus importante peut-être de l’Ogo-wai, et qui se croit, et paraît être en effet différente des autres, tout en parlant à peu près la même langue.

Je profitais de ces moments d’arrêt pour explorer les environs, et partout je retrouvai les mêmes cultures qu’au Gabon. Je vis aussi quelques beaux plants de tabac cultivés comme plante d’ornement, dont les habitants ne savent pas tirer parti ; il leur vient du Congo.

Je ne pouvais faire ces recherches que pendant nos relâches dans les villages, c’est-à-dire au moment le plus chaud de la journée. Il me fut moins facile encore


Femmes de la tribu des pahouins. — Dessin de Castelli d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.


de m’occuper du règne animal, car on ne peut guère chasser à pareille heure. Il me fut donc impossible de me procurer quelques animaux intéressants qui sont propres au pays, et particulièrement un fourmilier géant que M. le docteur Touchard a signalé comme un animal nouveau.

Ce que je pouvais voir de la constitution du terrain était aussi très-restreint, dans un pays où le sol est à peine gratté pour quelques rares cultures, et où les roches qui se montrent à la surface sont partout recouvertes d’un épais manteau de végétation. La diminution des eaux laissait heureusement à nu les berges du fleuve ; la constitution de cette tranchée naturelle, qui est à peu près uniforme dans une très-grande étendue, permet de conclure à la structure même du pays, ou du moins de son écorce.

Partout en dehors des plaines marécageuses, ces berges se montrent sous l’aspect d’une couche épaisse de sable argileux plus ou moins compacte, d’une couleur ocreuse, dans laquelle sont empâtés de gros rognons ferrugineux mamelonnés à la surface, celluleux à l’intérieur, et dont la consistance varie depuis la friabilité la plus grande jusqu’à la dureté métallique. Souvent il s’y mêle des fragments de porphyre rouge ou de quartz ; parfois l’argile change d’aspect, devient plus fine, plus blanche et passe à l’état de marne. Dans les points où la rive s’élève, ce sont des calcaires coquilliers qui en font la base ou bien des argiles compactes peuplées d’ammonites. Les habitants ne connaissent aucun minerai, pas même ceux de fer. Les armes ou les instruments qu’ils possèdent leur sont livrés par le commerce européen, par l’intermédiaire des traitants de la côte, ou bien leur viennent d’une population plus éloignée, celle des Ashèbas, qui connaît comme les Pahouins l’art de travailler le fer.

Les bancs de sable de la rivière nous offrirent un fait singulier. Tous sont creusés d’excavations circulaires d’une parfaite régularité, mesurant un mètre vingt de diamètre et environ cinquante centimètres de profondeur. Ces espèces de cuvettes, dont la plupart étaient alors exposées à l’air par suite du retrait des eaux, sont l’œuvre d’un poisson très-commun le condo, qui les creuse avec son museau corné pour y pondre ses œufs, en adoptant pour l’agencement général la disposition exactement quinconciale.

Nous nous proposions de remonter l’Ogo-wai jusqu’au point où il est formé par la réunion de deux rivières, l’Okanda et le N’Gounyai. Nous espérions y rencontrer des populations nouvelles, les Enincas qui semblent avoir des relations directes avec les affluents du Gabon, et peut-être les Oshébas, qui paraissent ressembler beaucoup aux Fans Pahouins. Malheureusement les renseignements que nous recueillions à ce sujet variaient à chaque instant et le but semblait fuir devant nous. En même temps, l’accueil que nous recevions indiquait chaque jour plus de mauvaise volonté, et les objets que contenait notre pirogue ou que nous portions nous-mêmes excitaient de plus en plus l’envie. À Aroumba, des discussions eurent lieu pendant la nuit entre les gens du village, et la conclusion surprise par nos interprètes fut qu’on n’était pas assez fort pour nous dévaliser, mais que puisque le grand village de Bombolié, où nous devions arriver le lendemain, était prêt et nous attendait, ce qu’il y avait de mieux à faire était de nous suivre en pirogue pour prendre part au pillage.

Le résultat d’une pareille attaque n’était malheureusement pas douteux ; pendant le jour elle n’eût pas été sans danger pour les agresseurs, mais pendant la nuit rien n’était plus aisé. Il était inutile de nous jeter dans d’aussi graves difficultés pour un résultat géographique incertain. Nous nous rabattîmes donc sur le lac Eliva ou Jonanga que nous avions laissé sur notre droite sans l’explorer. Ses habitants ne méritaient pas, à vrai dire, beaucoup plus de confiance ; mais cette exploration était nécessaire et nous offrit du reste une ample compensation.

Bien des raisons nous y invitaient. Les riverains de l’Ogo-wai, les Gallois surtout, n’avaient cessé de nous vanter l’étendue et la beauté de ce lac ; enfin, et par-dessus tout, c’était pour eux un lac mystérieux, le sanctuaire de leur religion. On y était témoin, disaient-ils, d’apparitions extraordinaires. « On y voyait flotter dans les nuages les grands navires des blancs qui passaient au cap Lopez, c’est-à-dire à plus de cent vingt milles de là. Des génies puissants et jaloux y habitaient, et si un profane osait s’approcher des îles sacrées où ils avaient élu domicile, sa pirogue chavirait et il trouvait infailliblement la mort. Notre qualité de tanganis, c’est-à-dire de blancs, ne pouvait naturellement pas nous préserver de ce triste destin ; bien au contraire, il n’y avait pas de plus mauvais passe-port pour un pareil voyage que la couleur de notre épiderme. » — Ces récits étranges, que nous avions pris d’abord pour des conceptions purement imaginaires, nous avaient été répétés jusque dans les villages qui bordent le N’Goumo, rivière par laquelle le lac Jonanga se déverse dans l’Ogo-wai. — Il n’y avait pas à en douter, l’Eliva était décidément un pays intéressant, et méritait à tous égards notre visite.

Nous eûmes bientôt franchi le N’Goumo, joli cours d’eau qui n’a pas plus de deux kilomètres de longueur, et nous nous hâtâmes de gagner l’île d’Azinguibouiri, ou nous devions passer la nuit, et d’où nous pûmes assez bien nous rendre compte de la conformation du lac.

Découpé de mille façons, il échappe à toute description. Au fond des anfractuosités, des torrents nombreux lui apportent les eaux des hauteurs environnantes ; mais il ne reçoit pas une seule rivière importante. Sa profondeur varie de quatre à six mètres dans la saison sèche ; ses eaux ont une transparence parfaite, tandis que l’Ogo-wai a partout une teinte rougeâtre singulière. À l’est, les terres s’élèvent rapidement, forment des replis étagés et aboutissent enfin aux monts Ashaukolos qui ferment l’horizon, et à travers lesquels l’Ogo-wai se fraye un passage.

Une magnifique végétation couvre ses rives. Les obas y acquièrent une grande beauté. La liane à caoutchouc y est abondante. Le palmier à huile est plus rare. Les plages sont couvertes de graminées ; sur le bord de l’eau une jolie hémérocalle étale ses fleurs blanches ; mais on n’y voit pas un jonc, pas une seule de ces plantes des eaux stagnantes qui décèlent la nature vaseuse du sol et trahissent à première vue l’insalubrité d’un pays. Le territoire du lac Jonanga est donc, je le crois, un pays sain.

La population très-disséminée est de race galloise.

Plus loin, derrière les monts Ashaukolos, sont les Ashiras, dont nous n’avons vu que deux représentants. Leur crâne étroit et fuyant, leur face massive et proéminente, leur assignent un rang inférieur dans l’échelle intellectuelle. — Ils paraissent cependant industrieux, et fabriquent la plupart de ces nattes fines et souples, connues dans le commerce sous le nom de nattes de Loango ou de Loanda. Comme les Pahouins, ils ont les dents limées et pointues.

Sur les versants boisés des monts Ashaukolos, habitent les Bakalais que nous avons déjà vus au Gabon, race guerrière, qui exploite les Ashiras au profit des négriers, et n’épargne les riverains du fleuve que parce que ceux-ci leur servent d’intermédiaires avec les traitants de la côte.

Deux villages seulement du lac Jonanga leur appartiennent. Celui d’Azinguibouiri, où nous venions d’arriver, est gallois. Nous y fûmes accueillis avec cordialité. Le roi avait mis pour nous faire honneur ses plus beaux ornements, un pagne de cotonnade d’une propreté douteuse, et un chapeau blanc d’origine européenne qui semblait avoir payé par de longs services antérieurs l’honneur de couronner une tête royale.

Le lendemain, nous prîmes enfin la route de ces fameuses îles fétiches, dont on ne cessait de nous entretenir, ou plutôt de l’île d’Aroumbé qui est seule habitée.

Gardienne naturelle des lieux saints de la religion galloise, elle doit à ce voisinage un privilége spécial ; elle forme des féticheurs pour les autres villages, et son roi est lui-même un chef religieux important.

Nous fûmes accueillis sur la plage par une dizaine d’enfants à la figure intelligente voués au culte des fétiches, et vêtus à ce titre d’un costume assez bizarre. La pièce principale est un pagne bakalais retenu sur les hanches par une ceinture de perles blanches et orné d’arabesques, les unes de perles, les autres faites avec une sorte de chenille rouge ; à son bord sinueux et festonné pendent des grappes de perles bleues et des sonnettes. Des colliers de grosses perles de toutes couleurs pendus au cou ou passés en sautoir ; des bracelets en chenille rouge aux bras et aux jambes, des anneaux de cuivre jaune aux poignets et aux chevilles complètent ce costume original. Les petits féticheurs le gardent jusque vers l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, époque à laquelle ils sont initiés aux secrets de la religion, « ils voient le fétiche, » selon l’expression reçue. Jusque-là le célibat est pour eux de rigueur. Une fois initiés, ils deviennent féticheurs en titre et rentrent dans la vie commune.

Accompagnés de ces lévites d’un nouveau genre, nous montâmes au village d’Aroumbé, où nous attendîmes que le roi voulût bien nous honorer de sa visite. Il lui fallut un certain temps pour revêtir son habit de cérémonie qui méritait en effet des égards. C’était un uniforme ayant appartenu je ne sais à quelle armée, orné d’épaulettes de laine jaune à graines d’épinards, de galons de caporal et de boutons portant en relief trois canons superposés avec cette devise : Ubique (partout). Jamais devise fut-elle mieux justifiée ? Et qui sait par quelles péripéties a passé cet habit de caporal avant de venir au fond de ce lac inconnu servir de vêtement d’apparat à un vieux roi nègre ?

Si l’habit pouvait passer pour riche, le reste du costume donnait, hélas ! une médiocre idée de la fortune de ce roi-pontife et de la ferveur des fidèles du pays.

Yondogowiro, ainsi se nomme ce bizarre personnage, n’est pas, à vrai dire, le grand chef de la religion. Celui à qui appartient cette autorité dont il est difficile d’apprécier la valeur, habite un village de l’Ogo-Wai et paraît rarement à Aroumbé. Tous deux appartiennent à des familles sacerdotales ; pour ne pas déroger à sa noble origine, Yondogowiro s’est marié à une cousine du féticheur suprême, qui lui-même a épousé plus tard N’Gowa, fille de son nouveau cousin. Ces deux dames, alors présentes à Aroumbé, nous offrirent des types parfaits des coiffures adoptées dans le pays, et qui diffèrent assez de celles des Gabonaises pour que j’aie tâché de les reproduire par le crayon (voy. p. 319).

De la case où nous reçut le roi, nous jouissions d’un spectacle assez curieux. Un bouquet de bananiers plantés au milieu du village a été adopté par un petit oiseau qui y a élu domicile, et y fait son nid aux dépens de la plante elle-même. On sait que la feuille du bananier est une longue arête bordée de chaque côté de fibres nombreuses dont la juxtaposition constitue la partie plane, le limbe de la feuille. C’est une immense plume dont les barbes sont agglutinées. L’oiseau isole ces fibres une à une sans les détacher de l’arête, puis il les tresse et les feutre. Chaque feuille ainsi déchiquetée fournit les matériaux d’une dizaine de nids qui restent suspendus à la nervure médiane. Rien de plus gracieux que cette république ailée qui semble prendre à cœur de payer par une gaieté bruyante l’hospitalité du village.

Accompagnés de Yondogowiro et de la reine Agueille, nous allâmes dans l’après-midi voir les îles Sacrées ; et, je me hâte de le dire, malgré de sinistres prédictions, ce fut une promenade aussi agréable que peut l’être une course en pirogue sous l’équateur par une température de 39° 5 dixièmes (ciel couvert).

Qu’on se figure deux îlots, ou plutôt deux énormes bouquets de verdure, se mirant dans une eau d’une limpidité parfaite et littéralement couverts d’une nuée d’oiseaux de toute forme et de toutes couleurs, qui se livraient à leurs ébats dans la plus profonde sécurité. — De grands ibis à masque rouge, perchés sur des pointes de rochers, nous regardaient passer à quelques mètres d’eux, et se dressant de toute la hauteur de leurs longues pattes, agitaient leurs ailes roses bordées d’un beau liseré noir. Au-dessus de nos têtes une sorte de vautour d’un blanc jaunâtre, de grands oiseaux noirs de haut vol, des martins-pêcheurs, s’agitaient dans l’air. Plus calmes de leur nature, une foule de pélicans ont établi leur domicile sur quelques grands arbres qui payent cher l’honneur de les loger ; dépouillés de leurs feuilles, brûlés par le guano dont ils sont couverts, ils ne verdiront plus ; ce ne sont que d’énormes perchoirs d’où les pélicans regardent passer l’eau, la tête à moitié cachée dans la plume et le jabot pendant sur la poitrine.

Il n’est guère probable que ces îles Sacrées doivent à de si paisibles habitants leur sombre réputation. Avec eux, en eux peut-être, habitent donc des génies mystérieux. Notre guide gallois était resté prudemment à Aroumbé. Nos laptots eux-mêmes, malgré leur titre de mahométans dont ils étaient si fiers, avaient cru devoir nous faire de sages observations. Mais Yondogowiro, le grand féticheur, était là pour conjurer la colère des génies. Ce fut une chose singulière que de voir ce petit vieillard, avec son habit de canonnier trop haut de col, trop court de manches, se lever dans la pirogue, et tendre ses bras suppliants vers les pélicans, l’oiseau le mieux fait assurément, pour recevoir avec la gravité qui convient ce religieux hommage. D’une main il agita la longue sonnette emblème de son autorité sacerdotale ; de l’autre il émietta dans le lac une galette de biscuit, puis il adressa aux génies cette invocation :

« Voilà les blancs qui viennent vous voir ; ne les rendez


Yondogowiro, roi des îles Sacrées. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. Griffon du Bellay.


pas malades. Ils vous apportent des cadeaux de biscuit et d’alougou, faites qu’ils ne meurent pas et qu’ils arrivent bien portants au Gabon. »

La prière était naïve et paraissait sincère ; mais elle ne fut exaucée que pour moi, et M. Serval, moins favorisé des dieux de cet Olympe, s’en revint avec la fièvre. Les cadeaux annoncés avaient été pourtant libéralement donnés. Après la distribution des miettes de biscuit, Yondogowiro se remplit la bouche d’alougou (c’est ainsi qu’on nomme l’eau-de-vie de traite), et le jeta au vent par un mouvement d’aspersion dangereux pour ses voisins. Il ne fit pas d’ailleurs cette opération sans ingurgiter pour son propre compte une partie de l’offrande ; il prélevait la dîme. À plusieurs reprises la cérémonie fut renouvelée : prière, sacrifice et dégustation.

Assise devant son royal époux, Agueille fumait sa pipe.

Nous n’insistâmes pas pour descendre dans ces petites îles, privilége qui n’appartient qu’aux grands féticheurs ; après en avoir fait le tour, nous allâmes à l’entrée d’un lac qui fait communiquer le fond du Jonanga avec un lac plus petit l’Éliva Wizanga.

C’est près l’entrée de ce canal qu’ont lieu les apparitions dont on nous avait tant parlé. Nous ne nous attendions pas à en jouir : elles n’ont lieu que dans la saison des pluies. Mais nous espérions que l’inspection des lieux pourrait peut-être nous donner la clef de ce phénomène, à la réalité duquel il nous fallait bien ajouter quelque foi, puisque tant de gens nous en avaient parlé sans se tromper sur l’époque, ni sur le lieu, sans varier dans les détails.

Voici en quoi il consiste. Pendant la saison des pluies, si l’on se place peu de temps après le lever du soleil devant l’entrée du canal, les yeux tournés vers l’ouest, on voit dans les nuages des formes blanches dans lesquelles les gens du pays qui ont été jusqu’à la mer prétendent reconnaître les navires qui passent au cap Lopez. Ils affirment les voir manœuvrer, serrer les voiles, tirer le canon, puis tout à coup disparaître. Sans admettre tous ces détails, ne peut-on pas pourtant supposer que le fait a un fond de vérité, et qu’il se passe là malgré la


Les Îles Sacrées du lac Jonanga. — Dessin de Riou d’après un croquis de M. Griffon du Bellay.


distance, quelque puissant effet de mirage ? Pour l’expliquer, il faudrait admettre qu’au moment de l’apparition les couches d’air en contact avec le sol sont plus froides et par conséquent plus denses que les couches supérieures, ce qui doit arriver en effet le matin, quand la terre est détrempée par les pluies torrentielles qui tombent pendant les nuits d’hivernage. Dans ces conditions, les rayons partis d’un navire et destinés à se perdre dans l’espace seraient abaissés successivement par la réfraction, décriraient une courbe embrassant dans sa concavité les terres élevées qui séparent le lac de la mer, et aboutiraient en définitive à l’œil de l’observateur. Celui-ci verrait donc, sur le prolongement de ces rayons déviés, des navires qui par leur position et leur éloignement échappent à sa vue normale. Quant à la courte durée de ces apparitions, elle n’aurait rien qui pût étonner ; l’ardeur du soleil équatorial, brûlant dès son lever, échauffe promptement les couches d’air inférieures, rétablit l’équilibre de densité, et égalise les pouvoirs réfringents ; alors les rayons déviés se redressent et la vision disparaît.

Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse ou non d’un mirage véritable, il y a certainement là un phénomène physique qui a frappé les gens du pays d’un respect superstitieux, et qu’il serait intéressant de vérifier.

Après cette rapide et curieuse excursion, nous ramenâmes à Aroumbé notre grand féticheur et sa royale épouse.


Les hippopotames du Bango. — Le lac Anengué. — Une forêt de joncs. — Voyage à l’Ogo-wai par terre. — Région inconnue. — Conclusion.

Notre visite au lac Jonanga terminée, nous prîmes congé des habitants de N’Dembo, non sans quelques palabres, et nous nous abandonnâmes au cours de l’Ogo-Wai.

Le lendemain nous visitions rapidement un petit lac situé près du village d’Avanga-Wiri, le lac Niogé, joli bassin de 4 milles de largeur à peine, près duquel nous laissions définitivement les Gallois, pour retrouver les tribus qui se rattachent directement à la mer. Nous voyions reparaître en même temps les joncs, rares d’abord, puis plus pressés, qui nous annonçaient mieux qu’aucune observation barométrique que les terrains s’abaissaient et allaient bientôt tourner au marécage.

Nous apprîmes en route que les gens d’Aroumbé, avaient l’intention de nous rançonner à notre retour, et de faire un mauvais parti à notre pilote, auquel ils attribuaient le refus que nous avions fait d’aller les visiter à notre premier passage. Pour éviter une altercation avec ce village querelleur, nous passâmes devant lui pendant la nuit. Au lever du jour nous étions à 10 kilomètres de là, à l’entrée du Bandou ou Bango, la première grande branche qui se sépare de la rive gauche de l’Ogo-Wai pour se jeter à la mer, et forme par conséquent la limite méridionale de son delta.

Quelques heures après nous rentrions dans le village de notre ami N’GoWa Akaga, roi de Dambo. Cet excellent homme nous vit revenir avec une véritable joie : il savait quels sentiments hostiles animaient quelques chefs contre le roi du cap Lopez, dont le traité récent avec nous commençait à être connu ; il n’ignorait pas non plus leur avidité pour les produits européens ; il n’était donc pas sans inquiétude sur notre compte.

Après nous être reposés quelques heures dans ce village hospitalier, nous reprîmes la route du Pionnier, qui revenu en deçà des bancs, nous attendait près du village de Niondo. N’gowa Akaga qui nous avait accompagnés, reçut avec joie pour la location de sa pirogue des fusils, de la poudre, du sel, denrée toujours précieuse loin de la mer ; et pour ses femmes des étoffes et des perles à rendre jalouses toutes les odalisques de la rivière.

Dès le lendemain, nous repartîmes en baleinière pour visiter l’Anengué que M. du Chaillu avait récemment décrit en lui attribuant un rôle important dans l’avenir commercial du pays. Nous remontâmes l’Azin-Tongo, affluent de l’Ogo-Wai qui retourne vers l’est ; puis un canal plus étroit, le Gongoni, qui nous ramena au Bango. On nous avait dit que cette rivière avait plusieurs communications avec le lac. Nous n’eûmes en effet qu’à la traverser obliquement pour trouver la plus importante, la petite rivière de Guaibiri.

Notre courte apparition dans le Bango troubla un instant une troupe d’hippopotames qui prenait ses ébats auprès d’un banc de sable. Nous avions déjà nombre de fois rencontré ces énormes animaux dans l’Ogo-Wai dont les berges portent partout les traces de leurs pas, mais nous les avions toujours trouvés par couples isolés, ne montrant guère au-dessus de l’eau que le haut de la tête et la partie supérieure de leur énorme croupe, et disparaissant au moindre bruit. Une balle envoyée au milieu du troupeau les fit plonger immédiatement ; mais nous avions à peine traversé le champ de leurs ébats, que tous avaient reparu. Malgré la mauvaise réputation qu’on leur a faite d’attaquer les embarcations qui s’aventurent ainsi au milieu d’eux, ils avaient eu la bonté d’attendre sous l’eau que nous nous fussions éloignés.

Arrivés de bonne heure dans le Guai-biri, nous tentons d’entrer immédiatement dans le lac. Mais nous avions à peine fait deux milles que le canal se rétrécissant tout à coup, nous nous trouvons dans une impasse boueuse et infecte entourée de joncs de tous côtés et sans issue apparente. Force nous est de retourner sur nos pas.

Le lendemain matin nous repartons avec une petite pirogue du pays, et rendus dans l’impasse, nous nous engageons dans un fossé sinueux, dont il nous eût été impossible de deviner l’existence, et où l’on ne peut pénétrer qu’en abattant les joncs énormes qui l’obstruent. Bientôt il se tarit et le terrain s’élève. Mais le cas est prévu ; de grosses traverses de bois posées à demeure raffermissent le sol, et notre pirogue transformée en traîneau est vigoureusement enlevée sur cette sorte d’échelle. Pendant que nos noirs s’attellent à la pirogue, nous tâchons de les devancer en passant à travers les joncs, appuyés contre leurs tiges prismatiques solides comme de jeunes arbres, préservés contre l’envasement par le lacis serré que leurs racines forment à fleur de boue, et abrités du soleil par les magnifiques ombelles globuleuses qui les couronnent à dix pieds de hauteur. Cette belle plante doit être proche parente du papyrus des anciens, qui a donné son nom au papier. Pressés les uns contre les autres le nombre de ces joncs est vraiment prodigieux.

Après trois heures d’une marche pénible, tantôt en pirogue, tantôt dehors, toujours dans la fange, nous trouvons enfin le lac Anengué. Ses abords ne sont pas trompeurs ; ce n’est en réalité que la partie la plus déclive d’un marécage immense, peu profond, très-poissonneux, hanté par les crocodiles, et que nous avions attaqué probablement par son côté le plus fangeux. Des terres assez élevées l’entourent du côté du sud ; et entre ces mamelons la plaine mouvante que forment les panaches des joncs indique la continuation du marais. Les habitants des rares villages qui couronnent les hauteurs paraissent être depuis longtemps en relation avec les Européens établis à l’entrée de la rivière Fernand-Vaz, et auxquels ils livrent des dents d’éléphant et surtout de l’huile de palme et du caoutchouc.

Après avoir consacré la journée à cette rapide excursion rendue plus fatigante encore par l’ardeur d’un soleil brûlant et par le calme complet de l’atmosphère, nous abandonnâmes sans regret ce triste marécage. Mon compagnon de route en rapportait un violent accès de fièvre et moi un peu de désenchantement. Je ne saurais en effet partager avec M. du Chaillu l’espérance de voir un jour cette plaine vaseuse se transformer en rizières, et des navires à vapeur parcourir des eaux qui doivent être effroyablement malsaines.

Cette courte exploration terminait notre voyage. Entrepris avant la baisse des eaux, il eût été plus fructueux ; il n’a pourtant pas été sans résultats, et pose des jalons pour l’avenir.

Quelques mois après nous le complétâmes, M. Serval et moi, en faisant la reconnaissance des routes qui partent d’un des affluents du Gabon, le Ramboé, et le mettent en communication directe avec le haut Ogo-Wai, à travers des forêts magnifiques où habitent plus de gorilles et d’éléphants que d’êtres humains. C’était une course de vingt-cinq lieues environ à faire par des sentiers difficiles, sur les bords desquels des abris établis en permanence indiquent une circulation habituelle. Nous avons pu constater en effet qu’il existe par cette voie des relations commerciales entre les deux fleuves, et il serait sans doute possible d’activer ce courant au profit de notre établissement du Gabon. Fatigué par une grave maladie que j’avais éprouvée peu de temps auparavant, je ne pus aller jusqu’à l’Ogo-Wai et fus retenu


N’Gowa et Agueille, de la tribu des Gallois (voy. p. 315). — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. Grillon du Bellay.


par la fièvre dans un village bakalais. Mon compagnon l’atteignit à un point plus élevé que celui où nous étions arrivés en pirogue, à soixante-quinze lieues environ de la mer. Là le fleuve avait encore plus d’un kilomètre de largeur. C’est donc réellement un cours d’eau important. Mais d’où vient-il ? C’est une question que résoudra l’avenir.

Si l’on jette les yeux sur une carte d’Afrique dressée d’après les découvertes les plus récentes, on voit qu’il existe dans la partie occidentale une région absolument inconnue qui s’étend depuis le septième parallèle au nord jusqu’au quatrième degré au sud de l’équateur. Sur cette vaste surface doit tomber pendant une partie de l’année une immense quantité d’eau. De quel côté s’écoule-t-elle ? Ce n’est pas au nord vers le lac Tchad, car on peut conclure des explorations de Barth et de Vogel que ce lac ne reçoit pas d’eaux venant d’une région inférieure au septième parallèle. C’est peut-être vers le sud par le Congo ; mais c’est attribuer à ce fleuve et sans aucune preuve une bien grande étendue. Il me paraît donc plus probable qu’il y a là comme dans la partie orientale de cette même zone de grands lacs intérieurs. L’Ogo-way, seul grand fleuve de cette région, est-il leur canal de déversement ? Il est difficile de le savoir. En tout cas, son exploration complète serait intéressante au point de vue géographique, car elle donnerait accès vers une contrée absolument nouvelle. Et c’est même le seul point d’attaque de cette région qui a été garantie jusqu’à présent contre les tentatives des Européens moins par l’insalubrité de son climat que par les difficultés presque insurmontables qui résultent de l’absence complète de routes, et surtout de moyens de transport.

Je terminerai cette notice sur le Gabon par une question : Que faire d’un pays qui n’a aucune production régulière ? Son commerce d’ébène, de bois de teinture et


Jeune féticheur du lac Jonanga. — Dessin de Émile Bavard d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.


d’ivoire n’a pas une grande importance ; il ne peut en acquérir qu’en déterminant un épuisement plus rapide, puisqu’il détruit et ne répare pas. Essayer d’y introduire quelque culture industrielle, le coton, par exemple, c’est céder, je le crains, à une généreuse illusion ; le travail européen est impossible sous un pareil climat, et le travail indigène est nul. Peut-être cependant pourrait-on malgré ces mauvaises conditions tirer parti des ressources naturelles du pays, de ses belles plantes oléagineuses surtout. En encourageant la multiplication de ces arbres précieux, on obtiendrait des indigènes le seul effort qui paraisse compatible à leur nature, celui de récolter chaque année sans avoir cultivé.

Griffon du Bellay.