Le Gardien du feu/10

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IX

30 avril. — Deux heures après minuit.

Comme j’achevais d’écrire ce qui précède, mon ingénieur, j’ai perçu tout à coup des bruits étranges, le galop d’une espèce de chevauchée aérienne dans les profondeurs tranquilles de l’espace. Et, presque aussitôt, une nuée de spectres ailés, pareils à des hippogriffes, est venue s’abattre avec fracas contre le vitrage de la lanterne. J’ai cru un moment que le verre, malgré son épaisseur, volait en éclats. Vite, j’ai jeté là ma plume et franchi la porte de la galerie.

Que des goélands attardés, que des troupes d’oiseaux migrateurs se heurtent de la sorte aux étages supérieurs du phare, rien n’est plus fréquent. Aux changements de saisons, en automne et au printemps surtout, c’est chose coutumière, sinon quotidienne. Que de fois, en procédant au nettoyage du matin, ne m’est-il pas arrivé d’avoir à éponger de larges éclaboussures de sang, des touffes de duvet, des débris de cervelles !… On recueille même des cadavres entiers, et je me souviens, par exemple, que le soir de Noël, il nous tomba du ciel deux oies sauvages qui nous firent un succulent réveillon.

Mais, tout à l’heure, cette trombe de fantômes, cet assaut si furieux que la lanterne en avait tremblé, ces démesurés battements d’ailes, ces cris enfin, ces croassements d’épouvante et de douleur, cette agonie tumultueuse et farouche, jamais encore, en mes sept années de phare, il ne m’avait été donné d’être témoin d’un semblable spectacle !

Et, lorsque je me trouvai dehors, mon saisissement ne fit que s’accroître. Un tourbillon de formes apocalyptiques, que notre flamme verte et rouge teignait fantastiquement de sa double lueur, menait au-dessus de ma tête une ronde infernale. À mes pieds, sur les dalles de la galerie, d’autres formes gisaient à demi râlantes, essayant de dresser leur cou, ramant des pattes, le bec désespérément ouvert, les yeux déjà stupéfiés par la mort. C’étaient, autant que j’en pus juger, des « fous » blancs, mais d’une taille monstrueuse et d’une variété inconnue à nos climats. Depuis des semaines, sans doute, ils étaient en voyage, fuyant les soleils du Sud, remontant vers les terres plus fraîches du Septentrion. Eux aussi, le terrible Raz leur aura été fatal.

J’ai lancé par-dessus la balustrade les morts et les blessés. Alors seulement, les valides qui planaient autour du phare ont cessé leur vacarme effroyable et leur sarabande de damnés. Je les ai vus, au nombre d’au moins deux cents, se réorganiser en phalange et reprendre leur vol. Un d’eux, en partant, m’a souffleté le visage du bout de son aile. Je me suis rappelé le soir de mon arrivée à la Pointe, cet autre « fou » sinistre qui nous frôla, et le brusque sentiment de détresse qui me fit presser Adèle sur ma poitrine, d’un geste éperdu…

De l’opération que je viens d’accomplir, il m’est resté du sang aux mains, et je m’aperçois que j’en ai taché cette page. Ne vous en offusquez pas, je vous prie, mon ingénieur : ce n’est que du sang d’oiseau.

Et voici donc quelles furent les paroles de l’Ilienne ; elle les eût gravées au couteau dans le vif de ma chair qu’elles ne me fussent point demeurées en traits plus aigus.

— Votre femme devant Dieu est la femme du gardien Louarn devant le diable, monsieur Dénès. Ce n’est pas, je pense, avec votre permission ; mais, il y a près d’un an que ce scandale dure : il n’est que temps que vous le sachiez, avant que la rumeur s’en répande. J’ai hésité jusqu’à ce jour à vous avertir. D’ailleurs, toutes les fois que je vous cherchais, vous vous détourniez de moi. En fin de compte, hier, j’ai consulté saint Konogan : j’ai posé une coque d’œuf sur l’eau de sa fontaine ; la coque a vogué droit à la statue du saint : c’était signe qu’il fallait, coûte que coûte, que je parle. Ma conscience sera désormais en repos : j’ai parlé.

Je m’étais croisé les bras, et je la regardais d’un œil hébété, sans comprendre. Ma femme, le diable, saint Konogan, la coque d’œuf, tout cela sautait, zigzaguait, s’enchevêtrait dans mon entendement, comme ces petits points lumineux qui vous dansent dans les prunelles, lorsqu’on passe du plein jour à une complète obscurité. Puis, brusquement, comme dans la déchirure tragique d’un coup de foudre, je vis clair.

— Ainsi, murmurai-je en baissant instinctivement la voix, comme si les mots qui allaient sortir de mes lèvres eussent été susceptibles, prononcés tout haut, d’anéantir le monde, — ainsi, Thumette Chevanton, vous avez le front de prétendre qu’Adèle…

Elle ne me laissa point achever.

— Faites excuse, monsieur Dénès ; je ne prétends pas, j’affirme !

Et avec une expression de tristesse hypocrite :

— Hélas ! il ne dépend malheureusement pas de moi que ce qui est ne soit point. Croyez-vous que je serais ici, vous parlant comme je fais, si je n’étais pas sûre ? Oui, la cheffesse et Hervé Louarn pèchent ensemble. Et je ne dis que ce que j’ai vu, vu d’aussi près que je vous vois, car ils ne se donnent même plus la peine de se cacher ; ils veulent la chandelle allumée devant leur honte et ne s’inquiètent pas si les fenêtres ont des yeux.

Les miens devaient être hors de leurs orbites. Je sentais que si je laissais faire mes doigts crispés, ils se resserreraient d’eux-mêmes sur le cou de la mégère. Elle flaira le danger et recula jusqu’à la croix.

— Holà ! Goulven Dénès, ricana-t-elle, n’essayez pas de vous en prendre à moi, s’il vous plaît !… J’ai des poings, moi aussi, et qui pourraient bien valoir les vôtres.

Elle venait de se baisser pour cueillir au tas de pierres deux morceaux de quartz aux arêtes coupantes, tels que des silex préhistoriques, et se tenait campée dans une attitude de défi qui faisait saillir ses hanches robustes de « femme-homme », d’Ilienne de Sein formée, dès l’enfance, aux plus dures besognes viriles. Mais déjà ma fureur s’était changée en dégoût. Je me contentai de cracher à terre en disant :

— Je sais de quoi vous êtes capable, et qu’il ne vous en coûte pas plus de salir les vivants que de profaner les cadavres… Voilà le cas que je fais de vos inventions !

Je lui tournai le dos et regagnai le sentier.

— À ton gré, bélier de Léon ! cria-t-elle, et que l’ombre de tes cornes marche devant toi !

Je m’arrêtai, cinglé par l’outrage, prêt de nouveau à quelque violente extrémité. Elle poursuivait :

— Mais, par exemple, n’allez pas vous figurer que cela se passera comme ça !… Vous êtes le chef, à la Pointe, mais il y a d’autres chefs à Quimper… Ce n’est pas pour rien peut-être que j’ai été deux ans à l’école des Sœurs de la Miséricorde, et si elles ne m’ont pas appris à broder, elles m’ont du moins appris à écrire… Ce que vous ne voulez point entendre, eh bien ! je vous certifie qu’avant trois jours l’ingénieur l’aura lu !

J’étais revenu sur mes pas, je marchais à elle… Ce mot « l’ingénieur » suffit à me clouer sur place. Une sueur froide me glaça les membres. Affolé, non plus de colère, mais de peur, ce fut d’une voix presque suppliante que je demandai :

— Vous haïssez donc bien ma femme, Thumette Chevanton ?… Pour que vous vous acharniez ainsi après son honneur, dites, que vous a-t-elle fait ?

Elle laissa tomber les pierres qu’elle tenait, rajusta sa coiffe noire dont les pans claquaient au souffle fraîchissant du crépuscule et, le buste raidi en avant, comme d’une bête de proie qui va fondre :

— Elle m’a fait… elle m’a fait que, lorsque son Louarn est là, il n’y a plus de vie possible à la caserne pour une chrétienne comme moi, qui a des enfants et qui se respecte… J’ai dévoré mes scrupules pendant dix mois, par pitié pour vous, oui ! par pitié pour vous, et avec l’espoir que vous vous apercevriez vous-même des saletés qui se font sous votre toit, que cela vous sauterait aux yeux à la fin !… Mais vous n’avez pas d’yeux, paraît-il, et vous ne voulez pas non plus avoir d’oreilles. Libre à vous, monsieur Dénès. Seulement, si vous n’agissez point, tant pis ! j’agirai, moi !

— On ne vous croira pas plus que je ne vous crois, répondis-je d’un ton que je m’efforçais de rendre calme. On vous connaît, Thumette Chevanton. Et vos affirmations, Dieu merci, ne sont pas des preuves.

Elle eut un rire saccadé :

— Des preuves ? Ha ! ha !… si vous croyez que c’est ça qui manque !… Je sais où les trouver, soyez tranquille !

— Fournissez-les.

— À vous de les chercher, monsieur le chef, puisque cependant ma parole ne vous suffit point. Il était de mon devoir de vous avertir. Je l’ai fait, pour soulager ma conscience et aussi par bonté compatissante. Vous m’en avez assez mal payée. Bonsoir à la nuit tombe et les pommes de terre du souper seront trop cuites.

— Madame Thumette, m’écriai-je, avant de vous en aller, un mot !… Vous avez tout calculé, tout pesé, n’est-ce pas, et qu’au bout de cette histoire, de quelque façon qu’elle tourne, il y aura du sang ?

Elle montra du geste les pierres amoncelées au pied du calvaire :

— Elles se seraient déjà levées contre moi, si j’avais menti.

— Si, par impossible, vous aviez dit vrai, ripostai-je, malheur à moi-même, mais deux fois malheur aux deux autres !

La main tendue vers le couchant où le phare de Sein commençait à briller d’une pâle lueur d’étoile, elle articula d’une voix nonchalante :

— Chez nous, là-bas, lorsqu’une femme est convaincue de lubricité, son mari l’emmène paisiblement, un soir, à la basse mer, dans les grèves rocheuses qui sont au nord de l’île, sous prétexte de goémonner. Là, il lui garrotte bras et jambes, lui attache une pierre au cou et lui conseille de réciter son mea culpa. Les propres parents de la femme font mine de découvrir le lendemain son cadavre. On célèbre au plus vite ses obsèques et elle en a pour jamais.

Brusquement, elle se reprit :

— Qu’est-ce que je vous dis là, par les saints anges !

Puis, d’un ton pénétré :

— En de pareilles infortunes, c’est à Dieu qu’il faut demander conseil… Bonsoir, monsieur Dénès, et à votre service !… Si vous m’en croyez, vous ne me suivrez pas de trop près vers la caserne. Sauf la vieille de Ty-Map-Fourmant, personne ne nous a vus ensemble… Inutile, n’est-ce pas ? de donner l’éveil.

Je restai les bras ballants, le dos appuyé contre un talus de pierres sèches, à la regarder s’éloigner dans la direction de la Pointe, sa dure silhouette noire découpée comme à l’emporte-pièce sur le fond encore lumineux du couchant. Et, à mesure qu’elle allait, au lieu de diminuer, il me semblait la voir grandir, grandir étrangement et prendre des proportions surhumaines, jusqu’à offusquer tout, le ciel et la mer, ainsi qu’une forme colossale, une gigantesque figure de ténèbres. On eût dit qu’elle traînait le crépuscule sur ses talons comme un voile immense, tissé d’ombre. Les dernières lueurs du jour qui frémissaient sur les vastes espaces gazonnés s’éteignaient derrière ses pas.

Machinalement, j’évoquai le souvenir d’une légende de cette terre du Cap que des pêcheurs de Feunteun-Od m’avaient contée. Il était question là dedans de la peste qui, à une époque inconnue, avait désolé ces parages. Un navire sans mâts ni gréements d’aucune sorte, et dont la coque avait plutôt la structure d’un énorme cercueil, avait été aperçu un matin dans le Raz, louvoyant en face de la Baie des Trépassés. Nul simulacre de matelots à bord. Tout à coup, de cet extraordinaire caboteur, une fumée s’était exhalée, une fumée opaque et lourde comme celle que dégagent les feux de goémons. Puis, se rembrunissant, elle avait pris corps, s’était changée en un fantôme de femme, d’une stature démesurée, qui, sinistre en ses flottantes mousselines de deuil, avait gagné la côte. À toutes choses comme à tous êtres son approche fut mortelle. L’herbe se dessécha, les fontaines tarirent ; les bœufs au labour se couchaient en plein sillon et bavaient de terreur, le mufle à moitié enfoui dans la glèbe. Quant aux humains, ils périrent comme mouches : il ne demeura point assez de vivants pour enterrer les cadavres. On montre, dans le pays, des champs d’une fertilité proverbiale, qu’on ne fume jamais ; les blés y poussent sur des charniers qui suintent encore après des siècles.

La même hallucination d’épouvante que durent éprouver les Capistes, contemporains de la peste noir, hanta momentanément ma pensée, tandis que je regardais croître avec la distance, grâce à mon trouble et peut-être à l’indécision de l’heure, le spectre de la noire Ilienne en marche vers l’occident. Ne venait-elle point de passer dans ma vie en accomplissant une œuvre pareille de dévastation et de mort ? De combien de ruines n’avait-elle pas jonché mon cœur ? Et, toutefois, je n’en eus point le sentiment immédiat. Le coup avait été trop fort et trop inattendu, surtout pour une organisation lente à concevoir, comme a toujours été la mienne. J’étais dans un état de stupeur indicible.

C’était, au moral, quelque chose d’analogue à l’espèce de prostration qui vous saisit dans les phares du large, les jours de gros ouragan. Il n’y a pas de mots pour exprimer cela. On est roulé, ballotté, noyé dans un effroyable chaos de bruit. Tout est bouleversé, confondu. Il semble que l’on ait sur la tête tout le poids tumultueux de la mer soulevée hors de ses abîmes et, sous soi, le ciel béant, les profondeurs infinies du vide. Les murailles du phare elles-mêmes semblent tout à coup devenues vivantes et hurlantes ; les pierres muettes poussent des appels rauques, de formidables beuglements. Des paquets d’eau s’abattent, des vitres crèvent. Tout vire, tout oscille, tout chancelle. On ne sait plus, dans ce délire des éléments, à quel univers on appartient. On est comme projeté dans de vertigineux espaces ; on n’a plus conscience de quoi que ce soit ; on est soûl de fracas et d’horreur ; on s’abandonne, ainsi qu’un atome ivre, à tout l’inconnu des forces déchaînées…

Combien de temps dura mon abasourdissement, je ne le saurais dire. Ce furent des sons grêles de cloches qui m’en tirèrent. L’angélus, ou peut-être quelque glas, tintait à Plogoff. D’un geste irréfléchi, j’ôtai mon béret de mer et j’allais ébaucher le signe de croix que l’Église, en ces occurrences, recommande à tout croyant, quand, aussi vite, ma main s’arrêta, suspendue. Et, au lieu de l’oraison prescrite, à laquelle jusqu’alors je n’avais manqué jamais, — ce fut une parole blasphématoire qui me jaillit des lèvres, la première que j’eusse proférée de ma vie, mon ingénieur. Je sentis, à cela surtout, que je n’étais plus le même homme et que, pour m’avoir retourné de la sorte, il avait dû se passer, dans ma destinée, quelque chose de foudroyant, d’irréparable, de définitif.

Mes regards paralysés retrouvèrent leurs facultés de perception : ils s’ouvrirent sur le désastre.

Mon âme entière était comme une terre veuve, comme un pays rasé. Oui, oui, la « peste noire » avait magnifiquement accompli son œuvre ; la trombe mauvaise n’avait rien laissé debout. Moissons dorées des chers souvenirs, sèves tenaces des longs espoirs, doux logis de paix, de tiédeur et d’amour, tout était fauché, broyé, anéanti. J’étais aussi désert qu’un cimetière où les tertres même des tombes ont été nivelés impitoyablement et qui s’est vu arracher jusqu’aux ossements de ses morts.

Je promenai les yeux sur l’immensité de la lande, et je me sentis seul, éperdument seul ; je les levai vers le ciel nocturne que, la veille encore, je vénérais comme le temple des élus, comme le tabernacle visible de Dieu, et j’eus la certitude qu’il était vide, affreusement vide, qu’il n’était qu’une face de mensonge, que derrière ses jeux décevants de lumière et d’ombre il n’y avait rien. Et, songeant aux prières innombrables que, depuis ma bégayante enfance, je n’avais cessé d’exhaler vers lui, soit pour l’implorer, soit pour lui rendre grâces, je me pris soudain à rire d’un rire convulsif, d’un rire sauvage, comme en ont les « innocents » et les fous.

Je vous dois ma confession complète, mon ingénieur. La croix du Laz, je vous l’ai dit, se dressait à quelques pas de moi, de l’autre côté du chemin. Comment ne m’eût-elle point rappelé celle de Pénerf, là-bas, sur la route de Plogoff ? C’était, à une année d’intervalle, dans le passé, la même nuit printanière et pure, un peu plus parfumée. Je revis ma femme sur les marches du socle, son air de sphinx méditatif, tandis qu’elle guettait soi-disant la montée de la lune, et le frémissement soudain qui la secoua, quand, le doigt sur les lèvres, elle me fit signe d’écouter, dans le silence, ce bruit de voiture qui venait… Oh ! la jolie scène, vraiment, et si délicatement jouée !… Jamais une épaisse Léonarde n’aurait trouvé cela. Quels artistes, ces Trégorrois ! Et quelle merveilleuse entente de son rôle chez l’homme à la casquette, s’excusant d’une voix si naturelle, avec une surprise si peu feinte : « Mille pardons ! madame Adèle, je ne vous avais pas reconnue ! » Non, mais elle te l’avait écrit, qu’elle t’attendrait là, misérable, si même, longtemps à l’avance, vous n’en étiez convenus ensemble de bouche à bouche, entre deux baisers ! Et pour que ce fût plus piquant, on m’avait convié à la fête, moi, le benêt ! Et le bon Dieu aussi avait accepté d’en être, paraît-il, absolvant toute cette infamie, inclinant vers elle sa fruste figure de pierre et la bénissant de ses bras étendus !…

— Alors, c’est ça ta justice !… C’est à ça que tu sers dans le monde !… m’écriai-je.

Pris de la fureur des antiques briseurs d’images, je m’élançai vers la croix et, ramassant une poignée de cailloux, je les jetai à la face du Christ. Puis, je me mis à marcher, à marcher devant moi, au hasard. Ma tête était pleine d’une confuse rumeur de mer et résonnait intérieurement comme une grande conque. Deux ou trois fois, je crus ouïr des pas sur mes derrières et je me rappelle que je disais :

— C’est lui !… C’est le malheur !

Et je m’arrêtais, je pliais le cou, sans me retourner, avec ce regard de côté qu’ont les bœufs, au moment où va s’abattre la hache de l’équarrisseur. Mais il n’y avait autour de moi que du silence, le vaste et funéraire silence qui enveloppe cette région du Cap, aux rares nuits de calme où l’Océan lui-même se tait. Et chaque fois la terrible évidence se faisait en moi plus précise, plus implacable, plus absolue. Car il ne me restait plus l’ombre d’un doute désormais. Ce que je me refusais à comprendre tout à l’heure, quand l’Ilienne me l’attestait, en son jargon hideux, — mélange de sabbat et de catéchisme, — j’avais maintenant la révélation directe, infaillible, que cela était, que cela ne pouvait pas ne pas être, qu’il était dans l’ordre des choses nécessaires que cela fût. Je me reprochais seulement de ne m’en être point avisé plus tôt, d’être là comme une barque en panne qui tâte le vent et ne sait plus vers où gouverner.

Hé quoi ! je n’avais pas vécu un jour — non, pas un — sans redouter quelque embûche de la vie ; et l’abîme même où il était fatal que ma triste chance me fît choir, puisqu’il ne pouvait y en avoir pour moi de plus horrible, dire que c’était précisément le seul que je ne me fusse jamais représenté ! Parmi cette multitude de fantômes dont mon imagination, broyeuse de noir, excellait à peupler mes veilles et mes insomnies de Gorlébella, comment la menace de cette réalité, la plus immanquable, parce que la plus épouvantable de toutes, ne s’était-elle pas dressée devant mon esprit ?

Je m’étonnais de mon propre aveuglement, mon ingénieur ; et, comme jadis, à Saint-Pol, lorsque le professeur livrait aux risées de la classe quelqu’une des âneries laborieuses dont j’étais coutumier, je me cognais du poing la tempe, je m’insultais avec une rage concentrée et farouche : « Tête de taupe !… Triple brute !… Triple idiot !… »

N’allez pas croire au moins que j’aie tergiversé, si peu que ce soit, devant le parti à prendre. La situation, à mes yeux, était simple et ne comportait qu’une issue. L’infidèle et son complice mourraient de ma main, et moi-même, la lugubre tâche accomplie, je me tuerais sur leurs corps. Une règle de trois, comme on dit !… Mais il restait à trouver les moyens les plus sûrs d’arriver à la solution, et c’est ici que je me labourais vainement la cervelle, sans rien découvrir qui ressemblât au plus misérable germe d’idée. J’avais le crâne comme stérilisé, avec toujours ce bruit de mer galopante, ce grand « hou ! » intérieur que j’essayais de calmer en marchant, et que la marche ne faisait qu’exaspérer.

Brusquement, le hasard me vint en aide.

À force d’arpenter la lande, j’avais atteint, sans m’en apercevoir, la ferme de Kérudavel qui forme, à la limite de ce désert, une sorte d’oasis, avant-garde des terres cultivées de Lezcoff.

Je la reconnus à la haute baie de son porche, — un arc-de-triomphe du temps des Romains, au dire du percepteur de Pont-Croix. Je l’avais si souvent franchi ce porche, si souvent traversé l’aire dans laquelle il donnait accès, toute jonchée d’un fumier d’algues sèches et de bruyère flétrie ! Le char-à-bancs où, jadis, nous faisions avec Adèle nos escapades vers les villes, c’est à Kérudavel que j’avais coutume de le louer. Justement il était là, au beau milieu de la cour, le cul renversé, les brancards en l’air. Des bouffées de passé me montèrent aux narines ; je revis l’allégresse enfantine de nos départs, les roses jumelles que la fraîcheur du vent matinal faisait fleurir aux pommettes de ma compagne, les miroirs limpides de ses yeux où tout le paysage semblait courir, et cet enchantement qu’on eût dit qu’elle communiquait aux choses, rien qu’à les regarder… Je dus m’appuyer à l’un des monumentaux piliers de pierre, pour ne point défaillir.

Le chien, flairant un intrus, tira sur sa chaîne, aboya. Un homme sortit du bâtiment des étables :

— Qui est là ?

C’était la voix de Jonathan, le maître de Kérudavel. Ma première pensée fut pour m’esquiver. Mais l’homme déjà me jetait mon nom.

— Sur ma foi, c’est comme si c’était vous, monsieur Dénès !

Et tout aussi vite :

— Serait-ce qu’il vous faut la carriole et la bête pour le jour de demain ?

Cette question, si naturelle, du paysan capiste, après m’avoir embarrassé l’espace peut-être d’une seconde, me fut un trait de lumière, mon ingénieur. Partir !… Eh ! oui. Comment n’y avais-je pas songé ?… Du même coup, je vis le prétexte que j’alléguerais auprès d’Adèle. Et, par une impétueuse vertu de logique, tout le reste s’en déduisit. Le plan d’action que j’avais en vain poursuivi pendant plus d’une heure, c’était fait, je le tenais. Il venait instantanément de se construire dans ma pensée avec des lignes aussi nettes, un contour aussi arrêté que l’architecture des édifices de la ferme sur le bleu lacté de la nuit. J’en éprouvai une joie véhémente dont l’âpreté même n’était pas sans douceur. Et ce fut avec emportement que je répondis :

— Vous l’avez deviné, Jonathan !… c’est cela !… c’est bien cela !… J’ai besoin de vous pour me conduire à Quimper.

Je m’étais élancé vers lui et je lui serrais les deux mains dans les miennes, à les broyer.

— Vous en avez des étaux ! prononça-t-il, non sans surprise, en se dégageant.

Le fait est qu’à ce moment-là j’aurais tordu des barres de fer…


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