Le Gardien du feu/11

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X

Même date.

Une aube brouillée, une mer baveuse. La fumée d’un transatlantique à l’horizon. Il y a donc des gens qui voyagent, qui vont vers un but, vers un désir, vers un rêve ?… Je me suis assoupi quelques instants. Çà, où en étais-je ?… Ah ! parfaitement !… La route de la caserne, sous les étoiles… Il y en avait, cette nuit-là, par myriades. Et toutes, même les plus lointaines, brillaient d’un éclat insolent, d’un éclat cruel. J’aurais souhaité de pouvoir les éteindre d’un coup et rendre le monde à l’obscurité primitive, aux ténèbres d’avant la vie. J’avais en moi une haine sans bornes et qui s’étendait à l’univers entier ; mais c’était maintenant une haine calme, froide, résolue.

Je poussai la grille. Au grincement qu’elle fit, Adèle accourut.

— Comme tu es tard, miséricorde !… Voilà près de deux heures que l’Ilienne m’a dit avoir vu le bateau accoster… Je tremblais qu’il ne te fût arrivé malheur.

J’eus le courage de lui passer le bras autour de la taille.

— Du malheur, ma chérie, j’ai bien peur qu’il n’y en ait un dans l’air.

— Hein ! fit-elle. Où cela ? Pourquoi ?

Elle avait frissonné de la tête aux pieds. Je murmurai :

— Oui, j’en ai le cœur tout malade… Je te conterai la chose en soupant.

Dans la cuisine, nos deux couverts attendaient de part et d’autre de la table, dont la nappe de toile cirée réfléchissait le rayonnement doux de la lampe. Un cadeau de Louarn, cette nappe de fabrication américaine où, sur le vernis jaunâtre, étaient grossièrement dessinées, en pointillé blanc, des scènes de la Passion du Christ. Le logis avait son aspect habituel, sa paisible propreté un peu nue. Je fus presque fâché de constater que tout y était à sa place et de trouver aux meubles leur figure, leur attitude, leur lustre même de tous les jours. Le lit, sous sa courtine d’angle, entre ses immobiles rideaux de cretonne à fleurs, avait conservé sa blancheur grave, son air invitant et mystérieux.

Adèle servit le potage au poisson, la cautériade, qui était une de nos nourritures accoutumées.

— As-tu appétit ?

— Je ne sais trop.

Je m’appliquai cependant à manger, pour avoir prétexte à garder les yeux plongés dans mon assiette. Je craignais, si je les levais sur ma femme, d’y laisser percer quelque étincelle des fureurs sans nom qui me consumaient.

Le silence se prolongeait, scandé par le tic-tac indifférent de l’horloge. Ce fut Adèle qui le rompit.

— Il doit être bien malade, en effet, ton cœur… Sais-tu que tu ne m’as seulement pas embrassée ?

Je m’essuyai les lèvres d’un geste rapide, et, quittant mon siège, j’allai m’agenouiller contre le sien, le visage enfoui dans son tablier. Depuis nos jeunes nuits de Bodic et de Lantouar, je ne m’étais guère permis avec elle de ces abandons. Elle m’avait trop dit qu’il n’y avait pas de milieu chez moi entre la gaucherie et la brutalité. Cette fois, par exception, elle ne me plaisanta pas sur cet accès de tendresse, ni ne s’y déroba. Je sentis se poser sur ma nuque sa paume satinée. Une tiédeur voluptueuse s’exhalait de son giron.

Je dus serrer les dents pour ne la point mordre à travers ses jupes : un désir de cannibalisme m’agitait ; j’aurais voulu avoir des crocs de bête pour les enfoncer dans sa chair et la déchiqueter fibre à fibre, lambeau par lambeau.

Je la devinais, de son côté, très inquiète, impatiente de sortir d’incertitude, quoique mes façons humbles et dolentes fussent déjà pour la rassurer à demi. Comme je ne me pressais point de m’expliquer, elle articula, de son ton le plus prenant :

— Allons, Goulven, épanche-toi. Confie-moi ta peine… Un ennui de service, je parie, dont tu auras démesurément grossi l’importance… Je te connais si bien et tu es si prompt à te faire des montagnes de tout, mon pauvre ami !…

Elle avait dans la voix toute la douceur chantante des carillons d’Is. C’était la même musique d’ensorcellement, le même timbre languissant et pur qui, dès la première rencontre, m’avait charmé, hormis qu’à cette heure, cela me semblait venir de plus loin que les temps et comme des berges d’une terre disparue. C’était le chant d’une Adèle morte, un chant confus et pâle flottant aux limbes du passé. L’émotion que j’en éprouvai fut si poignante, qu’impuissant à me contraindre davantage, je fondis en sanglots.

— Voyons, voyons, Goulven, sois un homme ! dit-elle, anxieuse et apitoyée.

Et ma conscience répéta, mais dure, impérieuse, ainsi qu’un écho d’airain :

— Sois un homme !

Je me reculai jusqu’à la pierre de l’âtre où je m’accroupis, les mains aux genoux, le front incliné vers le parquet.

— Tu vas me trouver plus déraisonnable que jamais, commençai-je. Mais promets-moi, je t’en supplie, de ne point me gronder.

— Tout ce que tu voudras, pourvu que je sache enfin…

J’exhalai un fort soupir.

— Voici. Tu te rappelles peut-être ce sou ancien, qu’au moment de notre mariage encore je portais au cou comme une médaille ?

— Ou mieux, comme une amulette… Une petite chose assez sale, d’ailleurs, toute rongée de vert-de-gris. Comme j’en avais quelque dégoût, tu la quittas pour l’amour de moi, quoiqu’elle te vînt de ta mère. Oui certes, je me rappelle ! Et je me rappelle aussi l’histoire que tu me contas à son sujet. On a de singulières idées en Léon !… Y croirais-tu toujours à cette histoire ?

— Qu’est-ce que tu veux ? Il y a des maladies de naissance dont on ne guérit jamais.

— Et alors, ce sou mirobolant ?…

— Ne te moque pas, Adèle. Il a parlé.

Je lui narrai tout d’un trait, et sans omettre un détail, l’aventure de la nuit du 2 mars, à Gorlébella. Lorsque j’en fus à lui dépeindre le cauchemar qui m’avait crucifié jusqu’à l’aube, et comment, au réveil, je m’étais presque pris à souhaiter le trépas de ma mère, elle eut un sursaut qui la pencha vers moi d’un mouvement rapide et passionné.

— C’est pourtant vrai, prononça-t-elle, que tu m’as constamment aimée d’un grand amour ! Il n’y a pas de femme plus fortunée que moi. Je le dis à qui veut l’entendre, Goulven !

Je fus sur le point de crier comme au toucher d’un fer rouge. Ce n’est qu’au bout d’un instant que je pus reprendre :

— Il ne faut pas m’en louer, Adèle. Si le culte que je t’ai voué s’en allait de moi, plus rien d’autre n’y subsisterait. Lui parti, ce serait pis que la mort : ce serait le néant… Mais tu es là, vivante et bien portante, Dieu merci !

— Dis hardiment, fit-elle, que jamais je ne me suis connu une santé aussi florissante. D’ailleurs, il n’y a qu’à me regarder…

Mes yeux, que je m’étais efforcé de tenir baissés, à ce moment m’échappèrent et la parcoururent malgré moi, depuis les fines attaches de ses pieds jusqu’à la cambrure de son buste où sa gorge un peu haute s’enflait d’un frémissement harmonieux de vague à mer montante… Ah ! les morganes fabuleuses des légendes de son damné pays, elle en avait bien en elle toutes les séductions, toutes les perversités et toutes les traîtrises !

Je poursuivis :

— C’est parce que j’ai été tout de suite tranquillisé en ce qui te concerne que des remords m’ont assailli sur un autre point… J’ai beaucoup à me reprocher envers ma mère, Adèle.

Elle repartit, légèrement gouailleuse :

— Pour ce qu’elle s’occupe de nous, ta mère !…

— Je ne me pardonnerais pas de la perdre sans l’avoir revue.

— Oh ! bien, si ce n’est que ça !… s’écriat-elle, dans sa joie égoïste de se sentir complètement hors de cause.

Sa figure s’était illuminée. Mais, aussi vite, en comédienne habile, elle changea l’expression de ses traits et l’intonation de sa voix, pour reprendre :

— Ne crois pas que j’aie voulu dire une méchanceté, Goulven… Non… À ta mine abattue, à tes paroles, je m’étais imaginée… Ton sou de malheur, je n’ai qu’un regret : c’est de ne te l’avoir pas arraché, jadis, pour le jeter à la mer. Cela nous eût évité cette sotte émotion… Je suis persuadée que la vieille Dénès a des années encore à me bouder d’être devenue ta femme… Mais ce que j’en dis n’est pas pour t’empêcher de te rendre en Léon. Au contraire ; j’entends que tu fasses le voyage. Si même je ne savais que ma seule vue serait capable de donner raison à ton talisman diabolique, en occasionnant une maladie à ta mère, je t’aurais offert de t’accompagner… On n’est pas plus gentille, je pense ?

— Très gentille, en effet, mon Adèle, tu es toute gentille.

Elle s’était levée pour desservir la table ; et, tout en allant et venant à travers la chambre, de son pas souple :

— Oui, oui, le mieux est que tu partes… Il n’y a que ce moyen de te mettre l’esprit en repos… Et puis, ça te fera du moins des vacances… Les miennes, l’an dernier, m’ont été si profitables !… Il est juste que tu aies ton tour.

Ses vacances ! De quel front sans vergogne elle en parlait, la coquine !… Je dus me pincer les lèvres pour ne lui point cracher à la face le nom du Louarn. Elle aussi, ses souvenirs de Tréguier l’avaient reportée vers son amant, car elle ajouta :

— Par exemple, au retour, attends-toi à ce que nous te plaisantions un peu avec Hervé.

— Oh ! répondis-je, je ne serai pas le dernier à rire avec vous, s’il se trouve par bonheur que le sou ait menti… Je t’ai dit la gageure qu’il m’a presque contraint de faire avec lui, ce loustic d’Hervé. Eh bien ! pour une noce de famille, c’en sera une ! Je veux qu’il crève d’indigestion, si c’est à moi de payer. Quant à toi, tu ne devineras jamais ce que je te réserve…

— Quoi donc ? fit-elle, sans se retourner, en achevant de ranger les assiettes dans le dressoir.

— Une chose que tu as toujours sollicitée en vain jusqu’à présent, la réalisation d’un de tes rêves les plus… les plus… Oui, enfin, tu verras : j’ai mon projet. Je ne te le confie pas d’avance ; avec ma guigne habituelle, ça suffirait pour le faire rater.

— Comme pour Kermorvan, dit-elle en riant clair. C’est bien, garde ton secret.

Elle n’avait pas la moindre curiosité de l’apprendre. Est-ce que tout ne lui était pas indifférent, qui pouvait lui venir de ma part ? Et la seule satisfaction qu’il dépendît encore de moi de lui procurer, n’était-ce pas précisément de la débarrasser au plus vite et pour le plus longtemps possible de ma personne ?

— Quand as-tu intention de partir ? interrogea-t-elle.

— C’est vrai, balbutiai-je d’un ton humble, je ne t’ai pas dit… Avant de voler vers toi, j’ai fait le grand détour, par Kérudavel… Je voulais m’informer si le char-à-bancs était libre… C’est même cela qui a été cause que je suis rentré si tard.

— Et alors ?

— Jonathan a justement, demain, vendredi, deux veaux à conduire aux bouchers de Pont-Croix et s’offre, les bêtes livrées, à me véhiculer jusqu’à Quimper. J’ai promis de lui rendre réponse dès ce soir, après que je t’aurais consultée.

— Comment ! Et tu es encore là, sans plus bouger que la pierre sur laquelle tu es assis !… Mais va, mon ami, dépêche-toi, si tu ne veux les trouver tous endormis comme des souches, à Kérudavel !… Moi, cependant, je te préparerai du linge et brosserai tes hardes propres, puis je t’attendrai dans nos draps, pour qu’après la fraîcheur du dehors tu aies au moins place chaude.

Elle avait ouvert la porte toute grande sur la nuit.

— Dieu ! que d’étoiles ! s’écria-t-elle.

Et, me montrant du doigt le fond du firmament :

— Quelle est donc celle qui brille là-bas d’une clarté si blanche, droit au-dessus de Gorlébella ?

— Vénus, je crois, répondis-je de l’air le plus innocent du monde, en franchissant le seuil de la maison.

Je tournai le pignon nord de la caserne et m’acheminai vers la grille ; mais je ne la passai point, me contentant de repousser le battant avec force, comme si je le refermais derrière moi ; puis, après avoir piétiné quelques instants sur le sol, pour simuler la cadence d’un pas qui s’éloigne, je me glissai, dans l’ombre du mur d’enceinte, jusqu’à l’autre extrémité du principal corps de logis, où donnaient les fenêtres de l’Ilienne. Ce manège de rôdeur nocturne qui, la veille encore, m’eût paru incompatible avec mon caractère, j’y goûtais à cette heure une espèce de jouissance farouche et d’âcre volupté.

Les circonstances venaient de réveiller en moi le démon héréditaire, l’esprit de ruse de mes aïeux paternels, les durs « Paganiz[1] » de l’Aber-Vrack, réputés naufrageurs subtils et grands dépisteurs de gabelous.

Les volets des Chevanton étaient clos ; mais, en y collant l’oreille, je perçus à l’intérieur une mélopée d’oraison. La sauvagesse vaquait à ses dévotions du soir auprès de sa canaille endormie.

Je me traînai en rampant vers les marches du seuil et, par le « trou de chat » pratiqué dans le bas de la porte, j’appelai à voix sourde :

— Madame Thumette, s’il vous plaît !… Madame Thumette !

Le fredon cessa : l’Ilienne m’avait entendu.

— C’est donc vous, monsieur Dénès ?

— C’est moi.

Elle tira doucement le verrou et m’introduisit dans la pièce. C’était la première fois que je pénétrais chez elle. Je demeurai tout suffoqué, d’abord, par l’odeur d’étable humaine qu’on y respirait, renforcée de je ne sais quel relent de saumure. Impossible, d’ailleurs, d’imaginer un capharnaüm plus étrange : aux solives, pendaient, pêle-mêle, des grappes d’oignons, des tourteaux de graisse, des quartiers de porc, des chapelets de poissons séchés ; une paire de rames, toutes velues de mousse marine, était appuyée contre l’armoire ; un ancien coffre de matelot, privé de son couvercle, contenait une provision de pommes de terre. Les meubles sentaient la crasse, la moisissure, le délabrement. Du lit à deux étages où les enfants étaient couchés, des mèches de varech s’échappaient par les déchirures des paillasses. Je n’avais pas idée d’un pareil désordre, d’une pareille saleté ; il fallait vraiment qu’ils crevassent les yeux, pour que j’y fisse attention, en un tel moment. La Chevanton elle-même éprouva le besoin de s’en excuser :

— Avec une ribambellée de marmaille, vous savez, on n’arrive pas à tenir propre.

Comme je cherchais des yeux où m’asseoir, elle essuya le banc, près de la table, avec le revers de son tablier.

— Au surplus, reprit-elle, on dit chez nous, à l’île, que conscience nette vaut mieux que mobilier luisant.

L’allusion était directe.

— C’est aussi un proverbe léonard, répondis-je.

Et, brusquement :

— Je suis venu, en me cachant comme un voleur. Ma femme me croit sur le chemin de Kérudavel… Alors, si vous voulez bien, vous allez tout me dire, madame Thumette… tout.

— Ah ! fit-elle, en humectant ses doigts de salive pour moucher la chandelle de suif qui brûlait entre nous, sur la table, vous ne mettez donc plus en doute ma parole de chrétienne, maintenant ?

Ses pupilles brillaient dans sa face de noiraude, comme ces phosphorescences verdâtres qui s’allument, les nuits d’orage, dans la mer.

— Allez, de grâce ! suppliai-je ; le temps presse.

Durant une heure d’horloge, elle conta, mon ingénieur. J’avais souhaité de tout entendre, et pas un détail, en effet, ne me fut épargné. La sauvagesse me fit boire ma honte goutte à goutte, jusqu’au dernier filet de lie.

Du jour, déclarait-elle, où elle avait appris le remplacement de Hamon par un Trégorrois, un « pays de la cheffesse », elle avait flairé le mal, la trahison déjà consommée. En voyant paraître le nouveau gardien, elle en avait été sûre.

— Rappelez-vous ce soir-là, monsieur Goulven ! Vous étiez en extase, comme un enfant, devant le perroquet. Eux, cependant, leurs yeux se riaient d’amour par-dessus la table. C’était la volonté de Dieu que je fusse à les observer derrière les vitres.

Dès lors, elle les avait suivis, guettés, épiés pas à pas ; elle s’était attachée à eux comme leur ombre. Toujours présente et jamais visible, elle avait été de moitié, en quelque sorte, dans leurs tête-à-tête, recueillant leurs propos, comptant leurs baisers !…

Dans le principe, ils avaient été prudents. Nulle part on ne les rencontrait ensemble, si ce n’est à la caserne, pour les repas ; encore faisaient-ils exprès de manger la fenêtre ouverte. Autrement, ils vivaient séparés. Louarn bricolait, taillait des bateaux pour les mioches ou fainéantait avec les douaniers de garde, sur la falaise, en jouant aux cartes et en fumant des pipes. La cheffesse, à son habitude, flânait, lisait, brodait… et, les après-midi de soleil, s’en allait, comme par le passé, en promenade du côté de Saint-Theï.

— Oui, et elle agitait vers vous son mouchoir, n’est-ce pas, monsieur Goulven ? Et vous vous disiez apparemment : « Comme elle est fidèle au rendez-vous, ma petite femme chérie, et comme elle m’aime ! » Ha ! ha ! ce mouchoir-là, monsieur Goulven, ce n’était plus pour vous qu’on le secouait dans l’air… Je m’en étais vite aperçue, moi qui vous parle… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est mon gagne-pain de fréquenter les grèves. Chiffonnière d’épaves, soit ! Il n’y a pas de sot métier, et celui-là vous fait la vue, je vous le garantis ! Ce n’est pas pour me glorifier, mais à quatre cents pas je distingue une couvée de mouettes dans un trou de roche. Je reconnais même les gens par nuit noire, vous m’en êtes témoin, — à plus forte raison au jour baissant, comme en ce soir de mai, veille de l’Ascension, où, pour la première fois, je les surpris en train de pécher… J’avais quitté la caserne plus tôt que d’ordinaire, afin d’atteindre, avant le crépuscule, les parages du Nord, derrière le Van : c’était saison de forte marée, et je savais que la cueillette, là-bas, promettait d’être bonne. J’étais parvenue au sommet du promontoire et je longeais depuis quelque temps la crête, lorsque, au-dessous de moi, à mi-pente, je vis une forme d’homme, immobile, dont la casquette de toile grise me fut tout de suite un signalement. C’était Louarn. Les mains en visière, il regardait fixement dans la direction de Saint-Theï. J’eus une idée soudaine… Tiens !… Tiens !…

« — Mais non, pensai-je, ils n’auraient tout de même pas ce front, la Trégorroise et son Trégorrois !

« Eh bien, si, monsieur Goulven ! Ils avaient osé cela, les sacrilèges, de choisir l’enclos d’un saint pour s’y livrer à leurs chienneries !…

« Après ça, convenez que, dans toute la région, ils n’eussent su dénicher un coin plus propice. Songez donc ! Une herbe fine, drue, veloutée comme un satin, à peine foulée une fois l’an, aux messes de pardon, par le pied des hommes, si sacrée pour les bêtes elles-mêmes que les oiseaux de mer, à ce qu’on dit, ne voudraient pas la souiller de leur fiente ; un mur de ronde assez élevé pour abriter des vents du large… et des longues-vues de Gorlébella ; partout à l’entour la solitude vaste ; jamais un passant. Un paradis terrestre, quoi !

« Oui, monsieur Goulven !… Et le soleil n’avait pas fini de disparaître dans les eaux de Sein que, du haut de la falaise, j’assistais, pétrifiée d’indignation et de scandale, à la conversation d’Ève avec le Serpent… »

Je vous traduis de mon mieux le breton de l’Ilienne, mon ingénieur. Je pourrais aussi bien vous reproduire de mémoire son récit tout entier. Mais, à remuer cette tourbe, l’ancienne nausée me reviendrait. Qu’ajouter, d’ailleurs, que vous ne pressentiez ? Après l’adultère à ciel ouvert, ce fut l’adultère en chambre, chez Louarn, ce fut l’adultère à domicile, jusque dans mon propre lit !

— Dam ! Ça n’est pas tentant, l’hiver, de s’aimer dehors, surtout quand on a logis clair, feu de mottes, couette de plumes et draps blancs… Sans compter qu’elle aurait pris mal, la cheffesse, à braver la bourrasque de novembre ou la bise de janvier ! Bon pour une Chevanton d’être à courir les sentiers de grève par des temps pareils !… Ah ! elle s’en est donnée, du Louarn, votre moitié de ménage !… À la fin, les nuits même ne lui suffisaient plus… Ce n’est pas Adèle, c’est Ahès qu’elle se nomme, votre femme, — Ahès la stérile, Ahès l’inassouvie !… Et s’il vous faut des chiffres, s’il vous faut des dates, tenez !

Ce disant, elle arrachait un almanach épinglé à la muraille et le jetait devant moi sur la table. Il était criblé par places de croix à l’encre. C’était son registre d’observations, son livre d’espionnage, patiemment rédigé jour à jour.

— Faites le total ! ricana-t-elle.

Je balbutiai :

— C’est bien… c’est très bien.

— Oh ! j’ai mieux à vous montrer, monsieur Goulven.

Elle tira de la poche de sa jupe une clef rouillée.

— Du temps de Hamon, c’est moi qui m’occupais de sa chambre, dans la tourelle, et il m’avait remis ce double passe que j’ai conservé… Ne me demandiez-vous pas des preuves, tantôt ? Vous allez être servi… Pensez-vous que votre femme soit couchée ?

— On peut voir.

— Ne bougez pas. Je vais sortir avec mon fanal, comme si je me rendais au penzé[2].

Son absence ne dura pas deux minutes.

— Elle dort, la tête au mur… Venez !

J’obéis, le cœur serré d’une indicible épouvante. Il me semblait suivre une sorcière vers quelque monstrueux sabbat. Devant nous se dressait, mystérieuse et funèbre dans la nuit sans lune, la tour de l’ancien phare désaffecté.


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Notes :
  1. On désigne par ce nom de « Paganiz », ou Païens, les populations, de mœurs encore rudes et primitives, qui occupent, sur le littoral léonnais, les territoires de Plouguerneau, de Plounéour-Trèz, de Kerlouan et de Guissény.
  2. À la quête des épaves.