Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 33

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F. Roy (p. 178-182).
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XXXIII

AUX AGUETS


Ce qu’elle entendait, ce qu’elle voyait surtout, devait en effet intéresser puissamment doña Rosario.

Dans une salle assez vaste, faiblement éclairée par une de ces chandelles jaunes que les Chiliens nomment velas de cebo, attachée au mur au moyen de graisse figée, une femme encore jeune, fort belle, vêtue d’un habit de cheval d’une grande richesse, était assise sur un fauteuil d’ébène recouvert de cuir de Cordoue ; de la main droite elle agitait un chicote — cravache — à pomme d’or ciselée, et parlait avec une certaine animation à un homme qui se tenait respectueusement debout devant elle, le chapeau à la main.

Cet homme, autant que doña Rosario pu le conjecturer, était le même qui l’avait enfermée dans le cuarto où elle se trouvait.

La femme que doña Rosario ne se rappelait pas avoir jamais vue n’était autre que doña Maria, la courtisane éhontée, qui, sous le nom de la Linda, jouissait d’une si scandaleuse célébrité.

La position occupée par doña Maria faisait que la lueur de la chandelle donnait en plein sur son visage, et permettait de distinguer ses traits.

Doña Rosario la contemplait avidement, car elle sentait instinctivement que cette femme était l’ennemie qui, depuis sa naissance, s’était fatalement attachée à ses pas.

Elle comprenait qu’entre l’inconnu et elle une conférence suprême allait avoir lieu, que, dans quelques minutes, son sort se déciderait.

Et cependant, à l’aspect de cette femme, dont les sourcils froncés, le regard clair et hautain, les lèvres froidement pincées et les paroles cruelles, laissaient à flot déborder la haine qui la dévorait, ce n’était ni un sentiment de terreur, ni un sentiment de haine qu’éprouvait la jeune fille ; à son insu, une tristesse et une pitié indéfinissables s’emparèrent d’elle pour celle qui donnait alors des ordres qui la faisaient frémir.

Elle écoutait, haletante, fascinée, sans chercher à comprendre, ne sachant si ce qu’elle entendait était bien réellement vrai et se croyant parfois sous le coup d’une épouvantable hallucination.

Les deux interlocuteurs, qui ne se savaient ni épiés, ni écoutés, avaient repris leur conversation à voix haute.

Doña Rosario ne perdait pas une parole.

— Comment se fait-il, demanda la Linda à l’homme qui se tenait devant elle, que don Joan ne soit pas venu ? c’est lui que j’attendais.

L’homme ainsi interpelé jeta un regard sournois autour de lui, en roulant entre les doigts les bords de son chapeau, et répondit avec un embarras mal dissimulé :

— Joan ma envoyé à sa place.

— Et de quel droit, fit la Linda, avec un ton hautain, ce drôle se permet-il de confier à d’autres le soin d’accomplir les ordres que je lui donne ?

— Joan est mon ami, repartit l’homme.

— Que m’importe, à moi, reprit-elle avec un sourire de mépris, les liens qui vous unissent ?

— La mission dont vous l’aviez chargé a été accomplie.

— L’a-t-elle été fidèlement ?

— La femme est là ; dit-il en désignant du doigt la chambre où se trouvait doña Rosario ; pendant la route elle n’a causé avec personne et je puis certifier qu’elle ignore en quel lieu on l’a conduite.

À cette assurance, l’œil de doña Maria se radoucit un peu, et ce fut d’une voix moins brève et moins hautaine qu’elle répondit :

— Mais pourquoi Joan vous a-t-il cédé sa place ?

— Oh ! fit l’homme avec une feinte bonhomie que démentait son œil rusé, par une raison bien simple ; Joan est en ce moment attiré vers la plaine par les deux yeux noirs de la femme d’un visage pâle, qui brillent comme des lucioles dans la nuit ; le toldo de cette femme est bâti dans la campagne, aux environs de la tolderia que vous nommez, je crois, Concepcion ; bien que telle conduite soit indigne d’un guerrier, son cœur vole sans cesse vers cette femme, malgré lui, et tant qu’il ne sera pas parvenu à s’en emparer, il ne rentrera pas dans son bon sens.

— Eh bien ! alors, interrompit la Linda en frappant du pied avec dépit, pourquoi ne l’enlève-t-il pas, l’imbécile ?

— Je le lui ai proposé.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a refusé.

Doña Maria haussa les épaules, tandis qu’un sourire de dédain plissait le coin de ses lèvres.

— Mais, fit-elle, tout cela ne me dit pas qui vous êtes, vous ?

— Moi, je suis un Ulmen dans ma tribu, un grand guerrier parmi les Puelches, répondit-il avec orgueil.

— Ah ! dit-elle avec satisfaction, vous êtes un Ulmen des Puelches, bon ! puis-je compter sur votre fidélité ?

— Je suis l’ami de Joan, répliqua-t-il simplement, en s’inclinant avec respect.

— Connaissez-vous cette femme que vous avez amenée ? lui demanda-t-elle en lui lançant un regard de défiance.

— Comment la connaîtrais-je ?

— Êtes-vous prêt à m’obéir en tout ?

— Mon obéissance dépendra de ma sœur ; qu’elle parle, je répondrai.

— Cette femme est mon ennemie, dit la Linda.

— Faut-il qu’elle meure ? répondit-il rudement, sans baisser les yeux devant ceux inquisiteurs de la Linda.

— Eh non, s’écria-t-elle vivement, ces Indiens sont des brutes, ils n’entendent rien à la vengeance ! Que m’importe sa mort ? c’est sa vie que je veux !

— Que ma sœur s’explique, je ne la comprends pas.

— La mort, ce n’est que quelques instants de souffrance, puis tout est fini.

— La mort blanche, peut-être, mais la mort indienne, il faut l’appeler bien des heures avant qu’elle réponde.

— Je veux qu’elle vive, vous dis-je.

— Elle vivra !… Ah ! ajouta-t-il avec un soupir, le toldo d’un chef est vide, ses feux sont éteints.

— Oh ! oh ! interrompit la Linda, vous n’avez pas de femmes ?

— Elles sont mortes.

— Et dans quel lieu se trouve votre tribu, en ce moment ?

— Oh ! dit l’Indien, bien loin d’ici, à dix soleils de marche au moins ; je retournais rejoindre les guerriers de ma tolderia lorsque Joan m’a chargé de le remplacer.

Il y eut un silence.

La Linda réfléchit.

Doña Rosario redoubla d’attention, elle comprit qu’elle allait connaître son sort.

— Et vous, reprit doña Maria, en fixant un regard interrogateur sur son interlocuteur, quel intérêt si grand vous retenait dans les plaines du bord de la mer ?

— Aucun. J’étais venu, ainsi que les autres Ulmènes, pour le renouvellement des traités.

— Vous n’aviez pas d’autres raisons ?

— Pas d’autres.

— Écoutez, chef, vous avez sans doute admiré ces quatre chevaux qui sont attachés à la porte de cette masure ?

— Ce sont de nobles bêtes, répondit l’Indien, dont l’œil brilla de convoitise.

— Eh bien ! il ne dépend que de vous que je vous les donne.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il avec joie, que faut-il faire pour cela ?

La Linda sourit.

— M’obéir, dit-elle.

— J’obéirai, répondit-il.

— Quoi que je vous commande ?

— Quoi que ma sœur me commande.

— Bien ; mais souvenez-vous de ce que je vais vous dire : si vous essayez de me tromper, ma vengeance sera terrible, elle vous suivra partout.

— Pourquoi tromperais-je ma sœur ?

— Parce que votre race indienne est ainsi faite, astucieuse et fourbe, toujours prête à trahir.

Un éclair sinistre jaillit de l’œil voilé du guerrier puelche ; cependant il répondit d’une voix calme :

— Ma sœur se trompe, les Araucans sont loyaux.

— Nous verrons, reprit-elle ; comment vous nommez-vous ?

— Le Rat Musqué.

— Bien. Écoutez, Rat Musqué, ce que je vais vous dire.

— Mes oreilles sont ouvertes.

— Cette femme que, d’après mes ordres exprès, vous avez conduite ici, ne doit plus revoir les plaines du bord de la mer.

— Elle ne les reverra plus.

— Je ne veux pas qu’elle meure, entendez-vous bien ; il faut qu’elle souffre, dit-elle avec un accent qui fit tressaillir d’épouvante la malheureuse jeune fille.

— Elle souffrira.

— Oui, fit doña Maria, dont la prunelle étincela ; je veux que pendant une longue suite d’années elle endure un martyre de tous les instants, de toutes les minutes ; elle est jeune, elle aura le temps d’appeler en vain la mort pour la délivrer de ses maux, avant que celle-ci daigne l’exaucer. Par delà les montagnes, bien loin dans les déserts, après les forêts vierges du Gran-Chaco, on dit qu’il existe des hordes d’Indiens féroces et sanguinaires, qui portent une haine mortelle à tous ceux qui appartiennent à la race blanche.

— Oui, fit mélancoliquement le Puelche, j’ai entendu parler souvent de ces hommes par les anciens de ma tribu ; ils ne vivent que pour le meurtre.

— C’est cela, fit-elle avec une joie sinistre ; eh bien, chef, vous croyez-vous capable de traverser ces vastes déserts et d’atteindre le Gran-Chaco ?

— Pourquoi ne le ferais-je pas ? répondit l’Indien en relevant la tête avec orgueil, existe-t-il des obstacles assez forts pour arrêter le guerrier araucan dans sa course ? Le puma est le roi des forêts, le vautour celui du ciel, mais l’Aucas est le roi du puma et de l’aigle, le désert est à lui, Guatechà le lui a donné ; son cheval et sa lance le rendent invincible et maître de l’immensité !

— Ainsi, mon frère accomplira ce voyage réputé impossible ?

Un sourire de dédain se joua un instant sur les lèvres du sauvage guerrier.

— Je l’accomplirai, dit-il.

— Bon ! mon frère est un chef, je le reconnais à présent.

Le Puelche s’inclina avec une contenance modeste.

— Mon frère ira donc, et, arrivé dans le Chaco, il vendra la fille pâle aux Guayacurus.

L’Indien ne laissa voir aucune marque d’étonnement sur son visage.

— Je la vendrai, répondit-il.

— Bien ! mon frère sera fidèle ?

— Je suis un chef, je n’ai qu’une parole, ma langue n’est pas fourchue ; mais pour quelle raison mener si loin cette femme pâle ?

Doña Maria lui jeta un regard pénétrant. Un soupçon traversa son cœur, l’Indien s’en aperçut.

— Je ne faisais qu’une simple observation à ma sœur ; au fond cela m’importe peu, elle ne me répondra que si elle le juge convenable, dit-il avec indifférence.

Le front de la Linda se rasséréna.

— Cette observation est juste, chef, j’y répondrai ; pourquoi la mener si loin ? m’avez-vous demandé ; parce que Antinahuel aime cette femme, que son cœur s’est amolli pour elle, que peut-être il se laisserait attendrir par ses prières, qu’il la rendrait à sa famille, et je ne veux pas que cela arrive, moi ; il faut qu’elle pleure des larmes de sang, que son cœur se brise sous l’effort incessant de la douleur, qu’elle perde tout, enfin, même l’espérance !

En prononçant ces dernières paroles, doña Maria s’était levée, la tête haute, l’œil étincelant, le bras étendu ; il y avait dans son aspect quelque chose de fatal et de terrible qui effraya l’Indien lui-même, si difficile à émouvoir.

— Allez ! ajouta-t-elle d’un ton de commandement, avant qu’elle parte pour toujours, je veux voir cette femme une fois, une seule, et l’entretenir quelques instants ; il faut au moins qu’elle me connaisse, amenez-la moi.

L’Indien sortit sans répliquer ; cette femme si belle et si cruelle l’épouvantait, elle lui faisait horreur.

Doña Rosario, à cette atroce sentence prononcée froidement contre elle, était tombée à demi-évanouie sur le sol.