Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 39

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F. Roy (p. 208-213).
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XXXIX

LE BLESSÉ


Revenons au comte de Prébois-Crancé.

Lorsque l’enlèvement avait été commis, la partie de la plaine où don Tadeo avait dressé son camp était déserte.

La foule, entraînée par la curiosité, s’était portée tout entière du côté où devait avoir lieu le renouvellement des traités.

Du reste, les mesures des ravisseurs étaient si bien prises, tout s’était passé si vite, sans résistance, sans cris et sans tumulte, que l’éveil n’avait pas été donné, et que nul ne se doutait de ce qui s’était passé.

Les cris : « Au meurtre ! » poussés par le jeune homme, n’avaient pas été entendus, et les coups de pistolet qu’il avait tirés s’étaient confondus avec les autres bruits de la fête.

Louis resta donc, pendant un laps de temps assez considérable, étendu évanoui devant la tente, perdant son sang par deux blessures.

Par un hasard singulier, les peones, les arrieros et même les deux chefs indiens qui croyaient n’avoir rien à redouter, s’étaient éloignés tous, comme nous l’avons dit, pour assister à la cérémonie.

Lorsque la croix eut été plantée, que le général et le toqui, se prenant par le bras, furent tous deux entrés dans la tente, la foule se divisa par petits groupes et ne tarda pas à se disperser, chacun retournant à l’endroit où il avait établi son camp provisoire.

Les chefs indiens revinrent les premiers auprès de Louis ; à présent que leur curiosité était satisfaite, ils se reprochaient d’y avoir cédé et d’être si longtemps restés éloignés de leur ami.

En approchant du camp, ils furent surpris de ne pas voir Louis, et un certain désordre dans l’arrangement des ballots les remplit d’inquiétude.

Ils pressèrent le pas.

Plus ils approchaient, plus le désordre devenait évident à leurs yeux, habitués à remarquer ces mille indices qui, aux yeux d’un blanc, passent inaperçus.

En effet, le passage laissé libre dans l’enceinte formée par les ballots semblait avoir été le théâtre d’une lutte ; les pas de plusieurs chevaux étaient fortement empreints sur la terre humide, quelques ballots avaient même été dérangés, comme pour agrandir l’entrée, et gisaient ça et là.

Ces indices étaient plus que suffisants pour les Indiens ; ils échangèrent un regard d’inquiétude et entrèrent dans le camp d’un pas précipité.

Louis était encore tel que les assassins l’avaient laissé, étendu en travers de l’entrée de la porte, ses pistolets déchargés dans les mains, la tête renversée en arrière, les lèvres à demi ouvertes et les dents serrées.


Ce guerrier était un homme de haute taille, à la mine fière, son regard perçant avait une expression farouche et cruelle.

Son sang ne coulait plus.

Les deux hommes le considérèrent un instant avec stupeur. Son visage était couvert d’une pâleur livide.

— Il est mort ! dit Curumilla d’une voix étranglée par l’émotion.

— Peut-être, répondit Trangoil Lanec en s’agenouillant auprès du corps.

Il souleva la tête inerte du jeune homme, défit sa cravate et découvrit sa poitrine ; alors il aperçut les deux plaies béantes.

— C’est une vengeance, murmura-t-il.

Curumilla hocha la tête avec découragement.

— Que faire ? dit-il.

— Essayons, j’espère qu’il n’est pas mort.

Alors, avec une adresse infinie et une célérité incroyable, les deux chefs indiens prodiguèrent au blessé les soins les plus intelligents et les plus affectueux.

Longtemps tout fut inutile.

Enfin, un soupir faible comme un souffle s’exhala péniblement de la poitrine oppressée du jeune homme ; une légère rougeur colora les pommettes de ses joues, et, à plusieurs reprises, il entr’ouvrit les yeux.

Curumilla, après avoir lavé les plaies avec de l’eau fraîche, avait appliqué dessus un cataplasme de feuilles d’oregano pilées.

— La perte de sang l’a seule fait tomber dans cette syncope, dit-il, ses blessures sont larges, mais peu profondes, et nullement dangereuses.

— Mais que s’est-il donc passé ici ? fit Trangoil Lanec.

— Écoutez ! dit Curumilla en lui posant la main sur le bras, il parle.

En effet, les lèvres du jeune homme s’agitaient silencieusement ; enfin il prononça avec effort, d’une voix si basse que les deux Indiens l’entendirent à peine, ce seul mot qui pour lui résumait tout :

— Rosario !

Et il retomba.

— Ah ! s’écria Curumilla comme éclairé d’une lueur subite, où donc est la jeune vierge pâle ?

Et d’un bond il s’élança dans la tente.

— Je comprends tout, maintenant, dit-il en revenant auprès de son ami.

Les Indiens soulevèrent doucement le blessé dans leurs bras, et le transportèrent dans la tente où ils l’étendirent dans le hancas vide de doña Rosario.

Louis avait repris connaissance, mais presque aussitôt il était tombé dans un assoupissement profond.

Après l’avoir installé le plus commodément possible, les Indiens quittèrent la tente et commencèrent, avec l’instinct particulier à leur race, à chercher sur le sol des indices qu’ils ne pouvaient demander à personne, mais qui leur apprendraient les traces qu’ils sauraient découvrir.

Maintenant que le meurtre et l’enlèvement avaient eu lieu, il fallait pouvoir se mettre sur la piste des ravisseurs pour essayer, si cela était possible, de sauver la jeune fille.

Après de minutieuses recherches qui ne durèrent pas moins de deux heures, les Indiens revinrent se placer devant la tente, ils s’assirent en face l’un de l’autre, et fumèrent quelques instants en silence.

Les peones et les arrieros étaient revenus de la cérémonie ; en apprenant ce qui s’était passé pendant leur absence, ils avaient été épouvantés.

Les pauvres gens ne savaient quel parti prendre, ils tremblaient en songeant à la responsabilité qui pesait sur eux, et au compte terrible que leur demanderait don Tadeo.

Cependant, après que les deux chefs eurent fumé pendant quelques minutes, ils éteignirent leurs pipes et Trangoil Lanec prit la parole.

— Mon frère est un chef sage, fit-il, qu’il dise ce qu’il a vu ?

— Je parlerai puisque mon frère le désire, répondit Curumilla en s’inclinant, la vierge pâle aux yeux d’azur a été enlevée par cinq cavaliers.

Trangoil Lanec fit un geste d’assentiment.

— Ces cinq cavaliers venaient de l’autre côté de la rivière, leurs pas sont fortement empreints sur le sol qu’ils ont mouillé aux endroits où les chevaux ont posé leurs sabots humides, quatre de ces cavaliers sont des huiliches, le cinquième est un visage pâle ; arrivés à l’entrée du camp, ils se sont arrêtés, ont discuté un instant, et quatre ont mis pied à terre, la trace de leurs pas est visible.

— Bon ! fit Trangoil Lanec, mon frère a les yeux d’un guanacco, rien ne lui échappe.

— Des quatre cavaliers qui ont mis pied à terre, trois sont Indiens, ce qui est facile à reconnaître par l’empreinte de leurs pieds nus, dont le pouce, habitué à maintenir l’étrier, est très écarté des autres doigts, le quatrième est un muruche, la molette de ses éperons a laissé des traces profondes partout ; les trois premiers se sont glissés en rampant jusqu’à don Luis, qui causait à l’entrée de la tente avec la jeune vierge aux yeux d’azur, et par conséquent tournait le dos à ceux qui venaient vers lui ; il a été assailli à l’improviste et est tombé sans avoir le temps de se défendre, alors le quatrième cavalier a bondi comme un puma, il a saisi la jeune fille dans ses bras, et après avoir une seconde fois sauté par-dessus le corps de don Luis, il est allé retrouver son cheval, suivi par les trois Indiens ; mais don Luis s’est relevé d’abord sur les genoux, ensuite il est parvenu à se mettre debout, il a alors fait feu de ses pistolets sur un des ravisseurs, celui-ci est tombé mort ; c’est le visage pâle, une mare de sang marque la place de sa chute, et dans son agonie il a arraché les herbes avec ses mains crispées ; alors ses compagnons sont descendus de cheval, l’ont ramassé et ont fui avec lui ; don Luis, après avoir déchargé ses armes, a eu un éblouissement et il est retombé ; voilà ce que je sais.

— Bon, répondit Trangoil Lanec, mon frère sait tout ; après avoir relevé le corps de leur camarade, les ravisseurs ont retraversé la rivière et ils ont pris immédiatemant la direction des montagnes ; maintenant que fera mon frère ?

— Trangoil Lanec est un chef expérimenté, il attendra don Valentin ; Curumilla est jeune, il se mettra sur la piste des ravisseurs.

— Mon frère a bien parlé, il est sage et prudent, il les trouvera.

— Oui, Curumilla les trouvera, fit laconiquement le chef.

Après avoir dit ces paroles, il se leva, sella son cheval et sortit du camp ; Trangoil Lanec le perdit bientôt de vue.

Alors il revint près du blessé.

La journée se passa ainsi.

Les Espagnols avaient tous quitté la plaine ; les Indiens pour la plupart avaient suivi leur exemple, il ne restait plus que quelques Araucans retardataires, mais qui faisaient, eux aussi, leurs préparatifs de départ.

Cependant, vers le soir, Louis se trouva beaucoup mieux, il put en quelques mots raconter au chef indien ce qui s’était passé, mais il ne lui apprit rien de nouveau, celui-ci avait tout deviné.

— Oh ! fit en terminant le jeune homme, Rosario, pauvre Rosario ! elle est perdue !

— Que mon frère ne se laisse pas abattre par la douleur, répondit doucement Trangoil Lanec, Curumilla suit la piste des ravisseurs, la jeune vierge pâle sera sauvée !

— Est-ce sérieusement que vous me dites cela, chef ? Curumilla est-il réellement à leur poursuite ? demanda le jeune homme en fixant ses yeux, ardents sur l’Indien, pourrais-je en effet espérer ?

— Trangoil Lanec est un Ulmen, répondit noblement l’Araucan, jamais le mensonge n’a souillé ses lèvres, sa langue n’est point fourchue ; je lui répète que Curumilla suit les ravisseurs. Que mon frère espère, il reverra le petit oiseau qui chante de si douces chansons dans son cœur.

Une rougeur subite colora le visage du jeune homme à ces paroles ; un sourire triste plissa ses lèvres pâles ; il serra doucement la main du chef et se laissa retomber sur son hamac en fermant les yeux.

Tout à coup le galop furieux d’un cheval se fit entendre au dehors.

— Bon ! murmura Trangoil Lanec en considérant le blessé, dont la respiration régulière montrait qu’il dormait paisiblement, que va dire don Valentin ?

Il sortit à grands pas et se trouva en face de Valentin.

Le Parisien avait les traits bouleversés par l’inquiétude.

— Chef, s’écria-t-il d’une voix haletante, ce que disent les peones serait-il vrai ?

— Oui, répondit froidement le chef.

Le jeune homme tomba comme foudroyé.

L’Indien l’assit doucement sur un ballot, et se plaçant auprès de lui, il saisit sa main en lui disant doucement :

— Mon frère a beaucoup de courage.

— Hélas ! s’exclama le jeune homme avec douleur, Louis, mon pauvre Louis, mort, assassiné ! Oh ! ajouta-t-il avec un geste terrible, je le vengerai ! C’est seulement pour accomplir ce devoir sacré que je consens à vivre encore quelques jours.

Le chef le regarda un instant avec attention,

— Que dit donc là mon frère ? reprit-il, son ami n’est pas mort.

— Oh ! pourquoi chercher à me tromper, chef ?

— Je dis la vérité, don Luis n’est pas mort, reprit l’Ulmen d’une voix imposante qui fit entrer la conviction dans le cœur brisé du jeune homme.

— Oh ! fit-il avec emportement en se levant d’un bond, il vit, il serait possible !

— Il a reçu deux blessures.

— Deux blessures !

— Oui, mais que mon frère se rassure, elles ne sont pas dangereuses, dans huit jours au plus elles seront guéries.

Valentin resta un instant abasourdi par cette bonne nouvelle, après la catastrophe que les peones et les arrieros lui avaient annoncée.

— Oh ! s’écria-t-il en se jetant dans les bras du chef, qu’il serra avec une espèce de frénésie sur sa poitrine, c’est bien vrai, n’est-ce pas ? sa vie n’est pas en danger.

— Non, que mon frère se rassure, la perte du sang lui a seule causé l’état de torpeur dans lequel il est tombé ; je réponds de lui.

— Merci ! merci, chef ! je puis le voir, n’est-ce pas ?

— Il dort.

— Oh ! je ne le réveillerai pas, soyez tranquille, seulement, je veux le voir.

— Voyez-le donc, répondit en souriant Trangoil Lanec.

Valentin entra.

Il regarda un instant son ami, plongé dans un paisible sommeil, se pencha doucement sur lui et déposa un baiser sur son front en disant à voix basse :

— Dors, frère, moi je veille.

Les lèvres du blessé s’agitèrent, il murmura :

— Valentin !… sauve-la !…

Le Parisien fronça le sourcil, et, se redressant :

— Venez, chef, dit-il à Trangoil Lanec, et rapportez-moi dans tous ses détails ce qui s’est passé, afin que je puisse venger mon frère et sauver celle qu’il aime !

Les deux hommes sortirent de la tente.